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Rechercher : cheveux

  • Photo, c'est Karsh

    EN IMAGES. Les icônes du XXe siècle de Yousuf Karsh exposées au Mona Bismarck

    Par LEXPRESS.fr, publié le21/10/2013 à 10:04

    Jusqu'au 26 janvier, le Mona Bismarck American Center for art & culture présente Yousuf Karsh: Icônes du XXe siècle, une exposition qui rassemble plus de 70 clichés rares de personnages publics, réalisés par le photographe Yousuf Karsh.


    En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/diaporama/diapo-photo/culture/art/en-images-les-icones-du-xxe-siecle-de-yousuf-karsh-exposees-au-mona-bismarck_1291611.html?p=7#620Rhc4sw3GaIpdx.99

    “Yousuf Karsh” Icônes du XXe siècle
    au Mona Bismarck American Center for art & culture, Paris

    du 16 octobre 2013 au 26 janvier 2014



    www.monabismarck.org

     

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    © Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 15 octobre 2013.

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    Légendes de gauche à droite :
    1/  Man Ray, Yousuf Karsh par Man Ray. Tirage argentique, Collection of the Museum of Fine Arts, Boston. © Estate of Yousuf Karsh.
    2/  Yousuf Karsh, Ernest Hemingway, 1957. Tirage argentique, Collection of the Museum of Fine Arts, Boston. © Estate of Yousuf Karsh.
    3/  Yousuf Karsh, Princess Grace de Monaco, 1956. Tirage argentique, Collection of the Museum of Fine Arts, Boston. © Estate of Yousuf Karsh

     


    texte de Audrey Parvais, rédactrice pour FranceFineArt.

     

    Rendu célèbre par sa photographie d’un Winston Churchill à l’expression grincheuse, Yousuf Karsh n’a cessé de réaliser des portraits des personnages publics de son époque. Son dernier assistant, Jerry Fielder, a réuni au Mona Bismarck American Center une sélection de clichés tirés d’une œuvre prestigieuse.

    Visages iconiques
    Être photographié par Yousuf Karsh, c’est appartenir à cette infime partie de gens qui ont marqué la turbulente histoire du XXe siècle, de ces personnalités positives devenues icônes autour desquelles s’est construite la mémoire collective. Des soixante-dix clichés présentés ici, l’on retiendra donc la diversité des visages qui, malgré une organisation thématique centrée sur les professions et les rôles de chacun, forment un curieux mais plaisant compagnonnage. Hommes politiques, artistes de tous domaines, scientifiques ou encore sportifs se sont ainsi pliés de bonne grâce à l’exercice du portrait, exercice qui s’inscrit ici dans une composition visuelle où décor et attitude n’ont rien d’anodin. Chaque personnalité s’installe dans une mise en scène, parfois grave et solennelle, parfois amusante mais toujours élégante, en lien avec sa spécialité. Quand Brigitte Bardot (1958), le regard enjôleur, laisse cascader la blondeur sensuelle de ses cheveux, un Man Ray facétieux (1965) semble se dédoubler grâce à la proximité d’un masque peint en noir et blanc. Picasso (1954), quant à lui, pose auprès d’une amphore où s’exhibe le dessin d’une femme nue aux formes anguleuses, les lignes géométriques rappelant ainsi singulièrement sa peinture cubique. Les éléments extérieurs constituent alors aussi bien des repères visuels chargés de signifiance que des clins d’œil malicieux aux spectateurs.

    Sujets magnifiés
    Mais si les sujets de Yousuf Karsh se distinguent par leur propre prestige, ils sont sublimés par la vision du photographe, malgré un classicisme assumé. La beauté du noir et blanc, la science du cadrage, l’usage d’une lumière artificielle qui confère parfois aux clichés une dimension fantastique (Christian Dior dont la moitié gauche du visage disparaît dans l’ombre, 1954) et le respect que l’artiste semble porter à ses modèles les enveloppent d’une aura qui confirme leur statut de légende. Alfred Hitchcock (1960), pris de profil, et Humphrey Bogart, une cigarette à la main laissant échapper un long filet de fumée (1946), malgré leur apparente proximité, deviennent des icônes mythiques qui fascinent l’œil. L’instant figé dans le temps par la photographie révèle aussi avec subtilité l’âme de ces personnalités éminentes du XXe siècle. De Martin Luther King (1962), l’on retiendra le regard empli de confiance en l’avenir levé vers le ciel, et du géant Ernest Hemingway (1957), le visage marqué par la vie et les épreuves, l’impression de triste solitude qui se dégage de ses yeux perdus dans le vide. Et quand Valéry Giscard d’Estaing se laisse photographier en pied dans un décor luxueux, c’est peut-être pour mieux contrebalancer la rigidité toute militaire du général de Gaulle (1944). Alors autant rendre hommage à celui qui, devenu lui-même une figure majeure du siècle dernier, a si bien su célébrer ces hommes et ces femmes qui, par leurs actions, ont marqué l’histoire.

    Audrey Parvais

     


    extrait du communiqué de presse :

     

    Commissaire de l’exposition : 
Jerry Fielder, directeur de la succession de Yousuf Karsh


    Chaque homme, chaque femme cache un secret; en tant que photographe, mon devoir est de le révéler, si je le peux.
    Yousuf Karsh


    Du 16 octobre 2013 au 26 janvier 2014 le Mona Bismarck American Center, présente YOUSUF KARSH : ICONES DU XXe SIÈCLE, et réunit à cette occasion plus de soixante-dix des portraits les plus saisissants du photographe : portraits de personnes célèbres et de personnages officiels, juxtaposant par exemple, Frank Lloyd Wright avec Le Corbusier ou encore Charles de Gaulle avec Dwight Eisenhower.
Des photographies originales seront ainsi présentées à côté d'archives issues des couvertures que Karsh réalisa pour Life et Paris Match. Grâce à ses photographies, les personnages de ses portraits intimistes sont, en effet, devenus de véritables icônes publiques. Elles sont désormais ancrées dans notre mémoire collective et celle de l’histoire du XXe siècle.


    Yousuf Karsh (1908-2002) a participé à plus de 15.000 séances photo et produit plus de 150.000 négatifs, parmi lesquels figurent les portraits les plus enthousiasmants de multiples personnalités du monde culturel, politique et intellectuel, dont Ernest Hemingway, François Mauriac, Grace Kelly, John F. Kennedy, Christian Dior et Man Ray.
La remarquable carrière artistique de Karsh n'a eu d'égale que les vies extraordinaires de ceux qu'il a photographiés. L'exposition Yousuf Karsh : Icônes du XXe siècle célèbrera l'exceptionnelle contribution de cet artiste à l'élaboration de la mémoire historique du vingtième siècle.



    Mot de Jerry Fielder, commissaire de l’exposition

    « Un secret est renfermé dans chaque homme et dans chaque femme et en tant que photographe, mon travail est de le révéler, si je le peux. La révélation, à la condition qu’elle vienne, se matérialisera l’espace d’une petite fraction de seconde dans un geste inconscient, par la lueur d’un regard ou avec une brève mimique que tous les individus affectent pour dissimuler leur être profond au reste du monde. » Organisée par la succession Yousuf Karsh, en collaboration avec le Museum of Fine Arts, Boston l’exposition Yousuf Karsh : Icônes du XXe siècle donne à voir tout le talent de Karsh à faire, à partir de simples portraits, de véritables images publiques des plus prestigieux hommes d’état, artistes, écrivains, musiciens, acteurs et architectes du siècle dernier. L’aspect très humain du travail de Karsh, la communication secrète entre le photographe et son modèle, décisive dans son art, sont intrinsèquement liés à l’histoire de sa vie et à son éducation.

    Yousuf Karsh est issu d’un milieu très modeste, il est né en 1908 en Arménie turque - durant le grand génocide - d’où il s’enfuit en 1922 avec sa famille pour s’installer en Syrie avant d’émigrer tout seul au Canada en 1924 et de rejoindre son oncle George Nakash, photographe établi. Ayant appris les bases de la photographie auprès de ce dernier et faisant preuve d’un sens inné de l’image, il s’installera à Boston en 1928 afin de poursuivre sa formation auprès du photographe-portraitiste John Garo, qui lui apprit à considérer son sujet en termes de lumière, d’ombre et de forme tout en conversant avec le modèle afin de le mettre à l’aise. Ces éléments deviendront fondamentaux dans son illustre carrière.

    En 1932, il retourne à Ottawa au Canada pour ouvrir son propre studio photographique. Quelques uns de ses amis, d’importants leaders politiques, deviendront alors ses modèles et lui permettront de rencontrer et de photographier les grandes figures politiques de l’époque. A 33 ans, il immortalisera Winston Churchill dans un portrait désormais devenu très célèbre, celui qui sera le plus reproduit de l’histoire, et qui lancera sa carrière sur le plan international. Dès lors, Karsh parcourra le globe, gagnant ses entrées auprès de la plupart des grands noms de son temps. Parmi les images emblématiques (toutes présentes dans cette exposition) nous pouvons citer celles d’Albert Einstein (1948), de Pablo Picasso (1954), de Georgia O’Keeffe (1956), d’Ernest Hemingway (1957), de Jacqueline Kennedy (1957) et de Jessye Norman (1990).

    Dans cette exposition, des portraits de personnages publics français, rarement dévoilés sont présentés aux côtés de ceux d’américains : une opportunité unique, rendue possible de façon exceptionnelle, grâce à cette collaboration avec la succession de Yousuf Karsh.

    J’ai été l’assistant dévoué de Karsh de 1979 à 1992. Au début de notre collaboration, je suis entré dans son studio pour un stage de deux ans, mais compte tenue de notre amitié, j’y suis finalement resté 13 ans. Lorsque Karsh ferma son studio en 1992, je suis alors devenu Conservateur en charge des archives et, à sa mort en 2002, Directeur de la succession.

    A travers les parallèles franco-américains déployés dans cette exposition, nous pouvons constater toute la capacité de Karsh à décrire la vérité de chacun de ses modèles. L’éclairage dramatique utilisé par ce dernier renforce l’effet de chaque portrait et souligne sa fascination sans limites pour les grands de ce monde ainsi que sa volonté permanente de pénétrer leur âme, au-delà de leur image publique.

    http://www.francefineart.com/index.php/agenda/14-agenda/agenda-news/1175-1128-american-center-yousuf-karsh-1128-american-center-yousuf-karsh

  • Le guide du proustard. Un week-end en Marcel

    Dans «A la recherche du temps perdu», l'écrivain a immortalisé le Grand Hôtel de Cabourg et son personnel. Notre reporter a occupé sa chambre et profité du room service.

     

    Vous voici dans la chambre de Marcel Proust, au Grand Hôtel de Cabourg. Ici, le romancier séjourna tous les étés, après la mort de sa mère, de 1907 à 1914, et composa les chapitres balnéaires de «A la recherche du temps perdu». Le liftier-bagagiste, un bachelier de Bénéville qui se destine à des études de marketing sportif («Il paraît que ça rapporte»), pose votre valise puis vous regarde à travers ses lunettes avec un air d'abattement et d'inquiétude extraordinaire, comme s'il allait se jeter du haut des quatre étages. Vous avez lu «la Recherche», donc vous déchiffrez sans peine sa détresse et le pourquoi de sa mine atterrée. Comme le liftier de «Sodome et Gomorrhe», ce jeune Normand «tremble» pour son pourboire, il s'imagine que vous ne lui donnerez rien, que vous êtes «dans la dèche» et «sa supposition ne lui inspire aucune pitié pour vous, mais une terrible déception égoïste».

    Comment s'approprier la chambre de papier de Marcel Proust? Sous votre fenêtre passe, comme dans les pages de «A l'ombre des jeunes filles en fleurs», «le vol inlassable et doux des hirondelles» - sinon celui des «martinets». Devant vous s'étale la mer - cette mer que Proust peint sans cesse comme si c'était une montagne avec ses «contreforts» et ses «cimes bleues», et comme s'il avait trouvé dans la «surface retentissante et chaotique de ces crêtes et de ces avalanches» sa Sainte-Victoire. Sous vos yeux, un club de plage, le Canard club, et la digue où se matérialise pour la première fois Albertine, avec sa bicyclette. Cette digue s'appelle désormais la promenade Marcel-Proust.



    Quelle liturgie observer entre ces quatre murs pénétrés de littérature, dans ce belvédère du génie? Faut-il se masturber avec fureur en torturant des rats dans une cage, par déférence pour les manies sexuelles que lui prête un de ses pieux biographes? Faire l'artiste contemporain et, en guise d'installation vidéo, allumer la télé et répéter à voix haute: «Je regarde «Questions pour un champion» dans la chambre de Proust»? Consulter l'édition japonaise de «la Recherche» qui garnit, avec les «Mémoires» de Saint-Simon ou «la Comédie humaine », les bibliothèques en acajou. Vous coucher de bonne heure, et, en dormant, devenir vous-même, comme par métempsycose, ce dont parlait l'ouvrage ou le journal que vous lisiez: «Une église, un quatuor, la rivalité de François Ieret de Charles Quint», la fin du couple Royal-Hollande, la molaire d'Hatchepsout, la cocaïne d'Ophélie Winter? Se livrer aux mille tourments de l'insomnie, tel le narrateur anxieux, tragique et patraque qui, lors de sa première nuit à Cabourg, pardon, à Balbec, compare le palace à une «boîte de Pandore», et sa chambre à une «cage» plus «appropriée à l'assassinat du duc de Guise» qu'à son sommeil. Un coup de Trafalgar pour le groupe Accor, actuel propriétaire du Grand Hôtel, et une expertise à vous faire perdre une étoile dans le «Guide Michelin».

    Asthmatique, Proust découvre les bienfaits de l'établissement en juillet 1907, après avoir lu dans «le Figaro»un article vantant la «féerie» du Grand Hôtel de Cabourg, son «bar américain», ses chambres pourvues d'«un vaste cabinet de toilette avec toutes les commodités de l'hydrothérapie, chaude ou froide», etc. Son ancien camarade du cours Pape-Carpentier et du lycée Condorcet, Jacques Bizet, le fils du compositeur, dirige une compagnie de location de voitures, les Taximètres Unie de Monaco. Cette entreprise a une succursale à Cabourg. Proust loue un taxi avec trois chauffeurs. Parmi eux, il y a Alfred Agostinelli. Ce «mécanicien» devient l'objet de son «adoration» et l'une des clefs du personnage d'Albertine.


    PAS DE «SERVICE FEMMES»
    Votre «Guide du proustard» en poche, vous errez dans le hall mais vous êtes bien vite déçu. Où est le «peuple florissant de jeunes chasseurs», pareils aux «jeunes Israélites des choeurs de Racine», dont parle le narrateur dans «Sodome et Gomorrhe»? Soit récession économique, soit épidémie de gastro-entérite, «la troupe jeune et fidèle des Lévites» est dépeuplée. Dans le hall presque désert, tout ce que vous trouvez à vous mettre sous la dent, c'est Kooki. Ce charmant bagagiste d'origine tunisienne n'a rien d'israélite, mais sa figure ronde rappelle celle du chauffeur Agostinelli, la calvitie en plus. «J'ai pas fini les trois mille», dit-il, d'un air vaguement coupable, pour signifier qu'il n'a pas lu «la Recherche» dans son intégralité. Ce qui ne l'empêche pas de dire de jolies choses sur l'ouvrage. «Marcel Proust, c'est très large, comme la mer.» Mais dans son «orgueil démocratique» (selon la formule sardonique et grande-bourgeoise que Proust applique au liftier de Balbec), Kooki ne peut s'empêcher de vous préciser qu'il a deux frères avocats, un BTS réception, qu'il parle français, allemand, arabe, un peu italien, et que, outre ses fonctions de porteur («C'est nous qu'on s'occupe des bagages»), il fait aussi le night audit, c'est-à-dire le réceptionniste de nuit. Le souvenir de Nissim Bernard, personnage de Proust, vous traverse l'esprit. Amoureux des beautés ancillaires masculines, ce client du Grand Hôtel de Balbec entretient, «comme d'autres un rat d'opéra», un jeune chasseur qui a quarante ans de moins que lui. «Nissim Bernard aimait tout le labyrinthe de couloirs, de cabinets secrets, de vestiaires, de garde-manger, de galeries qu'était l'hôtel de Balbec. Par atavisme d'Oriental il aimait les sérails, et, quand il sortait le soir, on le voyait en explorer furtivement les détours.» Vous demandez à Kooki si le groupe Accor fournit toujours ce genre de prestations raciniennes. Il se récrie d'un air prude: «Ici, on a l'air, la mer et la lecture. On n'a pas un service femmes.» Moins giboyeux que Nissim Bernard, vous continuez votre expédition solitaire dans ce «Temple-Palace».

    «LA RECHERCHE» EN BD
    «J'ai pas mal de points communs avec Proust. Mon prénom, c'est Marcel. Et je suis asthmatique», vous confie le chef réceptionniste, le fils d'une femme de chambre de Lourdes. Il faudrait être atrocement snob pour tenir rigueur à Marcel de ne point compter la duchesse de Guermantes parmi ses clients: il a reçu Masako Ohya, la milliardaire japonaise qui s'habille en rosé. «Elle transportait les cendres de son mari dans son sac à main.» Avec le directeur du Grand Hôtel, vous faites chou blanc encore une fois - ou, pour le dire en termes proustiens, vous détruisez une nouvelle illusion: monsieur Sagnes s'exprime dans un français impeccable, contrairement au directeur du Grand Hôtel de Balbec, un athlète du barbarisme et du pataquès, qui se dit «d'originalité roumaine». Courtois et affairé, monsieur Sagnes, qui règne sur une soixantaine d'employés et soixante-dix chambres, vous recommande la version abrégée en cinq cents pages de «la Recherche» et son adaptation en BD. «Au risque, bien sûr, qu'elles n'intègrent pas toutes les finesses de l'oeuvre originale», dit-il. De toute évidence, monsieur Sagnes est un moins bon critique littéraire que Kooki. Le soir, vous dînez dans une brasserie de Cabourg. Sur le menu et sur le mur, un hideux portrait de Marcel Proust vous regarde. Avec sa moustache et ses yeux sombres, il ressemble à Frida Kahlo. Vous liez conversation avec votre voisine, une vieille dame aux souliers rouges. Cette proustienne est en train de désarticuler un crabe. «Vous aimez Proust? dit-elle. Il aime Proust! Il aime Proust!» Sauf le respect que vous devez à son âge, elle vous rappelle une créature de l'écrivain: «Chaque fois qu'elle parlait esthétique, ses glandes salivaires, comme celles de certains animaux au moment du rut, entraient dans une phase d'hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame laissait passer, au coin des lèvres légèrement moustachues, quelques gouttes dont ce n'était pas la place.»

    Lorsque vous rentrez à l'hôtel, on a dressé une tente berbère dans le salon Marcel-Proust et une blonde, un boa constrictor autour du cou, se livre à la danse du ventre devant la baie vitrée qui donne sur la mer. Vous apprenez qu'il s'agit d'une soirée privée Nespresso. La firme fête le lancement d'une machine à faire du capuccino, avec cent cinquante revendeurs de Normandie, dont messieurs Cherron & Fils, de Caen. Quand on sait que c'est l'abus du café au lait qui a tué Marcel Proust, on se dit que ce tralala tient de la messe noire. Vous quittez ce sabbat, son troupeau de satanistes Darty ou Conforama, ses brochettes de dorade en chaud et froid, et vous remontez à votre chambre. Adieu, Cherron & Fils.

    Au moment où je vous parle, le « questionnaire de Proust» se trouve dans le coffre-fort de votre hôtel.

    Le lendemain après-midi, le maire divers droite de la ville, le docteur Jean-Paul Henriet, haute silhouette aux cheveux blancs, vous donne audience dans un salon de l'hôtel. Vous lui demandez qui a choisi les aimables passages de «la Recherche» qui ornent sur la digue les écriteaux en forme de pupitres. «Là, j'ai les chevilles qui vont enfler», vous dit cet angiologue du CHU de Caen. C'est lui-même. Henriet est le fondateur du cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec, dont le siège social est au Grand Hôtel. Ce week-end de juin, outre un jumping au profit de la lutte contre la sclérose en plaques, il organise un deuxième colloque international sur l'homme de sa vie, avec le spécialiste japonais Kazuyoshi Yoshikawa. A cette occasion, le facétieux Henriet fait modifier les panneaux indicateurs: Cabourg devient momentanément Balbec. «Vous imaginez, mon vieux, les mecs avec leur GPS, la tête qu'ils vont faire», dit-il avec une gouaille très duc de Guermantes. «Ah! les journalistes, je vais vous faire votre boulot, moi!» Et il vous apprend que le frère de Proust fut le premier à opérer une prostate en France. «Mais, ça, vous vous en en tapez le coquillard, hein? Bon, allez, je vais vous dire un truc. Au moment où je vous parle, le fameux «questionnaire de Proust»se trouve dans le coffre-fort de votre hôtel. Darel, qui doit avoir plein de pognon, vous savez, Darel, le mec qui vend des fringues, l'a acheté à Drouot en 2003 pour 120 000 euros.» Et il vous montre le facsimilé du questionnaire, dans un album britannique de 48 pages, intitulé «Album Confessions Records, Thoughts, Feelings». Enfin, il confirme vos pressentiments les plus noirs. Cette nuit, vous aviez noté que l'écrivain insistait à plusieurs reprises sur la «hauteur» du plafond de sa chambre. Or, la vôtre a le plafond bas. L'immeuble du Grand Hôtel fut scindé en 1956 et trois cents chambres furent privatisées pour former la résidence Le Grand Hôtel. La chambre - les chambres - de Proust se trouvaient sans doute dans cette aile. La voix de Marcel, le chef réceptionniste, résonne dans votre cervelle. «OEil-de-boeuf, oeil-de-boeuf, Proust parle d'un oeil-de-boeuf, on m'a dit, mais y en pas dans la chambre.» La chambre de Proust n'existe pas. Vous habitez un sépulcre vide. Kooki, s'il vous plaît, une double vodka pour la 414...

     

    Fabrice Pliskin
    Le Nouvel Observateur

    http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/supplement/p2228_2/articles/a350713-un_weekend_en_marcel.html

  • Dali au Centre Pompidou

    Salvador Dali, "Un couple aux têtes pleines de nuages", 1936, Huile sur toile, 92,5x69,5 cm et 82,5x62,5 cm, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
    © Salvador Dali, Fundacio Gala-Salvador Dali, Figueres

    Le Centre Pompidou rend hommage à l'une des figures magistrales les plus complexes et prolifiques de l'art du 20e siècle, Salvador Dalí, plus de trente ans après la rétrospective que l'institution lui avait consacrée en 1979-1980. Souvent dénoncé pour son cabotinage, son goût de l'argent et ses prises de positions politiques provocatrices, Dalí est à la fois l'un des artistes les plus controversés et les plus populaires. C'est toute la force de son œuvre et toute la part qu'y tient sa personnalité, dans ses traits de génie comme dans ses outrances, que cette exposition sans précédent veut aussi éclairer.
    Parmi les chefs-d'œuvre exposés, les visiteurs redécouvriront quelques-unes des plus grandes icônes, à l'exemple du plus célèbre tableau de l'artiste, La Persistance de la mémoire, plus communément appelé Les Montres molles. Ce prêt exceptionnel du MoMA rejoint un choix d'œuvres majeures réunies pour cette rétrospective grâce à une étroite collaboration nouée avec le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, de Madrid, et la participation conjointe de la Fundació Dalí à Figueres et du Dalí Museum à Saint-Petersburg (Floride). Avec plus de deux cents peintures, sculptures, dessins, auxquels s'ajoutent des films, extraits d'émissions et photographies, c'est aussi l'œuvre du pionnier du « happening », auteur d'œuvres éphémères qui est aujourd'hui exposé. Michel Déon, qui avait traduit les écrits de Dalí, souhaitait qu'on juge l'artiste sur son œuvre. C'est toute l'ambition de cette exposition. Déon souhaitait qu'il abandonnât ses « clowneries » : l'exposition au contraire montre qu'elles étaient le fait d'un artiste « performeur » avisé, précurseur, et plein d'humour. Dalí aimait mêler l'art et la science, sa fameuse méthode paranoïaque-critique fondée sur le délire d'interprétation prétendait se saisir de tous les domaines de la création comme de la connaissance, afin de « daliniser » le monde. Ce grand manipulateur de média considérait l'art comme un fait global de communication. Sous toutes ses facettes, Dalí interrogeait la figure (persona) de l'artiste face à la tradition et au monde.

    DALÍ SHOW,
    PAR JEAN-HUBERT MARTIN: COMMISSAIRE GÉNÉRAL
    La célébrité de Dalí est due tout autant à l'originalité de sa peinture qu'à sa présence régulière dans les médias relayant ses interventions spectaculaires. On pense communément que ces représentations d'un imaginaire débridé relèvent du domaine des rêves. Or Dalí s'en défend et insiste sur sa méthode paranoïa-critique qui va bien au-delà d'une hallucination.

    « La paranoïa se sert du monde extérieur pour faire valoir l'idée obsédante, avec la troublante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les autres. La réalité du monde extérieur sert comme illustration et preuve, et est mise au service de la réalité de notre esprit. » D'où le passage de la peinture comme médium aux actions, performances et happenings. On a souvent réduit les apparitions publiques et les œuvres éphémères de Dalí à des provocations. Elles en prennent certes la forme, mais elles sont toujours fondées sur
    un propos et sur des idées qui, pour être surprenantes, n'en sont pas moins consistantes.
    Ses apparitions médiatiques n'éludent aucune question, il suffit qu'on le traite de clown pour qu'il apparaisse déguisé en Auguste. Ses voyages aux États-Unis lui font saisir l'importance des médias et le parti qu'il peut tirer de la notoriété. L'apparition de la télévision est une aubaine et il ne rate aucune occasion de participer à un talkshow, au risque d'être parfois désarçonné par la langue et les règles du jeu, qu'il sait en revanche toujours transcender à son profit. Loin de lui l'idée d'une conception puriste d'un art indépendant à l'écart du commerce, de l'argent et du spectacle. Warhol qui dîne souvent avec lui à New York saura en tirer les leçons. Pour une génération entière, le film publicitaire pour le chocolat Lanvin l'a rendu aussi célèbre que sa peinture. Ses moustaches sont l'objet de commentaires inépuisables. Après avoir fait une peinture gestuelle de quelques coups de pinceau pour critiquer ce type de peinture à la télévision, il reprend cet exercice de virtuosité pour en faire une spécialité. Comme sa vie n'est qu'un théâtre, il s'entoure de femmes plus ou moins dénudées et de figurants auxquels il assigne des rôles et des postures dans des mises en scène de son invention. Les tableaux vivants impliquent souvent la présence d'animaux dont il s'entoure, tel que le célèbre ocelot (aux dents limées) ou le tamanoir qu'il tient en laisse en sortant du métro. Dans les années 1950 et 1960, beaucoup d'artistes participent à ses performances, qui laissent parfois place au happening, comme à Granollers où des dizaines de jeunes s'aspergent de peinture devant un grand mur.
    Ces multiples activités médiatiques et la constante création d'événements où Dalí apparaît comme acteur principal - « Arteur » - font de lui le pionnier de l'art de la performance.

    SCIENCES DURES ET MONTRES MOLLES
    PAR THIERRY DUFRÊNE: PROFESSEUR D'HISTOIRE DE L'ART CONTEMPORAIN (PARIS OUEST, NANTERRE LA DÉFENSE / INHA)
    À propos des « montres molles » (La Persistance de la mémoire), les archives du MoMA de New York contiennent quelques pépites. Dalí lui-même ne parvenait pas à en épuiser la signification. Dans des « notes sur l'interprétation du tableau » écrites en 1931, il l'associe à deux types de savoirs très différents : « Morphologie – Gestaltla Residencia de los Estudiantes au début des années 1920, se marque également dans ses « notes » : « La Persistance de la mémoire doit être localisée à la période de formation du sur-moi de Dalí, très difficile encore de (sic) préciser chronologiquement » ! Si les « montres molles » proposent une image convaincante pour l'un des concepts les plus compliqués de la science du 20e siècle : celui du continuum « espace- temps » selon Einstein, Dalí leur confère assez vite un statut d'objet-concept qui, théorie – mystère des onduloïdes – lignes géodésiques », bref les sciences dures d'une part, « Psychoanalysis », le freudisme et la psychologie des profondeurs d'autre part. Sa bibliothèque, conservée au Centre d'études daliniennes à Figueres, est riche en ouvrages scientifiques. Ainsi Dalí possédait- il l'édition originale des Principes de morphologie générale (1927) d'Édouard Monod-Herzen, un spécialiste des colloïdes. Mais la lecture précoce que Dalí fit des ouvrages de Freud, dès l'époque où il était à au-delà d'être sa propre marque de fabrique, symbolise à lui tout seul la science moderne. En effet, si dès 1934, dans une lettre au poète Paul Eluard où il parle de « surréalisme imprégné de physique » et dans son texte « Le mystère surréaliste et phénoménal de la table de nuit », Dalí avait fait référence à Einstein, en 1967, il confie à Louis Pauwels, auteur des Passions selon Dalí : « J'avais dit à Watson, au cours d'un déjeuner à New York : Mon tableau, La Persistance de la mémoire, peint en 1931, est une prévision de l'ADN » : même structure fluide, souple et répétitive. Crick et Watson sont les découvreurs de l'hélice ADN, code génétique de l'hérédité : Dalí avait souhaité faire un livre avec eux. Il était persuadé que cet « escalier des structures de l'hérédité » n'était rien d'autre qu'une « échelle royale » et que « rien (n'était) plus monarchique qu'une molécule ADN » ! Le tableau Galacidallahcideésoxyribonucléique (1963) l'utilisait comme structure de base. Quant à la structure atomique de la matière, l'inventeur de la « mystique nucléaire » en avait eu l'intuition en observant un « vol de mouches » au Boulou, non loin de la gare de Perpignan ! Dalí était intrigué par la manière dont elles maintenaient sans se toucher leur configuration d'ensemble tout en se déplaçant : « Je dessinai mentalement une figure dont je devais apprendre plus tard qu'elle était le schéma de l'atome conçu par Niels Bohr » ! Eût-on écouté Dalí que l'on aurait, sans hésiter une seconde, installé le siège du « Centre national de la recherche scientifique » (CNRS) à la gare de Perpignan. Non seulement sa verrière est pour l'artiste le « modèle de l'univers », mais elle révèle à qui veut bien voir que l'« univers est limité, mais d'un seul côté » : « Tout ce qui vient de l'infini peut faire une boucle et arriver en gare de Perpignan. Je collaborais avec Einstein ».

    MISTER DALÍ
    PAR JEAN-MICHEL BOUHOURS: CONSERVATEUR, MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE
    Quand en 1941, Dalí écrit La Vie secrète, il décrit ses années de jeunesse où, retranché dans la buanderie sous les combles de la maison familiale, il signe déjà une posture qu'il ne quittera plus. Se placer au-dessus de la mêlée, sur un perchoir, pour ne plus être intimidé par les jeunes filles qui croisées dans la rue « lui faisaient honte ». Ce sentiment de supériorité qui cachait une timidité sans bornes, privait Dalí des plaisirs de la vie quotidienne : « Moi Salvador je devais demeurer dans mon baquet, avec les chimères informes et aigries qui entouraient ma rébarbative personnalité. » (p 87, La Vie secrète)
    Dalí cherche à capter l'attention de ses professeurs à l'Académie San Fernando de Madrid, en activant ses penchants exhibitionnistes : « Puisque eux ne pouvaient rien m'apprendre, je pensais que moi, j'allais leur expliquer ce qu'est une personnalité ». Il la construit comme un atout extraordinairement précieux : « Je ne voudrais pour rien au monde échanger ma personnalité avec celle d'un de mes contemporains. » (p 174, La Vie secrète). Pour autant, quand Gala rencontre Dalí à l'été 1930, elle le trouve antipathique dans les premiers instants, principalement à cause de cette construction d'une persona quelque peu folklorique, sous l'allure d'un danseur de tango aux cheveux gominés.
    Dalí dansait le charleston ; une autre photographie découpée et collée dans une lettre adressée à son ami Federico Garcia Lorca le montre désarticulé comme un pantin agitant bras et jambes, la cravate volant au vent. Trente ans plus tard, en 1958 exactement, Pierre Argillet, le photographe et éditeur, ami des surréalistes, filmera Dalí dansant le charleston dans leur jardin. Quelques mois plus tard, l'artiste racontera au journaliste américain Mike Wallace que ses amis, surpris par ses qualités de danseur, l'avaient comparé avantageusement à Charlie Chaplin. Dalí renchérit pour préciser que Chaplin n'étant pas un peintre de génie, il était inévitablement plus important que Chaplin. Cette attitude enfantine éclaire toute la stratégie de Dalí : être célèbre non pas comme peintre, avec comme figure obsédante et dominante Pablo Picasso, mais plus encore : comme un « sur-peintre ». Pourquoi ne pas être peintre et acteur, comme Buster Keaton que lui et ses compagnons de la Residencia de estudiantes à Madrid voyaient comme un acteur et un poète. Dalí apporte au journaliste la précision parfaitement éclairante : « Plus important que ma peinture, plus important que mes clowneries, plus important que mes show manias, c'est MA PERSONNALITÉ. »
    Et pour se fonder une identité, il faut inventer des « trucs » comme il l'écrira lui-même dans La Vie secrète. Cela passe par créer une image de soi, se construire un portrait pour s'assurer une présence et « s'y inventer soi-même » écrira le philosophe Jean- Luc Nancy (Le Regard du portrait. Paris, 2000, Galilée, p 31). L'Autoportrait au cou raphaëlesque, peint vers 1921, est vraisemblablement une des toutes premières manifestations ou mascarades de Dalí qui cherche avec ce portrait, le mimétisme, une ressemblance capable de déclencher un mécanisme associatif de type paranoïaque : « J'aimais adopter la pose et le regard mélancolique de Raphaël dans son autoportrait. J'attendis avec impatience l'apparition du premier duvet que je pourrais raser, en laissant toutefois pousser des favoris. Il me fallait faire un chef-d'œuvre de ma tête, me composer un visage. » (ibidem, p. 40). La question de la ressemblance réactive celle de la gémellité et du double narcissique chez Dalí, et en particulier le couple de « Castor et Pollux » qu'il forme avec son demi-frère mort, puis avec Galutschka, Federico Garcia Lorca et enfin avec Gala. Le principe de ressemblance de deux sujets comme plus tard de deux formes est le facteur déclenchant d'un phénomène délirant. Chez Dalí, comparaison n'est pas raison mais délire raisonnant. La particularité morphologique inventée avec L'Autoportrait au cou raphaëlesque, repose sur l'exhibitionnisme d'un cou phallique, premier phénomène du thème de la tête phallique, avant les harpes crâniennes des années 1930 qui figureront avec force sa terreur de l'acte sexuel et de la pénétration.
    Dalí initie ainsi l'exhibition narcissique de son génie. Par autosuggestion, superstition ou simplement bravade, le délire dalinien opère volontiers par emprunt d'identité ; lorsqu'il sera au faîte de sa célébrité, Salvador Dalí empruntera de multiples personnalités, et en particulier celle du peintre espagnol Velázquez dont la ressemblance se construira avec sa célèbre moustache.

    http://www.centrepompidou.fr/Pompidou/Manifs.nsf/AllExpositions/299F86C214CD409FC1257A170044D7B6?OpenDocument&sessionM=2.2.2&L=1

  • Fin de:Dali au Centre Pompidou

    Salvador Dali, "Un couple aux têtes pleines de nuages", 1936, Huile sur toile, 92,5x69,5 cm et 82,5x62,5 cm, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
    © Salvador Dali, Fundacio Gala-Salvador Dali, Figueres

    Le Centre Pompidou rend hommage à l'une des figures magistrales les plus complexes et prolifiques de l'art du 20e siècle, Salvador Dalí, plus de trente ans après la rétrospective que l'institution lui avait consacrée en 1979-1980. Souvent dénoncé pour son cabotinage, son goût de l'argent et ses prises de positions politiques provocatrices, Dalí est à la fois l'un des artistes les plus controversés et les plus populaires. C'est toute la force de son œuvre et toute la part qu'y tient sa personnalité, dans ses traits de génie comme dans ses outrances, que cette exposition sans précédent veut aussi éclairer.
    Parmi les chefs-d'œuvre exposés, les visiteurs redécouvriront quelques-unes des plus grandes icônes, à l'exemple du plus célèbre tableau de l'artiste, La Persistance de la mémoire, plus communément appelé Les Montres molles. Ce prêt exceptionnel du MoMA rejoint un choix d'œuvres majeures réunies pour cette rétrospective grâce à une étroite collaboration nouée avec le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, de Madrid, et la participation conjointe de la Fundació Dalí à Figueres et du Dalí Museum à Saint-Petersburg (Floride). Avec plus de deux cents peintures, sculptures, dessins, auxquels s'ajoutent des films, extraits d'émissions et photographies, c'est aussi l'œuvre du pionnier du « happening », auteur d'œuvres éphémères qui est aujourd'hui exposé. Michel Déon, qui avait traduit les écrits de Dalí, souhaitait qu'on juge l'artiste sur son œuvre. C'est toute l'ambition de cette exposition. Déon souhaitait qu'il abandonnât ses « clowneries » : l'exposition au contraire montre qu'elles étaient le fait d'un artiste « performeur » avisé, précurseur, et plein d'humour. Dalí aimait mêler l'art et la science, sa fameuse méthode paranoïaque-critique fondée sur le délire d'interprétation prétendait se saisir de tous les domaines de la création comme de la connaissance, afin de « daliniser » le monde. Ce grand manipulateur de média considérait l'art comme un fait global de communication. Sous toutes ses facettes, Dalí interrogeait la figure (persona) de l'artiste face à la tradition et au monde.

    DALÍ SHOW,
    PAR JEAN-HUBERT MARTIN: COMMISSAIRE GÉNÉRAL
    La célébrité de Dalí est due tout autant à l'originalité de sa peinture qu'à sa présence régulière dans les médias relayant ses interventions spectaculaires. On pense communément que ces représentations d'un imaginaire débridé relèvent du domaine des rêves. Or Dalí s'en défend et insiste sur sa méthode paranoïa-critique qui va bien au-delà d'une hallucination.

