Maurice Denis estimait à une centaine les esthètes qui, en France à l'orée du XXe siècle, prônaient le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui de Mallarmé. Opposée aux machines mythologiques ou historiques de l'académie, cette avant-garde d'écrivains, d'artistes, de collectionneurs et de mécènes - ils furent souvent tout cela à la fois - entendait conjuguer le bonheur au présent. Dans une société corsetée de normes et de codes, elle luttait pour que le moi, l'individuel au plus intime, s'affirme en toute liberté.
Au cœur de ce mouvement, quasiment relié à chaque membre, on trouve les Rouart. À partir de 1901, la généalogie de ces grands bourgeois éclairés fusionne avec celle des Manet, des Morisot et des Lerolle, ce qui donne un arbre aussi complexe que brillant. Où figurent aussi bien Mallarmé que Valéry. Où l'on note dans le premier cercle aussi bien Renoir, Monet, Debussy que Gide. Dans un livre très clair Le Roman des Rouart, à paraître le 7 mars, David Haziot est le premier à décrire l'intégralité de ces ramifications et à évaluer leur importance respective dans l'histoire de la pensée et des arts.
Julie la ravissante, dite Bibi, est inlassablement peinte par sa mère, Berthe Morisot (Julie au violon , 1893). Son oncle est Édouard Manet, son tuteur légal, Mallarmé. Elle épousera Ernest, un des fils d'Henri Rouart. Son journal d'adolescente est une mine d'or. Crédits photo : Editions Paris Musées 2004
Saga de quatre générations
C'est une performance car même l'académicien Jean-Marie Rouart, le dernier en date à porter haut le flambeau ancestral, n'a détaillé si précisément cette saga d'excellence courant sur quatre générations. Du seul point de vue de la peinture, cette étude permet de comprendre comment, de portraits de famille seulement appréciés par un petit groupe privé, des dizaines d'œuvres sont devenues des icônes de musées internationaux.
Le récit, digne de celui des Médicis pour Florence, débute avec Henri Rouart (1833-1912). Cet homme, aussi grand de taille que réservé de caractère, a fait fructifier la fortune de son père acquise dans la confection de passementeries pour les uniformes en construisant des moteurs nécessaires à l'éclairage et à la réfrigération. Puis, non loin du Creusot (Saône-et-Loire), son usine s'est mise à produire tous les types de tubes de fer possibles. Dans le secteur, il n'était pas loin d'avoir le monopole.
À cinquante ans, Henri se retire pour, enfin, se consacrer pleinement à sa passion. Il est peintre, paysagiste, et plus encore collectionneur. Son goût s'est affiné aux côtés de Corot, de Millet, et aussi de son épouse descendante des meilleurs ébénistes que la France ait connus depuis l'époque de Louis XVI. Surtout, il a un ami cher, Edgar Degas, son cadet d'un an, condisciple au lycée Louis-le-Grand avec Caillebotte et aussi le futur librettiste de Bizet pour Carmen, Ludovic Halévy.
Dans ses propriétés de La Queue-en-Brie (Val-de-Marne), de Melun (Seine-et-Marne) et surtout dans son hôtel du 34, rue de Lisbonne à Paris, il accroche ses travaux. Certains ont été exposés dès 1864 au Salon officiel. En 1873, il y a été refusé, comme Renoir. Il lui a aussitôt acheté L'Allée cavalière au bois de Boulogne (aujourd'hui à Hambourg). Ce grand format suspendu au-dessus de dizaines de cadres de moindre taille sera l'un des fleurons de sa collection, l'une des plus importantes de son siècle avant d'être dispersée à sa mort ; événement qui consacrera le triomphe définitif de la peinture impressionniste en portant les prix à des hauteurs stratosphériques.
