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Au cœur de la ville éternelle.
Michel de Jaeghere - Directeur de la rédaction du Figaro Hors-série
Rien n’est tout à fait vrai dans les Promenades dans Rome. Stendhal les avait ouvertes en nous avisant qu’il s’était rendu six fois à Rome, et il n’y était allé que quatre. Il date son premier séjour de 1802, et il n’avait poussé, en 1801, que jusqu’à Florence ; il avait ensuite regagné la France sans s’aventurer plus au sud ; il ne visiterait Rome que dix ans plus tard, en 1811. Ce changement de date lui était, simplement, nécessaire pour raconter qu’alors suspect, comme français, aux autorités de la Rome pontificale (nos troupes y avaient proclamé, en 1798, la République et en avaient expulsé le pape Pie VI avant d’en être elles-mêmes chassées par les Bourbons de Naples), il y avait été continûment suivi par deux argousins auxquels il avait fini par donner amicalement du vin à boire, et qui lui avaient, par reconnaissance, baisé la main en le quittant.
Il prétend avoir peint ses tableaux sur le motif, noté les conversations sur le vif, rédigé le récit de ses découvertes et de ses aventures le soir même de ses courses. Il avait écrit en réalité tout son livre à Paris : même les pages où il semble rapporter, heure par heure, les échos du conclave qui s’était conclu, au printemps 1829, sur l’élection de Pie VIII.
Tout est faux, et pourtant, tout est plus vrai que nature : éclatant de couleurs et palpitant de vie. La Rome qu’il décrit superpose, entremêle, les antiquités, les musées et les champs de fouilles, les temples païens et les basiliques dédiées aux martyrs, les palais ruisselant de marbre et les catacombes éclairées à la bougie, les somptueuses liturgies pontificales et les chefs-d’œuvre de la Renaissance, les jeux de l’amour et de la mort de l’histoire et de la légende, et les crimes passionnels du bout de la rue. On y entend le cri des marchands de légumes et le chant des castrats de la chapelle Sixtine ; on pénètre dans quelques-uns des palais construits par les familles des cardinaux-neveux des souverains pontifes ; on y rencontre des prélats à l’ambition féroce et au goût exquis ; on se raconte, entre deux sorbets, l’histoire de crimes spectaculaires et de complots subtils. On visite l’atelier de Canova, on berce ses soirées avec les délicieux récitatifs des cantatrices. On flâne dans une ville dont la réunion de splendeurs, palais, jardins, églises, peintures, sculptures, a fait une œuvre d’art à part entière, une polyphonie créatrice. On retrouve, d’un monument à l’autre, Michel-Ange, Raphaël, Caravage comme de vieux amis. On s’irrite de voir décliner leur art sous le pinceau de leurs disciples. On mesure la soif de pouvoir sans limite de quelques hommes d’Eglise, en même temps que la vigueur, l’énergie d’un peuple qui n’a rien perdu de sa grandeur et de son caractère en perdant la puissance qu’ils lui avaient value.
Si Stendhal s’impose comme le meilleur des cicérones à qui veut sortir, à Rome, des sentiers battus, délaisser, un instant, les grandes basiliques et les ruines majestueuses de l’Antiquité classique pour entendre battre le cœur de la ville dans ses rues étroites, entre les falaises multicolores de ses façades, dans le bruissement de ses fontaines, le parfum de ses lauriers, le secret de ses cloîtres ; à qui prétend prendre le frais sur des places agencées comme un ravissant décor de théâtre, explorer des cours ignorées où sèchent de grands draps, et où des fleurs sauvages poussent dans des sarcophages antiques ou jouir de la lumière divine du crépuscule depuis une loggia, un belvédère sur le Tibre, c’est aussi qu’il est le plus nonchalant d’entre les compagnons de voyage, qu’il s’autorise toutes les digressions, tous les caprices. Les visites, avec lui, n’ont rien d’une corvée qu’on exécute pour être en règle avec la bienséance, échapper à l’accusation d’avoir séché une collection de bustes, oublié une galerie de peinture, négligé l’un ou l’autre des chefs-d’œuvre dissimulés dans les replis de chapelles alignées le long des nefs des églises comme autant de boutiques obscures. Elles ont tout de la promenade printanière, elles participent d’une chasse au bonheur placée tout entière sous le signe de l’égotisme.
Il nous offre, avec son livre, un cadeau d’un luxe absolu, inaccessible : la liberté de passer avec lui de longues journées dans Rome sans autre propos que de faire le tour indéfini de toutes les beautés qu’y ont accumulées les siècles en les mariant comme une succession de couches archéologiques. Qu’il nous emmène dans des églises qui abritent de lourds tombeaux de pierre d’où les morts ressuscitent à grands renforts de mouvements de marbre, ou nous convie à nous allonger sur le sol pour jouir dans toute son étendue de la beauté d’un plafond peint à fresque, nous invite à écouter au Colisée le chant des rossignols ou nous entraîne dans les ruines fumantes de Saint-Paul-hors-les-Murs au lendemain de l’incendie de la basilique, il est mieux qu’un accompagnateur vétilleux : un initiateur, un modèle. Il nous enseigne qu’à l’image de l’amour, la beauté des choses a besoin de temps et de détours pour s’offrir dans sa plénitude. Suivons ce guide.