    « La paranoïa se sert du monde extérieur pour faire valoir l'idée obsédante, avec la troublante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les autres. La réalité du monde extérieur sert comme illustration et preuve, et est mise au service de la réalité de notre esprit. » D'où le passage de la peinture comme médium aux actions, performances et happenings. On a souvent réduit les apparitions publiques et les œuvres éphémères de Dalí à des provocations. Elles en prennent certes la forme, mais elles sont toujours fondées sur
    un propos et sur des idées qui, pour être surprenantes, n'en sont pas moins consistantes.
    Ses apparitions médiatiques n'éludent aucune question, il suffit qu'on le traite de clown pour qu'il apparaisse déguisé en Auguste. Ses voyages aux États-Unis lui font saisir l'importance des médias et le parti qu'il peut tirer de la notoriété. L'apparition de la télévision est une aubaine et il ne rate aucune occasion de participer à un talkshow, au risque d'être parfois désarçonné par la langue et les règles du jeu, qu'il sait en revanche toujours transcender à son profit. Loin de lui l'idée d'une conception puriste d'un art indépendant à l'écart du commerce, de l'argent et du spectacle. Warhol qui dîne souvent avec lui à New York saura en tirer les leçons. Pour une génération entière, le film publicitaire pour le chocolat Lanvin l'a rendu aussi célèbre que sa peinture. Ses moustaches sont l'objet de commentaires inépuisables. Après avoir fait une peinture gestuelle de quelques coups de pinceau pour critiquer ce type de peinture à la télévision, il reprend cet exercice de virtuosité pour en faire une spécialité. Comme sa vie n'est qu'un théâtre, il s'entoure de femmes plus ou moins dénudées et de figurants auxquels il assigne des rôles et des postures dans des mises en scène de son invention. Les tableaux vivants impliquent souvent la présence d'animaux dont il s'entoure, tel que le célèbre ocelot (aux dents limées) ou le tamanoir qu'il tient en laisse en sortant du métro. Dans les années 1950 et 1960, beaucoup d'artistes participent à ses performances, qui laissent parfois place au happening, comme à Granollers où des dizaines de jeunes s'aspergent de peinture devant un grand mur.
    Ces multiples activités médiatiques et la constante création d'événements où Dalí apparaît comme acteur principal - « Arteur » - font de lui le pionnier de l'art de la performance.

    SCIENCES DURES ET MONTRES MOLLES
    PAR THIERRY DUFRÊNE: PROFESSEUR D'HISTOIRE DE L'ART CONTEMPORAIN (PARIS OUEST, NANTERRE LA DÉFENSE / INHA)
    À propos des « montres molles » (La Persistance de la mémoire), les archives du MoMA de New York contiennent quelques pépites. Dalí lui-même ne parvenait pas à en épuiser la signification. Dans des « notes sur l'interprétation du tableau » écrites en 1931, il l'associe à deux types de savoirs très différents : « Morphologie – Gestaltla Residencia de los Estudiantes au début des années 1920, se marque également dans ses « notes » : « La Persistance de la mémoire doit être localisée à la période de formation du sur-moi de Dalí, très difficile encore de (sic) préciser chronologiquement » ! Si les « montres molles » proposent une image convaincante pour l'un des concepts les plus compliqués de la science du 20e siècle : celui du continuum « espace- temps » selon Einstein, Dalí leur confère assez vite un statut d'objet-concept qui, théorie – mystère des onduloïdes – lignes géodésiques », bref les sciences dures d'une part, « Psychoanalysis », le freudisme et la psychologie des profondeurs d'autre part. Sa bibliothèque, conservée au Centre d'études daliniennes à Figueres, est riche en ouvrages scientifiques. Ainsi Dalí possédait- il l'édition originale des Principes de morphologie générale (1927) d'Édouard Monod-Herzen, un spécialiste des colloïdes. Mais la lecture précoce que Dalí fit des ouvrages de Freud, dès l'époque où il était à au-delà d'être sa propre marque de fabrique, symbolise à lui tout seul la science moderne. En effet, si dès 1934, dans une lettre au poète Paul Eluard où il parle de « surréalisme imprégné de physique » et dans son texte « Le mystère surréaliste et phénoménal de la table de nuit », Dalí avait fait référence à Einstein, en 1967, il confie à Louis Pauwels, auteur des Passions selon Dalí : « J'avais dit à Watson, au cours d'un déjeuner à New York : Mon tableau, La Persistance de la mémoire, peint en 1931, est une prévision de l'ADN » : même structure fluide, souple et répétitive. Crick et Watson sont les découvreurs de l'hélice ADN, code génétique de l'hérédité : Dalí avait souhaité faire un livre avec eux. Il était persuadé que cet « escalier des structures de l'hérédité » n'était rien d'autre qu'une « échelle royale » et que « rien (n'était) plus monarchique qu'une molécule ADN » ! Le tableau Galacidallahcideésoxyribonucléique (1963) l'utilisait comme structure de base. Quant à la structure atomique de la matière, l'inventeur de la « mystique nucléaire » en avait eu l'intuition en observant un « vol de mouches » au Boulou, non loin de la gare de Perpignan ! Dalí était intrigué par la manière dont elles maintenaient sans se toucher leur configuration d'ensemble tout en se déplaçant : « Je dessinai mentalement une figure dont je devais apprendre plus tard qu'elle était le schéma de l'atome conçu par Niels Bohr » ! Eût-on écouté Dalí que l'on aurait, sans hésiter une seconde, installé le siège du « Centre national de la recherche scientifique » (CNRS) à la gare de Perpignan. Non seulement sa verrière est pour l'artiste le « modèle de l'univers », mais elle révèle à qui veut bien voir que l'« univers est limité, mais d'un seul côté » : « Tout ce qui vient de l'infini peut faire une boucle et arriver en gare de Perpignan. Je collaborais avec Einstein ».

    MISTER DALÍ
    PAR JEAN-MICHEL BOUHOURS: CONSERVATEUR, MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE
    Quand en 1941, Dalí écrit La Vie secrète, il décrit ses années de jeunesse où, retranché dans la buanderie sous les combles de la maison familiale, il signe déjà une posture qu'il ne quittera plus. Se placer au-dessus de la mêlée, sur un perchoir, pour ne plus être intimidé par les jeunes filles qui croisées dans la rue « lui faisaient honte ». Ce sentiment de supériorité qui cachait une timidité sans bornes, privait Dalí des plaisirs de la vie quotidienne : « Moi Salvador je devais demeurer dans mon baquet, avec les chimères informes et aigries qui entouraient ma rébarbative personnalité. » (p 87, La Vie secrète)
    Dalí cherche à capter l'attention de ses professeurs à l'Académie San Fernando de Madrid, en activant ses penchants exhibitionnistes : « Puisque eux ne pouvaient rien m'apprendre, je pensais que moi, j'allais leur expliquer ce qu'est une personnalité ». Il la construit comme un atout extraordinairement précieux : « Je ne voudrais pour rien au monde échanger ma personnalité avec celle d'un de mes contemporains. » (p 174, La Vie secrète). Pour autant, quand Gala rencontre Dalí à l'été 1930, elle le trouve antipathique dans les premiers instants, principalement à cause de cette construction d'une persona quelque peu folklorique, sous l'allure d'un danseur de tango aux cheveux gominés.
    Dalí dansait le charleston ; une autre photographie découpée et collée dans une lettre adressée à son ami Federico Garcia Lorca le montre désarticulé comme un pantin agitant bras et jambes, la cravate volant au vent. Trente ans plus tard, en 1958 exactement, Pierre Argillet, le photographe et éditeur, ami des surréalistes, filmera Dalí dansant le charleston dans leur jardin. Quelques mois plus tard, l'artiste racontera au journaliste américain Mike Wallace que ses amis, surpris par ses qualités de danseur, l'avaient comparé avantageusement à Charlie Chaplin. Dalí renchérit pour préciser que Chaplin n'étant pas un peintre de génie, il était inévitablement plus important que Chaplin. Cette attitude enfantine éclaire toute la stratégie de Dalí : être célèbre non pas comme peintre, avec comme figure obsédante et dominante Pablo Picasso, mais plus encore : comme un « sur-peintre ». Pourquoi ne pas être peintre et acteur, comme Buster Keaton que lui et ses compagnons de la Residencia de estudiantes à Madrid voyaient comme un acteur et un poète. Dalí apporte au journaliste la précision parfaitement éclairante : « Plus important que ma peinture, plus important que mes clowneries, plus important que mes show manias, c'est MA PERSONNALITÉ. »
    Et pour se fonder une identité, il faut inventer des « trucs » comme il l'écrira lui-même dans La Vie secrète. Cela passe par créer une image de soi, se construire un portrait pour s'assurer une présence et « s'y inventer soi-même » écrira le philosophe Jean- Luc Nancy (Le Regard du portrait. Paris, 2000, Galilée, p 31). L'Autoportrait au cou raphaëlesque, peint vers 1921, est vraisemblablement une des toutes premières manifestations ou mascarades de Dalí qui cherche avec ce portrait, le mimétisme, une ressemblance capable de déclencher un mécanisme associatif de type paranoïaque : « J'aimais adopter la pose et le regard mélancolique de Raphaël dans son autoportrait. J'attendis avec impatience l'apparition du premier duvet que je pourrais raser, en laissant toutefois pousser des favoris. Il me fallait faire un chef-d'œuvre de ma tête, me composer un visage. » (ibidem, p. 40). La question de la ressemblance réactive celle de la gémellité et du double narcissique chez Dalí, et en particulier le couple de « Castor et Pollux » qu'il forme avec son demi-frère mort, puis avec Galutschka, Federico Garcia Lorca et enfin avec Gala. Le principe de ressemblance de deux sujets comme plus tard de deux formes est le facteur déclenchant d'un phénomène délirant. Chez Dalí, comparaison n'est pas raison mais délire raisonnant. La particularité morphologique inventée avec L'Autoportrait au cou raphaëlesque, repose sur l'exhibitionnisme d'un cou phallique, premier phénomène du thème de la tête phallique, avant les harpes crâniennes des années 1930 qui figureront avec force sa terreur de l'acte sexuel et de la pénétration.
    Dalí initie ainsi l'exhibition narcissique de son génie. Par autosuggestion, superstition ou simplement bravade, le délire dalinien opère volontiers par emprunt d'identité ; lorsqu'il sera au faîte de sa célébrité, Salvador Dalí empruntera de multiples personnalités, et en particulier celle du peintre espagnol Velázquez dont la ressemblance se construira avec sa célèbre moustache.

    http://www.centrepompidou.fr/Pompidou/Manifs.nsf/AllExpositions/299F86C214CD409FC1257A170044D7B6?OpenDocument&sessionM=2.2.2&L=1

  • Amaury de Hauteclocque, le visage du Raid

    Par Nicolas Ungemuth Publié le 12/04/2012 à 12:27
    Amaury de Hauteclocque, avec quelques-uns des 200 hommes du Raid.
    Amaury de Hauteclocque, avec quelques-uns des 200 hommes du Raid. Crédits photo : Jean-Pierre Rey pour Le Figaro Magazine

    PORTRAIT - Critiqué par certains pour sa gestion de l'affaire Merah, le chef du Raid a effectué un parcours brillant. Portrait d'un battant.

    Sur son bureau, plusieurs couteaux qui n'ont pas été designés par Philippe Starck pour éplucher les navets. Au mur, derrière lui, deux fusils d'honnête calibre se croisent. Pas de doute: le rendez-vous n'a pas été pris chez un notaire, mais bien avec le chef du Raid en son fief, sur le site de Bièvres, à quelques encablures de Paris.

    Le public a découvert Amaury de Hauteclocque il y a seulement quelques semaines. Le patron de la plus mythique des unités de la police française avait alors été amené à s'expliquer devant les caméras. Il faut dire qu'à l'issue de l'affaire Merah, à Toulouse, l'homme avait été insidieusement critiqué en plein déroulement de l'opération qu'il menait. Au rang de ces inquisiteurs, un ancien patron-fondateur du GIGN (nous y reviendrons), un député socialiste défouraillant de puissants SMS et, naturellement, des milliers de quidams sachant mieux que tout le monde ce qu'il aurait fallu faire. Les reproches étaient invariables: pourquoi tant de temps (trente-deux heures d'assaut) et tant d'hommes pour circonvenir un seul malfrat? Les diverses autres propositions étant d'un ordre assez fantaisiste: lâcher de boules puantes pour endormir le proverbial «forcené», envoi de jus de citron dans l'œil et, éventuellement, tir de lance-pierre dans le plexus solaire (personne, à l'heure où nous imprimons, n'a encore envisagé le fluide glacial...). Arrivait enfin, après l'affaire, la cohorte des habituels complotistes agités du bocal, jusqu'au père de la victime, visiblement un modèle de paroissien: «Mohammed Merah travaillait en réalité pour les renseignements français, il fallait donc l'abattre pour qu'il ne parle pas,» CQFD (un homme du Raid explique, en aparté: «S'il avait fallu le tuer dès le début, une simple rafale de G36 l'aurait coupé en deux instantanément...»), la preuve par 300 cartouches, il aurait crié avant d'être abattu: «Pourquoi me tuez-vous? Je suis innocent!» D'ailleurs, sans doute n'est-il pas mort, mais en train de vendre des kebabs avec Elvis au Burkina Faso... Quelles meilleures preuves de l'incompétence d'Amaury de Hauteclocque?

    Issu d'une famille où on choisit le métier des armes, il choisit la police

     

    Amaury de Hauteclocque est le patron du Raid depuis 2007.
    Amaury de Hauteclocque est le patron du Raid depuis 2007. Crédits photo : Jean-Pierre Rey pour Le Figaro Magazine

     

    Dans son bureau, on se demande si ces courageux donneurs de leçons les lui donneraient en face. Ce n'est pas tant la taille qui impressionne - les hommes du Raid ne sont pas à proprement parler des brindilles - que son regard. Plus que pénétrant, un vrai coup de bélier. La belle gueule est également d'un genre particulier: toute en longueur, avec une mâchoire massive. Au choix, un Rupert Everett viril ou un héros de Disney avec les cheveux poivre et sel coupés très court. Lorsque nous le rencontrons, Amaury de Hauteclocque et les hommes gérant sa communication - pas le genre des demoiselles de l'Efap (Ecole française des attachées de presse, ndlr), ils viennent du Raid et des GIPN - ont manifestement deux obsessions: d'abord parler de leur unité d'élite, ensuite faire en sorte que le chef ne soit pas trop mis en valeur. Noble désir, mais il faut bien écrire un article. C'est sous la torture que la montagne accepte de livrer quelques bricoles. D'abord les dents serrées, puis, plus détendu du gilet, cet homme au langage châtié dont la chevalière, le prénom, la particule et le patronyme doivent détonner dans l'exercice de ses fonctions, livre au compte-gouttes quelques éléments.

    Il a grandi dans «l'Ouest parisien» dans un milieu «traditionnel et aristocrate» où la plupart des mâles ont «choisi le métier des armes». Petit-neveu du maréchal Leclerc de Hauteclocque, il ne le dit pas. Il pense avoir eu une première chance dans sa vie: «Contrairement à mes cousins, nous n'avons pas hérité du château familial et par conséquent n'avons pas eu à nous transformer en exploitants agricoles pour entretenir la bâtisse: mon grand-père l'avait vendue pour s'installer en Indochine afin d'exploiter le caoutchouc. C'est là que mon père est né. Ils ont tout perdu au moment de l'indépendance et sont venus s'installer dans l'Ouest parisien.»

    Le patron du Raid fréquente des collèges privés avant de finir, pour sa première et sa terminale, dans une pension en Normandie, chez les Jésuites. Pourquoi donc? Hauteclocque n'avait pas de réel problème scolaire («J'avais la malice des feignants consistant à en faire le minimum pour passer en classe supérieure», admet-il), mais d'autres, plus surprenants: «J'étais très turbulent, c'est le moins qu'on puisse dire. Les établissements parisiens ne voulaient plus de moi parce que j'avais un énorme problème avec la discipline.» Étonnant pour un fils de militaire et futur flic. Le paradoxe ne le surprend pas outre mesure: «À l'armée ou à la police, il y a l'esprit d'aventure, et la chance que je me suis fixée de pouvoir vivre les événements de l'intérieur. Je n'ai jamais souhaité m'intégrer dans un système hiérarchique très lourd.»

    Plus grégaire que solitaire, entouré d'une vaste bande de copains, pratiquant le rugby et le tennis, Hauteclocque vit sa jeunesse dorée comme ses congénères issus du même milieu: «J'étais un jeune homme de mon temps, fréquentant les soirées étudiantes, etc.» On lui demande, narquois, s'il était le champion des rallyes, il répond, souriant d'un air entendu: «Entre autres, entre autres: je n'ai pas laissé ma part aux chiens.»

    Un rêve d'enfance: attraper les méchants

    Lorsqu'il est en pension, il décide de se diriger vers la police plutôt que vers l'armée, rompant avec la tradition familiale: «J'avais le sentiment, à l'époque, que les choses se passaient au cœur de la cité et qu'on pouvait mieux les vivre au sein de la police. Je dois préciser que mon choix s'est opéré avant la chute du Mur et qu'alors les armées ne bougeaient pas: tout le monde était stationné en vue d'une confrontation massive Est/Ouest. L'idée de cette attente l'arme au pied ne me convenait pas.»

    Mais d'abord, il faut faire son service. Préparation militaire parachutiste, commandos marine, intégration à l'Elis (Élément léger d'intervention spéciale) de Lorient, où il passe une année «extraordinaire».Son choix est fait, c'est l'obsession de la police, où on peut mieux «attraper les méchants». D'ailleurs, il a déjà en poche le concours après un troisième cycle de droit à Assas (where else?) et entre à l'école des commissaires, dont il sort parmi les premiers, «afin d'être sûr d'obtenir les quelques rares postes de la police judiciaire réservés aux meilleurs». La suite est impressionnante: avec ou sans l'aide, ici et là, de son ami d'enfance Frédéric Péchenard, actuel directeur général de la police nationale («le fil rouge de ma carrière à la police»), avec qui il jouait au billard lorsqu'il avait 12 ans, il intègre la brigade criminelle, puis la brigade des stups. Péchenard propose à Hauteclocque de reprendre la section antiterroriste de la crim' au moment où il descend de l'avion: il revient de Colombie pour une affaire de cocaïne ; le lendemain, «jet lagué», il doit arrêter à Sartrouville des salafistes dont il ignore tout, avec des hommes qu'il ne connaît pas.C'est un coup rude pour la vie de famille mais un puissant coup de rein professionnel: «Je quitte les stups où je travaille la nuit et ne vois jamais mes enfants en bas âge. Je suis ravi de filer à la section antiterroriste, très paisible à l'époque, mais j'y arrive en octobre 2001, un mois après les attentats de New York. Le rythme est très soutenu, je peux vous le dire.»

    À la maison, de toute manière, madame a compris depuis longtemps: «Je me suis marié en juin 1995 avec un voyage de noces prévu en septembre. Nous n'avons pu le réaliser que trois ans plus tard! Autant vous dire qu'elle a tout de suite compris l'impact de ma vie professionnelle sur la famille.» Les enfants ont grandi. La petite a aujourd'hui 12 ans, l'aîné, 15. Le chef maintient le grand écart comme il peut: «Mon fils marche sur les traces de son père en termes d'énergie, je n'ai pas particulièrement envie de fertiliser ce terreau-là. Il est fasciné par les armes, les sections d'assaut, etc. Je fais tout pour les tenir éloignés de la réalité de mon métier et ne pas les inquiéter inutilement.»

    Il déteste les romans policiers, vient de refermer Voyage au bout de la nuit après avoir «adoré Les Bienveillantes». Dans sa résidence secondaire, sur la côte atlantique, il lit et relit Les Poneys sauvages, mais n'est pas allé au cinéma «depuis Ben Hur, c'est dire mon retard».

    «Pas commentateur, acteur»

    Parce que depuis, le même Frédéric Péchenard lui a proposé la direction du Raid. Une unité dont il est infiniment fier, comportant 200 hommes et autant de champions dans leurs spécialités respectives, sélectionnés via les épreuves drastiques que tout le monde connaît (en 2010-2011: 350 dossiers pour 1 élu). Amateur de métaphores musicales - et du mot «foultitude», très haut XVIe, années 1980 -, Amaury de Hauteclocque estime qu'il tient un «orchestre dans lequel chacun joue de son instrument mais doit respecter le rythme et le diapason souhaité par le chef afin de faire ce qu'il a à faire».

    Il assure que «tout se passe au mieux avec le GIGN, contrairement à ce que certains ont voulu laisser entendre dans l'espoir de nous diviser». Il parle bien sûr de Christian Prouteau, pour ne pas le nommer, ancien chef du GIGN qui s'est largement répandu, et en direct avec ça, sur la gestion de l'affaire toulousaine... «Je tiens à dire une chose, affirme Hauteclocque, d'une voix soudainement beaucoup plus ferme. En tant que professionnel, jamais, je dis bien JAMAIS, je ne prendrai le risque de me prononcer ou de porter un jugement de valeur sur une opération en cours. Qu'on me critique après, je suis prêt à l'accepter, mais pendant, alors que nous sommes en train de risquer nos vies, je trouve cela indécent.» Que lui dirait-il s'il devait le croiser? «Rien. Je n'ai rien à dire à ces gens-là. Moi, je ne suis pas commentateur, je suis acteur. C'est la différence entre lui et moi.»

    À titre personnel, le chef du Raid est-il frustré de ne pas avoir coincé Mohammed Merah vivant? La réponse ne tarde pas: «Oui, bien sûr. Évidemment. C'était ma mission et je garde beaucoup d'amertume de n'avoir pu l'honorer. Mais je n'ai aucun regret parce que ce que j'ai fait, je devais le faire pour protéger la vie de mes hommes. Ces quatre blessés que nous avons eus l'ont été parce que nous avons tout fait pour l'avoir vivant. Il était impossible d'aller plus loin.»

  • Y a-t-il un éternel féminin ?

    Sarah Chiche

    Petites princesses, garçons manqués, tendances desperate housewives ou femme queer… À l’heure où les modèles féminins se démultiplient, 
on continue de s’interroger sur les racines culturelles ou naturelles 
de la féminité. Pourtant ce débat est peut-être derrière nous.

     

    Place Clichy, à Paris, une matinée d’hiver. Une femme fardée, les pieds chaussés d’escarpins à talons bobines, enlace sa petite amie, cheveux ras et jean baggy. Une autre traverse la rue en poussant un landau d’où s’échappe une minuscule main, un autre enfant, plus grand, accroché à elle, dans une écharpe de portage. Café dans une main, ordinateur portable dans l’autre, une blonde presse le pas sans jeter un œil à la mendiante assise devant le distributeur à billets, avant de s’engouffrer dans un immeuble de bureaux à côté duquel se trouve un fast-food devant lequel un groupe de jeunes Blacks, sanglées dans leurs jeans taille basse, grignotent des ailerons de poulet en riant. Il suffit d’observer les rues des grandes villes occidentales pour comprendre cette mystérieuse phrase de Jacques Lacan : « La femme n’existe pas. » Désormais, les visages de la féminité sont multiples. Mais comment cette féminité vient-elle aux femmes ?

    
Pour tout un courant des sciences sociales et pour beaucoup de féministes, les comportements dits féminins seraient donc avant tout une affaire de construction sociale. Dans l’Amérique puritaine des années 1930, les travaux de Margaret Mead (1) firent l’effet d’une bombe. L’anthropologue y affirmait que les caractères des hommes et des femmes sont conditionnés par le groupe au sein duquel ils évoluent. Ainsi, chez les Chambulis de Nouvelle-Guinée, les hommes ne pensent qu’à séduire et se laissent aller à de violents accès émotifs, tandis que les femmes font montre d’un esprit pratique et d’une rationalité à toute épreuve ; chez leurs voisins Arapeshs, douceur, empathie et amour des enfants sont des traits partagés par les deux sexes ; les Mungundors, hommes et femmes, ne seraient, eux, que colère et agressivité.


    Si l’on reproche parfois aux travaux de M. Mead d’être plutôt proches du conte philosophique rousseauiste, ils ont le mérite d’avoir ouvert la voie à de multiples interrogations sur la construction des identités sexuées. Dès les années 1960, les féministes anglo-saxonnes puis françaises s’empareront de la question pour revendiquer l’égalité des droits entre hommes et femmes (2). Leur combat permettra à bien des femmes de connaître dans un certain nombre de pays une spectaculaire émancipation depuis les années 1970.


    Les stéréotypes ont 
la vie dure


    Reste que les stéréotypes dans les représentations sociales du masculin et du féminin ont toujours la vie dure. Dans Masculin/Féminin. La pensée de la différence (1996), l’anthropologue Françoise Héritier postule l’existence d’une « valence différentielle des sexes » : toute la pensée humaine s’est déployée à partir de la première différence observable, celle du corps des hommes et des femmes. Or, dit-elle, toute pensée de la différence aboutit à une classification hiérarchique. Pour F. Héritier, le caractère universel de la domination masculine participe d’une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier, la contraception marquant une rupture radicale en permettant aux femmes d’user différemment de leur corps. Le sociologue Pierre Bourdieu soulignera pour sa part que la domination masculine procède d’une « construction sociale naturalisée », les femmes ayant intégré des habitus – des modes de pensée et de comportements conscients et inconscients – de sexe, le principe de la perpétuation de ce rapport de domination étant savamment entretenu par des instances telles que l’école ou l’État.


    D’autres travaux insistent sur l’extrême précocité des phénomènes de socialisation différenciée entre filles et garçons. Dans Le Sexe des émotions (1998), le psychiatre Alain Braconnier souligne que dans nos sociétés occidentales, les comportements des parents et des adultes proches de l’enfant s’adaptent souvent, inconsciemment, dès les premières semaines de la vie, en fonction du sexe de l’enfant. Si l’on rappelle souvent à l’ordre une petite fille turbulente en lui demandant d’être « bien élevée » ou « gentille », on rit plus volontiers aux facéties d’un garçon tout aussi colérique car « c’est bien, il ne se laisse pas faire ».


    La sociologue Martine Court (3) a pour sa part analysé la façon dont les corps féminins et masculins se construisent au cours de l’enfance. Pour la chercheuse, ces différences sont observables dès la fin de l’école primaire chez des filles et des garçons d’une dizaine d’années, la famille, les médias et les pairs contribuant grandement à la fabrique d’une « vraie » fille ou d’un « garçon manqué ». Nuance intéressante, M. Court insiste sur le fait que l’on demande avant tout aux filles de se comporter comme « des filles de leur classe sociale ». Telle petite fille issue des classes populaires pourra être encouragée à « faire chanteuse » comme ses idoles de « La Star Academy » quand telle autre, issue d’une famille très bourgeoise, sera invitée à devenir une parfaite femme au foyer ou une brillante avocate.


    Les hormones font-elles un destin ?


    Mais M. Court montre aussi que cette socialisation genrée n’est en rien automatique. Les enfants ne sont pas – heureusement – de simples réceptacles des désirs parentaux ; d’autre part, les personnes dans l’entourage auxquels les enfants peuvent s’identifier sont multiples (un parent, un professeur, un adulte, un héros de la télévision), et offrent des modèles d’identification nuancés et contradictoires.


    Pourtant, un certain nombre de travaux récents, dans les champs de la neurobiologie, de la génétique ou de la psychologie cognitive, insistent sur la présence de différences innées, comportementales et cognitives entre les hommes et les femmes, différences dues à l’action des gènes, des hormones, voire à une organisation neuronale sexuée. La psychologue canadienne Susan Pinker soutient l’existence d’une nature et des qualités spécifiquement féminines. Dans Sexual Paradox (4), S. Pinker dresse un constat : dans son pays, les garçons ont deux fois plus de problèmes d’hyper­activité, quatre fois plus de troubles du langage et de l’apprentissage, dix fois plus de dyslexie. 70 % des filles ont leur bac contre seulement 59 % des garçons. Pourtant, remarque-t-elle, les hommes détiennent la plupart des postes à responsabilité et ont des salaires supérieurs. Pour quelles raisons ? Pour S. Pinker, il s’agit moins d’un effet de la domination masculine que de désirs différents des femmes face au travail et à leur façon d’appréhender l’existence. Et ces désirs seraient liés à des composantes biologiques. La testostérone rend les hommes plus vulnérables mais plus enclins à la prise de risque. L’ocytocine rend les femmes douces et empathiques. On ne compte désormais plus les études qui rebiologisent la différence des sexes, invoquant les structures cérébrales, les comportements sexuels, les soins aux enfants, les performances cognitives, chaque fois en tentant de prouver que les différences subsistent malgré toutes les variations sociales. Mais qu’en penser ? Pour la philosophe Peggy Sastre (encadré ci-dessous) : « S’agissant de la féminité, désormais on trouvera relativement peu d’études qui montrent que l’inné prime sur l’acquis, car ce n’est plus comme ça que les chercheurs travaillent, mais davantage en considérant que l’inné donne une tendance que façonne ensuite l’environnement, comme le montre l’épigénétique. »

    Ainsi, par exemple, le débat autour de l’existence d’un instinct maternel. Dès 1980, dans L’Amour en plus, puis plus récemment dans Le Conflit, la Femme et la Mère, Élisabeth Badinter a souligné que non seulement être mère n’est pas au cœur du destin féminin mais que parler d’instinct maternel n’est absolument pas pertinent du point de vue biologique. Pour sa part, la sociobiologiste Sarah Blaffer Hrdy conteste à la fois l’idée de femmes biologiquement assignées à un rôle de « pondeuses », tout en prenant ces distances avec la thèse culturaliste qui fait de l’amour maternel une construction sociale. Pour S. Blaffer Hrdy, s’il existe d’importants soubassements biologiques (hormones de grossesse, odeur dégagée par le nourrisson, etc.) qui peuvent expliquer les mécanismes biologiques de l’attachement maternel, cet amour peut se développer ou non selon l’environnement.


    Les hormones ne font pas un destin, l’environnement précoce non plus. Car, si l’on peut compliquer la boucle à l’envi – le biologique détermine le social qui redétermine le biologique etc. –, ce qui est très frappant dans ce débat, c’est l’évacuation complète d’un questionnement sur l’éventail des possibles que permet la féminité. On en retrouve paradoxalement les traces dans certaines formes extrêmes de constructivisme de la théorie queer, où des auteures comme Judith Butler et Beatriz Preciado contestent la fixité des normes sexuelles et ne négligent pas que la féminité est avant tout un concept érotique avec lequel on peut jouer, tout au long de l’existence.

     

    NOTES

    (1) Margaret Mead, Coming of Age in Samoa: A psychological study of primitive youth for Western civilisation, 1928.

    (2) Martine Fournier (coord.), « Femmes. Combats et débats », Sciences Humaines, hors-série spécial, n° 4, novembre-décembre 2005.

    (3) Martine Court, Corps de filles, corps de garçons. Une construction sociale, La Dispute, 2010.

    (4) Susan Pinker, Le sexe fort n’est pas celui qu’on croit (Sexual Paradox), Les Arènes, 2009.


    À savoir


    ◊ La théorie queer
    
Cette théorie propose de subvertir les normes de sexes 
et leur fixité : masculin, féminin, transsexuel ou travesti… 
Ces catégories peuvent être endossées selon les individus mais aussi selon les moments de la journée.

    • Trouble dans le genre. 
Le féminisme et la subversion de l’identité

    Judith Butler, La Découverte, 2006.



    Peggy Sastre, la néodarwinienne de choc


    À 30 ans, Peggy Sastre est l’un des esprits les plus décapants de sa génération. Cette philosophe qui aime les pendentifs à tête de mort, Bach et les rats-taupes, a posé un regard absolument neuf sur des questions où les préjugés ont la dent dure et où la science a tôt fait d’être vue en ennemie. Dans son détonnant Ex utero, P. Sastre prend à rebrousse-poil la maxime hippocratique « tota mulier in utero » (toute la femme est dans son utérus) et démontre, philosophie, études scientifiques et références à la mythologie, à la littérature et aux films pornos à l’appui, que les femmes sont peut-être les premières responsables des injustices dont elles sont encore victimes. Proche des thèses de Sarah Blaffer Hrdy et de Marcela Iacub, juriste qui défend le droit à la prostitution et la procréation artificielle, P. Sastre se montre très critique vis-à-vis de la bioéthique et défend l’ectogénèse (le développement de l’embryon et du fœtus dans un utérus artificiel), laquelle permettrait de donner naissance à « une autre façon de penser le féminisme ». Car, dit-elle, « rien ne m’agace plus que cette idée selon laquelle le fait de posséder deux chromosomes X m’obligerait à me reconnaître et appartenir de facto à 50 % de l’humanité ». P. Sastre prépare actuellement un essai sur la virilité. Sa façon extrêmement novatrice de mêler histoire, sociologie et théorie scientifique déconcerte parfois, pour l’instant encore, le public français…

    • Ex utero. Pour en finir
 avec le féminisme

    Peggy Sastre, 
La Musardine, 2008.

    Sarah Chiche
     
     
  • Le voyage dans le passé de Stefan Zweig

    PAR JEAN-MARC PARISIS
    28/05/2010 | Mise à jour : 17:42
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    L'écrivain autichien sur la Côte d'Azur. Polyglotte accompli, il traduisit notamment des oeuvres de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud lors de son séjour sur la Riviera au début des années 30.
    L'écrivain autichien sur la Côte d'Azur. Polyglotte accompli, il traduisit notamment des oeuvres de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud lors de son séjour sur la Riviera au début des années 30.

    Près de soixante-dix ans après son suicide, l'écrivain autrichien continue à fasciner des millions de lecteurs. Ses inédits s'arrachent, les biographies qui lui sont consacrées, aussi. Mais comment devient-on un écrivain culte?

    Entre 1911 et 1933, Brûlant secret, l'une des plus fortes nouvelles de Stefan Zweig, fut diffusé à plus de 140 000 exemplaires en Allemagne. Celui qui exécrait le succès y sera abonné jusqu'à son suicide en 1942, et après. Vivant, on le traduisait déjà presque partout en Europe, sur le continent américain, et aussi en russe, en chinois, en turc, en arménien. Brûlant secret, Amok, Lettre d'une inconnue ont chacun connu trois adaptations au cinéma, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme en compte six. Aujourd'hui, la Zweigmania se poursuit, en France notamment, où l'on s'est récemment emballé pour deux inédits en français: Le Voyage dans le passé et Un soupçon légitime, traduits en 2008 et 2009 chez Grasset, qui réédite ce mois-ci La Pitié dangereuse.Symptomatique, aussi, le succès en librairie de Laurent Seksik imaginant Les Derniers Jours de Stefan Zweig (Flammarion).

    Pourquoi cette passion? Dans la sagace et vibrante biographie qu'elle lui a consacrée et qui vient d'être rééditée (récit fluide, empathique, quasiment sans notes, à la Zweig), Dominique Bona avance des explications. Il «écrit vite et efficace», ses nouvelles sont intemporelles, «détachées de l'Histoire»et «visent l'humain». Il y a autre chose. Crépusculaires, ses fictions ont la couleur de notre époque, elles parlent à des consciences troublées. De plus, elles explorent souvent le thème du secret, et ce monde a perdu le sens du secret, le code qui chiffre et déchiffre les coeurs dans le temps.

    Avec Lotte Altmann, sa seconde épouse, qui se suicidera avec lui le 22 février 1942.
    Avec Lotte Altmann, sa seconde épouse, qui se suicidera avec lui le 22 février 1942.

    Secret et crépusculaire, mais aussi sombre et sensuel, solitaire et amical, sage et victime, c'est bien le cas de Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 dans les beaux quartiers de Vienne, la capitale d'un empire austro-hongrois opulent et figé dans sa magnificence. Son père a gagné des millions dans l'industrie textile. Sa mère porte des robes de taffetas et sillonne les salons de la bourgeoisie. Stefan Zweig est juif, mais ne pratique pas. Comme son frère aîné, il fréquente le Maximilian Gymnasium. A ce lycée qui sent la prison, l'élève passable préfère le théâtre, les concerts de Brahms ou de Schönberg, les cafés fumants de littérature. Il n'ose cependant s'aventurer au Café Central, où s'attablent Hugo von Hofmannsthal et Arthur Schnitzler, avant d'avoir fait ses preuves en poésie. Il les produira à 19 ans avec le recueil Cordes d'argent.Rainer Maria Rilke a beau lui écrire à cette occasion, Zweig doute de ses propres dons. Et déjà, il songe à partir. A Berlin, l'avant-garde le change quelques mois des chocolats de l'empire. Revenu à Vienne, il boucle un doctorat en philosophie en 1904, puis va et vient pendant dix ans: l'Europe, l'Inde, l'Indochine, les Etats-Unis, les Antilles, Cuba. Il débute comme il finira, en errant, avec pour visa permanent sa propension à l'admiration et au partage des idées. A Montparnasse, en 1911, il rencontre Romain Rolland, qui notera un jour: «L'amitié est sa religion.» Sur la toile du Vieux Monde bientôt déchirée par la Grande Guerre, il tisse des liens puissants: Emile Verhaeren, Hermann Hesse, Heinrich Mann, James Joyce. Plus tard, sa maison de Salzbourg accueillera Pierre Jean Jouve, Paul Valéry, Rabindranath Tagore; Béla Bartók, Maurice Ravel, Richard Strauss y joueront du piano.

    Depuis la terrasse de sa maison à Salzbourg (vers 1930).
    Depuis la terrasse de sa maison à Salzbourg (vers 1930).