Forte de cinq cents peintures et presque autant de dessins, elle a comporté un Vélasquez, un Poussin, quatre Greco, des Fragonard, des Chardin, un Goya, mais aussi, à plus forte proportion, des créations modernes. Celles de ses maîtres (56 Corot, 61 dessins de Millet) et aussi celles de Courbet, Daumier, Delacroix (70 dessins), Manet, des impressionnistes, bien sûr, et même deux Gauguin…
En 1875, Degas représente son ami d'enfance Henri Rouart devant son usine de Montluçon (Allier). Elle est le symbole de sa fortune, quoique l'homme préfère regarder ailleurs. Le tableau restera dans la famille bien après la vente de la collection en 1912. C'est Clément, fils de Julie Manet et petit-fils d'Henri, qui le cédera à la Fondation Carnegie aux États-Unis où il est visible. Crédits photo : Carnegie Museum of Art
Une ribambelle de mariages
Henri avait un frère de six ans plus jeune que lui et moins brillant, mais qui se maria avec une fille de bronzier, cousine du peintre Henry Lerolle. Cet Alexis Rouart acheta aussi des Pissarro et des Degas dont Les Petites Modistes (aujourd'hui à Kansas City). Car Degas est également son ami. Au fil des années, ce dernier, éternel célibataire, s'imposera comme l'autre père, le parrain de la tribu. Il sera à l'origine d'une ribambelle de mariages.
Par son entremise, Julie, fille de Berthe Morisot et nièce de Manet, convolera avec son unique élève à savoir l'avant-dernier fils d'Henri, Ernest, lequel exposera avec le Douanier Rousseau, Rouault, Bonnard, Vuillard et Maurice Denis.
Les deux frères de celui-ci - Eugène l'ami le plus intime de Gide, cofondateur de la NRF, et Louis, cofondateur de la revue L'Occident, puis éditeur d'écrivains catholiques tels que Paul Claudel, Francis Jammes ou Jacques Maritain - s'unissant pour leur part avec les filles Lerolle.
Dans leur portrait double au piano, chef-d'œuvre exécuté vers 1897 par Renoir, aujourd'hui visible au Musée de l'Orangerie, on remarque ce qui apparaît désormais comme un clin d'œil à l'arrière-plan: deux toiles, l'une avec des ballerines, l'autre avec des chevaux de course. Plus tard, Paul Valéry épousa une des cousines de Julie Manet, et sa fille devint la femme d'un petit-fils d'Henri Rouart.
Degas avait un jour écrit à Henri: «Tu seras béni, homme juste, dans tes enfants et les enfants de tes enfants.» Malgré les excès, la maladie, les tromperies et quelques autres erreurs comme l'antisémitisme passager d'Ernest et de Louis lors de l'affaire Dreyfus, la prophétie s'est réalisée.
Jusqu'à Augustin, le père peintre inspiré par Van Gogh et Gauguin de Jean-Marie Rouart, tous ont cultivé la beauté. Tantôt, ils se représentaient les uns les autres, tantôt ils éditaient le meilleur des lettres ou de la musique française.
L'Institut Wildenstein
Tous furent conscients du caractère exceptionnel de leur bagage culturel. Denis Rouart réalisa avec Daniel Wildenstein le catalogue raisonné de l'œuvre de Manet. Il parraina et préfaça aussi avec Georges Wildenstein un premier catalogue de l'œuvre de Berthe Morisot. Yves Rouart et Alain Clairet, deux descendants d'Henri de la génération suivante, ont conçu le premier catalogue complet des huiles. Celui des dessins, aquarelles, pastels et œuvres sur papier est en cours.
Simultanément, Yves se bat pour retrouver des œuvres de sa tante. Il est persuadé qu'elles ont été détournées lors de la succession de celle-ci en 1993. Il espère que la mise en examen pour recel d'abus de confiance, le 6 juillet dernier, de Guy Wildenstein, fils du marchand d'art avec lequel Anne-Marie Rouart entretenait des relations de confiance, va permettre d'en savoir plus. Il y a un peu plus d'un an, en effet, la police qui perquisitionnait l'Institut Wildenstein à Paris découvrait dans les coffres Chaumière en Normandie de Berthe Morisot.
Ernest Rouard, l'élève de Degas, le futur mari de Julie Manet, peint son frère Eugène (L'homme au chien ), le futur mari d'Yvonne Lerolle. Gide trouvait cet élégant écrivain qui finit sénateur de la Haute-Garonne « délicieusement fou ». Son drame fut, contrairement à son ami, de n'avoir jamais assumé son homosexualité. Gide lui dédia Paludes et ne cessa dans ses écrits de s'inspirer de ce Janus. Crédits photo : Jean-Louis LosiParis/Editions Paris Musées 2004