    Avec les femmes, malgré sa timidité, c'est une autre affaire, joyeuse et prolétaire. Il apprécie les lingères, les vendeuses de bonbons, les serveuses, les fleuristes, les prostituées, les étudiantes. Rien qui n'engage, que des extases, parfois multipliées, pour dissoudre l'angoisse. Dans son journal de 1912, on lit qu'il a amené chez lui «deux amies dont les beaux corps» le «réjouissent». Cette année-là, il se lie avec Friederike von Winternitz. Séparée, émancipée, elle écrit des romans sentimentaux. Elle l'aime, respecte sa liberté. Lui l'aime, à sa façon: «J'aimerais qu'elle se débarrasse de sa sensualité, qui perturbe chez elle la pure sensation que j'ai de son admirable univers.» Mariés en 1920, elle se peindra en épouse protectrice, «prophylactique», «gardienne de son oeuvre». Une femme de paix, en somme.

    Belliciste, Zweig le fut une fois, en 1914. Pétri de culture allemande, il tempête contre la France qui «se bat pour sa naïveté et l'Angleterre pour son portemonnaie». Il reviendra de sa colère en visitant comme adjudant l'horrible front de Cracovie à Budapest. Face au désastre, il écrira une pièce de théâtre, Jérémie, à la gloire d'un prophète de la paix. Jérémie est un vaincu, c'est important pour Zweig, qui postule que la défaite grandit plus que la victoire. En 1917, lorsqu'il se rend en Suisse épauler les intellectuels pacifistes, ses discours prônent le «renoncement». Certains y voient de la lâcheté. Zweig n'est pas un lâche, c'est un idéaliste. «Citoyen d'Europe», il appelle à «considérer fraternellement comme une unité notre monde multiple». Pendant plus de vingt ans, il défendra cette idée dans des tournées de conférences, le laissant parfois épuisé «comme un chanteur de concert qui n'a plus de voix». Basé à Salzbourg à partir de 1919, il contracte des alliances purement spirituelles. Trois maîtres traitent de Dostoïevski, Balzac, Dickens. Le Combat avec le démon se consacre à Hölderlin, Kleist, Nietzsche. Trois poètes de leur vie rassemble Stendhal, Casanova, Tolstoï. Ses essais et biographies s'écrivent à l'encre empathique, à l'exception de Fouché (1929). Traître à tous sauf à lui-même, le policier de Napoléon fait figure d'intrus dans la galerie, mais il a valeur d'indice, cristallisant l'effroi politique de Zweig face à ces «joueurs professionnels que nous appelons diplomates», «ces artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés».

    1933 : ses livres sont brûlés à Berlin, comme ceux de Mann, Einstein, Freud...

    Antinazi, antifasciste, anticommuniste, Zweig n'en réfère qu'à la raison et à la poésie, si richement servies par la langue allemande depuis des siècles. Le style national-socialiste le mortifie. En 1931, il publie La Guérison par l'esprit, où l'on trouve une apologie de Freud, sur lequel on crache déjà. Freud s'agace un peu de ses simplifications. Mais Zweig se trompe sur un point plus essentiel: l'Europe ne guérira pas par l'esprit.

    Ostende, en Belgique, avec son ami l'écrivain autrichien Joseph Roth, qui disparaîtra en 1939.
    Ostende, en Belgique, avec son ami l'écrivain autrichien Joseph Roth, qui disparaîtra en 1939.

    Après l'incendie du Reichstag en février 1933, les nazis interdisent le film que Robert Siodmak a tiré de Brûlant secret. En mai, à Berlin, on brûle ses livres, comme ceux de Thomas Mann, Schnitzler, Einstein, Freud. Joseph Roth et Klaus Mann l'exhortent en vain à prendre position. Certains s'exilent, il reste en Autriche à travailler sur une vie d'Erasme, l'humaniste combattu par Luther: «Ce sera, je l'espère, un hymne à la défaite.» Il ne dévie pas de sa ligne. La logique de guerre, non plus. En février 1934, à Linz, la révolte ouvrière est écrasée par le chancelier autrichien Dollfuss allié aux mussoliniens. Le lendemain, quand la police surgit chez lui à la recherche d'armes imaginaires, il se décide à partir, seul, écrire sur Marie Stuart, à Londres. Il y rencontre Lotte Altmann, 26 ans, née en Silésie. C'est une longue fille brune, à l'air triste, de complexion fragile. Le tragique les unit; de secrétaire, elle devient sa maîtresse. De Londres, il file aux Etats-Unis pour des conférences, New York le revigore un peu. Quand il séjourne à Salzbourg, il y sent la mort. Insouciante, Friederike supporte mal sa hantise du malheur. Elle a tort, son mari a des antennes pour le pire. En mai 1936, il écrit à l'écrivain Carl Seelig: «Saisir toutes les chances qui s'offrent à nous, qui sait si nous ne serons pas tous gazés d'ici quelques années?» En août, le Brésil l'accueille tel un roi. A son retour, l'Europe spectrale lui serre l'âme comme à «un homme qui passe ses nuits dans un cimetière, sur la tombe de sa femme disparue». Toujours pas d'engagement public. Mais un livre, Le Chandelier enterré, parabole sur la persécution des Juifs au Ve siècle. En 1938, sa dépression prend corps historiquement avec l'Anschluss qui phagocyte l'Autriche. A Salzbourg, ses oeuvres partent en fumée, on saisit ses biens, sa collection d'autographes et de manuscrits. Où flotte la mèche de cheveux de Beethoven qu'il gardait précieusement? Friederike réussit à fuir en France, ils vont divorcer.

    A Londres, il se démène pour aider financièrement Joseph Roth, qui meurt en mai 1939 à Paris. Dans l'oraison funèbre rédigée pour son ami, Zweig condamne Hitler à sa manière, l'accusant d'avoir fait subir à la littérature «la plus terrible défaite de son histoire». En septembre, il épouse Lotte. Naturalisé anglais, il loge à Bath dans l'adversité: «Une vie avec une France détruite, dans une Angleterre hostile à l'Allemand et au Juif que je suis, n'a plus de sens.» L'été 1940, il quitte l'Europe avec Lotte. Après une escale aux Etats-Unis, le couple part pour le Brésil et l'Argentine, revient à New York, se pose dans le Connecticut, réembarque en août 1941 pour le Brésil. Terminus Petrópolis, dans la montagne, à 80 kilomètres de Rio. On dirait une station thermale européenne, avec un petit air tyrolien, en plus chaud, plus humide. Il écrit Brésil, terre d'avenir, mais il n'a plus que des souvenirs, et c'est Le Monde d'hier qui restera, posthume. Comme Le Joueur d'échecs. Il a perdu. Lotte va le suivre encore. Le 22 février 1942, on les trouve allongés sur leur lit, elle agrippée à lui, suicidés au Véronal. Il y a beaucoup de suicides dans les nouvelles de Zweig. A son propos, Jules Romains parlera d'un «sage». Oui, mais d'une sagesse ployant sous son propre absolu, une sagesse vulnérable, finalement invivable.

    * Stefan Zweig, de Dominique Bona, Grasset, 460 p., 20,90 euros. Les citations de S. Zweig et de F. von Winternitz proviennent de cet ouvrage.

    LIRE AUSSI :

    » Des originaux de Stefan Zweig en ligne

    » Stefan Zweig : le mystère de sa fin tragique

    » Le phénoménal M. Zweig


    POUR ACHETER LE LIVRE :

    » Stefan Zweig, de Dominique Bona, Grasset, 19,86€ sur Fnac.com

    http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2010/05/28/01006-20100528ARTFIG00341-le-voyage-dans-le-passe-de-stefan-zweig.php

  • Beethoven n'a pas composé de Lettre à Elise

    Mots clés : ,

    Alain Duault
    08/07/2011 | Mise à jour : 14:39

    LES PETITES HISTOIRES DE LA GRANDE MUSIQUE - En 1810, le compositeur installé à Vienne écrit, en pensant à une certaine Thérèse Malfatti, une Bagatelle en la mineur. Mais par quel mystère cette brève oeuvre pour piano est-elle devenue, un demi-siècle plus tard, la célèbre Lettre à Elise ?

    Enfoncé dans un gros pardessus de drap noir, des bottes crottées et avachies traînant sur le pavé, son chapeau écrasé sur ses cheveux en bataille, il marche lentement, lourdement, dans les rues de Vienne, désertes à cette heure tardive. Il s'arrête par instants, se tient aux murs, semble chercher dans l'obscurité épaisse quelque chose qu'il ne distingue pas. Il a dans la tête comme une masse cotonneuse, pesante. Cet homme qui erre dans la ville silencieuse en cherchant les remparts qu'il ne retrouve pas au milieu de cette nuit, c'est Ludwig van Beethoven. Nous sommes en mai 1810: il a 40 ans. Depuis quelques années, il est enfermé dans ce brouillard intérieur d'une surdité qui empire. Pourtant, il sait comme personne voir dans le ciel rayé de nuages ces figures qui inspirent sa musique. Car ce qu'il n'entend pas, il sait le faire résonner dans les symphonies qu'il compose et qui étonnent déjà ceux qui les découvrent. Cet homme-là a des mondes en lui. Et ces mondes se nouent, se conjuguent, s'embrasent.

    Mais alors qu'il vient de composer sa cinquième symphonie, avec ces si fameuses quatre notes qui l'ouvrent (po po po pom) et dont il explique qu'elles représentent les coups du destin («Ainsi frappe le destin à la porte», écrit-il en réponse à son ami Schindler qui l'interrogeait sur leur signification), cet homme que nous suivons cette nuit-là, errant dans les rues de Vienne, est un homme malheureux.

    En 1809, désespéré de ne pas parvenir à vivre comme il le voudrait dans cette ville qui lui paraît trop frivole pour entendre ce qu'il a de si fort à crier, Beethoven est prêt à quitter Vienne. Une jeune femme, Maria Erdödy, pourtant à demi paralysée et régulièrement rompue par des états dépressifs, sait le retenir, non par quelque manœuvre amoureuse, mais en convainquant trois mécènes de faire en sorte que Beethoven puisse vivre débarrassé de tout souci matériel. Ce sont trois jeunes mélomanes riches: le prince Lobkowitz, son beau-frère le prince Kinsky, et l'archiduc Rodolphe. Poussés par elle, ils rédigent un document officiel par lequel ils s'engagent à verser à Beethoven une rente annuelle de 4000 florins. En échange, le compositeur demeurera à Vienne pour y exercer son art. Est-ce suffisant pour rendre Beethoven heureux? Evidemment pas, mais assez pour lui permettre de se lancer activement dans son cinquième concerto pour piano... au moment où s'activent les prépar.tifs de la mobilisation d'une nouvelle guerre contre la France. Beethoven note d'ailleurs en marge des esquisses de son concerto: «Chant de triomphe pour le combat! Attaque! Victoire!» Cette victoire espérée l'exalte mais n'apaise pas tous ses tourments. Singulièrement ses tourments amoureux.

    Toute sa vie, il rêvera d'un «amour conjugal»

    Les relations de Beethoven avec les femmes ont toujours été compliquées : quelques années plus tôt, son amour pour Joséphine de Brunswick semble s'accommoder de la mort du mari de celle-ci mais la jeune femme s'éloigne pourtant. Maria Erdödy, elle aussi, après avoir obtenu qu'il demeure à Vienne, rompt avec celui pour lequel elle a œuvré et qui a un temps habité chez elle (mais pas avec elle) avant de regagner cette maison sur les remparts que lui a trouvée, en 1804, son ami Ries. Mais cette maison qui jouit d'une très belle vue sur la campagne viennoise va être secouée par l'offensive française: en cinq jours, du 19 au 23 avril 1809, Napoléon a chassé les Autrichiens de Bavière. Il marche rapidement sur Vienne et, le 11 mai, ordonne à son artillerie de bombarder la ville. Beethoven, la tête labourée par les bruits du canon, qu'il ne perçoit que comme un grondement obstiné mais lancinant, se réfugie dans une cave chez son frère en se couvrant la tête de coussins. Le 13 mai, l'armée française, 120.000 hommes, occupe Vienne. Les vivres manquent bientôt. Beethoven se sent confiné dans cette ville dont il aime tant habituellement s'échapper pour respirer la nature. Un jour qu'il se risque à une courte promenade et prend des notes sur son carnet, il est arrêté quelques heures: on le soupçonne d'espionnage ! Pour comble de malheur, Napoléon ayant décidé de détruire les remparts de la ville, ses pauvres oreilles malades doivent encore subir les grondements des mines sous ses fenêtres ! Les mois qui suivent le laissent démuni, à tous les sens du terme : les princes ne lui versent plus sa rente. Pourtant, au milieu des ruines et du malheur, alors qu'il a du mal à composer quoi que ce soit et que la disette lui fait écrire à son éditeur, début janvier 1810, qu'«il n'y a plus de pain mangeable», il rêve toujours d'attacher à sa vie une femme qui représentera pour lui cet «amour conjugal» qu'il a mis en musique dans son Fidelio. Bientôt surgira dans sa vie Bettina Brentano, la jeune amie de Goethe, messagère du romantisme.

    Mais, auparavant, il va s'exalter pour une jeune femme pleine d'un réel charme, pimenté par une sorte de gaieté d'oiseau.

    Sœur d'Anna Malfatti, la fiancée d'un de ses amis, par l'intermédiaire de qui il l'a rencontrée, cette jeune aristocrate de 18 ans, née en 1792, s'appelle Thérèse Malfatti von Rohrenbach zu Dezza. A peine Beethoven la voit-il qu'il en tombe amoureux. Il lui écrit, il soigne sa tenue quand il sait qu'il va la rencontrer, il emprunte même un miroir ! Mais cette jeune fille, qu'un pastel anonyme de l'époque nous montre comme une jolie brune frisée au regard profond, coiffée d'un large chapeau de paille, les oreilles ornées de deux magnifiques perles en forme de poire, s'amuse sans doute de ce regard que Beethoven fait peser sur elle. Sans plus. D'ailleurs, un instant lucide, il lui écrit qu'elle est «volage» et «traite tout dans la vie si légèrement». Peut-être celle qu'un tableau d'époque nous montre en robe blanche, assise au pianoforte au milieu du cercle de famille, est-elle un instant intéressée par le compositeur et virtuose, dont la réputation à Vienne n'a cessé de grandir. D'ailleurs, il pousse son avantage à travers la musique : «N'oubliez pas le piano, et en général la musique prise dans son ensemble. Vous y avez un si beau talent, pourquoi ne pas le cultiver tout à fait?» Il semble aussi qu'il compose pour elle - ou à tout le moins est-il inspiré par elle : «Quelle différence aurez-vous sentie entre la façon de traiter le thème que j'avais trouvé l'autre soir et la manière dont je vous l'ai écrit dernièrement?» Il lui parle sans doute beaucoup, elle sourit, pépie, rit, bat des mains, tourne sur elle-même avec légèreté pour dévoiler ses chevilles en pouffant et déjà Beethoven s'enflamme... Lui a-t-elle laissé entrevoir la possibilité de l'aimer? A-t-elle appuyé quelques regards avec une coquetterie propre à allu mer un incendie dans le cœur d'étoupe de Beethoven? Sans doute puisque, sans plus hésiter, en mai 1810, le compositeur s'en va faire sa demande en mariage au père, Jacob Malfatti von Rohrenbach - qui n'est que d'un an seulement l'aîné de Beethoven. Pourtant, ce n'est pas tant la différence d'âge, point extraordinaire à l'époque, qui motive le refus - elle épousera d'ailleurs six ans plus tard Wilhelm von Drossdik, un noble autrichien qui n'a qu'un an de moins que Beethoven -, mais tout simplement le fait que ni elle ni son père n'entrevoient l'utilité de ce mariage. Lorsque sa demande est repoussée, Beethoven se sent «précipité des régions de la plus haute extase dans une chute profonde». Le rêveur qu'il est se montre fragile comme un cristal qui vibre sous le doigt et peut se briser: «Je ne peux donc chercher un point d'appui qu'au plus profond, au plus intime de mon être; ainsi, à l'extérieur il n'y en a absolument aucun pour moi. Non, rien que des blessures pour moi dans l'amitié et les sentiments du même genre. Qu'il en soit ainsi, pour toi, pauvre Beethoven, il n'y a pour toi aucun bonheur de l'extérieur, c'est toi qui dois te créer tout en toi-même; seulement dans le monde idéal tu trouveras des amis.» Déchirante profes sion de foi romantique en même temps qu'affirmation douloureuse d'un échec qui le rejette dans la solitude. Il ne lui reste qu'à boire, à creuser en lui, à errer la nuit pour retrouver sa maison, à composer pour vivre une autre vie.

    Tout cela n'aurait été qu'une étape de plus dans les difficiles relations de Beethoven avec les femmes si cette Thérèse Malfatti n'avait fait que ce passage météorique dans sa vie. Mais elle y a aussi imprimé sa marque à travers une œuvre pour piano brève qui demeure aujourd'hui une des plus célèbres du compositeur, même si elle n'a été publiée qu'après sa mort: c'est la Bagatelle en la mineur, plus connue sous la dénomination (qui n'est évidemment pas de Beethoven) de Lettre à Elise. Quel rapport avec Thérèse Malfatti ? Il semble avéré que c'est à l'intention de la jeune Thérèse que Beethoven a composé cette pièce souple et fluide dont le thème annonce le style de Chopin (qui naît d'ailleurs cette même année 1810...). Cette Bagatelle est demeurée dans une liasse de ses manuscrits jusqu'à la mort du compositeur, en 1827.

    Aurait-elle eu le même succès si elle s'était appelée la «Lettre à Thérèse»?

    Ce n'est qu'en 1865 que le musicologue Ludwig Nohl, qui l'a découverte, décide de la publier. Mais le document est en mauvais état et sa lecture est difficile. Ludwig Nohl se concentre sur la musique, qu'il restitue, avant d'observer la dédicace manuscrite: il lit «für»,c'est-à-dire pour, puis un prénom dont il distingue bien les deux dernières lettres «se», sans parvenir à déchiffrer le début, sorte de pâté d'encre dont même l'analyse à la loupe ne montre rien de clair. Ludwig Nohl a peut-être une cousine ou une nièce qui répond au doux prénom d'Elise avec se à la fin... Toujours est-il qu'il fait imprimer für Elise quand il publie cette Bagatelle deux ans plus tard, en 1867. Le succès de cette charmante mélodie est fulgurant et la simplicité de son exécution telle qu'elle fait bientôt fureur dans les salons. Il faut donc lui trouver un nom. Elle est dédiée à Elise? Va donc pour la Lettre à Elise. Aurait-elle eu le même succès si elle s'était appelée la Lettre à Thérèse?

    Reste que si Beethoven n'a jamais écrit de lettre à Elise, il n'en a pas moins composé une fort jolie mélodie en souvenir d'une jeune fille qu'il a peut-être aimée ou cru aimer et qui ainsi, sous son faux prénom, demeure à jamais dans la mémoire des mélomanes. Et ce, sans qu'elle l'ait sans doute jamais entendue: Thérèse mourut en 1851, seize ans avant la publication de cette Lettre à Elise.

    http://www.lefigaro.fr/musique/2011/07/08/03006-20110708ARTFIG00479-beethoven-n-a-pas-compose-de-lettre-a-elise.php

     

  • Dix albums en sélection

    CritiqueUne sélection du service Livres de Libération
    Par GÉRARD LEFORT

    Michel Le Bris
     
    N.C. Wyeth, l’esprit d’aventure
     Hoëbeke, 144 pp., 35 euros.
    Umberto Eco (sous la direction de)
     
    Histoire de la beauté. Histoire de la laideur
     Traduit par Myriem Bouzaher (italien), et François Rosso (grec et latin). Flammarion, 438 et 452 pp., 78,90 euros les deux volumes en coffret.
    Dictionnaire international de la sculpture moderne et contemporaine
     Editions du Regard, 560 pp., 86 euros.
    30 000 ans d’art. Histoire de la créativité humaine à travers le monde et le temps
     Phaidon, 1 064 pp., 49,95 euros.
    Stéphane Audoin-Rouzeau et Gerd Krumeich
     
    Cicatrices. La Grande Guerre aujourd’hui
     Photographies de Jean Richardot Tallandier, 180 pp., 39 euros.
    Eugene Richards
     
    The Blue Room
     Phaidon, 168 pp., 75 euros.
    Théophile Gautier
     
    Venise
     Editions de l’Amateur, 160 pp., 15 euros.
    DENIS DAILLEUX
     
    Fils de roi
     Gallimard, 127 pp., 29 euros.
    L’Œil du IIIe Reich. Walter Frentz, le photographe de Hitler
     Perrin, 256 pp., 29,90 euros.
    Pierre Dubois et Camille Renversade
     
    Dragons et chimères, carnets d’expédition
     Hoëbeke «Légendaire», 128 pp., 32 euros.

     

    art
    Si Michel Le Bris, fondateur du festival Etonnants Voyageurs, n’avait pas, enfant, feuilleté dans le grenier familial les vieux livres d’aventures des éditions Scribner illustrés par N.C. Wyeth, cet ouvrage superbe n’aurait jamais vu le jour. L’écrivain incollable sur la saga des pirates et sur Stevenson rend hommage à l’illustrateur de l’Ile au Trésor,Robinson Crusoe et autre Dernier des Mohicans. N.C. Wyeth (1882-1945) a réalisé plus de 3 000 dessins dans sa carrière et donné vie à 112 ouvrages. Western, pirates, fées ou vikings, il les a tous ressuscités. Dans ce livre qui compte plus de 130 illustrations, on retrouve le génie de celui qui fut aussi le créateur des premières pubs Coca-Cola et Lucky Strike : une force de trait, une énergie, un tremplin merveilleux à l’imagination. Et une vision rêvée de l’Amérique.

    D.Py

    L’Histoire de la beauté a connu un beau succès : traduite en près de trente langues. Par une riche iconographie et une anthologie de textes littéraires, philosophiques, esthétiques, Umberto Eco y reconstruisait les modes dont tour à tour, de la Grèce antique à nos jours, a été conçue la beauté de la nature, la beauté artistique, la beauté des astres, des formes mathématiques, des parures, des palais, des corps… Aussi magnifiquement illustrée, mais d’un plus grand raffinement encore, les sources iconographiques étant plus secrètes ou enfouies que celles de la beauté, l’Histoire de la laideur n’a pas égalé ce succès : l’acheter était simple, l’offrir plus compliqué. Problème résolu : les deux volumes sont aujourd’hui réunis en un élégant coffret. Rapprochement heureux, car, sans faire de l’un le contraire de l’autre, il montre que le beau et le laid sont indissociables et ont pour «enfant» l’ambiguïté, aussi attirante que repoussante, plus attirante que la parfaite beauté, qui ne charme guère, moins repoussante que la simple laideur, qui toujours intrigue ou fascine.

    R.M.

    Déjà, il y a très peu de dictionnaires entièrement consacrés à la sculpture. Et en plus ce Dictionnaire international, réalisé par Alain Monvoisin, est le premier à traiter uniquement le XXe siècle et le début du XXIe. Il est aussi le seul à aborder cette discipline dans toutes ses formes et tous ses champs en mentionnant des artistes qui peuvent se revendiquer sculpteurs comme certains vidéastes (Bill Viola, Gary Hill) ou certains photographes (Thomas Demand)… Avec 1 500 entrées, 600 illustrations couleur, des notices bien faites rédigées en petits caractères, il s’agit indéniablement d’un vrai dictionnaire. En prime, une belle couverture matelassée avec une photo du fameux Ballon Dog (red) de Jeff Koons.

    H.-F.D.

    Un voyage autour de la terre en 30 000 ans et à travers 1 000 chefs- d’œuvre de la préhistoire à nos jours, voilà l’ambitieux programme que propose cette Histoire de la créativité humaine… Gageure a priori impossible mais projet éditorial in fine réussi. On a quitté l’histoire de l’art chapitrée à la Ernst Gombrich pour une encyclopédie visuelle au fil chronologique mêlant tout aussi bien l’art occidental (de l’Antiquité à l’art moderne en passant par le Moyen Age ou la Renaissance), les arts dits «premiers» et l’art de l’Orient musulman ou de l’Asie bouddhique. Il ne s’agit plus de circonscrire la création dans des aires géographiques hermétiques ni de la cloisonner dans des nomenclatures hiérarchisées : Art, arts décoratifs. Vers 450 avant J.-C. on passe du Discobole de Myron (Grèce classique) à une tête d’homme Sokoto (Nigeria). Chacune en pleine page avec article indiquant la période et le style, les œuvres forment des diptyques et offrent des parallèles originaux : une bannière funéraire des Han occidentaux en regard d’un visage d’albâtre du Royaume de Saba ; un portrait de dignitaire coréen de la dynastie Choson à côté d’un Vieillard assis par Rembrandt.

    S.J.R.

    histoire
    La guerre détruit les corps, elle mutile et éventre aussi les paysages. Des Vosges à la mer du Nord, le photographe Jean Richardot a suivi l’ancienne ligne de front à la recherche des blessures toujours visibles de la Première Guerre mondiale. Des barbelés qui sortent encore de terre pour barrer le passage, des sols jonchés de vestiges et de débris métalliques, des trous, des ruines ou des «dunes» sculptées par les obus, des croix et des mémoriaux oubliés, des graffiti sur les casemates ou les blocs de béton effondrés. Deux spécialistes de la Grande Guerre, l’un Français, l’autre Allemand, commentent ce parcours qui dit à sa manière, distante et silencieuse, toute la violence du combat.

    D.K.

    photo
    Eugene Richards (né en 1944, à Dorchester, Massachusetts) offre à ses sujets le cadre d’une dimension universelle. Il est un photographe rare. Il donne l’impression qu’il a réalisé le sujet pour que vous compreniez un peu mieux ce qui se passe autour de vous. Il est l’ambassadeur des oubliés, des paumés, des drogués, il est l’un des nôtres. Jusqu’au Gros Bébé et autres histoires, également publié par Phaidon, il voyait en noir & blanc. The Blue Room est en couleurs, avec beaucoup de rouge. C’est un voyage de trois ans et demi dans l’Amérique rurale, champs, chevaux, granges. Tout est là de la vie, et pourtant tout est mort. Silence total, pas âme qui vive, rien. Eugene Richards entre dans des maisons abandonnées et photographie les restes. Insectes morts. Poupées aux yeux vides. Robe de mariée pendue. Vaisselle cassée. Mégots. Jeu de cartes perdues dans la poussière. Vieilles chaussures. Pendule arrêtée. Et lui qui remonte le temps, et reconstitue des albums de famille disparue. Un puzzle providentiel.

    B.O.

    Désormais riche de huit titres, la collection Sépia accueille Théophile Gautier (1811-1872) à Venise, aussi excité qu’un chercheur d’or. Tout lui plaît, et il s’attache à décrire au plus près les merveilles qu’il découvre, de la gondole, «mollusque» indigène, à la basilique Saint-Marc, «colossal reliquaire des civilisations disparues». Jamais tenté par les béquilles de l’histoire, toujours proche de la peinture, Gautier flâne dans Venise, «coquette des aquarelles», et jouit du spectacle. Des pêcheurs exhibant un dauphin. Le chien qui tire les numéros pour la loterie. La soupe aux pidocchi sous une treille de Quintavalle. La fabrication des jaserons, ces «imperceptibles petites chaînettes d’or, ténues comme des cheveux». Les glaces du café Florian. Le long récit de Gautier est accompagné de photographies anonymes. L’ensemble a un charme fou.

    B.O.

    Denis Dailleux, fidèle à sa tradition, poursuit ses portraits de jeunes Egyptiens qui, à en croire le titre de son dernier ouvrage, sont tous fils et filles de roi. De fait, sous les traits de tel garçon, on peut imaginer le physique de Pharaon et sa beauté et, sous le visage énigmatique d’une jeune fille, ce que devait être la splendeur débarrassée de Néfertiti. Mais aussi des rois et des reines du macadam, des palmeraies ou des bistros du Caire. La mise en page est intelligente qui, en regard des visages, place des paysages, qu’ils soient urbains ou de la campagne. Ces contrepoints disent autrement la même chose : l’amour fou d’un pays, ses sortilèges aussi. Quand on passe la main sur les images de Denis Dailleux, on sent la chaleur.

    G.L.

    Moins connu que la cinéaste Leni Riefenstahl - dont il fut le cameraman pour les Dieux du stade - ou que Heinrich Hoffmann, le photographe personnel de Hitler, Walter Frentz a pourtant «profondément marqué l’iconographie du IIIe Reich». Un livre «sans complaisance ni fascination» montre son œuvre au travers de plusieurs centaines de photos, dont beaucoup en couleurs, et l’explique grâce aux contributions d’une dizaine de spécialistes allemands et de l’historien français Fabrice d’Almeida. Vie quotidienne dans l’entourage du Führer, portraits de personnalités, quelques scènes de guerre dont certaines d’une rare violence, mais aussi visites dans les camps et vues des villes allemandes bombardées : un très impressionnant panorama, vu par «l’œil du IIIe Reich», enrichi de textes d’une grande qualité - par exemple sur l’usage de la couleur en photographie à des fins de propagande politique. Le tout pour un prix extrêmement raisonnable.

    J.-D.M.

    dragons
    Un carnet d’expédition oublié, rempli d’images, de croquis et de schémas, a été retrouvé dans un tiroir du Muséum d’histoire naturelle. Enfin, imaginons que… C’est à quoi invitent le conteur Pierre Dubois et l’illustrateur Camille Renversade dans un livre au bon goût de chimères et de XIXe siècle. Une première expédition part en novembre 1897 en Afrique à la recherche de dragons. Le séjour n’est pas de tout repos, tant les animaux les plus exotiques assaillent l’équipe, dont des Rhacodactylus Draco minus, en gros de petits dragons volants qui n’auraient pas déparé dans l’enfer de Jérôme Bosch. Les membres de l’expédition, bientôt repartis aux Indes, auront fort à faire avec des harpies de cauchemar, croiseront la licorne issue de nos rêves et le fameux dodo, hélas disparu pour l’humanité mais pas pour la postérité.

    F.Rl

    Pour les lire les autres articles du supplément livres de Libération du jeudi que je lis depuis...

    http://www.liberation.fr/culture

    Pour lire mes autres notes "lu dans la presse":

    http://www.lauravanel-coytte.com/search/lu%20dans%20la%20presse

  • Les îles des Princes, dernières traces de cosmopolitisme en Turquie

    Ulysse | 24.11.2011 à 09h59 Par Marie-Amélie Carpio

    Le port de Heybeli, à portée de vue d'Istanbul. Le port de Heybeli, à portée de vue d'Istanbul. | MARIE DORIGNY

    Les Turcs les appellent familièrement "adalar", autrement dit "les îles". Sur la carte, neuf bouts de terre posés en mer de Marmara, à seulement quelques encablures d'Istanbul. Et déjà un autre monde, une échappée belle, loin de la promiscuité et du tumulte affairé de la capitale. Après une demi-heure de "vapur" au milieu des tankers et des frêles esquifs de pêcheurs, les îles des Princes surgissent de la brume.

    brume.

    Le "vapur" en provenance d'Istanbul, au loin.Le "vapur" en provenance d'Istanbul, au loin. | MARIE DORIGNY

    Retraite des mystiques byzantins puis, au XIXe siècle, des élites ottomanes, elles sont devenues le refuge des Stambouliotes fuyant les chaleurs estivales.

    A bord du "vapur" vers les îles aux Princes.A bord du "vapur" vers les îles aux Princes. | MARIE DORIGNY

    Mille ans d'histoire y contemplent le voyageur, dans une atmosphère de temps suspendu. Sur les quatre îles habitées de l'archipel, Kinaliada, Burgazada, Heybeliada [ou Heybeli] et Büyükada, les voitures sont bannies ; les déplacements s'effectuent à pied, à vélo et en calèche. La vie s'y écoule paresseusement, entre les monastères byzantins perchés à flanc de pinèdes, et les somptueuses villas en bois Belle Epoque, enveloppées dans les effluves de jasmins et de bougainvilliers.

    Le transport des hommes et des marchandises se fait en calèche, appelée "Fayton".Le transport des hommes et des marchandises se fait en calèche, appelée "Fayton". | MARIE DORIGNY

    Dès les premiers temps de l'Empire romain d'Orient, l'âpre solitude des îles a attiré les ermites, avant que les princes byzantins n'y bâtissent couvents et monastères, ce qui valut aux îles le surnom de Panadanisia, "îles des Prêtres". Dans le silence des cloîtres, les mystiques côtoyèrent bientôt les exilés politiques, alors que les monastères devenaient des lieux d'emprisonnement au gré des intrigues de cour, dont Byzance foisonnait. Une bastille insulaire pour empereurs déchus, princes écartés du trône, généraux ou ministres à l'ambition trop menaçante. Dans ce terminus des illusions perdues furent un temps exilées les impératrices Zoé, Irène et Théodosia, comme le patriarche Méthodius, confiné dans une crypte pendant sept ans, tandis que l'empereur Romain IV Diogène y connut une fin ignominieuse, une révolution de palais le laissant les yeux crevés, enfermé dans un monastère où il mourut en peu de temps. Une tradition tenace. En 1960, les membres du gouvernement du Parti démocrate, renversés par un coup d'État militaire, furent emprisonnés sur la petite île de Yassiada.

    De ces geôles monacales, il ne reste que quelques ruines, et le nom d'"îles des Princes" en référence aux illustres prisonniers. La vocation religieuse des îles est, elle, toujours présente dans les nombreuses églises et les quelques monastères orthodoxes qui se dressent encore au sommet des collines boisées, en particulier celui de la Sainte-Trinité. Construit au IXe siècle sur l'île d'Heybeliada, il abritait depuis 1844 la grande école de théologie des orthodoxes, qui forma tout le clergé grec de l'Empire ottoman, puis de la Turquie, jusqu'en 1971. Les autorités turques l'ont fermé à la suite des affrontements entre Grecs et Turcs à Chypre. A ce jour, le séminaire est toujours clos, hypothéquant le renouvellement du clergé orthodoxe turc malgré les pressions de l'Union européenne, qui a fait de sa réouverture un test du respect de la liberté religieuse par Ankara.

    "C'était une école de théologie unique. Tous les patriarches de l'Empire sont sortis d'ici, et au XXe siècle le clergé orthodoxe d'Amérique, d'Europe, d'Australie et des Balkans y était formé", explique Sotirios Varnalidis, professeur de théologie à l'université Aristote de Thessalonique, en Grèce, qui s'occupe aussi de la magnifique bibliothèque du monastère, que des chercheurs du monde entier continuent à fréquenter.

    Sotirios Varnalidis, l'ancien directeur de la bibliothèque du monastère de la Sainte-Trinité, parti enseigner à Thessalonique.Sotirios Varnalidis, l'ancien directeur de la bibliothèque du monastère de la Sainte-Trinité, parti enseigner à Thessalonique. | MARIE DORIGNY

    Elle abrite près de 60 000 livres, dont une partie du fonds Métrophane, du nom du patriarche de Constantinople qui le constitua au XVIe siècle. On y trouve quelques-uns des plus vieux livres imprimés de l'Histoire. Joyau de la collection, un exemplaire des comédies d'Aristophane daté de 1484. Exception faite des visiteurs temporaires, seuls un évêque et un diacre veillent en permanence sur le monastère de la Sainte-Trinité. "De temps en temps, des prêtres viennent de Grèce pour assurer les fonctions liturgiques avec un visa de tourisme, valable trois mois seulement, mais ce n'est pas une solution durable. Nous ne pouvons pas dépendre de l'extérieur, nous avons besoin de nos propres prêtres."

    Messe dominicale à St-Nicolas. Le faste du rituel grec-orthodoxe a pour seuls spectateurs une poignée de fidèles locaux et quelques touristes de passage.Messe dominicale à St-Nicolas. Le faste du rituel grec-orthodoxe a pour seuls spectateurs une poignée de fidèles locaux et quelques touristes de passage. | MARIE DORIGNY

    Dans le monastère de Saint-Georges, sur Heybeliada, le rôle de gardien du temple est tenu par l'archidiacre Nectarios Selalmazidis. L'édifice a été construit il y a mille ans, et plusieurs fois rebâti au gré des tremblements de terre et des incendies successifs. Les derniers moines sont partis au début du siècle dernier. "Le monastère était quasiment vide quand je suis arrivé, il y a sept ans. J'ai alors commencé à restaurer et à acheter des meubles et des objets anciens", se souvient l'archidiacre. Avec la patience du collectionneur, il a donné des allures de musée à ce monastère déserté. Dans les enfilades de pièces, des poêles, des services à thé et des coffres de l'époque ottomane voisinent avec les photos en noir et blanc des anciens patriarches, et une précieuse relique, la robe d'ordination de Nicodème, patriarche de Jérusalem à la fin du XIXe siècle.

    L'archidiacre Nectarios Selalmazidis veille seul depuis sept ans sur le monastère de St-Georges.L'archidiacre Nectarios Selalmazidis veille seul depuis sept ans sur le monastère de St-Georges. | MARIE DORIGNY

    Les îles furent souvent la proie des pillards, des pirates ou des croisés. L'antique porte d'entrée de Saint-Georges porte les stigmates de ces luttes anciennes : on y voit les traces d'une rigole où s'écoulait l'huile bouillante que les moines destinaient aux corsaires. Aujourd'hui encore, le monastère garde l'allure d'une forteresse assiégée. Et les barbelés qui l'entourent et les terrains qui lui ont été confisqués pour construire l'Ecole navale turque témoignent des estocades politiques contemporaines, indexées sur les relations entre la Grèce et la Turquie concernant la question chypriote. Des antagonismes qui n'en finissent pas d'exaspérer Nectarios Selalmazidis. "Nous avons des différences politiques, mais nous sommes un même peuple. Nous avons vécu tant de siècles ensemble ! Nous avons la même nourriture, la même musique, les mêmes coutumes. Si les gouvernements grec et turc décidaient de faire des tests ADN, ils seraient bien en peine de nous différencier."

    Sous l'Empire ottoman, les minorités jouissaient d'une tradition de tolérance. C'est sans doute les îles des Princes qui incarnent le mieux ce que fut cette coexistence des communautés au temps de la Sublime Porte. Au milieu du XIXe siècle, la création de la première ligne de bateaux à vapeur entre Istanbul et les îles entraîna un développement spectaculaire de ce qui n'était alors que de petits villages de pêcheurs. Brusquement arrachées à leur isolement, les îles devinrent le dernier lieu de villégiature à la mode. Les grands négociants grecs, arméniens et juifs et les riches ottomans y firent bâtir de somptueuses résidences d'été en bois, les kösk (entourés d'un jardin) et les yali (situés sur le rivage).

    Ruelle bordée de "kösk", les maisons en bois traditionnelles.Ruelle bordée de "kösk", les maisons en bois traditionnelles. | MARIE DORIGNY

    Ces vastes manoirs aux vérandas et aux colonnades savamment ouvragées se dressent toujours sur les îles des Princes. Vestiges plus ou moins branlants de la grandeur passée, certains s'épanouissent encore orgueilleusement dans un encadrement de glycines, de jasmins et de lauriers-roses, tandis que d'autres sont réduits à l'état de ruines. Plus que les errements d'une urbanisation anarchique, qui bétonna une partie des îles dans les années 1980, c'est surtout le coût d'entretien des villas qui rend leur préservation difficile.

    Avec sa façade écaillée, dévorée par le lierre, ses poutres branlantes et son parquet vermoulu, la vaste demeure de Constantine Pingo n'est plus que le fantôme de l'ancienne opulence familiale. Le sémillant vieillard grec ne la quitterait pourtant pour rien au monde. Il égrène ses souvenirs depuis le balcon du deuxième étage, devant une vue imprenable sur Heybeli. Des nuages de pollen s'élèvent dans l'air du soir, enveloppant les collines environnantes d'une brume dorée. Sa famille, qui travaillait dans le commerce des bijoux au grand bazar d'Istanbul, a acheté la villa à des aristocrates en 1944, séduite par la tranquillité de l'île. "Quand j'étais enfant, on était ravitaillé par des ânes, et on montait jusqu'ici sur leur dos, se souvient-il. Un espace leur était réservé dans le jardin, à côté du bassin à poissons, où l'on avait coutume de jeter de la résine de pin pour parfumer les lieux."

    C'est à Büyükada que l'on trouve les plus beaux vestiges de ces riches heures. Cette "Trouville fashionable", selon le mot de l'écrivain français Gustave Schlumberger au XIXe siècle, était sans doute l'île la plus cosmopolite de l'archipel. "Les habitants et les visiteurs estivaux appartiennent à toutes les nations, à toutes les races et à toutes les religions", décrit l'écrivain grec Chasiotes. "Partout ce ne sont que divertissements, concerts, excursions, courses d'ânes, de bateaux, danses..." Vers 1850, le romancier français Louis Enault renchérit : "Pendant le jour, Prinkipio [l'ancien nom grec de Büyükada] semble un désert brûlant. La vie commence quand descend la fraîcheur du soir. Il est alors fait assaut de luxe, sinon d'élégance, et les femmes en folles toilettes, robes décolletées et fleurs dans les cheveux, se promènent suivies d'un cortège d'adorateurs."

    Au fond à gauche, le Splendid Palas Hotel, fondé en 1911 sur l'île de Büyükada.Au fond à gauche, le Splendid Palas Hotel, fondé en 1911 sur l'île de Büyükada. | MARIE DORIGNY

    Construit en 1908 sur le front de mer, le Splendid Palas Hotel a gardé l'atmosphère de la Belle Epoque. Avec sa façade de bois blanc aux volets rouges et ses deux coupoles argentées, c'est l'un des bâtiments les plus emblématiques de Büyükada. "C'est un devoir familial et national de le restaurer", insiste Münir Hamamcioglu, le petit-fils du fondateur, qui fut le dernier maréchal des armées ottomanes. Dans le salon de l'hôtel, un portrait de l'aïeul en grand uniforme voisine avec plusieurs photos d'Atatürk, qui y séjourna quand il n'était encore que général.

    Münir Hamamcioglu, lui, a passé toute sa jeunesse à Büyükada et connu ses heures fastes et insouciantes. "Quand j'étais petit, au début des années 1950, il y avait une très large communauté grecque. Elle organisait toujours un bal de bienfaisance. C'était un bal masqué qui avait chaque année un thème différent, avec des orchestres italiens et des lanternes chinoises. Nous n'avions pas le droit de quitter nos chambres, alors nous regardions d'en haut. Nous avons grandi au milieu de cette ambiance." Les souvenirs sont beaux. Les descendants des anciens habitants grecs reviennent parfois passer leurs étés sur l'île, tout comme quelques veuves juives que Münir Hamamcioglu a connues jeunes filles. "Elles continuent de passer l'été à l'hôtel. Elles ont gardé les mêmes chambres, s'amuse-t-il, et portent toujours trois habits différents dans la journée." Pour autant, le cosmopolitisme des îles des Princes n'est plus qu'un souvenir. Les politiques discriminatoires à l'égard des minorités, et en particulier des Grecs, ont fait partir la population traditionnelle des îles. Et dans le même temps, les îles ont accueilli une population croissante de Turcs.

    Des traces du cosmopolitisme d'antan subsistent, il est vrai. A Burgaz, Grecs, Arméniens, Juifs, Turcs sunnites et alévis, une minorité musulmane non reconnue par les autorités, continuent de cultiver les anciennes traditions d'échange entre communautés. "Quand un chrétien meurt, sa dépouille est exposée soit dans la cour de la mosquée, soit dans le jardin du cemevi [le lieu de culte des alévis] avant les funérailles", explique Metin Tüzün, un ancien député installé à Burgazada depuis trente-six ans. "Nous nous souhaitons mutuellement les fêtes religieuses, Pâques, l'Aïd. Nous sacrifions le mouton ensemble, Grecs, juifs et musulmans." A Büyükada, derrière les établissements à la mode du front de mer, les anciens se retrouvent au café Malatya : Grecs, Arméniens, Juifs, Turcs et Kurdes y jouent chaque jour aux cartes ensemble. Dans les rues, l'appel du muezzin se mêle au son des cloches des églises, tandis que les conversations de rue, d'où s'élèvent des mots grecs, turcs et arméniens, font flotter un parfum de babélisme. On entend même encore du ladino, cette langue parlée par les Juifs espagnols au XVe siècle et qu'ils ont continué à utiliser dans l'Empire ottoman, où ils avaient fui l'Inquisition des Rois Catholiques.

  • Keith Haring, l'énergie vitale de l'art

     

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    EN IMAGES - Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris rend tout son poids politique au prince du street art.

     
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    Keith Haring n'est pas mort à New York en février 1990, à 31 ans, des suites du sida. Il vit et travaille à Paris, comme le veut la formule consacrée de l'art. Star subversive du street art, ce dessinateur-né a été fêté dans un tourbillon de musique, de happenings et d'œuvres qui se répondent en un langage nouveau, signalétique et direct comme un feu vert à Manhattan. Comme tous les peintres au musée, il reste jeune pour l'éternité. Énergumène aux cheveux frisottés et aux grosses lunettes rondes de clown, il regarde en dehors du tableau, comme à la recherche d'une ligne de fuite (Self-Portrait, 1985). Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris est littéralement balayé par le souffle décapant de cet artiste grave derrière l'éclat de la couleur et virtuose derrière la simplicité du trait qui danse. Un choc visuel, tout en messages, en questions et en émotions.

    Une énergie vitale transporte cet ensemble jamais réuni de quelque 250  œuvres, bâches, dessins, tableaux, céramiques et autres totems géants parcourus par cette nouvelle langue des signes. On monte à plus de 360, si l'on isole chaque élément des nombreuses séries historiques exposées (Storyboard, spectaculaire accrochage, dès la première salle, qui reconstitue l'exposition clé chez Tony Shafrazi à New York en 1980). «Qu'est-ce que cela change?», s'interroge-t-on en lisant la longue liste des expositions monographiques qui ont porté Keith Haring, mort ou vif, du Pittsburgh Center for Arts (1978) à la Kunsthalle de Vienne (2010), du Ludwig Museum de Budapest au Musée d'art contemporain de Lyon (2008). Ou, plus prosaïquement, des enchères de New York à la dernière foire d'Art Basel Miami Beach.

    Chaque pièce de son œuvre est porteuse d'un message directement politique

    Dieter Buchhart

    «Tout simplement la mesure de l'artiste», souligne Fabrice Hergott, pas fâché que son musée rende sa taille héroïque à ce prince du street art. Keith Haring est souvent résumé à sa formule pop, à un tee-shirt rouge ou noir sur lequel figurent un bébé rayonnant, un chien qui aboie, un corps transpercé d'un soleil, une soucoupe volante des années 1950, un cœur avec deux croix, un sexe dressé comme une arme (son Pop Shop fut l'adresse miraculeuse au 292 Lafayette Street à Soho). Tout un codex apparemment gai - dans les deux acceptions du terme - qui semblait emprunter à la fureur de vivre des années 1980 à Manhattan, avant l'hécatombe de la drogue et du sida (à déguster, le polaroid de ­Madonna, si jeune et fraîche sous sa perruque rose de japonaise). C'est tout le propos de cette rétrospective bluffante par sa réunion de famille in extenso, les ­leçons sous-jacentes qu'elle en tire ­visuellement… Et les prêts princiers qu'elle a obtenus: tableau phare mis en couverture du catalogue, le héros ­traversé par les chiens, peint sur une ­bâche jaune ­soleil en 1982, est prêté par la Sheikha Salama Bint Hamdan al-Nayan, autrement dit la famille régnante d'Abu Dhabi!

    Prévenez les allergiques à l'esprit clairement engagé: Keith Haring, c'est politique. Le point de départ des commissaires de cette exposition «Keith Haring. The Political Line», Dieter Buchhart et Odile Burluraux, n'est pas une théorie fumeuse de plus. Tout est là, dans le cadre. «Chaque pièce de son œuvre est porteuse d'un message directement politique, analyse Dieter Buchhart. Au sens de l'individu dans l'espace public. Pour la liberté d'expression avec sa série de dessins à la craie dans le métro de New York. Pour le droit d'être différent et heureux avec tous ses dessins qui célèbrent l'amour libre. Contre l'homophobie, mais aussi le racisme aux États-Unis et la ségrégation en Afrique du Sud. Contre le capitalisme et ses excès d'esclavagiste.»

    Prévenez les parents, soucieux d'une enfance à jamais innocente: Keith Haring, c'est sexe. Comme chez son compatriote Robert Crumb. Le plus souvent entre hommes (Safe Sex, acrylique sur toile fort explicite, 1985), les femmes étant plutôt réservées à la maternité ou à la conception du monde, tota mulier in utero. Parfois - et c'est le plus terrifiant de ces fresques primitives si pimpantes avec leur rose, leur vert salade, leur mauve psychédélique - entre victimes et bourreaux, duels cruels entre chiens et loups (énorme diptyque de 1984 aux chiffres de l'Apocalypse, 666, qui sublime les défunts en anges parmi les ovnis).

    Prévenez les sceptiques: Keith ­Haring, c'est géant. Par les formats, par la variété des matériaux, de la voiture à l'énorme céramique maya, par la déclinaison du signe, joyeux, vivant jusqu'à la mort, atroce punition de la condition humaine.

    «Keith Haring. The Political Line», jusqu'au 18 août au Musée d'art moderne de la Ville de Paris.

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  • Etienne Daho, l'insouciance d'un Week-end à Rome

     

    Par , publié le 10/07/2014 à 08:00

    Les Francofolies ont 30 ans. L'occasion d'une balade estivale à travers ses succès cultes. Cette semaine: Week-end à Rome, d'Etienne Daho, chapitre frivole et pop d'un disque solaire de 1984, La Notte, la notte, où le chanteur rennais impose sa marque. Un air d'un temps insouciant qui n'allait pas durer.

    Etienne Daho, l'insouciance d'un Week-end à Rome

    Le chanteur français Etienne Daho sur le plateau du "Grand Journal" de Canal Plus, à Paris, le 21 novembre 2013.

     

    afp.com/Joël Saget


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    Eloge de la nuit. Triomphe de l'hédonisme. Sacre de la bohème... La France de la génération Mitterrand se déhanche avec insouciance cet été 1983 sur Sweet Dreams (Are Made of This), Let's Dance ou Billie Jean. A Rennes, le groupe new wave Marquis de Sade, et son cortège de "jeunes gens modernes", comme les a qualifiés le magazine Actuel, a rendu la ville effervescente. Le Paradise, la Prison, le Batchi, boîtes en vogue, rassemblent tous les couche-tard. Qui rebondissent le jour venu dans les bars branchés, à l'Epée ou à l'Aventure, où il faut être vu.  

    C'est là qu'Etienne Daho écrit, sur un coin de table, les textes d'un album commandé par Virgin dont il est la première signature hexagonale. Son disque précédent, Mythomane, de la pop mini maliste, a frétillé grâce à quelques chroniques - Rock & Folk l'a classé sous la catégorie "Frenchy but chic". Le "cow-boy", comme on l'appelle - du nom d'une de ses chansons - fait partie de la bande à Frank Darcel (Marquis de Sade), où gravite également Arnold Turboust. Daho a 27 ans, il gagne sa vie comme DJ, collectionne les vinyles du Velvet Underground et de Françoise Hardy. C'est le temps des copains fauchés, des tequilas frappées, du cinéma d'art et d'essai. Le chanteur cinéphile applaudit Vacances romaines. S'emballe pour La Dolce Vita. Vibre devant La Notte, d'Antonioni. Et cette fois, le choc est double. 

    Sortir ce soir? Oui, et tous les soirs

    Week-end à Rennes. Semaine à Dinard et à Saint-Lunaire. Ou l'inverse. Côté musique, Etienne Daho répète ses nouveaux morceaux dans une école désaffectée, entouré de ses complices Frank Darcel, producteur du projet, et Arnold Turboust, en maître des claviers. Xavier Géronimi assure la guitare, Frédéric Cousseau, batteur de Suicide Roméo, a été réquisitionné, ainsi que François Daniel, spécialiste de la basse slappée (technique de jeu de percussion). Côté club, la nuit ne finit jamais. Au Paradise, mais aussi à la Chaumière de Saint-Lunaire, réputée pour ses derniers verres devant le lever du soleil. Sortir ce soir? Oui. Et tous les soirs, même. L'après-midi, sur la plage, Etienne Daho en lunettes noires fait tourner son Walkman, où sont rangées les maquettes enregistrées la veille au studio DB, route de Saint-Malo, à Rennes. Et recueille les réactions. L'album en train de naître, La Notte, la notte, est le roman vécu de cet été yéyé, avec sa collection de chansons en miroir - Sortir ce soir, Saint-Lunaire dimanche matin, Laisse tomber les jaloux... et Week-end à Rome, romance de l'après punk. 

    Les derniers feux d'une époque

    Un frêle esquif de mots forme cette ritournelle. Le texte - comme tous ceux de La Notte, la notte- puise au coeur du "noctal" d'Etienne, journal de ses nuits estivales.  

    Rome était un pur fantasme, un désir d'évasion. J'ai écrit les paroles avec en tête les images des nuits romaines cinématographiques 

    Daho: "C'est une chanson lumineuse. Le climat nous a peut-être influencés... Rome était un pur fantasme, un désir d'évasion. Je l'avais juste traversée pour me rendre à Tarquinia, sur les traces du livre de Duras. J'ai écrit les paroles avec en tête les images des nuits romaines cinématographiques..." Darcel: "Quand Etienne nous a présenté Week-end à Rome, j'ai trouvé ce morceau très frais, empreint d'une fausse naïveté et d'un peu de surréalisme inattendu, ce fameux "D'poser mon coeur bancal / Dans ton bocal, ton aquarium." C'est une bulle de légèreté, d'innocence, de candeur, qui reflète l'esprit volatil du début des années 1980. Pourtant, caché derrière les lumières des night-clubs, derrière les plaisirs noctambules, Daho pressent les derniers feux d'une époque. "On vivait de fêtes, de filles et d'alcool, mais on sentait qu'on allait bientôt se quitter les uns les autres. C'était la galère, niveau fric. Les copines voulaient se fiancer ; moi-même, j'ai failli me marier... Je savais que l'éclatement probable de la bande de Rennes, chaleureuse, sécurisante, marquerait la fin de cette post-adolescence." Le Studio de l'Oncle Sam, rue Washington, à Paris, est réservé pour novembre. 

    De la chanson pop-électro avantgardiste

    C'est là que Gainsbourg a mis en boîte les tubes de France Gall. Etienne, Arnold et Frank s'installent dans la capitale. Un camion arrivé de Rennes déverse les cartons du trio au 24, rue de Navarin, dans l'appartement que le trompettiste de jazz Eric Le Lann prête à son cousin Frank Darcel. Week-end à Rome s'annonce avantgardiste, de la chanson pop-électro difficile à jouer. "Je me souviens d'un enregistrement compliqué, appuie Arnold Turboust. C'était la première fois qu'on utilisait un Drumulator [boîte à rythmes numérique], qui donne cette ambiance au morceau. 

    Boris Crepinior réglait les séquences en direct. "Pour le solo de saxo, Frank Darcel tient à engager le jazzman Jean-Louis Chautemps. La chanson est bouclée en deux prises, sous le regard d'un sphinx aux bras croisés: Daniel Darc. Alain Maneval, qui, à l'époque, règne sur l'émission Mégahertz (TF1), a présenté Lio à Daho, et la lolita de la pop vient susurrer les quelques lignes en italien de ce weekend romain, traduites à la va-vite par le beau-frère de Darcel. Elle a une angine. Sa voix, couverte, enrouée, est gravée dans Week-end à Rome... avec une faute d'italien. 


    La Notte, la notte s'achève un soir du début de février 1984. Le lendemain, Etienne Daho est déjà à Rennes. Il teste Week-end à Rome dans les boîtes de nuit, les bars, les fêtes, les autoradios... Verdict du tôlier de l'Aventure: "Ça va cartonner." Les photos de Pierre et Gilles commencent à courir dans les magazines. Etienne, sous le charme, leur demande d'imaginer la pochette du 45-tours. Sur le cliché, les cheveux mouillés, il arbore une marinière à la Gaultier, le perroquet Bibic sur l'épaule. L'image plaît tellement qu'elle est finalement retenue pour illustrer le 33-tours. Le titre est envoyé aux radios en avril. 

    1994: Daho apprend sa propre mort du sida

    "C'était le temps des radios libres, se souvient Frank Darcel. Et Force 7, à Saint-Malo, la plus grosse station FM locale, a soutenu Etienne." Week-end à Rome, locomotive de La Notte, la notte, lance le son Daho. Le titre grimpe dans les charts au côté de Cargo, Marcia Baïla, Maman a tort, Toute première fois... Dans Le Monde, Hervé Guibert dresse un long portrait du chanteur, et salue sa "voix formidablement suave", ses "paroles écrites au chic, les mains dans les poches, d'un coup de stylo", ses "histoires de fin de nouba". Mais un manteau de nuit s'apprête à recouvrir ces jours d'insouciance... 

    C'était détestable, on ne parlait que de ça 

    Le 17 juin 1994, Daho apprend sa propre mort du sida. Il vit à Londres et réfléchit à un disque avec le groupe britannique Saint Etienne sous le nom de "St Etienne Daho" quand la rumeur qui le donne en phase terminale atteint son paroxysme. "C'était détestable, on ne parlait que de ça", soupire-t-il. La chanteuse de Saint Etienne, Sarah Cracknell, vient d'adapter en anglais Week-end à Rome, devenue Accident (He's on the Phone), une histoire d'adultère sur laquelle Daho décide d'intervenir en français. Sa réponse est scandée : "[...] de mes cendres fiction /Pour l'encore inconnu(e), attendu(e) / Je résérecte encore et encore [...]." "Je ne comprenais pas le sens des paroles, se souvient Sarah, mais, au ton rude, je sentais combien Etienne était remué par cette histoire." La pochette du minialbum intitulé Reserection est signée... Pierre et Gilles. Le duo met en scène la mort de Daho en saint Etienne lapidé, Sarah jouant Marie Madeleine. Weekend à Rome/Accident, single de la semaine pour le New Musical Express, atteint la deuxième place des charts britanniques. C'est un vrai hit. 

    Fin d'une dolce vita française

    Chanson des heures ambiguës, Week-end à Rome, avec sa pop lunaire et panoramique, a symbolisé l'idée d'un possible, d'un ailleurs, d'un voyage immobile, intemporel. Laurent Cantet l'a choisie pour habiller les errances de son héros dans L'Emploi du temps (2001), inspiré de l'affaire Romand. "Le texte collait à cette idée de départ sans destination du personnage et au rythme flottant du film." Trente ans après, la nouvelle vague de la pop, portée par les groupes La Femme, Lescop, Aline, etc., célèbre Etienne Daho en icône d'une dolce vita française, définitivement révolue. Et Julien Doré signe aux Francofolies une création autour de La Notte, la notte. "Tout auteur aspire à retrouver la même insouciance pour parler du sentiment amoureux", dit-il. Week-end à Rome ouvrait l'album de Daho. Doré l'a inscrite en rappel. Rappel d'images funambules, d'un paradis perdu.  

    Francofolies de La Rochelle (Charente-Maritime), du 10 au 14 juillet. 

     

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  • Théodore Botrel

    Charles Le Goffic, pourtant partial envers ses compatriotes, disait, de Botrel, que son œuvre sonnait creux à maints endroits, que sa langue était pauvre, qu'il avait une certaine prétention à l'élégance littéraire. - Il ajoute cependant qu'il était la chanson faite homme, que sa chanson était mâle, patriote, fortifiante, nostalgique... en précisant... quelquefois.

    Léon Durocher, pourtant né à Pontivy, en Bretagne lui aussi, fut plus sévère et alla jusqu'à l'appeler le "Breton de Montmartre".

    Certains l'ont accusé d'opportunisme, d'exploitation, d'avoir inventé de toutes pièces un folklore plus vrai que vrai et d'avoir profité de la naïveté d'un public qui croyait en son costume et en ses fausses chansons chouannes.

    La vérité est qu'il fut un peu tout cela et, au départ, probablement pire, mais il a écrit et créé des chansons qui sont passées dans le répertoire de chanteurs et chanteuses aussi disparates que Mayol, Eugénie Buffet, Paul Delmet, André Claveau et Charlus et qu'il a été, pendant un long moment, chanté dans toute la francophonie.

    Ses tournées au Canada français, en 1903 et 1922 furent triomphales. - Lors de sa deuxième visite, plus de cinq milles personnes l'attendaient à la gare et, pendant des années, ses chansons ont fait, au Québec, partie de tous les manuels de "bonnes chansons".

    Il est né à Dinan le 14 septembre 1868 et fut élevé par sa grand-mère à Parson, hameau dépendant de Saint-Méen, ses parents étant partis faire fortune à Paris. Comme ces derniers ne firent pas précisément fortune, le jeune Théodore dut les rejoindre à l'âge de sept ans pour faire ses études chez des congréganistes avant d'être mis en apprentissage chez un serrurier d'où il passa, la vocation tardant, chez un éditeur de musique puis un joaillier et enfin chez un avoué lettré où il devient saute-ruisseau, ce qui le mit en rapport avec le milieu théâtral.

    "Comme tout à coup, écrit-il dans ses mémoires inachevées, mon éducation m'apparut précaire! Oh! Il me fallait coûte que coûte la compléter. Et je me fis inscrire aux cours du soir des Associations polytechniques et philotechniques de mon quartier... Chaque soir, donc, ma journée finie, j'allais à mes conférences de 8 heures et 1/2 et de 9 heures et 1/2... [Mais] le cours postscolaire suivi le plus régulièrement par moi était celui de lecture et de déclamation. Il était fait rue Caumartin par un étrange professeur, sans grande allure mais non sans talent, nommé Marius Lainé, haut comme trois pommes, légèrement bossu, longs cheveux "à la Mendès", toujours vêtu d'une sévère redingote de notaire... Au théâtre, il eût été le plus quelconque des acteurs. Comme professeur, il était incomparable."

    Vers seize ou dix-sept ans, il fait partie d'une petite troupe d'amateurs, l'Amicale des anciens de Saint-Augustin, et y fait même jouer sa toute première pièce, Le poignard, qui était encore au répertoire des patronats en 1925; un petit mélo historique, un peu noir, mais très moral, sans personnage féminin il va sans dire.

    Les petits cafés où l'on chante, où l'assistance est formée des familles du quartier, l'attirent et il y dépose ses premiers textes que certains artistes s'aventurent à créer dont "Le petit bois de Kéramour", "Le duel d'oiseaux" et "La chanson de Pascalou" qu'une gloire locale, Juana, mit à son répertoire.

    À dix-huit ans, sa première chanson imprimée paraît :"Au son du biniou". - Elle n'a aucun succès. - Un autre Biniou, paru des années auparavant - en 1856 pour être plus précis (paroles de Hyppolyte Guérin, musique d'Émile Durand) - était déjà connu.

    Décidé de faire carrière dans les chemins de fer ou à la Banque de France, il s'engagea pour cinq ans, au 4ième de ligne, à Rennes pour son service militaire : un pré-requis.

    Cette "formalité" complétée, il revient à Paris et entre tout de suite au P.L.M. [*] pour assurer son "côté matériel". Parallèlement, il suit des cours de diction, s'enrôle dans la troupe du Théâtre-Libre où, sous le nom de sa mère, Fechter, il crée divers rôles secondaires à côté d'Antoine qui allait devenir si célèbre (voir à Dranem) tout en continuant d'écrire pour l'Amicale des anciens de Saint-Augustin : "Nos bicyclettes", "Monsieur l'Aumônier"...

    Des chansons ? - Il en a des dizaines mais personnes pour les chanter. Delmet, alors au Chien-Noir avec d'autres dissidents du Chat Noir (voir à Rodolphe Salis), s'intéresse quelque peu à lui et compose la musique de deux d'entre elles : "Les mamans" et "Quand nous serons vieux". - Succès mais succès d'estime.

    Un soir - il a 25 ans -, un des artistes n'est pas au rendez-vous. - Le directeur du Chien Noir, Victor Meusy, le pousse sur scène en annonçant : "Le chansonnier breton, Théodore Botrel, dans ses œuvres." - Son tour de chant dut avoir un certain succès car quelques jours plus tard, il y est engagé à raison de cinq francs par soir. Pour rendre ses prestations plus réalistes, il revêt le bargou-braz, ce costume breton qui l'identifiera à jamais. - Il y chante "La ronde des châtaignes", "Les pêcheurs d'Islande" puis "La Paimpolaise" (mise en musique par Émile Feautrier) qu'il vend à un éditeur parisien pour la modique somme de 20 francs.

    Un jeune débutant, tout frais de Toulon, s'intéresse à cette Paimpolaise et la met à son répertoire non sans voir changé quelques mots. - Ce débutant s'appelle Mayol. - Voir plus loin.

    Cette chanson allait assurer la gloire, et de Mayol, et de Botrel, et allait rester au répertoire du premier jusqu'à sa mort en 1941. - Enregistrée par lui en 1903, elle fut reprise par Henri Weber la même année puis par André Maréchal en 1904, François Viannec en 1908, etc., etc. - Botrel en fit lui-même une première version en 1907 et une dernière, peu de temps avant de prendre sa retraite (définitive) en 1922.

    De cette Paimpolaise jusqu'à sa mort survenue en 1925, Botrel allait composer des centaines de chansons ayant pour thèmes l'amour, la vieillesse, les charmes, la misère... du pays breton. Se sont insérés dans le lot des chants patriotiques, des chansons pour relever le moral des troupes, des prières, de petits mélodrames, bref : toute la panoplie du compositeur qui tient absolument à être chanté par tout le monde, y compris par ces dames des congrégations religieuses, les membres du gouvernement et les enseignants. - Rien de comique dans les chansons de Botrel : il fait sérieux.

    Il connut un grand succès, non seulement en France mais dans toute la francophonie - on le publiait encore, au Québec, en 1958 - mais son œuvre n'a pas fait de rejetons.

    Elle est disparue avec lui non pas sans avoir survécu quatre, cinq autres décennies.

    Botrel est inhumé à Pont-Aven en Bretagne.


    Parmi ses titres les plus connus


    Et, parmi son œuvre écrite

    Poèmes, contes et théâtre

    • Les Alouettes : poésies (1903-1912)
    • Coups de clairon : chants et poèmes héroïques (1903)
    • Contes du lit-clos : récits et légendes bretonnes en vers (1910)
    • Le Grenadier breton : un acte historique en vers (1910)

    Souvenirs

    • Les Souvenirs d'un barde errant (consultables ici)
      préface de de Charles Le Goffic (1926)
      Republié chez Yves Salmon en 1988.

    Recueils de chansons

    • Chansons de Théodore Botrel extraites de La Fleur-de-Lys - 1899
    • Les contes du lit-clos - 1899
    • Chansons de Théodore Botrel : extraites des chansons de Jacques-la-Terre et de Jean-La-Vague - 1901
    • Chansons en sabots : suite de Chansons de chez nous - 1902
    • Chansons en dentelle - 1905
    • Les chansons de Jean-qui-chante : (Romances à chanter et poésies à dire) - 1907
    • Autres chansons de Jean-qui-chante - 1910
    • Chansons des clochers à jour - 1911
    • Les alouettes - 1912
    • Chansons de la veillée -1913
    • Chansons de route (1er janvier - 31 août 1915) avec une préface d'Eugène
    • Tardieu - 1915
    • Les chants du Bivouac (1er août - 31 décembre 1914) - 1915
    • Chansons de la route - deuxième série - 1916
    • Chants de bataille et de victoire - 1919

    Pour mémoire

    De 1903 à 1958 et ce sans interruption, la maison d'édition Beauchemin [Montréal, Québec] publia divers volumes de chansons de Théodore Botrel sous le titre de "Chansons de Botrel pour l'école et le foyer". - Les textes en annexe, cités ci-dessus, proviennent de ces éditions.

    À la même maison d'édition, parut, en 1922, une plaquette dédié aux communautés locales intitulée : "Théodore Botrel, poète chrétien" de Louis Bouhier (1867-1949), auteur d'une chanson, en 1920, intitulée "Dieu soit béni !" (traduite en anglais sous le nom de "Divine Praises") d'après un air de l'abbé Abel Soreau, sans doute de sa "Passion de Notre Sauveur Jésus Christ", créée une vingtaine d'années auparavant par les élèves de l'école Saint-Stanislas (Nantes). - Ce qui donne une idée de ce qu'a pu être l'influence de Botrel au Québec d'avant 1939. - D'aucuns diraient même d'avant la Révolution Tranquille des années '60.


    Un album photo

    Ce barde errant
    Philippe Bervas - Préface d'Anatole Le Braz
    Éditions Ouest-France, 2000


    Et pour terminer

    Botrel, barde breton et Jean Rameau, barde berrichon

    (Merci à Olivier Ledin des Pyrénées Atlantiques)


    Extraits sonores

    On écoutera de Botrel deux titres :

    • "La Paimpolaise" (Botrel et Feautrier) -1923

    Disque Pathé n° PAT00291PN

     

    • "Le petit Grégoire" (Botrel) - 1906 ou 1908

    Cylindre - Marque inconnu


    Petits formats

    (de la collection de Jean-François Petit)

    Ce copyright concerne mes textes et mes photos. Si vous souhaitez utiliser un de mes textes ou photos, merci de me contacter au préalable par e- mail et de citer mon nom et le mon adresse URL... comme je m'efforce de le faire pour les créations des autres.

    Mes essais

    tirés de mes recherches universitaires
    ISBN:978-2-9531564-2-3

    Notes récentes

    ISBN :978-2-9531564-9-2

    Novembre 2024

  • Alexandre Blok

    Le poète de la musique des autres mondes

     

    Le rossignol au cœur gelé

     

     

    Blok

     

     

    Dans les bribes de paroles

    J’entends la marche brumeuse

    des autres mondes

    et du temps le sombre vol,

    je sais chanter avec le vent...

    (traduction Serge Venturini)

     

    Être poète russe, voulait dire encore il y a peu en Russie et sans doute encore, être un voyant.

    Alexandre Blok fut cela, et, autant que Pouchkine, il aura marqué les lettres russes. Il aura été sans le vouloir à la jonction des mondes qui s'opposaient, et dans le passage fiévreux d’espoir de l'un à l’autre. Il pressentait qu’il lui faudrait vivre dans un autre temps. Il le désirait : il en fut terrassé de déceptions.

    Et il se laissa quasiment mourir de désolation pour sa « patrie malade ». Alexandre Blok sera victime d'une sorte de non-désir de vivre : «  Le poète meurt parce qu'il ne peut plus respirer. La vie a perdu son sens », a-t-il écrit. Comme ses amis poètes - Nicolas Goumilev, Serge Essénine, Maïakovski, Marina Tsvétaéva, Ossip Mandelstam...- il sera fauché avant que les blés ne soient mûrs. À 41 ans, le 7 août 1921, il disparaît, laissant dans la glaciation qui s’étend, une Russie figée où n’émergent qu’Anna Akhmatova et Pasternak réduits au silence et à l’effroi.

    Guetteur de lumière, éveilleur d’aubes, il sera pris dans la tempête du « Monde Terrible », ces « années terribles » où s’étend la famine. Ces quelques années qui suivent 1917, années des dernières convulsions de la guerre civile et de prise totale de pouvoir bolchevique, début d'une nouvelle dictature en temps de paix qui tue les espoirs naissants.

     

    Alexandre Blok vient de l’autre Russie, celle de toujours, mais il ne s’apitoie pas sur une nostalgie du passé à la Tchekhov, il ne regrette pas le passé et il fait basculer tout son lyrisme dans le désir absolu de révolution en redoutant ce qui va advenir.

    « L’ancien monde est déjà disparu, le nouveau monde n'est pas encore là, et dans cet entre-deux les monstres apparaissent » disait Gramsci.

    Mais en Russie les monstres étaient présents à la fois dans le vieux monde et dans le nouveau. Angoisse et désarroi vont succéder à la poésie élégiaque de Blok, pur moment de musique, où l’ombre de Verlaine chante et bruit. Des « Vers à la belle Dame » aux « Douze » c’est la trajectoire d’un homme qui tente de continuer à vivre ses valeurs et son profond mysticisme dans une modernité qui se révélera barbare. Un homme qui en fait n'entend que ses chants intérieurs qui clament en lui au risque de recouvrir les bruits du monde, et il va leur rester fidèle avec ferveur. Digne et beau. « Blok a été merveilleusement beau en tant que poète et personnalité. D'une beauté enviable » (Maxime Gorki).

    Cette course brisée amenant une sorte d’aristocrate des lettres russes traversé de pressentiments mystiques et romantiques, totalement immergé de culture millénaire et classique, à devenir l’ardent thuriféraire des défenseurs du monde nouveau, les soldats de la Garde Rouge.

    Cette trajectoire était l’aboutissement et l'impasse de sa quête mystique. Le poids de son chaos intérieur cherchant rédemption.

     

     

    haut de la page

     

    La chute de l’enfant du siècle

     

    « Taisez-vous livres maudits, je ne vous ai jamais écrits ! »

     

    Alexandre Alexandrovitch Blok est né le 16 novembre 1880 à Saint–Petersbourg, sur les bords de la Neva. Sa trajectoire l’aura amené d’une enfance protégée, choyée, en une vie d’abord éclatante et célébrée puis enfin dans la tragédie noire et désespérée. Cet homme grand, aux gestes lents, aux paroles rares semblera toujours hors du temps. Somnambule de ce côté-ci du réel, il marchait à l’intérieur de lui-même. Fragile passant de l’enthousiasme à la dépression, cet aristocrate cherchera la rédemption et la fuite en avant par la mystique, et donc par la Révolution. Il avait un lien charnel avec la mère-patrie, la Russie éternelle. Il sera l’enfant de Chakhmatovo, la résidence familiale secondaire près de Moscou, qu’il aimait tant et où il venait chaque été.

    La poésie ouvrira toutes les résonances de ses lieux et des puits enfouis en lui. On a peine à se souvenir de ce poète de 24 ans aux longs cheveux blonds bouclés, au magnétisme absolu qui mettait la Russie à genoux dans son adoration. Il était le contemporain exact de Rilke et d'Apollinaire, le pur produit d'un milieu bourgeois et intellectuel, le nouveau Pouchkine. Il était un phare et tous se tournaient vers lui. Il ira de succès en succès, et écrira en 1906 « La baraque de foire » aujourd'hui considérée comme la première pièce du théâtre moderne russe. La gloire le bordera toute sa vie.

    L’étonnante relation avec Liouba Dmitrievna Mendéléeva qui jamais ne le quittera sera ses lumières et ses ténèbres : « Je n’ai eu que seulement deux femmes : la première est Liouba, la deuxième, toutes les autres ». Cet amour fou proche de Laure et Pétrarque, de Béatrice et Dante, donnera la belle floraison du recueil « Vers pour la belle dame » (1904). Amour exalté, intellectuel qui se traduira par un mariage le 17 août 1903. Liouba sera « le lieu saint » où s’arrimer, où respirer. Il l’aima comme un refuge, comme une divinité. Liouba ne partageait sans doute pas cet amour de noyé. L’unique, la Vierge, d’azur, la Belle-Dame apparue durant l’été 1901 sera son aurore, son éternel féminin. Cette fusion ne voudra pas connaître la chair.

    Les drames viendront assez vite, entre la déesse qui finit par ressembler à une statue froide, et par l’apparition du meilleur « ami-ennemi », André Biely, fou amoureux de Liouba et de la poésie de Blok et confondant les deux. Amour et haine seront les liens ambigus entre les deux plus grands poètes symbolistes russes.

     

    blok

    Les années 1900-1917 sont les années glorieuses de la poésie russe, « l’Âge d’argent »,grande floraison artistique en peinture, littérature et musique, succédant aux années Pouchkine, l’âge d’or du début du XIXè siècle. Cette effervescence fut une renaissance des lettres russe. Mais ce flot se brisera sur le couperet d’Octobre 1917. Blok participe, comme en passant, aux salons, aux cénacles et il lit ses vers éblouissant les gens par sa beauté romantique, par la mélancolie de ses vers. Il était un Dieu vivant. Le cycle « L’inconnue » d’avril 1906 le rend célèbre. Vin, et débauche marchent maintenant avec lui pour supporter la ville, de plus en plus maudite. Les Tziganes le fascinent et pourtant « on ne peut aimer les rêves tziganes, on ne peut qu’être que consumé par eux ». Chaque nuit Blok va se perdre ainsi. Il veut trouver son destin. Monde de tumulte pour une âme qui souffre et il y recherche la femme-démon sous les traits angéliques. Blok cherche le chaos, les ruptures et la nuit. Celle des bouges, celle des oublis.
     « Ce soir j'ai erré, erré. Une nuit blanche et des femmes... Où cours-tu ainsi, oh, la vie? » (lettre du 15 mai 1917). Dans le gouffre de sa vie il se perd dans le gouffre des sexes. Celle des « prostituées vermeilles », tant la peur de la sexualité avec des femmes belles le terrorisait :

    Fut-ce derrière ton épaule, ô ma compagne`

    Quelqu’un, des yeux, me guette (1913).

    Des années de crise, des amours hallucinés pour des actrices ou des cantatrices, des voyages à l’étranger, Italie, France, Allemagne..., qui l’ennuient, tout cela n’apaise pas son désarroi profond. « L’étranger m’est nuisible ».

    Il attend confusément un tremblement de terre intérieur, cloîtré à Saint – Petersbourg, l'immense désert pour lui. Les orages désirés n'arrivent pas, il doute.

    « Quand est-ce que je serai enfin libre de me tuer ! » (carnets 21 mars 1914)

    Il était prêt à tous les séismes et celui-ci survint avec la révolution de 1917. Blok va vers les tourbillons de neige de cette révolution qui se lève. Il s’y lance à corps perdu, exalté, mystique. Pris dans l’action il devient acteur et non plus poète sauf l’éruption des Douze et des Scythes. La suite est connue.

    Le temps de l’innocence au bord de la Neva du début des années 90 laissa la place aux années terribles, au monde terrible. Il va bravement se lancer dans la bataille et engager la poésie au service de la Cause. Mais il ne peut oublier ce qui est derrière, ce qui est perdu, ce qui est enfui à jamais. Fragile équilibriste entre ses abîmes, il en sortira broyé. Fasciné par l’ouragan révolutionnaire, anéanti par la cruauté et la bêtise meurtrière, il va se laisser glisser dans la déréliction.

    À sa mort, il était méconnaissable.

    Le très beau jeune homme, n’était plus qu’un vieillard chauve et hurlant de douleur. Son passeport pour l’étranger arriva la veille de sa mort. La terreur était là, sa fin était bien la fin d’un monde. Alexandre Blok, le protégé des muses, qui se prenait parfois pour Hamlet, a fini par tutoyer et éprouver l’horreur et les gouffres. Mort de chagrin, il aura vu s’écrouler tout ce qui pour lui était beau.

    « Il avait renoncé à la civilisation qui avait précédé la révolution. Une nouvelle civilisation ne se forma pas à la place de l’autre. Déjà les nouveaux officiers se promenaient la cravache à la main, comme leurs prédécesseurs. Ensuite tout alla comme auparavant. Le coup avait raté. Blok mourut de désespoir ». (Victor Chklovsky, Voyage sentimental, Gallimard, 1963)

     

    haut de la page

     

    Le témoin des autres mondes

     

    « L'art, c'est le pressentiment de la vérité » (Blok lettre 1903).

    Dans ses poèmes de 1901 à la fin de 1921, se dévoile la période la plus chaotique de l’histoire de la Russie, prise dans les convulsions de l’accouchement dramatique d’un nouvel ordre. Tous les orages semblaient crever à la fois sur cette terre endormie : les tragiques événements de la révolution de 1905, la fin de la boucherie de la première guerre mondiale, la montée du bolchevisme, la répression des années 1920. Le doux, le tendre Alexandre Blok se fit le témoin de l’Apocalypse qu’il avait depuis si longtemps pressenti. Dans ses années de fusion et d’éruption que furent principalement les quinze premières années du XXe siècle, tout bouillonnait. Mais tout sera emporté par la guerre et la révolution de 1917.

    L’élégiaque poète de Saint-Pétersbourg devint celui qui au travers des incertaines convulsions voyait se profiler la terreur. Il passa des grelots des traîneaux au tocsin annonciateur. Il voudra autant servir le Christ blanc de la foi russe, qu’il ne partageait d’ailleurs pas, et le Christ rouge de la révolution, et ce avec la même mystique enthousiaste. Fou d’espoir pour un monde nouveau où l’art et le peuple pourraient être réconciliés. Son ode de 1918 sur les « Douze » reste considérée comme le poème absolu de la révolution d'octobre, et sera placardée partout. Trotski l’admirera. Mais récupéré par le bolchevisme, détesté par ses amis, il n’était pas un poète engagé, il était le passeur du monde invisible. Utopiste intransigeant il ne pouvait envisager le monde qu'au travers de ce prisme.

    Il semblait un guetteur d’apparitions, placé comme une sentinelle entre les mondes. Une vigie de l'infini.

    J'ai simplement vu, en rêve et dans la réalité, certaines choses que les autres ne voient pas. (Journal de Blok, 14 novembre 1911).

     

    On saisit mal Alexandre Blok encore maintenant. Soit on le cantonne aux « Vers pour la belle dame », et une image séraphique, diaphane et outrageusement symboliste ne demeure que de lui. Soit on ne veut connaître que les deux derniers poèmes « révolutionnaires », pour bien le récupérer, et on n’a rien compris à sa profondeur, à son immensité.

    « Je n’aime que l’art, les enfants et la mort ». Pour comprendre cette phrase terrible de Blok, il faut admettre qu'il ne pouvait vraiment s’attacher à nos contingences : « Le naufrage du Titanic m'a réjoui hier profondément : il y a donc encore l'océan ! » (journal 5 avril 1912). Tout entier pris dans ce délire de rendre tangible toutes ses musiques intérieures, il était profondément ailleurs, dans des amours transcendés, dans son retour aux forces éternelles.

    Ouvre mes livres : là est dit tout ce qui doit arriver.

    Oui je suis un prophète.  (Le monde terrible février 1914)

    Blok était un capteur hypersensible, un sourcier des orages. Les guerres et les incendies s’imprimaient en lui avant d’advenir.

    Je vois, au-dessus de la Russie, au loin,

    Un vaste et silencieux incendie. (Sur le champ de Koulikovo, juillet 1908).
    Cette Russie en gésine et en sanglots « qui sera grande un jour. Mais qu'il faut attendre longtemps, et qu'il est dur d'attendre », (lettre du 22 avril 1917)

    Cette tradition des fous visionnaires est russe jusqu’à la moelle. Mais Blok ne prenait pas seulement appui sur les malheurs de la Russie, mais aussi depuis le haut des mondes invisibles. Il était regard, il était vision. Il se défendait de toute représentation personnelle, non, c’est une réalité plus haute et plus lointaine qu’il décrivait en poète.

    Pris entre ses rêves utopistes et ses tempêtes intérieures il ne pouvait vivre qu'écartelé: « Non, il ne faut pas rêver d'un âge d'or. Il faut serrer les lèvres et me retirer à nouveau dans mes rêves démoniaques », (lettre du 20 mai 1917).

    Blok est un témoin, un artiste. « Mais la démocratie a-t-elle besoin d’un artiste ? » se demande-t-il ?

     

    Son rapport avec la religion est complexe : Ses élans ne sont pas la poussée christique d’un croyant, Il n’aimait pas le Christ, pour lui « fantôme efféminé », mais le Christ en tant qu’attribut de la Russie, en tant qu’être humain en souffrance, il le chantera. Solidarité des crucifiés ! Il n’était pas vraiment chrétien, mais il avait en lui les élans messianiques et le sacré l'immergeait. Cette religion de l'enfance ne le satisfaisait pas, mais lui rappelait une époque et pouvait en annoncer une autre. Il était aussi croyant par utopie et par sa quête de « l'homme intérieur ». Il fut purement russe, à la fois exalté, pieux et rebelle. Mystique et non religieux, il devinait les signes de l’enfantement messianique de la terre russe. Son poème « La patrie » dénonce les hypocrisies de la religion mais aussi l'acceptation de cet héritage.

    Pécher sans pudeur, sans éveil

    perdre le compte des nuits et des jours,

    Et d'une tête par l'ivresse alourdie

    Se faufiler dans le temple de Dieu...

    ...

    Et sur les plumes de ses couettes,

    Dans un lourd sommeil se vautrer...

    Oui, même telle, ma Russie,

    C'est toi qu'entre toutes je chéris !

    ( Traduction Sophie Laffitte).

    Le véritable amour de Blok aura été la Russie. Il l’aime et la hait voyant ce mélange étroit de porcin et de divin, de vulgaire et de sublime. « Cet amour qui hait » sera le pivot de son œuvre et de sa vie. C’est vers cette terre que convergent les autres mondes. Terre sacrée, terre maudite, « sa vie, sa femme ». Terre mystique donc, déifiée, réinventée.

    Ce mysticisme romantique le poussera naturellement vers la révolution dont il ne perçoit au début que l’irruption d’un autre monde rédempteur : « je vois derrière les épaules de chaque soldat rouge des ailes d’ange ». Cette ivresse d’une révolution culturelle l’emportera dans le délire extraordinaire du poème « les Douze » écrit d’une seule coulée entre le 8 et le 28 janvier 1918. Un cyclone de vers répondait à un cyclone révolutionnaire. Blok était un médium entre les autres mondes. Celui de la révolution en était un monde possible. Mais Blok croyait surtout en une révolution cosmique du monde, en des chocs de l’âme. Le miracle attendu de l’irruption d’autres mondes, n’eut pas lieu.

    L’amertume ne pouvait que l’enfermer dans son drame. Il n’élèvera pas la voix, il fera silence et solitude, il s’éteindra au milieu des jours noirs, loin des mondes infinis. Mais ses mots étouffés dans sa gorge sont un terrible témoignage.

     

    Nous mourons tous, mais l’art reste.

     

    L’effacement de Blok

     

    Déliquescent, il sera devenu nuage. Indifférent et ayant presque cessé en d’exister.

    Il tombe malade dès 1918 et semble partir en lambeaux. « L’air est muet ; tout devient terriblement silencieux ». En fait l’air que le poète n’arrive plus à respirer est cette musique intérieure qui le nourrissait, passage entre les mondes. L’entre-deux est muet, il ne peut plus qu’errer. L’angoisse gonfle, gonfle en lui. Le vide lui fait un mal atroce. Il entre dans les « châtiments ».

    Je n’ai plus ni corps ni âme. Je suis malade comme je ne l’ai jamais été.

    La petite mère Russie l’a bien dévorée et les poèmes altiers des Douze et des Scythes, de 1918 n’auront pas été des chants de gloire mais des chants d’adieu à la Russie. D’ailleurs il n’écrira quasiment plus un seul vers après ceux-là. Il mourra moins de maladie, réelle toutefois, mais de profonde détresse morale. L’arrivée des petits fonctionnaires censeurs qui veulent mettre l’art au pas le blesse profondément. Il se laisse aller comme une épave, maigre, les cheveux blancs, mal habillé, souffrant de troubles mentaux. Pour lui il n’y a plus de Russie. Il n’a plus le poète Blok, dissout dans le néant qui s’avance comme une marée.

    « Et quand on nous prend la paix et la liberté... La paix de l’âme nécessaire pour créer… La liberté de créer, la liberté secrète. Et voici que le poète meurt, parce qu’il ne peut plus respirer ; la vie pour lui a perdu son sens » (Discours de Blok pour l’anniversaire de la mort de Pouchkine à la Maison des Écrivains en février 1921)

     

    Six mois plus tard Blok est mort. « Le manque d’air tue les poètes » ! Il aura donné un ultime récital de poésie avec ses textes préférés : La muse, Le champ de Koulikovo, des textes des Vers à la Belle dame.

    « Je deviens sourd, je deviens sourd ! » seront ses mots répétitifs car la musique s’est éteinte à jamais.

    Et après les deux éruptions des épopées des Douze, le 28 janvier 1918, et des Scythes, le 30 janvier 1918, le surlendemain, Blok n’écrira pratiquement plus un seul vers pendant trois ans. Trois ans de silence, de sons étranglés en lui de 1918 à 1921. Peut-on imaginer l’étendue de son désespoir pour en arriver à être un fantôme, un mort-vivant, trois ans avant sa mort physique ? Abandonné par l’espérance, rendu sourd aux vibrations, il se laissera glisser dans le silence. Pressentir la vérité à quoi bon ? La vérité était morte, l’art devait aussi mourir et ainsi du poète. Il pressentait l’abîme, l’abîme était vivant, le monde en douleurs. À quoi bon les vers, quand on meurt de faim ou d’une balle dans la tête tout alentour ? Il aura été ce Christ « irressuscité », martyr de cet effondrement de civilisation. Le paradis terrestre si proche d’après les nouveaux maîtres n’est que famine. « Cadavre parmi les hommes », sa mort réelle survint avant sa mort physique. Elle arriva après bien des jou

  • La Volga entre bulbes et bouleaux

     

    EN IMAGES - Cet été, notre série évasion vous emmène à la découverte des sources des grands fleuves. Après le Gange, voici la Volga qui, avant un périple de 3 700 kilomètres s'achevant dans la mer Caspienne, s'élance modestement d'une colline boisée du Valdaï, entre Saint-Pétersbourg et Moscou.

    Il s'est furtivement raclé la gorge. A cherché du regard l'assentiment de l'higoumène lui faisant face dans le réfectoire du monastère. Esquissé un sourire gêné. Enfin, il s'est lancé. Sous l'icône d'une Vierge éclairée par un rayon de soleil vespéral, le jeune moine a entonné d'une voix caverneuse et limpide ce chant que fredonnaient jadis tous les petits Russes:

    «De loin longuement coule la Volga, coule la Volga, sans fin ni bord. Parmi les blés mûrs, parmi les neiges blanches coule ma Volga et j'ai 17 ans. Ma mère m'a dit: “ Tout peut arriver, mon fils, peut-être te fatigueras-tu des routes, Lorsque tu rentreras à la maison, au bout du chemin, plonge tes mains dans la Volga”»…

    Nous saluons la performance en levant bien haut nos verres de kvas et de vodka au blé maison, puis reprenons, entrecoupée de toasts toujours plus enthousiastes, notre conversation avec l'archimandrite du monastère Nil Stolbenski (du nom de son fondateur), deuxième monastère orthodoxe le plus fréquenté au monde à la fin du XIXe siècle. Posés sur une petite presqu'île du lac Seliger, ses bâtiments, érigés dans la plus pure tradition pétersbourgeoise, sont un havre de paix fréquenté chaque année par des centaines de pèlerins. Plus de soixante moines y vivent et y travaillent sous l'autorité du père Arkadi. L'œil bleu pétillant derrière ses petites lunettes rondes, massif, l'homme est un cousin orthodoxe du rabelaisien frère Jean des Entommeures («Seigneur Dieu, donne-moi à boire!»). Ses propos n'en demeurent pas moins d'une grande clarté lorsqu'on lui demande de nous parler des sources de la Volga: «Vous les trouverez à quelques dizaines de kilomètres à l'ouest d'ici, de l'autre côté des 300 lacs qui arrosent la région du Valdaï. C'est un homme de Dieu, Nektari, qui les a découvertes et bénites au XVIIe siècle. Deux siècles avant que les scientifiques n'achèvent leurs calculs savants (en l'espèce: le Pr P.E. Beliavski) et ne confirment ce que le Seigneur lui avait révélé.» A peine sa phrase achevée, le père Arkadi se dresse soudain, nous attrape fermement par le bras et nous conduit, en cette heure de moins en moins chrétienne, à l'intérieur de la cathédrale du monastère, bâtie sur le modèle de celle de Saint-Isaac, à Saint­Pétersbourg. D'un geste autoritaire, il fait ôter la vitre et les tissus recouvrant la châsse de bois doré trônant devant l'iconostase et nous invite à baiser la relique exceptionnellement découverte: le crâne de Nektari en personne! L'homme qui mit à jour les sources de la Volga…

    Avant de rejoindre les lacs de Valdaï, la Volga n'est qu'un ruisseau au milieu d'une forêt sombre et impénétrable.

    Avant de rejoindre les lacs de Valdaï, la Volga n'est qu'un ruisseau au milieu d'une forêt sombre et impénétrable. Crédits photo : ERIC MARTIN

    Une heure plus tard, sous un ciel blanchi par l'aube naissante, nous quittons Arkadi avec sa bénédiction, ses indications topographiques et la promesse de saluer les moniales qui gardent le lieu sacré.

    La route conduisant jusqu'à l'endroit où naît le plus grand fleuve d'Europe n'en est pas vraiment une: une piste de terre et de graviers défoncée, déformée, parfois effondrée. Et déserte, à l'exception de quelques jeunes à vélo portant des tee-shirts patriotiques «drink vodka, not soda»() et de babouchkas sorties d'une nouvelle de Tchekhov ou d'un roman de Bounine - cheveux rassemblés sous un fichu coloré, robe sombre recouverte d'un tablier blanc, chaussons de teille, fagot sur l'épaule. Ici, la vieille Russie n'est pas un vain mot ni une vue de l'esprit. Ni les Suédois, ni les chevaliers Teutoniques, ni la Horde d'Or, ni la Wehrmacht, ni les Rouges, ni les prédateurs capitalistes n'auront réussi à changer en profondeur ce peuple des champs, des rivières et des forêts, éternellement insensible aux soubresauts du monde terrestre.

    Règne en ces lieux peu fréquentés le plus doux des vacarmes: des pommes de pin tombant des arbres, des mésanges sifflotant leur bonheur, des becs-croisés gringottant tout leur soûl. Serpentant au milieu de marécages et d'une forêt de conifères qui tutoient les nuages, le chemin cahoteux bute brusquement sur une clairière au sommet d'un monticule, à la sortie du village de Voronovo (une dizaine d'isbas traditionnelles plus ou moins habitées). Sur une pierre a été gravée cette adresse: «Pèlerin russe, prête ton attention à la source de la Volga. C'est ici que naissent la pureté et la grandeur de la terre russe. C'est ici que se trouvent les sources de l'âme populaire russe. Garde-les en toi.» Nous nous approchons silencieusement de la plate-forme de bois de quelques mètres carrés surplombant un marais aux eaux jaunâtres. Celui-ci (qui le croirait?) donne naissance au ru ridicule qui, bientôt, arrosera un tiers de la Russie d'Europe, ­léchera les murs de Tver, Iaroslav, Nijni Novgorod, Kazan, Volgograd (ex-Tsarytsine, ex-Stalingrad) et Astrakhan, prendra ses aises sur une largeur de près de un kilomètre, accueillera sur son cours inférieur des milliers de bateaux de croisière, excavera des sables désertiques brûlants et se jettera, à l'aide de ses vastes bras, dans le plus grand lac du monde, la mer Caspienne, après une course de 3 700 kilomètres (Madrid-Moscou!). Toute la force du seigneur des fleuves européens est ici, dans sa faiblesse, sa petitesse, sa modestie originelles.

    Dans le monastère d'Iversky, la présence de ces fervents fidèles témoigne d'une force vivifiante de l'orthodoxie dans la région.

    Dans le monastère d'Iversky, la présence de ces fervents fidèles témoigne d'une force vivifiante de l'orthodoxie dans la région. Crédits photo : ERIC MARTIN

    Une minuscule chapelle a été érigée: à l'intérieur, un trou symbolisant la source et une icône de saint Nicolas-le-Miraculeux. Un homme est assis là. Il prie les pieds dans l'eau, insensible aux dizaines de moustiques recouvrant son crâne et sa barbe blanche, qui le font ressembler à un starets de l'ère tsariste. Monarchiste, alcoolique repenti, Vladimir Federov a un peu plus de 60 ans et considère la Volga comme un fleuve aussi sacré que le Jourdain. Il n'est pas le seul. Des enfants sont régulièrement baptisés dans ce cloaque gonflé de petites bulles inquiétantes. Des femmes s'y lavent le visage et y trempent leurs lèvres. Des paysans y jettent des petits papiers pliés sur lesquels sont inscrits leurs vœux les plus chers. Tous les 6 janvier, au moment de la Théophanie (l'équivalent orthodoxe de notre catholique Epiphanie), une ­immense croix est creusée dans la glace formée par le général Hiver. Et en juin, une procession religieuse s'élance de la source de «matouchka Volga» («petite mère Volga») pour suivre, à pied puis en bateau, le cours du fleuve jusqu'à son delta.

    A quelques dizaines de mètres de ce sanctuaire dont les piliers sont recouverts de grappes d'œufs de grenouille verdâtres, la cathédrale de la Transfiguration-du-Sauveur domine la colline arborée où nous nous trouvons. Elle est placée, comme la petite église en bois Saint-Nicolas toute proche, sous l'autorité de l'higoumena Sofia. «Au monastère bâti ici en 1649 sur oukase d'Alexis (le second tsar ­Romanov), raconte-t-elle, a succédé un couvent qui porte le nom d'Olga, première sainte russe orthodoxe. A l'époque communiste, les bâtiments ont été transformés en étables ou en entrepôts de bois et de légumes, les croix et les icônes abattues et brûlées, les moniales enlevées et pour certaines emmurées.» Réhabilité, le couvent abrite toute l'année une poignée de moniales et quelques novices. L'hiver, personne ne s'aventure dans les parages, recouverts de plusieurs mètres de neige. Les femmes de Dieu demeurent seules. Enfin presque. «Un ours vit à un kilomètre d'ici. On l'aperçoit parfois quand nous partons cueillir des champignons au printemps», précise l'higoumena, que la perspective d'une attaque du plantigrade semble moins effrayer que celle de manquer les vêpres. Gambadent aussi alentour des loups et des élans. «Tâchez de ne pas en croiser un avec votre voiture: vous finiriez ratatinés», nous glisse­-t-elle avec un petit sourire, avant de regagner son austère isba - là où il y a de la simplicité, il y a une centaine d'anges, ­disent les orthodoxes.

    Au moment de l'été, le soleil ne se couche que quelques heures... Minuit l'heure du bain au coeur national du parc du Valdaï.

    Au moment de l'été, le soleil ne se couche que quelques heures... Minuit l'heure du bain au coeur national du parc du Valdaï. Crédits photo : ERIC MARTIN

    Après le zoo, retour aux eaux. A peine s'est-elle affranchie des arbres et des herbages protecteurs l'entourant pour ses premiers mètres de liberté que la Volga perd pied et se noie dans un lac, puis deux, puis cinq, puis dix. Quarante kilomètres plein sud, quarante kilomètres plein est: elle n'en poursuit pas moins vaillamment son petit bonhomme de chemin sous­marin. A la surface, des îles, des monastères en bois ou en pierre et en brique rouge (faut-il le rappeler: krasnoié , en russe,­­ ­signifie à la fois rouge et beau…), des villages de pêcheurs (Zabelino, Selichtche), des plages, des datchas de notables ­moscovites, des saules venant pleurer dans ses ondes invisibles. A Peno, la voilà qui se glisse sous un pont et passe à proximité de la maison de Zinaïda Grigorievna Samoilova qui, chaque matin que Dieu fait, sort la saluer dignement: jamais, nous assure-t-elle, il ne lui serait venu à l'esprit l'idée de vivre loin du fleuve-mère. Enfin la Volga parvient à s'échapper de ses prisons lacustres et à gagner son autonomie. Dans la bourgade de Selijarovo, une ­rivière gonflée des eaux pures du lac Seliger, paradis des pêcheurs et des ­chasseurs, se joint à elle au pied d'une ­petite église que nargue une fière statue de ­Lénine érigée tout près, devant la mairie dont on s'attend à voir à tout instant sortir un Peppone local.

    Bientôt, la Volga régnera enfin. Mais ce sera une autre géographie. Et une autre histoire.


    L'écolo Eco Club Valdaï, idéal pour les familles.

    L'écolo Eco Club Valdaï, idéal pour les familles. Crédits photo : ERIC MARTIN

    Le carnet de voyage

    Avant de partir

    Le plateau du Valdaï où la Volga prend sa source se situe dans la vieille Russie kiévienne, presque à mi-distance entre Moscou et Saint-Pétersbourg, métropoles dont il est éloigné de quelques centaines de kilomètres chacune. Climat rude entre octobre et fin mars (entre - 10 °C et 10 °C), relativement doux au printemps, agréable l'été (autour de 20 °C). Visa obligatoire. Monnaie: le rouble (1 € = 44 RUB environ).

    Y aller

    Air France (3654 ; www.airfrance.fr) propose l'aller-retour Paris-Moscou à partir de 477 € et Paris-Saint-Pétersbourg à partir de 350 €.

    Organiser son voyage

    Aucun tour-opérateur n'organise de séjour spécifique aux sources de la Volga, mais Voyages à la Une (01.40.54.99.20 ; www.voyages-a-la-une.com), spécialiste du voyage culturel, propose des séjours sur mesure de très grande qualité à Moscou et à Saint-Pétersbourg, avec possibilités d'extension dans les environs.

    Se déplacer

    Dans la région du Valdaï, les routes sont aussi incertaines que cahoteuses et aléatoirement bitumées. Prévoir une bonne carte (récente), un véhicule solide (4 x 4 de préférence) et des pneus de rechange. Mieux vaut être russophone ou voyager avec un interprète: 95 % des habitants parlent exclusivement russe.

    Les isbas du resort Ozemaya, apprécié des chasseurs et des pêcheurs.

    Les isbas du resort Ozemaya, apprécié des chasseurs et des pêcheurs. Crédits photo : ERIC MARTIN

    Se loger

    A Novgorod: Park Inn Hotel, Studencheskaya ulitsa, 2 (www.parkinn.com/hotel-velikynovgorod). A partir de 122 €. Le confort classique de la chaîne Radisson.

    A Valdaï: Eco Club Valdaï (www.valday-hotel.com). Inauguré en 2009, ce superbe resort écolo situé au cœur du Parc national du Valdaï propose à un excellent tarif 29 chambres et quelques cottages (environ 114 € pour deux en pension complète). Idéal pour les familles, l'hôtel est situé au bord du lac Boroïe sur lequel il possède un bateau-bania. Lieu et service féeriques.

    A Ostachkov: SDL Park Hotel. (www.sdl-tour.ru). Vaste complexe hôtelier situé à quelques kilomètres au sud de la ville qui borde le lac Seliger. Des dizaines de cottages au confort correct, un spa, un mini-zoo, une église. Environ 114 € la nuit pour une chambre double.

    A Peno: résidence Ozernaya (www.ozernaya.com). Au bord du lac Peno, de belles et vastes isbas traditionnelles tout confort: 3 catégories, de 182 à 568 € le gîte pour 8. Activités sur le lac (payantes).

    Se restaurer

    Paradis des pêcheurs, la région des lacs du Valdaï est réputée, sinon pour ses restaurants, du moins pour ses poissons (anguilles, brochets, carpes, sandres, perches). La plupart des auberges en proposent à la carte. A Novgorod, dîner recommandé sur la frégate Flagman, qui mouille sur la Volkhov, au pied des murs du Kremlin local.

    Dîner recommandé sur la frégate Flagman qui mouille sur le Volkhov.

    Dîner recommandé sur la frégate Flagman qui mouille sur le Volkhov. Crédits photo : ERIC MARTIN

    A lire

    Espace et labyrinthes , de Vassili Golovanov (Verdier). Les Récits d'un pèlerin russe, (Albin Michel). Pour rester sur la Volga mais au-delà de ses sources: Michel Strogoff, de Jules Verne (Le Livre de Poche) ; La Volga naît en Europe, de Curzio Malaparte (Belles Lettres), évocation sentie du front russe en 1943-1944 ; L'Ame russe, de Dominique Fernandez et Olivier Martel (Philippe Rey).

  • Peter Straub,”Julia”, Fleuve noir.

    medium_julia.gif  En 1974, le fantôme excite l'intérêt de Straub. Influencé par la nouvelle d'Henry James Le Tour d’écrou, il écrit Julia, une histoire de fantôme et de maison hantée. Straub, bien qu'Américain, vivait alors en Grande-Bretagne (le «pays des fantômes»!) avec sa femme anglaise (il vécut dix ans en Angleterre et en Irlande), et Julia peut être considéré comme une histoire de fantômes à l'anglaise, sur le plan de la conception comme sur celui de l'exécution. Straub s'intéresse à l'idée du revenant dans la perspective d'un esprit vengeur issu d'un passé qui se refuse à mourir. Si les trois romans de fantômes de Straub se montrent efficaces (Julia,1975; Tu as beaucoup changé, Allison, 1990; Ghost Story, 1979), c'est qu'ils traitent en effet surtout du passé, de la force des souvenirs, et que dans leurs intrigues, le passé continue d'exercer sur le présent une influence maléfique.

     

    Julia passe pour un roman de fantômes. Mais en considérant les divers personnages, le lecteur se rend compte que presque tous pensent avoir subi des hallucinations, vécu des illusions et avoir été victimes de leurs sens. Ce sont des gens prédisposés à accepter le surnaturel, ou dans un état tel qu'ils ne réagissent plus rationnellement, et le roman peut se décoder au premier degré, en n'y voyant que fantasmes et coïncidences.
    - Julia, jeune femme dans la trentaine qui donne son nom au roman, est désaxée depuis qu'elle a subi un grand choc émotif à la mort de sa fille Kate, qui s'est étouffée avec un morceau de viande. Julia ou son mari l'ont tuée accidentellement en tentant de pratiquer sur elle une trachéotomie avec un couteau de cuisine.. Julia se sent impardonnablement coupable. Elle a vécu quelque temps dans une maison de repos, et vient juste d'en sortir. Elle vient, sur un coup de tête, d'acheter une nouvelle maison qu'elle habite seule, rompant brutalement avec son mari, Magnus. Elle vit par impulsions, sur ses nerfs. Peu à peu, elle se met à boire, se nourrit mal.
    - Magnus, la cinquantaine, apparemment plus solide, devient un ivrogne. Depuis le départ de Julia, il a perdu ses repères et traîne plutôt qu'il ne vit.
    - Sa soeur Lily, célibataire, croit au spiritisme par désoeuvrement, et a présenté à Julia un adepte qui a créé un problème en demandant à Julia de quitter au plus vite sa maison, sans donner d'explication.
    Si bien que l'histoire aurait pu être montée de toutes pièces par des esprits quelque peu égarés, voyant - croyant voir - des fantômes et percevoir leurs manifestations. De nombreuses circonstances montrent par exemple Julia se demandant si elle n'a pas, dans l'inconscience, fait un acte qu'elle impute à l'esprit qui hante sa maison.
    L'autre explication des fantômes se trouverait dans des interprétations parapsychiques. Les fantômes s'empareraient des mobiles psychologiques et, dans certains cas, de la totalité des esprits des hommes qui les imaginent. Un transfert psychologique s'opérerait de leurs peurs (parentales, maritales) sur les lieux (la maison par exemple, ou le jardin). Les fantômes deviendraient ainsi inhumains quand les hommes ont dépassé les limites d'une vie humaine normale (inadaptation, folie, crime). Le jour de son arrivée, Julia a aperçu dans la rue, allant dans un parc près de chez elle, une petite fille blonde, qui ressemble à Kate. Elle l'a vue enterrer devant d'autres gamins quelque chose dans le sable. Une fois la fillette partie, Julia creuse un trou et découvre un couteau, puis le cadavre mutilé d'une tortue. Ce spectacle inattendu lui fait penser à la trachéotomie dont est morte Kate, et elle pense qu'elle est peut-être son fantôme. Une vague idée, sans plus. Julie la revoit, manifestant une atrocité inattendue : la fillette glisse un oiseau vivant dans les rayons de sa bicyclette et fait tourner la roue, coupant la tête de l'oiseau. Elle ressemble à Kate, mais Julia remarque qu'elle porte des vêtements désuets et qu'elle a une incisive cassée. Il s'agit en fait d'Olivia, fillette blonde qui ressemble étrangement à Kate. Elle a vécu jadis dans la nouvelle maison de Julia et a participé naguère à la mort d'un petit garçon. La mère du petit garçon, qu'a tué jadis Olivia, lui révèle que son fils, étranger, était le souffre-douleur du groupe d'enfants, et qu'ils ont participé au meurtre sous la direction d'Olivia. Curieusement, devenus adultes, tous ont échoué dans leur vie et la plupart sont morts. D'un survivant, Julia apprend des détails. Olivia a forcé les enfants du groupe à tuer des animaux et à boire leur sang; à voler, et même à allumer un incendie. Elle leur apprend tout sur le sexe, se fait lécher par une enfant. Elle a étouffé son camarade de jeu avec un oreiller sur lequel elle s'est assise, puis lui a fait mordre le sexe par un autre gamin. Kate sait maintenant que la petite fille fantôme est une Olivia maléfique, et non sa fille. En rentrant chez elle, elle lit sur son miroir les mots : "Tu sais", écrits au savon. La nuit, des petites mains la caressent sur le corps et le sexe, l'amenant au plaisir contre sa volonté. Le lendemain, elle voit pour la première fois la petite fille dans sa maison, dans le miroir, souriante et tenant à la main un corps d'oiseau réduit en pulpe. La voyante et les informateurs de Julia meurent, assassinés. Enfin, à la bibliothèque, Julia comprend : sur un ancien journal, elle voit une photo d'une réception de la mère d'Olivia, tenue par les épaules par un Magnus de 21 ans : Magnus est le père d'Olivia, comme le père de Julia, et toutes deux sont "mortes poignardées. (...) Soeurs, elles étaient soeurs. Femmes du même homme. Mère de filles assassinées."

    Le deuxième motif du roman est celui de la maison hantée. King a développé l'idée dans Pages Noires que l'idée que la maison hantée pouvait "devenir le symbole d'un péché non expié", et qui est devenue le pivot de son roman Shining, écrit avant que paraisse Julia.

     

    Impulsivement, Julia a acheté, pour s'y sentir protégée, une maison en briques solide, de style néo-georgien, qui correspond à son besoin de calme et de solitude (plus tard, Julia comprend le sens de son achat : "Quelque chose dans cette maison exigeait que je l'achète."). Les premiers incidents paraissent bénins : Julia perd deux fois sa clé, à sa première sortie elle oublie la troisième dans la maison et ne peut entrer qu'avec difficulté chez elle par une petite ouverture dans laquelle elle se blesse. Il lui semble que la maison "oppressante", la "repousse". Quoiqu'elle fasse, la température de la maison est brûlante, et toutes ses tentatives pour couper les convecteurs et le chauffage général s'avèrent inopérantes. Quelque temps après, tout s'est réenclenché. Il lui semble qu'il y a une présence, elle entend des frôlements, des froissements comme si quelqu'un se déplaçait dans l'obscurité, un vase de fleurs est brisé la nuit, le jardin l’inquiète. Un poltergeist? Julia, désemparée, est passée en peu de jours de la quiétude à la peur : "La maison constituait une structure immense et puissante, qui l'excluait, la repoussait, résistait à son intrusion, se refusait à lui céder. Julia ressentait durement cette intransigeance. Elle avait plus que jamais l'impression de vivre dans une immense désillusion, dans l'erreur que sa vie était devenue. Et dehors, des forces puissantes attendaient leur moment : un homme et une enfant." Le temps passe et les bruits se précisent, les voix d'une femme et d'une petite fille, des mesures de musique.

    La maison a été habitée pendant vingt ans par une Américaine, comme Julia, une play-girl mondaine séparée de son époux, vivant des largesses de ses amants. Elle a eu une fille, Olivia, qui fut inquiétée par la police pour avoir, à la tête de jeunes enfants, molesté un camarade de quatre ans , retrouvé mort. La mère tua sa fille un an plus tard, selon la rumeur parce qu'elle la pensait folle, connaissant ses cruautés, dont elle aurait été la confidente. Condamnée à la prison, elle fut enfermée dans un hôpital psychiatrique, comme Julia l'a été un moment dans une maison de santé. Quand sa mère l'a tuée, Olivia avait l'âge de Kate, la fille de Julia, et sa chevelure était blonde. Julia est allée voir la mère à l'hôpital psychiatrique. Cette dernière lui tient des propos incohérents et insultants, lui dit en passant qu'Olivia était mauvaise, maléfique : "Le Mal, ce n'est pas comme les gens ordinaires. On ne peut pas s'en débarrasser. Il se venge. Ce qu'il veut, c'est la vengeance, et il l'obtient."

    Julia est une fille complexe, incapable de dominer les divers aspects de sa personnalité, divisée, masochiste, était une proie offerte. Son père, son époux, en dernier lieu Magnus ne pouvaient que profiter de la situation. Ses dernières pensées sont elles-mêmes ambiguës. Elle meurt dans le désordre matériel (bruits, petites explosions dans la maison) et dans la confusion mentale: "Je voulais te libérer, pensa Julia, c'est à dire que je désirais te donner la paix. Mais tu ne veux pas la paix. Tu veux tout diriger. Tu nous hais tous et tu hais cette maison." En fait, ce sont ses sentiments qu'elle transpose : je voulais me libérer, trouver la paix. mais les autres veulent tout diriger. Je les hais tous, comme je hais cette maison. La vie de Julia aura été un échec total, la victime rêvée des prédateurs.

    Car Julia morte, son immense fortune revient à Magnus, et indirectement à sa soeur Lily. On se rend compte alors que, depuis le début de l'histoire, ils n'ont agi en fait à son égard que pour conserver l'argent de Julia, qu'ils l'auraient perdu si elle avait divorcé. Dans sa naïveté et son insouciance de l'argent, Julia ne s'est même pas rendu compte qu'elle n'avait plus rien à elle et que Magnus s'était emparé de tous ses biens. Mais ils ne jouiront certainement pas longtemps de cette richesse qui perpétue la tradition de la famille de l'accumulation des fortunes par la spoliation d'autrui. Le récit se termine par une scène où Lily voit de sa fenêtre une petite fille devant sa maison, aux cheveux d'or et aux yeux bleus dénués d'expression. La vengeance n'est pas terminée, et Magnus a tout à craindre maintenant, après sa victoire facile. D'autres prédateurs, d'un monde-autre ceux-là, veillent dans l'ombre. Julia, qui, comme sa fille, n'a pas eu la tombe qu'elle souhaitait, dans le cimetière qu'elle avait choisi, attend peut-être son heure.

    King a noté que, dans le nouveau gothique américain, l'apport plus particulier de Straub est l'examen des "effets sur le présent d'un passé maléfique". Le conditionnement par l'enfance malheureuse, qu'on retrouvera dans presque toutes les oeuvres de Straub, est mis en évidence dès ce roman. "«Aucun homme intelligent ne croit au passé» remarque un personnage secondaire auquel Julia demande des informations, qui ajoute cette formule tout à fait adaptée à son cas : "«Ceux qui croient au passé sont condamnés à y vivre.»"
    Julia doit ainsi affronter son passé récent, qu'elle ne peut oublier, qui se trouve relié à un passé plus lointain, dont les similitudes ont été fréquemment soulignées (filles du même âge, de la même apparence, tuées volontairement ou involontairement par leurs mères, filles du même père à plus de vingt ans de distance). Mais il y a aussi le passé plus lointain : elle a été élevée par un père prolixe, importun et autoritaire, dont la fortune vient d'ancêtres qui l'ont amassée dans la souffrance des autres : l'arrière grand-père impitoyable baron du rail, avec "du sang jusqu'aux coudes"; le grand-père en faisant autant, abattant des forêts, polluant des fleuves, ruinant des sociétés, tuant des hommes. L'argent de Julia porte une tache indélébile et, symboliquement, l'eau qui sort de ses robinets a la couleur l'odeur métallique du sang et des pièces, d'un tas de "vieilles pièces de monnaie graisseuses.". Magnus et sa soeur ont été élevés par des parents d'une froideur "monumentale", uniquement préoccupés d'eux-mêmes, totalement indifférents aux opinions et à la sensibilité d'autrui. Ils ont laissé leurs enfants à la garde d'une succession de précepteurs, abandonnés dans un silence quasi total en dehors de l'enseignement donné. L'attachement à sa soeur est dû au fait qu'ils ont toujours vécu complices, jouant ensemble constamment, possédant un langage particulier. Dès le début de sa carrière, Magnus été impitoyable dans sa vie professionnelle. Et pour le malheur de Julia, il représente son père... King note que, outre l'influence reconnue de Le tour d'écrou, c'est aussi Shirley Jackson, avec Maison hantée qui a convaincu Peter Straub qu'une "histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est sobre, retenue et ambiguë); [qu'] elle ne hausse jamais le ton." Outre ce style réservé, Straub a gardé de James l'habileté de garder ouvertes aussi bien la voie de l'emprise de la maison sur l'esprit de Julia que celle, psychanalytique, du masochisme et des tendances autodestructrices de Julia. James avait signalé qu'en fait sa nouvelle était "une incursion dans le chaos tout en restant seulement une anecdote." On se rend compte que la complexité du comportement de Julia, dont la diversité a été décrite plus haut, n'est que la mise en oeuvre d'un chaos, semblable, aux dimensions d'un roman. Ce "chaos" correspond à la fois à ses sentiments, ses impulsions et ses velléités contradictoires, et aux désordres plus matériels qui gagnent peu à peu la maison jusqu'au pandémonium final. La sensibilité intense de Julia, son émotivité exacerbée renforcent "l'illusion narrative et l'ensorcellement de l'épouvante. Car, en fait, c'est justement le mécanisme impitoyable du désarroi qui exige le choix arbitraire d'une certitude, et c'est le besoin de certitude qui créée des preuves là où il n'y a que des indices, bref, qui construit la progression implacable de l'anecdote. (...) Le lecteur a ainsi été pris des deux côtés, par la synthèse du "cas psychique" et de la chère «vieille terreur sacrée»". La multiplication des points de vue, la conquête progressive des informations oblige le lecteur à une construction mentale permanente. Les réticences, la suggestion, l'équivoque créent une atmosphère oppressante réussie chez les personnages comme chez le lecteur. L'étape suivante sera, pour Straub, de complexifier son intrigue : il y réussira avec Ghost Story.

    Roland Ernould août 2001

     

    medium_peter_straub.gifL'auteur : Peter Straub est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2 mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3 garçons. Son père était commerçant, sa mère infirmière. Le père voulait qu'il devienne un athlète, la mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui voulait était lire et apprendre, et il leur fit espérer un métier de professeur. Études à l'université de Wisconsin, Colombia University, et au University College de Dublin. A résidé pendant trois ans en Irlande, à Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut, où sa femme Susan était née. Il habite aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et de la poésie. Nombreuses récompenses littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus littéraire des romanciers de terreur attire à la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels du polar. Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen King, Black House, est sorti en Octobre 2001.

    voir sa bibliographie américaine, et les traductions françaises

    http://rernould.club.fr/zzStraub/xStraJul.html

    Les pages Stephen King sont animés par le même auteur:http://rernould.club.fr/King.html

    Le site de cet auteur,

    Roland Ernould

    s'intitule:

    Littératures de l'imaginaire:

    http://rernould.club.fr/index.html(ce dernier lien ne fonctionne pas mais vous pouvez faire "copier-coller"....)

  • Les vraies vies de Corto Maltese

    medium_corto2.gif

    medium_corto2.gifpar Jérôme Dupuis
    Lire, mai 2007

     Et si Corto était un héros dont on pouvait dresser la biographie à l'instar d'un personnage réel? Au fil de ses albums et de ses interviews, Hugo Pratt a semé une multitude d'indices géographiques, historiques et graphiques permettant de reconstituer avec un luxe de détails le destin du marin maltais. Voici donc la «vraie vie» de Corto Maltese, telle que vous ne l'avez jamais lue.

    Nom: Maltese. Le doit à sa naissance sur l'île de Malte, dans une maison aux balcons de fer forgé, non loin de la Kingsway, à La Valette.

    Prénom: Corto. En argot espagnol, corto signifie «rapide de la main», donc «voleur», mais aussi «voleur de sentiments»...

    Date de naissance: 10 juillet 1887.

    Père: Marin britannique, originaire de Cornouailles, grand, roux, neveu d'une sorcière de l'île de Man, assez porté sur la bouteille. Rencontre la mère de Corto lors d'une escale à Gibraltar, sur les marches menant au Morish Castle. Léguera à son fils Corto une jarre pleine de doublons d'or provenant de l'Invincible Armada.

    Mère: Gitane de Séville née dans le quartier de Triana et surnommée la «Nina de Gibraltar». Cette femme brune et élancée, danseuse de flamenco, parfois présentée comme une «putain», fut l'un des grands amours du peintre français Ingres, à qui elle servit, dit-on, de modèle.

    Nationalité: Sur son passeport, Corto, détonant croisement de liberté gitane et de brumes celtiques, possède le titre de «résident» à Antigua, dans les îles Vierges, au large du Venezuela. N'habite pas Venise, comme on le croit parfois - «Je finirais par me laisser prendre par l'enchantement de cette ville, je deviendrais paresseux, Venise serait ma fin», a-t-il dit un jour -, mais possède une vieille maison sur pilotis à Hong Kong, du côté de Kowloon. Il viendra notamment y prendre quelque repos après la Première Guerre mondiale, entre son grand piano Steinway, sa riche bibliothèque et Négresse Martinique, une toile signée Gauguin - qui lui sera volée, un jour où il s'était absenté, par son vieil «ami» Raspoutine...

    Signes particuliers: Porte un anneau à l'oreille gauche, ce qui signifie qu'il appartient à la marine marchande, qui l'a élevé au grade de commandant (dans la marine de guerre, on portait l'anneau à l'oreille droite). Sur la main gauche, longue cicatrice en forme de ligne de chance. «Un jour, une gitane me révéla que je n'avais pas de ligne de chance, racontera Corto. Cette découverte me causa un terrible choc. Je me suis précipité dans la chambre de ma mère, ai trouvé l'un des rasoirs de mon père, ai appuyé le tranchant de la lame sur ma main gauche et tiré d'un coup sec...»

    Décorations: L'armée anglaise lui a remis la Conspicuous Gallantry Medal, pour avoir déjoué un complot allemand du côté de Stonehenge, durant le premier conflit mondial. A peine reçue, la laisse tomber de la poche de sa gabardine...

    Situation de famille: Célibataire. Et pourtant... Au cours de ses aventures, Corto croise une nuée de femmes ensorcelantes: Bouche Dorée (sorcière brésilienne), Esmeralda (prostituée argentine), Louise Brookszowyc (sosie polonais de Louise Brooks), Changhaï Li (beauté chinoise ressemblant comme deux gouttes d'eau à une nièce de Tchang Kaï-chek), Banshee O'Danan (indépendantiste irlandaise), Venexiana Stevenson (aventurière, comme son nom l'indique)... On ne lui connaît de liaison avec aucune. Mais de là à imaginer un Corto vierge... Le souvenir d'un amour de jeunesse, déçu, l'aurait poursuivi toute sa vie. On a longtemps cru qu'il s'agissait de la jeune Pandora Groovesnore, Australienne croisée, à la fin de 1913, du côté des îles Salomon. Las! Il semblerait qu'un autre fantôme a hanté Corto... «Un jour, je montrerai cette femme, mais seulement de dos, uniquement des cheveux sur la nuque, car elle doit rester un mythe», avait annoncé Hugo Pratt. Il n'en a pas eu le temps...

    Corto et la France: C'est l'amour du vin qui le conduit dans notre pays. La seule fois où sa présence sur notre sol est attestée se situe en avril 1918, en Picardie. On le croise en compagnie de deux Australiens, trimbalant quelques caisses de bon vin dans une improbable camionnette, dissertant sans fin sur les mérites comparés d'un corbières, d'un côte de Nuits ou d'un romanée-conti 1915, son cru préféré... Ni le lieu ni le moment ne sont idéalement choisis, puisque, au-dessus de leurs têtes, le terrible baron von Richthofen, dit le «baron rouge», décime l'aviation alliée. Les grands crus de Corto n'en réchapperont pas. Notre héros avait prévu une seconde incursion en France, à la recherche d'un labyrinthe dans l'île Saint-Louis à Paris - où habitait Hugo Pratt -, sur les traces d'Aliénor d'Aquitaine et d'Henri Plantagenêt. Il ne la mit jamais à exécution.

    medium_cortorabbin.gifBIOGRAPHIE. ENFANCE MEDITERRANEENNE

    Corto grandit à Cordoue, dans une splendide maison autour d'un patio fleuri du barrio de la Judería, le quartier juif. Il suit l'enseignement de l'un des amants de sa mère, le rabbin Ezra Toledano, qui lui fait étudier le Talmud, le Zohar et la kabbale. «J'en ai gardé ce goût des signes, des symboles, des jeux du réel et de l'imaginaire», racontera-t-il plus tard. A douze ans, il repart pour Malte, où il poursuit sa scolarité à l'école juive de La Valette. Interrompt ses études à 16 ou 17 ans.

    En Asie avec Jack London. La période des voyages débute en 1904. Corto Maltese n'a pas encore 18 ans. Qu'importe! Au tout début de l'année, il embarque sur la Vanita Dorada (Vanité dorée), une goélette qui faisait relâche à La Valette. Fin janvier, le voilà au Caire. Grâce à une introduction du rabbin Toledano, il peut mettre la main sur de vieux documents et, surtout, lors d'un mystérieux rendez-vous à l'ombre des pyramides, sur une carte - première d'une longue série de «cartes au trésor»... - localisant les mythiques mines d'or du roi Salomon, quelque part entre Ethiopie et royaume de la reine de Saba. Un rêve d'or et de sable, une chimère, comme il en poursuivra toute sa vie...

    Mais d'abord, cap sur l'Asie! Il descend la mer Rouge jusqu'à Aden, dépasse Bombay, Singapour, Shanghai et se fixe finalement à Moukden, à la frontière coréenne. Quels rêves fous poursuit-il là-bas? Nous sommes en 1904, en plein conflit russo-japonais. Là, le jeune Corto se lie d'amitié avec un correspondant de guerre américain du San Francisco Examiner, l'écrivain Jack London. Les deux hommes cultivent en commun un certain détachement au milieu du choc des empires et des balles qui sifflent. Grand familier des champs de bataille du XXe siècle, Corto Maltese se départira rarement de cette posture de spectateur engagé, ne prenant presque jamais parti pour un camp plutôt qu'un autre. «Je n'ai pas d'ennemis, je m'occupe de mes affaires», répète à l'envi le marin laconique. Il passe, voilà tout.

    Un seul homme parvient à le faire sortir de ses gonds: Raspoutine. Cet incontrôlable déserteur russe - «Je suis né en Russie, mais ma nationalité, c'est l'argent!» - lui a justement été présenté par Jack London. Corto s'engage à l'exfiltrer vers d'autres horizons. C'est le début d'une longue relation: de la Chine au Pacifique, les deux hommes se croiseront régulièrement, seront rarement dans le même camp, s'invectiveront souvent, parfois même avec tendresse, et se sauveront mutuellement la vie. Après tout, peut-être est-ce cela que l'on appelle l'amitié...

    Dans les mers du Sud. Pour l'heure, en cette année 1905, les deux hommes embarquent non loin de T'ien-tsin, bien décidés à retrouver les mines du roi Salomon, quelque part en Afrique. Une mutinerie en mer de Célèbes et un cargo providentiel les lâcheront au... Chili. En Patagonie, Corto fait la connaissance de Butch Cassidy, chef de la «horde sauvage», un gang de voleurs de bétail et de dévaliseurs de banques. «Par son côté Robin des Bois, bandit au grand cœur et redresseur de torts, par sa fidélité en amitié, Butch fut un compagnon proche», dira de lui Corto. Les deux hommes se croiseront plus tard à nouveau, à Buenos Aires, sur fond de tango et de fusillade.

    Gentilhomme de fortune. Entre 1907 et 1913, on perd quelque peu la trace du marin à l'anneau dans l'oreille. Il est aperçu en Italie en 1907, au Mexique trois ans plus tard, à Tunis en 1911, puis à Londres, où il embarque finalement pour le Pacifique. Corto s'est enfin choisi une profession: «gentilhomme de fortune». Autrement dit pirate, écumant les mers entre Nouvelle-Guinée et Indonésie. «Je n'étais pas un très bon pirate, mais j'aimais la liberté, la découverte, la rencontre, le saute-mouton entre les archipels», reconnaîtra-t-il plus tard.

    Pas assez sanguinaire et cruel, peut-être, pour exercer cette activité rançonneuse. Et risquée: le 1er novembre 1913, son équipage se mutine et l'abandonne en mer, crucifié sur un radeau. Il est miraculeusement recueilli par le catamaran de Raspoutine qui passait par là. A bord, la jeune Pandora Groovesnore, qui trouble notre marin maltais... «Corto est amoureux de l'idée d'être amoureux», grincera, toujours très philosophe, Raspoutine. Tout ce petit monde trouve refuge sur l'île d'Escondida, du côté des Fidji. Mais déjà les échos assourdis de la Première Guerre mondiale résonnent sous les tropiques. Entre l'Australie et Panamá, où il arrive en août 1915, Corto prend part à des combats sporadiques mettant aux prises Allemands, Japonais et Anglais. Cet individualiste romantique, qui croit plus en la liberté qu'en la patrie (quelle patrie, d'ailleurs?), peut changer de camp pour une parole donnée ou les yeux d'une mystérieuse Brésilienne... Il passe, toujours.

    La guerre en Europe. Poursuivant son rêve de retrouver les cités perdues de Cibola et d'El Dorado, Corto rentre en Europe. Il assiste, depuis un couvent franciscain, où il consulte quelque savante relique, à la guerre aérienne dans le ciel de Venise. En 1917, après avoir financé le Parti républicain monténégrin, on le retrouve, décidément devenu bien progressiste, en Irlande, aux côtés de l'Armée irlandaise révolutionnaire. Certes, les taches de rousseur de la belle Banshee y sont peut-être aussi pour quelque chose... «Corto est du côté de la liberté», résumera Hugo Pratt.

    Dans les steppes de l'Asie centrale. Pourtant, la soif de l'or n'est jamais loin. Etrangement, Corto Maltese aura passé sa vie à déchiffrer parchemins, palimpsestes et énigmes pour localiser des trésors qui, toujours, lui échapperont. Cette fois-ci, lui et Raspoutine partent à l'assaut d'un train chargé d'or, qui erre entre Mongolie et Mandchourie, là où les grands empires s'entrechoquent, dans les tourbillons nés de la Révolution bolchevique. Outre la sublime Changhaï Li et la duchesse Seminova - «il faut toujours se méfier des femmes fatales en fourrure et le fume-cigarette aux lèvres», observe Corto -, ils croisent le baron von Ungern-Sternberg. A la tête de sa division de cavalerie asiatique, composée de Bouriates, de Mandchous et de Cosaques, le «baron fou» rêve d'édifier un nouvel empire mongol. Sur fond de neige, de Transsibérien et de massacres, Corto, blessé, passe à deux doigts de la mort. Il est finalement recueilli par l'armée américaine, à Kharbin. Plus tard, un jour d'automne, il ira se recueillir sur la tombe d'Ungern. Doit-on préciser que, bien entendu, Corto ne verra jamais la couleur de l'or sibérien?

    Il n'en a pas fini pour autant avec l'Asie centrale. En 1921, un ami du poète lord Byron lui a laissé des indications et une carte, qui permettraient de retrouver le fabuleux «Grand Or» de l'empereur Alexandre. Le trésor serait quelque part du côté de Samarkand. Commence alors une hallucinante traversée de l'Anatolie, via Van, puis du Caucase jusqu'à Boukhara et, enfin, du Turkestan. C'est là que, le 5 août 1922, Corto assiste à la mort d'Enver Pacha, général turc responsable de massacres d'Arméniens. Notre marin échappe au peloton d'exécution grâce à un miraculeux coup de téléphone à Joseph Staline - «Jo!» -, croisé en 1907, à Ancône, alors que le futur dictateur n'était encore que gardien de nuit...

    Retraite en Suisse? Après un nouveau détour par la Venise préfasciste, où il croise nuitamment le baron Corvo et l'écrivain dandy Gabriele D'Annunzio, Corto - tout comme Hugo Pratt, d'ailleurs... - va pouvoir laisser libre cours en Suisse, en 1924, à ses rêveries alchimiques. Son vieil ami, le professeur Steiner, le présente au célèbre écrivain Hermann Hesse, à Montagnola, dans le Tessin. L'heure des folles cavalcades semble révolue pour Corto: la lecture de Paracelse l'entraîne vers les mystères de l'alchimie, la quête du Graal, les fées... Comme s'il était définitivement passé du côté de l'ésotérisme et de ce mythique royaume de Mû. Corto n'a pas quarante ans. Il est passé.

    Epitaphe. Sur la foi de Cush, un guerrier dankali qui a croisé son chemin, Corto Maltese aurait disparu en 1937, lors de la guerre d'Espagne, après s'être engagé dans les rangs des Brigades internationales. Une autre hypothèse prétend qu'il est mort fou, au Chili, en 1967, à l'âge de 80 ans. Laissons le dernier mot à Hugo Pratt, qui l'a bien connu: «Corto ne peut pas mourir, il peut disparaître, ce qui n'est pas pareil. Il y a, à Venise, trois portes qui permettent de s'évanouir vers un autre monde...»

    Sources: l'intégralité des albums de Corto Maltese, parus chez Casterman; Hugo Pratt a relaté certains épisodes inédits de la vie de son héros à travers une série d'aquarelles, que l'on retrouve dans le très complet Corto Maltese, Mémoires (Casterman) par Michel Pierre; le dessinateur livre également quelques clefs dans Le désir d'être inutile (Robert Laffont), autobiographie sous forme d'entretien, et dans Corto Maltese, littérature dessinée (Casterman).

    Site internet officiel Corto Maltese et Hugo Pratt : www.cortomaltese.com.

    Vous y trouverez les dernières actualités éditoriales, des infos sur les expos en cours, une série de dossiers thématiques sur les personnages, les films, la musique, ainsi que l'accès vers la communauté des passionnés, le forum Hugo Pratt (forum.cortomaltese.com).

    http://www.lire.fr/enquete.asp?idc=51245&idR=200&idG

  • Sur la piste de Corto

    par Tristan Savin
    Lire, mai 2007

    De notre envoyé spécial à Addis-Abeba et Djibouti

     Hugo Pratt a vécu son adolescence en Ethiopie, alors appelée Abyssinie. Il y envoya plus tard son héros Corto, dont les traces se mêleront à celles des écrivains qui sillonnèrent la région: Rimbaud, Henry de Monfreid et Dino Buzzati. Les éthiopiques sont le fruit de tous ces souvenirs, avec Les Scorpions du désert, série inspirée par les bourlingues du Vénitien à Djibouti. Lire est parti sur ces traces encore chaudes. Entre Nil Bleu et mer Rouge, les plateaux hantés par les nomades Danakils offrent des paysages que Pratt aimait dessiner: désert volcanique où sévissent les pirates, montagnes pelées où se cultive le qat (plante aux vertus hallucinogènes de la Corne de l'Afrique), brousse où rôdent les hyènes dès la nuit tombée... Un siècle après Corto, l'aventure est toujours au rendez-vous.

     

    La gare de Dirédaoua.
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    La voiture a pris feu. Depuis plusieurs jours, nous attendons une pièce de moteur. Le guide a disparu. Rançonnés en chemin par des Oromos, nous n'avons plus assez de birrs, la monnaie locale, pour prendre la route du retour. Scènes de la vie quotidienne. Un homme se rase dans un rétroviseur. Une gamine pousse une roue de vélo. Une mère porte sa fillette fesses nues, en menant un troupeau de chèvres. Un petit voleur pleure face à deux policiers. Un mendiant salue. Des automobilistes s'insultent. De sa baguette, un garçon dirige un défilé imaginaire de canards. Un homme crache. Une femme rit. Une jolie Amhara laisse admirer ses mollets. Il se met à pleuvoir et les chèvres s'agglutinent contre les murs peints. Ce soir, la rue appartiendra aux chats et aux chiens.

    Cortographie de l'Abyssinie
    Pour les Ethiopiens, chrétiens orthodoxes, nous sommes encore en 1999. Le calendrier amharique n'est pas grégorien, mais julien. L'horloge ne marque pas non plus les heures occidentales. Quand on croit se lever à six heures, il est en fait une heure. L'Abyssinien vit à une autre époque, mais toujours au rythme du soleil. Ironie de l'histoire, le colonisateur de la Corne de l'Afrique, Soleillet, qui fut l'ami et associé de Rimbaud, est mort d'une insolation.

    Parfait connaisseur du pays, où il vécut de 1937 à 1943, soit de dix à seize ans, et dont il parlait la langue, Hugo Pratt a su jouer dans son œuvre avec les nombreux signes que renvoie le berceau de l'humanité (les ossements de Lucy furent retrouvés ici, au nord du lac Abe), avec l'errance qu'il génère, les dates qui s'y télescopent. Il le sait, depuis Lawrence d'Arabie, une partie de l'Histoire s'y trame en coulisse... L'Abyssinie et ses ports d'accès sont au carrefour des mondes arabe et africain, chrétien et musulman, lieu géostratégique toujours aussi convoité, sur la route du canal de Suez à l'océan Indien: la Légion étrangère (qui fascina Pratt) s'entraîne encore à Djibouti, les forces américaines pilonnent Mogadiscio, Aden fournit des terroristes et les Emirats arabes influencent la politique régionale à coup de pétrodollars. Fils de militaire, devenu lui-même le plus jeune soldat de l'armée italienne à l'âge de treize ans, Hugo Pratt s'est naturellement intéressé aux campagnes africaines menées par les puissances européennes.

    Corto Maltese débarque dans la région en 1916, au moment où les Britanniques contrôlent la Somalie et le Soudan, les Turcs, le Yémen, et les Allemands, le Kenya, alors appelé Afrique orientale. Son aventure débute à Aden et se poursuit à Harar. Car le parcours de Corto suit celui d'un autre aventurier, Rimbaud. Le marin sans bateau connaît ses classiques: Henry de Monfreid emprunta la même piste, voie de tous les trafics, entre Yémen et Abyssinie. Singeant l'auteur d'Une saison en enfer, le Maltais se déguise en mahométan. Pratt ne laisse rien au hasard: les premiers mots des Ethiopiques sont ceux d'une sourate intitulée «Le soleil de la matinée». Le lecteur comprend, au fil de l'histoire, que le personnage essentiel n'est pas Corto mais un Dankali du nom de Cush. Ce guerrier nomade porte le poignard traditionnel au bras, le fusil sur les épaules à la manière des bergers et mâche en permanence un brin d'herbe - probablement du qat. Son nom s'éclaire quand on apprend que l'afar et l'issa sont des langues couchitiques. Partir sur les traces de Corto, c'est donc tout naturellement aller à la recherche de Cush, de son peuple et de ses coutumes ancestrales... Et plonger dans l'adolescence d'Hugo Pratt, qui déclarait avoir découvert l'émancipation grâce à un Abyssin nommé Brahane, domestique dans la maison familiale: «C'était un Ethiopien splendide, qui avait eu le temps de faire la guerre contre les Italiens et qui maintenant devait faire le serviteur...»

    Jean-Claude Guilbert, marié à une belle Amhara, vit à Addis-Abeba. Ce grand reporter devenu écrivain fut l'ami de bourlingue d'Hugo Pratt pendant quinze ans, jusqu'à sa mort. Ils sillonnaient ensemble la Corne de l'Afrique, traquant les Scorpions du désert et les souvenirs littéraires: «Dans la capitale, il ne reste aucun bâtiment de la période italienne, à l'exception du théâtre et d'une église. A Entotto, le quartier où vécut Hugo a été rasé, ainsi que le lycée Vittorio Emanuele III où il étudiait. Pour retrouver les lieux qu'il fréquenta, il faut se rendre à Dirédaoua et à Harar, au nord-est...» Au mur du bureau dans lequel le Français rédige un guide Corto consacré au pays, une carte localise la faune éthiopienne: panthères et lions aux confins de la Somalie, girafes aux frontières du Soudan et du Kenya, crocodiles des lacs Tana et Abaya, singes et hyènes un peu partout... «Le plus grand danger, ce sont les hommes», prévient Getaoun, le chauffeur et interprète amhara auquel Guilbert nous confie: «On ne peut jamais rouler de nuit, à cause des pillards. Ici, une vie ne vaut rien.»

    Nomades' land
    On rencontre parfois des Ethiopiens d'origine italienne. A Nazret, un garagiste du nom de Ricardo Pipinno peut vous sauver la vie en réparant une ceinture de sécurité que personne ne parvenait à débloquer. Envahi par les troupes mussoliniennes en 1935, le pays conserve des traces de l'occupation: dans la langue nationale, l'amharique, «au revoir» se dit ciao! Et la machina désigne une voiture. Quant aux lions du zoo d'Alameya, ils sont nourris avec des spaghettis.

    En arrivant à la hauteur du parc naturel d'Awash, on croise des Karayous, bergers nomades armés de fusils automatiques. «Ils les ont obtenus du gouvernement pour protéger leurs troupeaux contre les lions», explique Getaoun. On en fait parfois un autre usage, comme nous l'apprendrons bientôt à notre détriment. L'aventure commence à midi, à trois cents kilomètres de la capitale, en pleine savane. De la fumée envahit subitement la cabine de notre Toyota. Le moteur est situé... entre nos sièges. Ancien fakir, Getaoun n'a pas peur des flammes: il en a craché pendant un an dans un cirque italien. Il maîtrise l'incendie grâce aux provisions d'eau. Trois heures durant, il tente de réparer les dégâts. En vain. Nous sommes en territoire oromo. Des jeunes filles sorties de nulle part s'approchent pour assister au spectacle. Elles portent les cheveux en tresses et des bijoux de fines perles bariolées. Dans leurs yeux sombres brillent des pupilles de lynx. L'une d'elles a les dents limées en pointes. Les plus téméraires réclament de l'eau. Une bouteille vide les contente. Rien ne se perd. Sauf l'eau de notre moteur. Nous abandonnons le véhicule à la garde de trois adolescents oromos. Une voiture de passage nous rapatrie sur Awash, entassés, musique à fond, avec quatre poules dans le coffre et un revolver dans la boîte à gants. Notre sauveur est un petit trafiquant de qat. Ça rapporte plus que le café -, qui tient son nom de la province de Kaffa, dans les montagnes du Nord-Ouest. «Les Vénitiens introduisirent le café éthiopien en Europe via la ville yéménite de Moka», aimait rappeler Pratt.

    Arrivés au garage d'Awash, nous apprenons que la dépanneuse envoyée à notre secours s'est fait tirer dessus. Trois impacts en attestent, sur le rétroviseur et la carlingue, à quelques centimètres du volant. «Deux Issas», raconte le conducteur, impassible. Et modeste. C'est à Getaoun que l'on doit les détails: «Les bandits étaient embusqués dans un virage. Quand il les a vus armer leurs fusils, il a foncé sur eux pour les mettre en fuite. Ils ont tiré après son demi-tour. Le plus inquiétant, c'est qu'ils attaquent désormais en plein jour... On doit garder les yeux ouverts en permanence.»

    Tristes éthiopiques
    Après les heures passées en plein soleil, le Buffet de la gare d'Awash (en français dans le texte) est un havre de paix. Il s'agit d'une auberge historique, construite par les Français en même temps que la gare, au début du XXe siècle, sur la ligne Addis-Djibouti. Mais les attaques de trains, paraît-il fomentées par des politiciens propriétaires de camions, ont transformé les lieux en gare fantôme. «Hugo Pratt a séjourné ici il y a une quinzaine d'années», raconte madame Kiki, la propriétaire octogénaire, d'origine grecque. «Je m'en souviens car il avait insisté pour avoir la suite présidentielle, dans laquelle avait dormi l'empereur Hailé Sélassié. Il faisait des dessins de la gare.» Le lendemain, au lever du soleil, nous retrouvons notre voiture où nous l'avions laissée. Mais ses gardiens sont désormais au nombre de sept. Trois d'entre eux exhibent leurs fusils. Nous leur proposons des cigarettes. «Nous ne fumons pas», répond leur chef. Des biscuits? «Nous ne mangeons que ce que nous connaissons.» Ils réclament de l'argent. Les mécaniciens qui nous accompagnent commencent à négocier en langue oromo. Le ton monte. «Salam!» crie le plus jeune, tout en poussant notre interprète aux épaules. Il faut sortir des billets! Une fois payés - l'équivalent d'un mois de salaire moyen -, les Oromos regagnent la route, sans un mot. «Si nous n'acceptions pas, ils nous tuaient sans hésiter», assure Getaoun, avant de conclure: «Ici, avec une arme à feu, tu as le pouvoir, donc l'argent.» Pour parvenir à Dirédaoua, il faut franchir de hautes montagnes où se cultivent le café et le qat. Les villages sont composés de maisons de terre au toit de tôle ou de simples paillotes. Les femmes portent d'éclatantes tuniques vertes, rouges ou bleues. A sept heures de route de la capitale, la deuxième cité du pays fut construite en 1885 autour d'une importante gare. On doit, paraît-il, à Rimbaud l'idée du tracé de la voie ferrée, celle-ci ne pouvant pas passer par Harar à cause du relief. De style méditerranéen, la ville aux murs colorés mélange les ethnies: Amharas, Oromos, Somalis... On y circule en bajaj, sorte de tuk-tuk importé d'Inde. Diffusés par haut-parleurs, les prêches des églises orthodoxes rivalisent en volume sonore avec l'appel à la prière du muezzin.

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    L'ancien directeur de la poste, Kabou, nous présente Alemayihu, responsable du bureau culturel et historien passionné par Henry de Monfreid, qui vécut de 1923 à 1938 à Dirédaoua: «Après avoir vendu douze tonnes de haschisch, Monfreid a investi dans la construction d'une usine électrique. C'était peut-être aussi un entrepôt d'esclaves car on a retrouvé des anneaux d'acier scellés dans les murs de la cave...» L'intellectuel éthiopien nous fait visiter l'immense bâtiment de pierre, de style colonial, aujourd'hui à l'abandon. Un obus a emporté un pan de mur lors de la guerre avec la Somalie: «Pour les habitants, la maison est hantée...» Elle l'est pour d'autres raisons: Hugo Pratt y a rencontré Henry de Monfreid, une connaissance de son père, quand il avait onze ans. Est-ce pour cela que Corto Maltese a la silhouette de l'aventurier français devenu écrivain? Il a aussi l'ironie de Rimbaud. Et la nostalgie d'Hugo Pratt. Ce dernier est involontairement retourné à Dirédaoua en 1942, quand son père fut arrêté par les Britanniques, qui venaient de libérer Addis-Abeba. L'adolescent se retrouve dans un camp de prisonniers, en compagnie de sa mère. La petite prison, construite par les Italiens, se trouve désormais dans les jardins d'un lycée. On l'a transformée en bibliothèque, pied de nez de l'histoire qui aurait plu à Hugo. Un autre hasard l'aurait amusé: selon Alemayihu, Monfreid, accusé de trafic d'armes par les Anglais, fut lui-même emprisonné ici, avant d'être envoyé au Kenya. L'historien nous apprend que l'auteur des Secrets de la mer rouge avait également un bungalow à Arowe, sur les hauteurs de Harar.

    Pour boucler cet itinéraire éthiopien, il faut donc se rendre dans la cité mythique découverte par l'explorateur Richard Burton, traducteur des Mille et une nuits. A deux heures de route de Dirédaoua, Harar est une ville fortifiée dans laquelle on pénètre en empruntant une porte. Les étroites rues de terre aux murs de pierre plongent le voyageur dans une atmosphère médiévale, proche de la cour des miracles. Etape obligatoire, la «Maison de Rimbaud» est un palais de bois construit par un négociant indien à l'emplacement où vivait le poète, mais dans une cahute de terre et de branchages. En contrebas de la ville, nous visitons le cimetière européen, à la recherche de la tombe de Rolando Pratt, sur l'emplacement de laquelle des doutes subsistent. Le père d'Hugo décéda d'un cancer du foie en 1942, sur la route de Dirédaoua à Harar. Sur ce même trajet, Rimbaud tomba de cheval, accident à l'origine de son amputation, puis de sa mort. Le gardien du cimetière, Leonis, travaille ici depuis quarante-trois ans: «Il reste une seule tombe de soldat italien», affirme-t-il, en désignant un monticule de terre et de cailloux surmonté d'une croix, sans nom ni plaque. «Rolando ne peut être qu'ici. Les autres dépouilles ont été rapatriées par les autorités italiennes en 1974.» Hugo Pratt avait tenu à ce que son père continue de reposer à Harar et prétendait avoir retrouvé sa sépulture dans le cimetière musulman de la ville. Mais ses héritiers n'ont jamais réussi à la localiser. A-t-il brouillé les pistes ou le gardien se trompe-t-il? Il faudrait exhumer la bouteille de verre dans laquelle doivent figurer un matricule et une date. «Chaque pierre d'Ethiopie cache un mystère», disait Pratt.

    Sur la route des Scorpions
    Pour mieux comprendre la mythologie personnelle d'Hugo Pratt, poursuivons le voyage à Djibouti. Son ancien nom, «Territoire des Afars et des Issas», correspondait plus à la réalité: les uns viennent d'Ethiopie, les autres de Somalie. «C'est à Djibouti que l'on rencontre le plus de Danakils (pluriel de Dankali), ancien nom des Afars, qui proviennent d'une région à la frontière de l'Ethiopie et de l'Erythrée», explique Jean-Claude Guilbert.

    Les paysages volcaniques djiboutiens annoncent le «désert des déserts» de la péninsule arabique. On y mange yéménite et la présence française évoque l'Algérie saharienne. Mais la plaque de la place Rimbaud a disparu après l'indépendance... Une route rongée par le sel des caravanes mène de la capitale au lac Assal, point le plus bas d'Afrique (153 mètres en dessous du niveau de la mer). «Avant la guerre de 1991, cinq cents caravaniers partaient chaque jour d'ici, pour gagner la frontière éthiopienne, à trois jours de chameau», raconte Houmed, un guide afar. Henry de Monfreid empruntait régulièrement cette piste, ses cargaisons d'armes cachées sous du sel. Joseph Kessel et Albert Londres, qui enquêtaient sur les trafiquants d'esclaves, se sont rendus ici. Hugo Pratt a accompli le pèlerinage en compagnie de son ami Guilbert, quelques années avant de disparaître. Plus à l'est, le petit port de Tadjoura, longtemps relié à Zanzibar et à Aden, conserve le souvenir de Rimbaud: une association financée par Jean-François Deniau a reconstruit la maison du poète, qui y attendit un an le roi Ménélik, auquel il destinait des fusils. A l'entrée de la ville, une auberge a pris le nom de Corto Maltese. Ahmed Ali, l'un des propriétaires, en a eu l'idée après avoir rencontré Hugo Pratt: «Il a séjourné ici en 1991. Il aimait sortir en mer sur un boutre et faisait beaucoup de dessins. Il nous a marqués car il parlait plusieurs langues: français, anglais, arabe, amharique. Il connaissait même des mots d'afar! Pour me remercier de l'avoir aidé à se rendre à Obock (ville où résida Monfreid, plus au nord le long de la côte, NDLR), il m'a offert un album des Scorpions du désert...»

    Rendus célèbres par la série de Pratt, les Scorpions du désert, ces commandos militaires, surveillaient les frontières il y a encore quelques années, avant d'être remplacés par les Forces d'assaut djiboutiennes. Le guide afar nous emmène à leur rencontre, bien que les postes frontières soient interdits d'accès. En route, Humed détaille quelques coutumes des nomades afars, donc danakils: «On lime encore les dents des enfants avec une pierre. A quinze ans, on apprend à égorger un dromadaire. Mais sa viande est réservée aux hommes.» Après la traversée en 4 x 4 du désert du Grand Bara, où s'entraîne la Légion étrangère, voici le poste d'Assamo, qui surveille la frontière éthiopienne. Construit par les Français dans les années 1950, au sommet d'une colline, il correspond précisément au fort Bastiani décrit par Dino Buzzati dans Le désert des Tartares. Assamo a peut-être inspiré le grand écrivain italien, qui fut correspondant de presse à Djibouti. A moins que ce ne soit le poste de Guistir, à trois heures de route d'ici, dans un paysage de basalte. Sa situation, aux trois frontières (il faut y ajouter celle avec la Somalie), fascinait Hugo Pratt. Nous parvenons à photographier le fort discrètement, surveillés par une sentinelle du haut de la tour. Mais, une heure plus tard, nous voici arrêtés par un caporal des Forces d'assaut. Il nous conduit au poste d'Ali Adé pour un interrogatoire. Notre chauffeur plaidera pendant deux heures la cause du touriste perdu dans le désert. Sur la route du retour, au moment où le soleil se couche, on peut enfin apercevoir l'image que l'on venait chercher: la silhouette gracile d'un Dankali, un bâton de berger négligemment posé derrière la nuque et maintenu dans le creux des coudes. Exactement dans l'attitude de Cush.


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  • Hugo Pratt, une vie de roman

    medium_prattpere.gifLes Pratt, père et fils, en uniforme
    de la police de l'Afrique italienne

     par Tristan Savin
    Lire, mai 2007

     Aucune phrase ne pourrait mieux résumer la vie et l'œuvre du père de Corto Maltese: «J'ai appris à dessiner en Ethiopie, à écrire en Argentine», confiait Hugo Pratt. Une existence riche en rencontres, en aventures et en lectures. Une œuvre désormais reconnue pour son originalité, car Pratt fut l'inventeur de la bande dessinée littéraire. On lui doit le premier «roman dessiné», La ballade de la mer salée.

    «Je connais treize façons de raconter ma vie», déclarait Hugo Pratt. «La vie de nos rêves est peut-être la plus authentique», ajoutait-il en citant Pessoa. Plus prosaïquement, le futur géniteur de Corto est né en 1927 à Rimini (Italie). Pour comprendre son itinéraire, le contexte familial compte plus que le lieu de naissance qu'il ne cessera de fuir. Son grand-père paternel, Joseph Pratt, était un Lyonnais de lointaine origine anglaise et aristocratique. D'abord dessinateur en architecture militaire («Je lui dois mon don», déclarait Hugo), il trouva un poste de professeur de français dans un institut de Venise et mourut de la grippe espagnole. Du côté maternel, «ma généalogie est franchement romanesque», s'amusait le brasseur de légendes. Le père de sa mère était un enfant illégitime et ses ancêtres, des juifs de Tolède convertis en arrivant à Venise. Quant à sa grand-mère maternelle, également juive, ses aïeuls avaient quitté la Turquie pour travailler à Murano...

    On comprend pourquoi Hugo Pratt fera de Corto Maltese le fils d'un marin britannique et d'une gitane, élevé dans le barrio de la Judería, à Cordoue. La mère d'Hugo, Evelina Genero, était la fille d'un pédicure et poète, fondateur des Faisceaux de combat vénitiens. «La seule personne qui contestait le fascisme était mon oncle Ruggero, marin dans la marine marchande. Il avait beaucoup voyagé, était au courant de tout ce qui se disait, aussi bien en Russie qu'en Amérique. [...] Comme pas mal de marins, il était devenu plus ou moins anarchiste. Corto Maltese lui doit peut-être quelque chose!»

    Evelina n'avait pas fait d'études. Elle pratiquait l'astrologie et la cartomancie. «On la considérait comme la sorcière de la famille.» L'enfant hérita d'elle son intérêt pour l'occultisme et la magie, qui s'exprimera à travers les aventures oniriques de Corto. Quand il n'a que six ans, «Neno» (diminutif d'Hugo pour sa famille) est laissé au soleil par sa mère. On le croit déficient: il se retrouve dans une école pour malades mentaux. Il en sort six mois après, rétabli. La figure paternelle avait également de quoi frapper l'esprit d'un petit garçon: Rolando Pratt, orphelin, avait fait quelques mois de prison dans sa jeunesse, pour avoir cassé un nez au cours d'une rixe. Son casier judiciaire nuit à ses recherches d'emploi. La marche sur Rome lui en procurera un: servir Mussolini sous l'uniforme.

    Le plus jeune soldat de l'armée fasciste
    En 1936, Rolando Pratt est envoyé en Ethiopie, fraîchement colonisée par l'armée italienne. Il installe sa famille à Entotto, où Neno fréquente le lycée Vittorio Emanuele III. Les temps sont troubles. Un jour où il garde la maison, l'enfant ouvre la porte à un chef guérillero, bardé de cartouchières: «Il portait, suspendus à la ceinture, des testicules, des yeux et des oreilles qu'il avait coupés aux Italiens.» Un Abyssin évite à Hugo le même sort. En juin 1940, son père l'enrôle dans la police de l'Afrique italienne, malgré son âge, pour participer aux campagnes militaires. Un an plus tard, les Britanniques rentrent dans Addis-Abeba. L'adolescent est interné avec sa mère à Dirédaoua, à l'est du pays. Le voici plus jeune prisonnier italien, après avoir été le plus jeune soldat!

    Neno engrange les souvenirs, qui ressurgiront plus tard sous forme de dessins ou d'éléments scénaristiques. Il dort sur des sacs de sable; un homme meurt sous la fenêtre qu'il enjambe chaque soir; un nouvel évanouissement en plein soleil lui donne l'occasion d'être recueilli par des contrebandiers de qat et des voleurs de chameaux, «ces gens qui se mettent de la chaux sur les cheveux pour devenir roux». Il se souviendra encore: «J'étais devenu plus noir qu'un Danakil, toujours au milieu des chameaux sous le soleil le plus brûlant du monde.» Il découvre les plaisirs de l'amour à cette époque, d'abord avec une Abyssine, puis s'éprend d'une «Blanche-Neige de Walt Disney», Clara Pecci. Il la retrouvera deux ans plus tard à Vicence, tuée sous un bombardement.

    En 1942, Rolando Pratt est arrêté par les Anglais. Il meurt à la fin de l'année d'un cancer du foie. Hugo et sa mère sont rapatriés par la Croix-Rouge. Le canal de Suez étant fermé, leur cargo met plusieurs mois à contourner le continent africain. Mussolini et le roi d'Italie les accueillent à Naples pour leur souhaiter la bienvenue dans leur patrie. Mais après la vie en Abyssinie et la découverte du racisme des siens, Hugo Pratt a-t-il encore une patrie? Pour l'écrivain Alain Borer, il faudrait plutôt parler de «prattie», pays imaginaire qui engloberait Venise, Buenos Aires et la Corne de l'Afrique. Après l'armistice, le jeune homme s'engage dans le bataillon Lupo de la république de Salò. Il se fait ensuite passer pour un pilote sud-africain et se fait arrêter par les Allemands. Contraint à s'engager dans la police maritime du Reich, il parvient à déserter trois semaines plus tard. Aidé par des résistants, il franchit la ligne de front, rejoint les troupes alliées et s'enrôle en tant qu'interprète.

    En avril 1945, il revient à Venise pour assister à l'entrée des libérateurs, sur une voiture blindée canadienne, habillé en Ecossais. A l'époque, «Venise était un gigantesque bordel, un carnaval improvisé», déclarera-t-il. Il réussit à se faire engager dans l'armée néo-zélandaise, après s'être tatoué le visage comme un Maori, avec un stylo! Sa légende est en train de naître et avec elle le personnage du futur Corto: Hugo Pratt aura fait la guerre dans tous les camps, sous presque tous les uniformes...

    Guitariste, rugbyman et... dessinateur
    Dans l'euphorie de la paix, le Vénitien retrouve un lieutenant juif polonais, un certain Koinsky, dont il fera vingt-cinq ans plus tard le héros des Scorpions du désert. Hugo Pratt devient officiellement dessinateur de bande dessinée en décembre 1945, quand paraît le premier numéro de L'as de pique, revue de comics créée avec deux amis. Ce n'est plus un groupuscule militaire mais l'un des premiers mouvements artistiques italiens centrés sur la BD. Hugo ne vit pas pour autant de sa plume. Il devient organisateur de spectacles, rattaché à la Ve armée américaine. Entre autres talents, ce passionné de jazz joue de la guitare, chante et danse.

    En 1946, il est agent d'expéditions au port de Venise, joue au rugby en première division et tente d'intégrer la Légion étrangère. Il voyage en Europe et rêve de s'embarquer à destination de l'Amérique. Mais la police l'en empêche. La bande dessinée lui permet de s'évader autrement: il écrit l'histoire d'Indian River avec son ami Mario Faustinelli. Pratt peut enfin s'embarquer sur un transatlantique et gagne l'Argentine, sa troisième «prattie». Installé à Acassuso, il reprend la série Junglemen et en profite pour découvrir la Patagonie.

    En 1952, Hugo rencontre Anne Frognier, une jeune Belge installée à Buenos Aires, et Gucky Wogerer, d'origine yougoslave. Il épouse cette dernière, dont il aura deux enfants, Lucas et Marina. Pendant sa période argentine, il boit et dessine beaucoup. La vie sentimentale du don Juan se complique: après avoir fait la connaissance de Gisela Dester, une jolie Allemande devenue sa collaboratrice, il se sépare de Gucky. En 1959, Pratt s'installe à Londres et réalise plusieurs séries de guerre. L'un de ses premiers chefs-d'œuvre date de cette époque: il scénarise et dessine Ann de la jungle en s'inspirant d'Anne Frognier, sa nouvelle compagne.

    Une existence de héros de roman
    La décennie suivante montre l'intérêt d'Hugo Pratt pour la littérature. «Mon père avait hérité de son propre père le goût et le respect des livres. [...] Il me faisait lire Jules Verne, en français et avec un atlas.» Le dessinateur se passionne pour tous ces auteurs réunis sous la bannière des écrivains voyageurs: Joseph Conrad, Herman Melville, T.E. Lawrence, Jack London, Henry de Monfreid, Hemingway et Saint-Exupéry, auquel il consacrera un album hommage à la fin de sa vie. Après avoir réalisé le premier épisode de Capitaine Cormorant, il entreprend d'illustrer Sindbad le marin et Le retour d'Ulysse, puis L'île au trésor et David Balfour de Stevenson. «J'avais cinq ans quand mon père a commencé à me raconter des histoires de pirates.» Pratt, immense lecteur, dont le panthéon personnel s'élargissait à Hermann Hesse, D'Annunzio, John Reed et James Joyce, n'a cessé de démontrer à travers son œuvre qu'il était le plus érudit des dessinateurs de son époque. Tout en menant une existence de héros de roman, digne de celle de Blaise Cendrars ou de Joseph Kessel.

    Toujours marié officiellement à Gucky, il convole religieusement avec Anne à Venise. La naissance de leur fille Silvina ne l'empêche pas d'effectuer une exploration de l'Amazonie. En 1965, quand Jonas Pratt voit le jour, Hugo retourne au Brésil et apprend l'existence de Tebocua, son fils, que lui a donné une Indienne Xavantes. La même année, l'incorrigible coureur reconnaît d'autres enfants: la petite Victoriana Aureliana Gloriana dos Santos, sa fille avec une prêtresse de macumba, et «les enfants illégitimes des quatre sœurs. Voilà comment, à Salvador de Bahia, on peut aujourd'hui rencontrer un Lincoln Pratt, un Wilson Pratt ou un Washington Pratt». En donnant des noms de présidents américains, le dessinateur s'est donc amusé à composer un mont Rushmore à sa gloire!

    Après un périple aux Caraïbes, Pratt lance en 1967 la revue Sgt. Kirk avec deux amis. Cette date va marquer sa carrière d'une pierre blanche (et noire) puisque la publication de La ballade de la mer salée correspond à la première apparition de Corto Maltese. C'est aussi une véritable révolution dans le neuvième art. Pour la première fois, la narration compte autant que le dessin. L'intrigue et les personnages sont complexes, et l'atmosphère - magnifiée par l'encre de Chine - nous éloigne du monde de l'enfance cher à Walt Disney et à Hergé. Les errances et les rencontres de Pratt lui ont permis d'aboutir à une alchimie: «A force d'arpenter le monde et de faire la connaissance de tels personnages, cela devient assez facile pour quelqu'un qui écrit et dessine des comic-strips d'aventures de remplir ses histoires de beaux caractères, de jouer avec les psychologies...»

    Au sommet de son art, il publie le premier épisode des Scorpions du désert et confirme sa maîtrise de la narration, toujours basée sur de sérieuses recherches historiques. Il retourne en Ethiopie pour retrouver la tombe de son père, puis poursuit en Tanzanie et au Kenya à la recherche de l'épave du Königsberg. En avril 1970, les millions de lecteurs de Pif Gadget ont droit à la première apparition française de Corto Maltese. Puis Hugo se rend en Irlande, où il récolte des légendes dont il se servira pour Les celtiques.

    La reconnaissance tardive d'un véritable auteur
    Entre deux voyages, Pratt devient citoyen d'honneur de la ville de Wheeling et publie l'un de ses plus beaux albums: Corto Maltese en Sibérie. La presse s'arrache dorénavant les aventures du Maltais, des deux côtés des Alpes: Pilote, A suivre, Le Matin de Paris, l'hebdomadaire politique L'Europeo... Enfin, une nouvelle revue voit le jour: Corto Maltese. En 1978, le dessinateur aux semelles de vent est invité par le gouvernement révolutionnaire angolais. Il partage désormais sa vie entre l'Argentine, l'île Saint-Louis, Malamocco, Rome et Milan. Inspiré par ses voyages aux Etats-Unis et au Canada, Pratt écrit Un été indien, sombre histoire de colons américains dessinée par son ami Milo Manara. Avec le succès croissant de Corto Maltese (7 millions d'exemplaires écoulés à ce jour), les années 1980 sont celles de la consécration. La chanteuse Lio lui demande d'illustrer la pochette d'un disque. François Mitterrand offre à Jacques Laffite l'intégrale de Corto Maltese. Pratt dévoile une nouvelle facette de son personnage: il joue dans Mauvais sang de Leos Carax, aux côtés de Juliette Binoche et Michel Piccoli. Il avait déjà tourné dans quelques longs métrages italiens. Dans Blue Nude, un film noir, il jouait le rôle d'un tueur d'homosexuels...

    En 1984, il s'installe à Grandvaux, près de Lausanne, dans une grande maison remplie des milliers d'ouvrages amassés au cours des années. Il fréquentait assidûment les bouquinistes des quais parisiens et la librairie Ulysse, première de France consacrée aux voyages. Après une excursion en Patagonie, il publie Tango, histoire de la traite des Blanches en Argentine. Il fait des repérages à Djibouti pour la série des Scorpions puis s'embarque pour l'île de Pâques, qui lui inspire la dernière aventure de Corto Maltese: Mû. Il peut désormais se consacrer à la littérature et illustre les Lettres d'Afrique de Rimbaud, des Sonnets érotiques de Giorgio Baffo et des poésies de Rudyard Kipling.

    En 1992, le père de Corto pousse l'aventure toujours un peu plus loin et visite les îles Samoa: il rêvait de se rendre sur la tombe de Robert Louis Stevenson. A son retour, le parti socialiste italien lui commande un ouvrage sur Garibaldi. Pratt est hospitalisé en 1994 pour une tumeur. Comme en écho à son désir de ne pas disparaître, J'avais un rendez-vous, beau récit illustré de son voyage dans les mers du Sud, est publié au même moment.

    En serrant dans ses mains une croix éthiopienne, Hugo Pratt a définitivement rejoint le monde des fées le 20 août 1995 à Pully, près de Lausanne. Deux mois avant sa mort, l'infatigable travailleur avait eu le temps d'achever l'album Morgan.

    SOURCE DE CET ARTICLE:http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=51250/idR=200

  • Nicolas Bouvier ou l'essence du voyage

    5ccfe8001fa76d1889595c353b3ece8a.jpgLe livre culte de la littérature du voyage possède un nom, "L'Usage du Monde", et un auteur, Nicolas Bouvier. Dans "Indigo Street", les photos font écho aux phrases de l'écrivain, qui concentrent l'esprit du voyage.

    Indigo Street, sur les traces de Nicolas Bouvier

    Prilep, Macédoine. "Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait." (Nicolas Bouvier, L'Usage du Monde). Photo © Eric Rechsteiner
    Les écrivains-voyageurs (2)

     

    Nicolas Bouvier, le Suisse errant

     

     

     

    De Genève à Tokyo en passant par Ispahan, et de pannes de voiture en petits boulots, il sut oublier livres et horloges pour se laisser porter par les hasards de la route. Portrait un usager du monde et styliste admirable

     

     

     

     Dans les récits de Nicolas Bouvier passent parfois d'indomptables Américaines à chapeaux et caméras, de « l'espèce qui digère en une journée une douzaine de temples et une ou deux résidences impériales sans même sentir leur estomac ». Des Françaises en gants de fil, chagrines de ne s'être pas vu livrer, en même temps que leurs billets d'avion, « l'âme du Japon ». Des touristes en longues files résignées, attendant qu'un guide les « conduise au paysage », récriminants et dociles, pleins de mépris pour les autochtones, qui le leur rendent amplement. A ces activistes péremptoires et fébriles, Nicolas Bouvier a constamment opposé sa philosophie du voyage, édifiée sur les quatre piliers de l'ignorance, de la lenteur, du dénuement, de la fatigue.

    Vieux débat, celui de savoir s'il vaut mieux partir lesté de connaissances, ou dans un état d'ignorance bénie. Nicolas Bouvier dit ne pas vouloir se prononcer, mais sa pratique est éloquente. Quand il part, ce lecteur impénitent se soucie peu de se charger de livres. Il se contentera de ce que lui offriront, à l'étape, d'improbables bibliothèques, Stendhal à Téhéran et Dickens à Colombo. Il n'établit pas la liste des monuments à visiter, des points de vue célèbres à ne pas manquer. Sur ce que lui réserve le voyage, il s'interdit d'anticiper. « Voyager, c'est prévoir », avait dit Paul Morand. Rien de plus antipathique à Nicolas Bouvier, qui fait confiance à la surprise, à la rencontre, au hasard : à quoi bon savoir et prévoir, si on est empêché de voir ?

    A quoi bon encore se fixer des dates et des horaires, établir l'emploi d'un temps qu'il faut savoir perdre ? A tous les modes de locomotion qui se targuent d'en faire gagner, Nicolas Bouvier préfère la marche, moyen le plus sûr de s'approprier le monde à la semelle de ses souliers. En cheminant, « les paysages s'annoncent, se laissent percevoir et décrire avec la minutie d'une peinture flamande, et ne disparaissent pas sans crier gare ». Au rythme litanique des pas, mille détails sautent au visage, que l'homme pressé n'a aucune chance de capter : la couleur des fichus, l’odeur du pain, la taille des oignons, la forme des nids. A chaque pas, mille bifurcations s'ouvrent, mille contretemps contraignent à la halte. Les voyages de Nicolas Bouvier ont toujours été troués de pauses imprévues : à Tabriz, la neige l'a bloqué pendant six mois ; à Tokyo, c’est un séjour forcé à l’hôpital, et à Mahabad, celui dans une prison débonnaire. Le voyageur s'accommode de cette lenteur, et même la célèbre : « Tu te pousses à petite vitesse, un mois passe comme un rien. »

    Oublier le savoir des livres et le temps des horloges, c'est aussi rompre avec les commodités de l'existence ordinaire. Le père de Nicolas Bouvier avait averti le garçon en mal d'errance : il lui faudrait se débrouiller sur les routes, exercer partout les petits métiers de la survie. A chaque étape, il devrait trouver les quatre mètres carrés où poser sa paillasse, et gagner la pitance du jour. On le voit donc faire la plonge dans les soutes torrides du bateau des Messageries, tenir la caisse dans une troupe de baladins, graisser des ressorts dans un garage, vendre des dessins de nus, s'improviser photographe ambulant, jouer des valses musette dans les bars : tout cela pour trois œufs, deux chemises amidonnées, un esturgeon fumé. Parfois aussi, dans l'espoir de négocier une conférence pour l'Alliance française ou un article dans le journal local, il doit rendre visite aux autorités : il passe de la courette du chauffeur de taxi sikh qui le loge aux salons feutrés de l'ambassade, ludion sur l'échelle sociale. Que pèsent alors les statuts, les ambitions, les carrières ? Jour après jour, le voyageur se désencombre.

    Pour décrire cette marche au dénuement, Nicolas Bouvier use libéralement du lexique de la médecine (le voyage « décongestionne » et « purge »), de la lessive (le voyage « décape », « débarbouille », « essore », « étrille », « rince », « récure »), du cambriolage (le voyage « dépouille », « déleste », « détrousse »).

    Il arrive au dénuement de basculer dans la misère. Faim, fatigue, fièvre, folie même sont alors les mauvaises compagnes du voyageur. Nicolas Bouvier, pourtant, les juge parfois bénéfiques puisqu'elles sont des moyens de connaissance, d'illumination, voire de progrès spirituel : quand le corps est recru, les bandelettes du vieil homme tombent, des portes inconnues s’ouvrent. Mais on peut aussi y laisser sa vie et sa raison. Secoué par la malaria à Ceylan, dans une chambre termitière où le guettent des monstres à la carapace de chitine, où il sait pourrir, où il croit mourir, il frôle la démence : les soirs de lune, un jésuite fantôme, grand connaisseur de diableries, sort du pavé. Alors il s'interroge : pourquoi donc un gribouille comme lui va-t-il s’égarer sans profit dans des lieux aussi disgraciés ? Qui l'oblige à croupir dans l'étuve malsaine de Ceylan ? « Qu'est-ce que j'ai au monde à foutre ici ? »

    Par quel ressort, en effet, en vient-on au lâcher tout du voyage et au choix de conditions aussi rudes ? Un coup d'oeil sur les jeunes années de Nicolas Bouvier fait vaciller l'explication déterministe. Pas trace, ici, d'un malheur natif. Dans cette enfance, on ne trouve que la musique et les livres, la beauté des paysages, la tendresse de parents cultivés et polyglottes, les belles demeures d'été au bord du lac, barque sur la grève, bouquets sur le piano, ombres longues sur les pelouses, tintement des cuillers sur les tasses à thé, jolies cousines qu'on lutine sous la capote des calèches. Une brillante carrière universitaire attend l'adolescent, un beau mariage, tout ce que sa mère, dans les lettres qui l'attendent à la poste restante de Ceylan, lui rappelle avec une sournoise insistance, en évoquant le parcours des copains, « arrivés », eux, pendant qu'il partait, dûment mariés désormais et chargés de distinctions flatteuses.
    Rien ne semblait promettre le jeune homme rangé au staccato de cette vie étrange où l'errance ne s'arrêtera que pour raconter l'errance, puis embrasser des métiers incertains qui sont autant d'errances : devenu « iconographe » au retour de ses équipées, Nicolas Bouvier s’est fait chasseur d’images pour maisons d’édition, occupé à une collecte aussi hétéroclite, énigmatique et inépuisable que le butin rapporté des voyages.

    Peut-être peut-on apercevoir, malgré tout, quelques présages de la rupture avec une existence assise. L'enfant détestait la barrette sage dans ses cheveux, vivait l'école comme un éteignoir. Quelque chose en lui protestait contre la touche de raideur huguenote de l'éducation. Tout ce qui évoquait la carrière, ambitions, honneurs, médailles, lui semblait « appeler le cercueil ». A 12 ans, allongé sur le tapis avec un vieil atlas, le nez sur les cartes, il rêvait sur le vert olive des deltas, les bruns plissés des plateaux, et plus que tout sur les blancs mystérieux qui sa vie durant le rendront fou d'impatience. Les vignettes missionnaires de l'école du dimanche avec leurs jonques et leurs baleines, Jules Verne, Stevenson et les noms des villes inconnues le faisaient délirer. Et le fait d'être le citoyen d'un pays coincé dans son corset de montagnes a peut-être aussi joué sa partie dans la vocation pérégrine : la Suisse, comme on le sait peu, est une terre de nomades. Sous la solidité suisse, « ce comme il faut qu'on nous prête, vous trouverez cette quête incessante, ce mouvement brownien helvétique où se devine un fil d'incertitude et d'insatisfaction, une nostalgie qui ne se satisfait ni de présence, ni d'absence ».

    Pour ses premiers voyages, Nicolas Bouvier avait choisi les routes de l'Est. Le chemin du couchant, Irlande, Ecosse, Californie, Colombie-Britannique, il le prendra plus tard. Pour commencer donc, Yougoslavie, Macédoine, Afghanistan, Inde, Ceylan, Japon. Des pays où rien n'est mieux compris que le projet de voyager, constamment entouré de révérence, comme un emploi du temps du plus haut intérêt : « Que vous partiez pour échapper au poignard d'un cousin, visiter un lieu saint, vendre quelques balles de pistache ou satisfaire une curiosité importe peu, le trajet compte plus que les motifs. » L'Asie, mère de l'Europe, offre partout la profondeur de l'histoire, les traces écrites des ambassades, invasions, migrations, pèlerinages, négoces, le compagnonnage des vivants et des morts. Et la merveille paradoxale de cette profondeur est d'être alliée à la frugalité des êtres et à l'extrême dénuement des lieux.
    L'homme que la dérive du voyage a ramené à l'humilité se sent chez lui dans ces cantons dépouillés. Partout Nicolas Bouvier a élu les paysages déshérités, « les chemins qui ne vont nulle part, les paysages faits avec des chutes de paysages mieux foutus ». Il lui suffit, comme à Hokkaido, l'île du nord du Japon, de trois chevaux noirs sur le vert strident d'un pré plat, du brouillard, d'une mer grise sous le cri malveillant des corbeaux ; ou, au sud d'Ispahan, des berges d'une rivière tarie. Quand il ira vers l'ouest, ce sont encore les contrées où l'homme fait figure d'accident qu'il élira : tourbières désolées d'Irlande sous la balafre du vent, collines gorgées d'eau sous le ciel fou d"Ecosse. « Les lieux d’où un homme est quasiment absent nous piègent comme des miroirs aux alouettes. » Toute cette austérité a sa récompense : « Comme une eau, le monde vous traverse et vous prête ses couleurs. » Elle délivre le voyageur des souvenirs et des projets qui engourdissent ses sens et parasitent ordinairement sa vision. Elle libère l’attention, que Nicolas Bouvier, comme Alain jadis, tenait pour la plus haute des vertus intellectuelles. Le voici prêt, au long de la route, pour la collecte des images les plus fraîches :  « Les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues » ; les plus cocasses : dans la rue de Prilep, la boutique du marchand de cercueils jouxte celle du marchand de fusils, son frère, dont le commerce soutient le sien ; les plus efficaces : devant la porte d’un troquet afghan dont les samovars fument, un tronc d’arbre couché contraint la voiture à s’arrêter net, péremptoire argument publicitaire ; les plus insolites : au cimetière de Belgrade, croix de perles violettes et lampions font signe vers un au-delà, sur des tombes que l’étoile rouge frappe d’un emblème lourdement terrestre.

    Et il y a encore la merveilleuse diversité des visages. Sur les routes de l’Est, Nicolas Bouvier était devenu photographe. Il fallait vivre, il est plus facile de faire argent d’une photo que d’un texte, et comme les gens qui l’entouraient n’avaient que leur tête à offrir et étaient disposés à payer le travail en nature, il s’était fait portraitiste. Il avait appris les ficelles du métier : s’effacer, se faire le simple quidam qui passe par là, se taire, attendre l’instant où les émotions et les rêves réprimés affleurent aux visages, bondir alors sur l’instant décisif. Ce savoir-faire s’est communiqué à ses portraits écrits. Voici son copain Thierry Vernet, retrouvé à Belgrade derrière le rideau crocheté d’un café :  « Un jeune requin folâtre et harassé avec ses ailerons sur les oreilles et ses petits yeux bleus. » Voici l’important directeur de l’Institut franco-iranien et la rosette qui sur son veston noir « brillait comme un petit œil irrité ». Et voici encore un visage pompeux, « comme une porte à fronton derrière lequel on devine le filet de vie intérieure d’une courette ».

    Voir n’est encore rien en effet si on ne sait deviner. Derrière la profusion et le tumulte des signes, la présence d’un autre monde est constamment sensible dans la prose précise de Nicolas Bouvier. Il avait, il est vrai, choisi des pays où rôdent les forces irrationnelles : l’Asie des exorcistes, jeteurs de sorts, diseurs de bonne aventure qui détalent, pris de panique, à la seule vue d’une main aux lignes inquiétantes ; l’Irlande du « Side », ce monde souterrain, peuplé de visiteurs de l’ombre aux intentions suspectes. Mais l’extraordinaire peut loger aussi bien dans un paysage d’apparence banale : il suffit d’un roc que la foudre a fendu, d’une souche de cornouiller. Certains paysages ont une charge sacrale, une gravité particulière, une vertu maléfique ou thérapique ; ils recèlent une menace, ou une promesse. Et Nicolas Bouvier, pour les déchiffrer, fait confiance à la pulsion vitale qu’a aiguisée en lui le voyage : il y a des lieux à l’air malfaisant, où on file un mauvais coton, d’où il est urgent de déguerpir. Il y a, en revanche, des lieux qui vous font entrer en lévitation et paient d’un coup le voyage, « où le mot de bonheur paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive ».

    Il n’était pas parti sans espoir de retour. Dès son premier voyage d’adolescent, son père lui avait imposé la contrainte d’avoir à raconter. Il savait qu’il devrait, après les grands espaces, se colleter avec les mots. Il avait toujours aimé l’habileté artisane, les trucs du métier, les tours de main réussis qu’on souligne d’un « et voilà le travail ! » triomphant. Sur l’édredon bleu de la chambrette irlandaise où le clouait la fièvre, il contemplait affectueusement ses mains tavelées qui avaient tenu mille emplois, « bricolé des carburateurs et des arbres à cames, fait la plonge, tenu l’accordéon dans un bar de Quetta, caressé force matous puceux et quelques dames ». Il en a usé avec les mots comme avec les choses, pratiqué sur eux un long, un épuisant bricolage ; les forgeant comme des clous ; les tisonnant sans relâche pour leur faire rendre un peu de couleur ; les considérant souvent avec suspicion comme tous ces mots en « aque », arnaque, barbaque, « liés par un fil de poisse » ; heureux, parfois, de découvrir un mot « frais comme un œuf sur la paille ». Il a parfois regretté cette application maniaque, souhaité avoir plus de désinvolture. Il a tort : pour son lecteur, le charme de cette écriture, comme de l’homme, tient à l’alliage rare de la précision et du lyrisme, de la profusion et de l’ascétisme, du prosaïque et du merveilleux, de la rigueur et du tremblement, du burlesque et de l’angoisse. Celle-ci n’est jamais absente des écrits de Nicolas Bouvier. Le voyage et la mort ont de temps immémorial partie liée, et il aurait volontiers dit que voyager, plus sûrement que philosopher, c’est apprendre à mourir. Se mettre en route, c’est nécessairement penser à l’ultime dénouement, qui accompagne comme une basse les pas du voyageur. S’il aime tant Hölderlin, Michaux, Lorca, et davantage encore la nudité liturgique des poèmes d’Akhmatova, c’est que tous rendent palpable l’approche de ce qu’il appelle la « dernière douane ». Il ne faudrait pourtant pas croire que la méditation de la mort engendre chez lui le désespoir, car « derrière ce dénouement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l’existence et du bout de la route, il doit encore y avoir quelque chose ». En attendant cette révélation dernière, la mort « invite à ouvrir l’œil, dresser l’oreille, froncer le nez comme un lapin, à prendre au plus court, à ne rien perdre de la cambrure des femmes, de l’odeur du chèvrefeuille, du fumet d’un gigot, ou du chant du loriot ». Sans son obscure présence, on ne pourrait goûter l’allégresse d’être au monde, ce miracle élémentaire que célèbre l’œuvre amicale de Nicolas Bouvier. 


    Nicolas Bouvier est né en 1929 près de Genève, où il est mort en 1998. Il a reçu de nombreux prix, dont ceux de la critique (1982) et des belles-lettres (1986), le prix Louis-Guilloux (1991) et le grand prix Ramuz (1995).

    A LIRE
    • « L’Usage du monde », Payot, 364 p., 10,40 euros.
    • « Le Poisson-scorpion », Gallimard, « Folio », 172 p., 5,10 euros.
    • « Chronique japonaise », Payot, 228 p., 9 euros.
    • « Journal d’Aran et d’autres lieux », Payot, 182 p., 7,30 euros.
    • « Dans la vapeur blanche du soleil. Les photographies de Nicolas Bouvier », Zoé, 212 p., 37 euros.
    • « Œuvres », préface de Christine Jordis, dessins de Thierry Vernet, Gallimard, « Quarto », 1 428 p., 30 euros.

     

     

     

    Mona Ozouf

     

    Le Nouvel Observateur - 2228 - 19/07/2007

     

     

     

    http://artsetspectacles.nouvelobs.com/p2228/a350322.html

     

     

     

  • J'ai aimé voir vendredi:Artemisia Gentileschi, artiste peintre et femme libre : expo au musée Mailhol

    par Pascale Beaudet, historienne et critique d’art .

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    Après une conférence, on m’a souvent dit d’un ton étonné : Ah bon ? Il y avait des femmes artistes dans ce temps-là ? Et pourtant, il y en avait plus d’une et certaines ont été célèbres de leur vivant. Ainsi Sofonisba Anguissola, née à Crémone (Italie) vers 1532, servit le roi et la reine d’Espagne ; le peintre flamand Van Dyck fit son portrait alors qu’elle était âgée de 96 ans. Artemisia Gentileschi (Rome 1593 - Naples v. 1652), autre artiste connue, la rencontra probablement alors qu’elle avait déjà bien entamé sa carrière. On peut aussi penser à Lavinia Fontana et Elisabetta Sirani, toutes deux bolonaises ; à Catharina van Hemessen, qui travaille en Flandres au XVIe siècle ; à la Hollandaise Judith Leyster ; à l’Allemande Angelica Kauffmann, à la Française Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun... Ce ne sont que quelques exemples.

    La notion d’artiste

    Les femmes artistes existent depuis que la notion d’artiste est apparue, c’est-à-dire depuis le XVIe siècle. Au moyen-âge, les artistes étaient des artisans, regroupés dans des corporations et travaillant le plus souvent anonymement. L’artiste comme " travailleur intellectuel ", en opposition au travailleur manuel, commencera à s’imposer au début de la Renaissance. Pour en revenir aux femmes, un chroniqueur du XVIIIe siècle énumère les noms de 23 femmes peintres, seulement à Bologne, aux XVIe et XVIIe siècles. Une chercheuse contemporaine, Fredrika Jacobs, a recensé 39 femmes artistes en Italie, seulement au XVIe siècle. Qu’est-il donc arrivé pour que la mémoire collective ne garde plus trace de ces artistes ? C’est un processus d’effacement progressif qui a pris son essor au XIXe siècle : en tant que femmes, elles pouvaient de plus en plus difficilement peindre des sujets autres que ceux dits féminins, donc mineurs. Au début du XXe siècle, les catégorisations ont commencé à voir le jour ; qui dit catégorie dit hiérarchisation. Travail mineur, donc sans intérêt, le travail des femmes n’est pas inclus dans les livres synthèse sur l’histoire de l’art. Trois siècles de peinture féminine a ainsi presque disparu ; puisqu’elle était oblitérée, il devenait facile de remettre en question jusqu’à la légitimité de cette pratique, ainsi que la question assommoir des années 1970 le laisse parfaitement entendre : pourquoi n’y a-t-il pas eu de génie féminin en art ?

    Cette question aveugle laisse croire à une évidence, celle de l’infériorité naturelle des femmes, alors qu’elle passe à côté du véritable enjeu : comment se constitue une réputation d’artiste et sur quoi repose l’évaluation du travail artistique. Les bases de la hiérarchie artistique actuelle ont été posées par un auteur du XVIe siècle, Giorgio Vasari, qui désigne Michel-Ange comme le prototype du génie, dont le disegno (le dessin/dessein) est touché par la grâce divine. Vasari vante les mérites des femmes artistes tout en les plaçant dans une catégorie à part ; elles se retrouvent donc dans des limbes artistiques. Cette première mise à l’écart sera suivie par plusieurs autres, bien que certains chroniqueurs aient été moins dépendants des jugements de leur époque.

    Artemisia Gentileschi est un cas typique de ce processus : célébrée à son époque, elle a été progressivement déconsidérée jusqu’à ce que son œuvre disparaisse quasi complètement. Il est vrai qu’elle a souffert du discrédit dont tous les caravagistes ont écopé. Toutefois, le préjugé contre les femmes est puissant : au XIXe siècle, une de ses œuvres dont la signature est clairement visible au bas du tableau a été attribuée au Caravage. Qui dit mieux ?

    Le procès " le plus célèbre " en histoire de l’art

    Artemisia Gentileschi a laissé plus de traces qu’une autre à cause d’un procès retentissant contre son professeur de perspective, qui l’a violée alors qu’elle avait 18 ans. Les actes du procès ont été conservés et on peut ainsi suivre le déroulement de celui-ci en détail. Il faut dire qu’à l’époque, on se défendait soi-même et on poursuivait facilement. Le Caravage et le père d’Artemisia ont été ainsi poursuivis pour diffamation par le peintre Giovanni Baglione. Le Caravage n’en sera d’ailleurs pas à un procès près tout au long de sa vie tourmentée.

    Artemisia perd sa mère jeune, ce qui n’est pas sans répercussion sur les événements de l’année 1611. Pour parfaire ses connaissances en perspective, son père engage un ami et un associé, Agostino Tassi. Celui-ci la séduit puis la viole et, pour continuer à avoir des relations charnelles avec elle, lui promet le mariage. Ce qu’il n’a pas révélé, toutefois, c’est qu’il est déjà marié ; il tente de faire assassiner sa femme mais (heureusement !) échoue. Plusieurs mois passent, puis Orazio Gentileschi, le père d’Artemisia, porte plainte contre Tassi. Comme les filles étaient les " possessions " des pères, c’était à lui de porter plainte, étant donné qu’il subissait un préjudice. Il en résultera un procès qui a été plus connu que les œuvres d’Artemisia, au cours duquel la jeune fille sera mise au supplice, procédure courante à l’époque pour prouver l’innocence de la victime. On lui enserrera les doigts dans des entrelacs, torture qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques en la privant de la pratique de son métier. Au terme du procès, Tassi est condamné à l’exil des états pontificaux. Mais ses protecteurs font révoquer sa sentence et Tassi continuera à commettre vols, fraudes et à séduire les très jeunes femmes.

    Le lendemain du prononcé de la sentence, Orazio marie sa fille à un peintre florentin et tous deux vont s’installer à Florence, sans doute pour fuir le scandale. En plus de subvenir aux besoins de sa famille, Artemisia a quatre enfants pendant son séjour florentin, dont trois mourront en bas âge. Le mari d’Artemisia se révèle être un irresponsable qui fait des dettes. On sait qu’elle ne vit plus avec lui lorsqu’elle est à Naples mais on ne sait lequel des deux a laissé l’autre, ni quand la séparation s’est produite. Quoiqu’il en soit, les relations n’étaient pas très cordiales puisqu’elle demande à un correspondant, plusieurs années après leur séparation, s’il est toujours vivant.

    Plusieurs textes disgracieux sinon carrément dégradants ont été écrits tout au long de la vie d’Artemisia et ont transmis au long des siècles une image de femme facile. Ces ragots ont été utilisés non seulement pour la discréditer en tant que femme mais aussi en tant qu’artiste. C’est souvent sur cette base que les jugements ont été portés : sur la femme plutôt que sur l’œuvre. Elle a été la victime d’un individu sans scrupule, puis l’épouse d’un irresponsable. En femme avisée, elle a choisi de quitter son mari et d’assumer sa carrière et sa sexualité. On le sait bien : une femme séduite est une traînée alors que celui qui la séduit est un héros...

    Les années de formation

    Dans les années 70, les féministes américaines ont été les premières à faire redécouvrir les tableaux d’Artemisia Gentileschi, qu’elles avaient adoptée comme figure emblématique. Une cinquantaine d’œuvres lui sont attribuées à l’heure actuelle et ce nombre est appelé à augmenter, sa carrière s’étendant sur près de cinquante ans. Comme la plupart des femmes artistes, Artemisia a été formée par son père ; dans une famille qui comptait aussi trois fils ayant fait le même apprentissage, c’est elle qui a connu la notoriété. Au début de sa carrière, le ténébrisme du Caravage et l’idéalisme de son père, le peintre Orazio Gentileschi, se sont mêlés à d’autres influences pour donner une peintre polyvalente, qui sait manier le caravagisme pour certains sujets tout en tirant parti d’un style plus classique pour d’autres. La plupart des tableaux qui nous sont connus représentent des scènes religieuses ou mythologiques ; des mécènes et des aristocrates lui ont aussi demandé des autoportraits. Les chroniqueurs prétendent qu’elle a souvent peint des portraits mais on en connaît seulement trois exemples. Elle a reçu des commandes de plusieurs cours d’Europe : celle des Médicis, du vice-roi espagnol à Naples, du roi d’Espagne, des ducs d’Este, de la cour anglaise ; elle a même eu des assistants pour l’aider à remplir ses commandes. Première femme à entrer à l’Accademia del Disegno de Florence, elle a été l’amie de Galilée, comme en témoigne une lettre.

    Le sujet de son premier tableau est tiré de la Bible, Suzanne et les vieillards (1610, Pommersfelden, Schloss Weissenstein). Sa composition triangulaire traduit l’horreur de Suzanne face à la proposition des vieillards lubriques. Malgré la signature bien visible d’Artemisia, certains se sont demandé si une si jeune peintre pouvait réussir à ce point un tableau et l’ont attribué à son père. Peut-être a-t-il conseillé sa fille et ajouté un coup de pinceau ça et là, mais la figure féminine ne ressemble définitivement pas aux siennes. Le thème a souvent servi, paradoxalement, à peindre des nus féminins lascifs ; peu de peintres ont voulu représenter la surprise et l’indignation de Suzanne devant des propositions aussi inattendues que dégradantes. On a aussi rapproché le tableau de l’histoire personnelle d’Artemisia, ce qui est un procédé réducteur qui fait oublier l’apport réel de l’artiste.

    Les Judith et Holopherne

    Juste avant de partir à Florence, ou au début de son séjour, Gentileschi peindra le premier tableau de toute une série sur le thème de Judith et Holopherne, d’après le récit tiré de l’Ancien Testament, qui raconte l’histoire (inventée) d’une héroïne juive. Pour sauver son peuple assiégé par l’armée de Nabuchodonosor, Judith, une veuve vertueuse, décide de tuer le général Holopherne, ce qui provoquera la déroute de l’armée ennemie. Au XVIIe siècle, ce thème est populaire à la fois en littérature et en peinture et Gentileschi en fera une interprétation très personnelle. Dans Judith décapitant Holopherne (v. 1611-1612, Naples, Museo e Gallerie nazionali di Capodimonte) elle met à profit le clair-obscur que Caravage a mis à la mode et sa façon de resserrer l’action pour créer des images spectaculaires qui ont suscité l’admiration ou l’horreur, selon l’époque. On y assiste " en direct " à l’égorgement d’Holopherne, qui se produit au tout premier plan. Dans d’autres tableaux intitulés Judith et sa servante (v. 1612, Florence, Palazzo Pitti et v. 1623-1625, Détroit, Detroit Institute of Arts), le meurtre est déjà commis et Judith et sa servante prêtent l’oreille à ce qui se passe hors de la tente ; le temps est suspendu, l’atmosphère est feutrée et la personne qui regarde a l’impression de participer à la scène.

    Le récit biblique souligne à la fois la vertu et la ruse de Judith. Il en fait une veuve, donc une femme libre de ses mouvements et maîtrisant pleinement ses pouvoirs de séduction. D’autres versions picturales du thème feront de Judith une séductrice maléfique, la rapprochant en cela de Salomé, qui obtient la tête de Jean-Baptiste. La Judith d’Artemisia ne correspond pas à ce type. Elle est jeune, digne, concentrée et se fait assister par sa servante, qui elle aussi est jeune, ce qui est un changement par rapport à la tradition picturale. L’autre apport majeur d’Artemisia est la collaboration active qui unit la servante et la maîtresse, sans parler du côté spectaculaire de l’égorgement, qu’elle rend réaliste en s’inspirant du travail du Caravage.

    Les tableaux de Naples et de Florence nous paraissent horrifiants aujourd’hui, peut-être à cause du contraste entre l’élégance de Judith et son geste violent. Les jets de sang et la plaie sont mis en évidence par la composition, et pourtant, si on s’y attarde, la pose est impossible. Le but des tableaux de l’époque était de faire se rencontrer les contrastes ; un ami d’Artemisia, le peintre Cristofano Allori, peindra aussi toute une série de Judith extrêmement élégantes dans leur tâche mortifère.

    De Florence à Rome (1613-1629)

    A Florence, la cour des Médicis la protège. Elle y peint entre autres une Madeleine pénitente (v. 1617-1620, Florence, Palazzo Pitti) en l’honneur de la grande-duchesse Marie-Madeleine de Habsbourg. Elle peindra à Rome une Lucrèce (v. 1621, Gênes, Palazzo Cattaneo-Adorno), sur le point de se suicider ; Lucrèce est une matrone romaine violée qui, pour sauvegarder l’honneur de sa famille, s’enfonce une dague dans le cœur. Pour Esther et Assuérus (v. 1622-1623, New York, The Metropolitan Museum of Art), elle choisit le moment où la reine s’évanouit devant le roi, avant de lui demander la grâce de ses coreligionnaires juifs ; ses personnages très élégants, vêtus à la mode du XVIIe siècle, n’en sont pas moins vivants ; le roi s’élance pour soutenir la reine défaillante. L’attention portée aux détails ornementaux, particulièrement aux robes de soie, est une des caractéristiques du travail pictural d’Artemisia. Cela la distinguera du Caravage, par exemple, qui avait préféré concentrer ses compositions sur la dramatisation. L’alliance des deux, ornementation et drame, est apparu à plusieurs comme antinomique, ce qui est une position morale plus qu’esthétique ; comme si la cruauté était entérinée par cette façon de peindre. La violence est encore plus inacceptable pour ces censeurs lorsqu’elle est mise en images par une femme : ainsi, une femme, et encore plus une mère, devrait se restreindre à peindre de jolis sujets, des madones à l’enfant ou des déesses sortant de l’onde. Ce qui n’était pas dans le tempérament d’Artemisia, qui était une femme libre qui a peint une grande variété de sujets : portraits, sujets mythologiques, sujets religieux. Comme femme toutefois, sa liberté avait des limites : elle ne pouvait pas peindre de nus masculins, ni de fresques, ce qui la limitait à des commandes relativement modestes.

    La mort de son protecteur, le grand-duc Cosme II, surprend Artemisia Gentileschi à Rome, où elle décide de rester. Elle cherche et trouve de nouveaux mécènes, fréquente l’entourage du pape et peint notamment le Portrait d’un condottiere (1622, Bologne, Pinacothèque), à qui elle donne une présence intense qui frappe encore de nos jours. Le peintre Jérôme David grave le portrait d’" Artemisia Gentileschi romana famosissima pittrice " (célèbre peintre romaine) en 1625, un autre dessine " la digne main de l’excellente et savante Artemise, noble dame romaine ". Elle quitte Rome pour un séjour à Venise entre 1626 et 1629, pendant lequel elle sera la cible de vers obscènes, rançon du succès qu’elle obtient avec ses tableaux.

    Naples (1629- v.1652)

    Vers 1629, elle décide de partir pour Naples qui est alors une colonie espagnole, peut-être à l’invitation du vice-roi espagnol. Elle y restera jusqu’à la fin de sa vie, avec une parenthèse anglaise de 1638 à 1641, pour aider son père à terminer les plafonds du pavillon de la reine à Greenwich. La romancière Alexandra Lapierre prétend que les tableaux de Gentileschi figurent " à profusion " dans les inventaires après décès des familles napolitaines riches. Il reste pourtant à identifier la plupart de ces œuvres, en espérant qu’elles n’aient pas toutes disparu. On pensait il y a quelques années qu’elle n’avait peint que des images de femmes fortes, ce qui s’est révélé faux. Une meilleure connaissance nous apportera sans doute une vision très différente de sa production.

    Elle peindra peu après son arrivée une de ses œuvres majeures, une Allégorie de la peinture (1630, Londres, Kensington Palace), qui est peut-être un autoportrait. A l’ère où les artistes voulaient affirmer leur différence avec les artisans, ce tableau crée un raccourci saisissant entre la femme peintre et la représentation traditionnelle de la peinture, une femme aux cheveux indisciplinés munie de pinceaux et d’une palette, vêtue d’une robe de tissu moiré, ornée d’un collier doré avec un pendentif en forme de masque, et dont la bouche est bandée. Ici, la peintre n’a pas de bandeau...

    Un autre tableau majeur, le Triomphe de Galatée (v. 1645-50, New York, collection privée), sera exécuté en collaboration avec Bernardo Cavallino, qui a probablement peint les tritons autour de la radieuse Galatée.

    Artemisia Gentileschi meurt à Naples, vers 1652, ville où sa peinture aura exercé une influence notable.

    Dans les siècles qui ont suivi, la perception se transforme. Si l’opinion générale lui est encore favorable au XVIIIe siècle, elle commence à changer au XIXe siècle, avec la transformation des rôles attribués à chacun des sexes. Heureusement, le travail des historiennes de l’art féministes inversera cette tendance et l’artiste reprendra une partie de la place qui lui est due. Depuis une dizaine d’années films, romans et publications savantes replacent Artemisia dans l’imaginaire collectif.

    Les photos d’oeuvres de l’artiste proviennent du site de Susan Vreeland.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 mars 2004


    Pascale Beaudet, historienne et critique d’art


    Critique d’art et commissaire d’exposition, Pascale Beaudet a écrit une centaine de textes (articles et textes de catalogues d’exposition) sur l’art contemporain et présenté des conférences sur des femems artistes de toutes les époques. Elle collabore notamment à la revue Vie des arts

  • Patti Smith: ”Je suis musicienne, mais j'aurais pu être générale”

    Par (L'Express), publié le 06/06/2012 à 11:00, mis à jour à 15:03

    Patti Smith: "Je suis musicienne, mais j'aurais pu être générale"

    PATTI SMITH - Patti Smith sort un nouvel album, Banga.

    Richard Dumas pour L'Express/Agence Vu

    Rangers déglingués aux pieds, irrévérencieusement posés sur la table d'une chambre d'hôtel parisien, Patti Smith, 65 ans, a toujours la même dégaine de rockeuse. Dans ses yeux, on retrouve la même indignation, la même pureté qu'avait la jeune fille qui révolutionna l'underground new-yorkais des années 1970. En plus doux. Huit ans après Trampin', son dernier album original, la grande prêtresse du punk sort le plus beau disque de sa carrière, Banga. Prolifique et touche-à-tout, la chanteuse de "Because the Night" passe de ballades bouleversantes dédiées à Amy Winehouse, à Maria Schneider ou à Johnny Depp - qui joue de la guitare dans l'album - à des rimes incandescentes sur un monde de plus en plus chaotique. Du rock, du jazz, de la country et sa voix qui vibre, a cappella. Rencontre avec une femme intense et plus "sage" qu'on ne l'imagine. 

    Pourquoi avez-vous éprouvé le désir d'enregistrer un disque après huit ans de silence?

    Patti Smith: Grâce à une certaine magie que j'appellerais la coïncidence, et de laquelle est née la première chanson de cet album : "Constantine's Dream". Ce morceau a une histoire incroyable, presque mystique. Il y a vingt ans, mon meilleur ami, le photographe Robert Mapplethorpe, est mort. Quelques jours plus tard, j'ai reçu une carte postale sur laquelle était représenté le détail d'un tableau : on y voyait un homme, qui ressemblait à un conquistador, vêtu d'une tunique et de bottes rouges. Il regardait un roi, dormant. A l'époque, j'écrivais un conte: cette image serait la couverture parfaite pour mon livre. Mais le dos de la carte ne donnait aucune indication. J'ai cherché ce tableau pendant vingt ans... En vain. En 2010, lors d'une tournée en Italie, je suis arrivée de nuit dans une petite ville dont je ne connaissais pas le nom. A 5 heures du matin, j'ai été réveillée par un rêve apocalyptique : j'étais au milieu de forêts dévastées, de landes désertiques. A côté de moi, saint François d'Assise, à genoux, pleurait toutes les larmes de son corps. Troublée, je me suis levée et je suis sortie. A quelques pas de l'hôtel, j'ai vu une grande église et j'y suis entrée. J'étais à Arezzo et c'était la basilique Saint-François. Derrière le cloître, j'ai aperçu un rideau rouge. Je l'ai écarté... Et, là, sur une immense fresque, j'ai reconnu l'homme aux bottes rouges et ce roi assoupi qui, en réalité, est Constantin, le premier empereur romain converti au christianisme. Cette oeuvre, Le Rêve de Constantin, est de Piero della Francesca, le plus grand maître de la Renaissance. C'était un signe: j'ai commencé à écrire "Constantine's Dream", en étudiant l'histoire de saint François. Et je l'ai mis en musique, avec mon guitariste, Lenny Kaye, à ma façon... rock. 

    Vous, l'icône du punk-rock, l'emblème de l'émancipation féminine, êtes aussi pétrie de religiosité...

    Patti Smith en 5 dates

    1946 Naissance de Patricia Lee Smith, le 30 décembre, à Chicago, Illinois (Etats-Unis).
    1967 Rencontre, à New York, Robert Mapplethorpe, Allen Ginsberg, Andy Warhol...
    1975 Premier disque, Horses.
    2008 Expose à la Fondation Cartier, à Paris, 250 photographies.
    2010 Publie Just Kids (Denoël), superbe autobiographie. 

    J'ai une nature double... Enfant, déjà, j'étais très pieuse et en même temps révoltée... J'ai grandi dans une petite communauté rurale du New Jersey. Ma mère était serveuse, mon père travaillait à l'usine. Je harcelais de questions ma mère, témoin de Jéhovah: qu'est-ce que l'âme ? De quelle couleur est-elle ? Je voulais devenir missionnaire. Mais j'étais aussi une enfant du rock'n'roll ! Je me souviens d'un jour où, à 6 ans, je marchais pour me rendre à mon cours de catéchisme. Tout à coup, j'ai entendu une musique et j'ai vu une bande d'ados assis sur le trottoir, dansant à côté d'un phonographe. Ils écoutaient "The Girl Can't Help It", de Little Richard. J'ai lâché la main de ma mère et j'ai couru vers eux. Maman hurlait : "Patti Lee, viens ici immédiatement !" J'étais avec ma petite robe plissée, captivée par cette musique ! C'était tellement viscéral, primitif... J'aimais le rock'n'roll. Et je n'étais pas certaine que cette musique soit en accord avec Dieu... Ma mère m'a rassurée sur ce point. [Rires.] Elle me répétait : "Il n'y a rien de mal à transformer la vie en art." 

    Qu'entendait-elle par là?

    Nous n'avions pas d'argent, mais maman possédait une telle imagination que même les moments les plus difficiles devenaient joyeux. Un soir, alors que mon père tenait un piquet de grève parce qu'il n'avait pas reçu son salaire, j'ai vu, pour la première fois, ma mère avachie sur une chaise. Abattue. Soudain, elle s'est levée et nous a dit : "Vous savez quoi ? On va faire la fête !" Elle a sorti un grand sac de pommes de terre - c'était tout ce qu'il nous restait - et nous avons préparé une montagne de frites délicieuses, dégoulinantes d'huile. Elle avait le don de créer à partir de rien ou du désespoir. C'est ce que fait un artiste. 

    Avec "This Is the Girl", vous rendez hommage à une artiste qui semble vous tenir particulièrement à coeur, Amy Winehouse. La connaissiez-vous?

    Je ne l'ai hélas jamais rencontrée, mais elle m'a profondément marquée. Amy était un prodige ! Elle avait une façon extrêmement sophistiquée d'utiliser sa voix. Surtout, elle avait un timbre unique au monde, comme Maria Callas ou Billie Holiday. Amy était un stradivarius, mais elle n'a pas protégé son instrument. Qu'est-ce qui détruit la voix humaine ? L'alcool, le tabac et toutes les drogues... C'est insupportable de voir une jeune femme qui possède un don aussi incroyable foutre sa vie en l'air. Elle aurait pu être ma fille... Si je m'emporte en parlant d'elle, c'est parce que j'ai toujours eu à son égard un instinct maternel. Quel gâchis... 

    Vous n'avez jamais été attirée par l'autodestruction?

    Jamais. J'ai été une enfant très malade : j'ai eu la tuberculose, la mononucléose... Mes parents ont passé tellement de temps à mes côtés à cause de mes problèmes de santé que la dernière des choses que j'allais faire aurait été de partir à New York dans les années 1960, comme je l'ai fait, pour me tuer de mes propres mains. Cela dit, je respecte certaines drogues et j'en ai pris. Mais jamais pour m'évader ou pour m'amuser, au contraire ! Les rares fois où j'ai essayé l'opium ou le haschich, c'était avec des maîtres comme William Burroughs ou Allen Ginsberg... Nous n'étions pas en train de faire la fête ! Il s'agissait d'expériences cognitives. Je n'exhorte personne à consommer des drogues. Je le déconseille même... Car les temps ont changé. Cela n'aurait plus aucun sens aujourd'hui.  

    En 1979, vous avez quitté la scène pour endosser un nouveau rôle : épouse et mère de famille. Vous êtes assez conservatrice, finalement...

    Oui ! Enfin, je dirais plutôt que j'ai des valeurs et des codes qui sont ancrés en moi. Pendant seize ans, j'ai vécu un conte de fées avec mon mari, le guitariste Fred "Sonic" Smith. Nous sommes partis habiter dans un trou perdu du Michigan. Je faisais le ménage, la lessive... Ma vie n'avait jamais été aussi punk. J'ai appris à cuisiner et nous avons eu deux enfants, Jackson et Jesse, qui aujourd'hui jouent dans Banga, mon nouveau disque. Il est guitariste ; elle est pianiste. Et je n'ai jamais regretté mon choix. J'avais besoin d'être mère à cent pour cent, d'aimer mes enfants, de les écouter, les accompagner. J'étais heureuse. En 1994, Fred est mort, il avait 44 ans. Je n'avais plus envie de rien. Mais, en 1995, Allen Ginsberg m'a persuadée de remonter sur scène. Quand, aujourd'hui, je récite des vers a cappella, comme je le fais sur "Tarkovsky" [chanson du disque dédiée au réalisateur], je pense à mon mari et à Allen, ce grand poète disparu. On dit que le temps panse les plaies. Ce n'est pas vrai. Mais je suis comblée par la vie. J'ai des amis formidables, comme Johnny Depp, qui joue sur Banga.  

    Vous avez même écrit une chanson pour lui, "Nine", à l'occasion de son dernier anniversaire, et elle est dans cet album ! Comment vous êtes-vous rencontrés?

    Il est venu à l'un de mes concerts à Los Angeles, il y a deux ans. Nous avons commencé à parler ce soir-là et, depuis, nous n'avons pas arrêté. Johnny est un guitariste extraordinaire. Pendant un tournage, il est tout le temps en train de jouer. Il gratte les cordes, même sans faire de mélodies, tout en tenant une vraie conversation. C'est un sacré musicien ! Il n'y a aucun doute quand on entend ses solos sur le morceau "Banga". C'est un titre inspiré du Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov, dont l'un des personnages (le chien Banga) a donné son nom à mon album. La littérature est l'une des passions que je partage avec Johnny. Il possède une impressionnante collection de manuscrits de Dylan Thomas, de Kerouac, de lettres d'Artaud... Il est plus qu'un ami : j'ai perdu mon frère et, d'une certaine façon, Johnny a pris sa place. Il fait partie de ma famille. C'est ce que je raconte dans la chanson que je lui ai dédiée. Il est né un 9 juin : d'où "Nine" (neuf).  

    Cela fait quoi d'être considéré comme une légende vivante?

    C'est flatteur, parfois embarrassant. Je n'ai jamais rien fait en pensant à la célébrité... Je suis peut-être encore plus prétentieuse que ça ! Quand j'ai vu mon premier concert des Doors, à 22 ans, j'ai eu une sensation étrange en regardant Jim Morrison. Une voix me disait : "Tu es capable d'en faire autant !" Et je n'avais encore rien fait ! Si je n'avais pas été musicienne, j'aurais probablement été général : je sais guider les foules, c'est un don inné... La célébrité, et l'arrogance qu'elle peut engendrer, sont très bien décrites dans le poème "Ozymandias" de Shelley : ""Je suis Ozymandias, Roi des rois,/Contemplez mon oeuvre Ô puissants, et désespérez !" Rien à part cela ne reste." Il n'y a que l'oeuvre qui reste : c'est exactement ça! 

    On a beau vous connaître, vous réservez toujours des surprises ! Comme sur cette ballade jazz-country, "Maria", un hymne à votre amitié, insoupçonnée, avec Maria Schneider...

    Maria... La première fois, je l'ai croisée en courant d'air, à Paris, dans les années 1970. Je ne l'ai vraiment connue qu'après Le Dernier Tango à Paris... Elle était aux Etats-Unis, je venais d'enregistrer Horses et je partais en tournée. Elle m'a suivie. C'était il y a si longtemps, mais j'ai une vision incroyablement nette d'elle. J'étais happée par sa masse de cheveux et ses yeux bruns, si tristes. Son apparence ressemblait à la mienne : chemise blanche et cravate noire. Elle était abrupte, très sensible aussi. Mais cette chanson n'est pas que sur Maria, c'est l'hymne d'une époque... Nos vies changeaient : je me retrouvais, tout à coup, à chanter devant 600 personnes qui criaient les paroles de mes chansons. C'était magique. Nous n'avions aucune idée de ce qui nous attendait, comme je le chante dans Maria : "Nous ne nous doutions pas de la fragilité de notre "pouvoir" si jeune, du vide qui nous aurait entourées." Nous étions belles, saines, enthousiastes... Nous étions intoxiquées par notre jeunesse. 

    Ressentez-vous un vide aujourd'hui?

    Je ne dis pas que j'ai perdu la force, le désir... Au contraire ! Mais, encore une fois, les temps ont changé. Depuis quelques années, je monte sur scène et je vois des gens en train de filmer la moitié du morceau que je chante... Et, pendant que j'interprète l'autre moitié, ils se mettent à regarder ce qu'ils ont filmé. Je m'entends chanter dans la salle depuis des centaines de téléphones portables ! Ce qui est plutôt déroutant. Il m'est arrivé d'interrompre une chanson et de dire : "Hey ? Qu'est-ce que vous faites ? Vous êtes tous réalisateurs de documentaires ? Relax : rangez vos appareils photo, vos téléphones, et restez avec moi." Nous ne sommes pas au zoo et je ne suis pas un zèbre... Tout ce que je recherche dans l'art c'est la communion des esprits, ce que William Burroughs appelait le "channeling". 

    Vous allez faire une grande tournée en France à la rentrée. Vous aimez toujours autant ce pays?

    A tel point, et ce n'est pas une blague, que j'ai loué une chambre à l'église Saint-Eustache, à Paris ! A 15 ans, j'ai eu une révélation en lisant les Illuminations, d'Arthur Rimbaud. Puis il y a eu Nerval et Baudelaire. Un mélange de musique, de mots et d'intelligence qui vous happe par son rythme. J'ai mis de l'argent de côté pendant des années et, en 1969, à l'âge de 22 ans, j'ai débarqué à Paris. C'était l'extase permanente. Je prenais des photos, déclamais des poèmes dans les rues de Montparnasse avec un cracheur de feu, entre le Select et la Coupole. Je passais aussi du temps dans les cimetières, comme le Père-Lachaise. C'est là, sur la tombe de Jim Morrison, que j'ai décidé de composer ma propre musique. En 1973, j'y ai chanté, à genoux, ma première version de "Gloria". La France a inspiré ma poésie, mes photos et ma musique. J'ai composé une ballade en français pour Jeanne Moreau, mon égérie. Je rêve qu'elle la chante, mais je n'ose pas la lui proposer. 

  • Kerouac au bout du rouleau

    Critique

    «Sur la route» en version originale

    Par PHILIPPE LANÇON

    Jack Kerouac Sur la route. Le Rouleau original Edition établie par Howard Cunnell. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, 510 pp., 24 €. Parution le 25 mai

    Il faut croire aux légendes, puisque contrairement à nous elles disent la vérité. Il faut aussi savoir les interpréter. Stendhal a écrit la Chartreuse de Parme en cinquante-deux jours à Paris, mais il lui a fallu une vie pour en arriver là. Jack Kerouac a tapé en trois semaines à New York ce rouleau ininterrompu de 40 mètres aujourd’hui publié, en moyenne 35 000 signes par jour. C’est l’os de Sur la route, sa version crue et la plus aboutie. Route de papier qui symbolise celle qu’on prend : texte d’un jet, parchemin biblique de l’adolescence et du voyage dans l’Amérique de Truman, sans paragraphes ni masques ni détours, avec emploi fréquent du présent, ton installé entre jubilation et naturel, situations sexuelles et homosexuelles non caviardées. Et il lui a fallu toute une jeunesse - toute une idée rimbaldienne de la vie - pour en arriver là.

    Transe. Cette publication est l’occasion de lire ou de relire Sur la route, mais autrement : en entrant, par choc des deux textes, dans l’atelier de l’écrivain. Le Rouleau a été écrit en avril 1951 dans une transe joyeuse. La légende a ses limites : Kerouac n’a pas carburé à la benzédrine, comme on l’a souvent dit, mais, simplement, à la Balzac, en buvant du café. Il a 29 ans. Il raconte ses voyages de 1947, 48, 49, seul ou avec Neal Cassady, vers toute leur bande éparpillée, d’est en ouest et retour, de rencontres en ruptures, frémissant dans les marges et par elles. Il essaie de raconter tout ça depuis trois ans déjà, sans y parvenir, tout en achevant son premier roman, The Town and the City. Certaines ébauches seront utilisées plus tard, par exemple dans Visions de Cody.

    Kerouac écrit tous ses livres en même temps, dans des carnets, dans tous ses états, parce qu’ils fondent une même expérience : celle du voyage et de l’émerveillement - toujours vécu, déçu, renouvelé, un shoot. Chaque situation est annoncée comme formidable avant même d’être contée : Kerouac est le type qui accable ses auditeurs d’enthousiasme, mais qui tient ses promesses. On dirait l’usine à mots de Henry Miller dans les années 30. Tout prend la route, l’eau, la joie, la tristesse aussi, et finalement les mots prennent tout. Kerouac l’expliquera dans la préface à l’édition abrégée de Visions de Cody : «Mon œuvre ne comprend qu’un vaste livre comparableà la Recherche du temps perdu de Proust, sauf que ma recherche a été écrite au pas de course et non a posteriori dans un lit de malade.»

    Le Rouleau est au cœur de cette recherche. Il en est le symbole physique - immense paperole proustienne qui serait bien plus que la préfiguration d’une œuvre : l’état brut et fixé, à un moment donné, d’une expérience qui n’en finit pas - et qui pourtant, comme la jeunesse, est toujours déjà derrière. Lettre du 21 février 1959 : «Maintenant je vais devoir être gentil et avoir du talent, plus jamais ça ne MARCHERA d’être simplement beau et jeune - J’irai à Paris avec un nouvel imperméable triste et j’attendrai sous le réverbère la somptueuse putain de Saint-Denis ?» Non.

    Sur la route, le roman, l’un des trois premiers manifestes de la Beat Generation (avec Howl, poème d’Allen Ginsberg, et Junky, récit de l’expérience de William Burroughs, deux personnages fondamentaux du livre), ne sera publié qu’en 1957. Même s’il reprend l’essentiel du Rouleau, c’est un autre texte. D’abord, les noms de la joyeuse et ténébreuse bande de potes ont été changés. C’est essentiel, les noms. Jack Kerouac devient Sal Paradise ; Neal Cassady, Dean Moriarty ; Allen Ginsberg, Carlo Marx ; Henri Cru, Rémi Boncœur, etc. Avec le temps, c’est mieux quand c’est vrai.

    Puis, des passages ont disparu, d’autres ont été modifiés. L’ensemble de Sur la route est découpé en cinq parties avec chapitres, paragraphes, tirets pour les dialogues. Quelque chose dans le déroulé du cri s’est assagi. Le Rouleau, texte ponctué mais sans retour à la ligne, est son faux jumeau, premier sorti tout épineux. Son espace est l’Amérique ; son carburant, le Moi explorant ; son programme, l’intensité ; son rêve, l’amitié fusionnelle ; sa couleur, l’enthousiasme. Avec Kerouac, c’est toujours le dernier qui parle qui a raison, quoi qu’il dise ou fasse, parce qu’il ouvre la porte sur quelque chose d’immédiat et d’inconnu. L’immaturité qui fouette le texte est une aube agaçante, perpétuelle. C’est un espoir, un mouvement et un regret. Ce qu’il cherche est devant, ce qu’il trouve est derrière. Neal Cassady est, sous son nom, le héros de cette épopée. Tout cela un peu plus nettement encore, dans le Rouleau.

    Entre lui et Sur la route, des événements ont modifié le texte. Dès juillet 1951, Kerouac est marqué par de nouvelles lectures (Pierre ou les ambiguïtés de Melville, Sous le volcan de Lowry). Elles travaillent les états suivants, plus sages ou plus élaborés. Exemple, dès le début, il décrit Louanne, la première femme de Neal Cassady, devenue Marylou dans Sur la route. Dans le Rouleau, c’est bref : «Louanne était une petite mignonne adorable, mais bête comme ses pieds [en anglais : a dumb, ndlr], et capable de faire des coups pendables, elle allait le montrer.» Dans Sur la route, il ajoute : «Marylou était une jolie blonde, avec de longues boucles de cheveux pareilles à des vagues d’or ; elle était assise sur le bord du lit, les bras ballant entre les jambes, et ses yeux couleur d’horizon brumeux regardaient droit devant elle d’un air égaré parce qu’elle se trouvait dans un de ces meublés new-yorkais ternes et de sinistre réputation et qu’on lui avait parlé de l’Ouest et qu’elle attendait, ressemblant ainsi, longiforme et émaciée, à quelque femme surréaliste de Modigliani dans une pièce réelle.»

    Autre exemple, le traitement du sexe. A Denver, en 1947, Jack retrouve Allen Ginsberg et Neal Cassady. Cassady passe son temps à baiser avec ses deux femmes… et à tout expérimenter avec Ginsberg, parole et sexe, tout en préparant son divorce avec la première. Dans Sur la route, Carlo Marx (Ginsberg) raconte les journées de Moriarty (Neal Cassady) entre Marylou (Louanne) et Camille (Carolyn), et conclut : «Marylou est tout à fait d’accord [pour divorcer, ndlr], mais elle tient à profiter de la chose dans l’intérim - Camille aussi d’ailleurs.» Dans le Rouleau, on lit : «Louanne est tout à fait d’accord, mais elle tient à baiser en attendant. Elle dit qu’elle adore sa grosse bite [en anglais : his big cock, ndlr] - Carolyn aussi, et moi aussi.»Le Rouleau tient la vérité par la queue.

    Parfois, c’est une référence qui change. Un jour, à la suite d’un dialogue interminable, Ginsberg dit : «Il y a une dernière chose que je veux savoir.» Kerouac : «Une dernière chose, Allen, mais c’est ce qu’on ne peut jamais savoir. Personne va jamais au fond des choses. On vit dans l’espoir d’y parvenir, une fois pour toutes.» Ginsberg, dans le Rouleau : «Mais non, mais non, tu en racontes des conneries, c’est des platitudes pompeuses et romantiques à la Thomas Wolfe.» Kerouac admire alors Thomas Wolfe. Six ans plus tard, dans Sur la route, les platitudes pompeuses et romantiques sont «à la Virginia Woolf».

    Du Rouleau jusqu’au livre, Kerouac a affronté ses amis, ses doutes, ses lectures, des gens trouvant le parchemin impubliable. Il a transformé son texte, fait ou accepté des coupes, pour toutes sortes de raisons, littéraires, morales, légales : c’est l’Amérique d’Eisenhower. La préface de Howard Cunnell explique le détail de ces péripéties. D’autres préfaces la suivent, des algues et plongeurs de haut niveau fixés sur le vaisseau fantôme et retrouvé. Un livre est la légende qu’il devient.

    Reprenons la comparaison. Avant même la première phrase du Rouleau, il y a l’exergue - absent du texte publié six ans plus tard. C’est la fin du Chant de la route ouverte, de Walt Whitman : «Camerado, je te donne ma main ! […] Me feras-tu don de toi ? Viendras-tu voyager avec moi ? / Resterons-nous unis tant que nous vivrons ?» Whitman, l’homme qui commence par se chanter lui-même dans l’Amérique, par elle, pour elle, en «routard de l’errance perpétuelle», annonçait le programme. Kerouac le retire de la représentation finale.

    Jazz. Ensuite, les premiers mots. Dans Sur la route : «J’ai connu Dean peu de temps après qu’on a rompu ma femme et moi. J’étais à peine remis d’une grave maladie dont je n’ai rien à dire sinon qu’elle n’a pas été étrangère à cette lamentable et déprimante rupture, à mon impression que tout était foutu.» Dans le Rouleau : «J’ai rencontré rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort.» Le père de Kerouac est bien mort en 1946, juste avant le premier voyage. C’était un petit imprimeur. Jamais il ne crut au talent de son fils. La variation change les auspices du texte.

    Et il y a ce bégaiement initial, «rencontré rencontré». Qu’il soit ou non une erreur, il porte la vitesse, la répétition, le jazz. On l’entend mieux en anglais : «I met met Neal…» Comme la double-croche d’un be-bop de Charlie Parker, l’un des plus effrénés, par exemple Ko-Ko. La traduction du Rouleau est plus vivante et moderne que celle de Sur la route, datant de 1960 et révisée. Mais quelque chose de cette langue américaine parlée, à la fois brutale et douce, ne passe pas. On n’entend pas les voix, les accents, le ton. Le Français manque de ce naturel-là.

    Bayou. Kerouac a écrit du cœur du jazz pour en reproduire le tempo. L’un de ses saxophonistes favoris était Lester Young. Dans les Maîtres du jazz, Lucien Malson écrit du musicien : «Il joue d’une manière abandonnée sans qu’aucune préméditation ne transparaisse, semble chercher son chemin, le découvrir peu à peu, et, dans le bien-être, savourer le paysage musical qu’il éveille en avançant.» C’est exactement la sensation que donne la lecture du Rouleau, surtout en anglais. Le paysage musical est le paysage du verbe américain.

    La première phrase du Rouleau est inspirée par les premières phrases de Junky, de Burroughs : «Ma première expérience de la drogue remonte à la guerre, vers 1944 ou 1945. J’avais fait la connaissance d’un type nommé Norton, qui travaillait dans un chantier naval à cette époque.» Kerouac le chien fou trouve en Burroughs un instrument de précision et de refroidissement. «Oncle Bill», est de huit ans plus âgé. C’est le caïd de la contre-culture, le grand maître des expériences radicales. Dans le Rouleau, il apparaît à plusieurs reprises, mais la plus étonnante, quatre pages, a disparu de Sur la route.

    Cassady et Ginsberg rejoignent Burroughs dans son bayou texan, où il se pique et fait toutes sortes de choses. Il a construit une caisse en bois vierge, un «accumulateur d’orgones suivant les principes de Reich». Chaque jour, «Bill se déshabillait et il s’y glissait pour contempler son nombril. Il en ressortait, bramant la faim et le rut. Plus tard, il traînait sa longue carcasse jusqu’à la bicoque, son cou ridé comme celui d’un vautour supportant tout juste son crâne osseux, réceptacle d’une connaissance accumulée au cours de trente-cinq ans de folie».

    Apocalypse. Dans le bayou, la petite bande baise, fume de la marijuana cultivée sur place, vaque à ses occupations «gonflée à bloc». On parle de l’apocalypse, qui commencera au Texas (trop de pollution, trop de prisons). Tous palabrent sans fin, «Bill reniflait avec dérision et gardait pour lui ses secrets». On écoute dans la nuit des disques de Billie Holiday. Soudain, Burroughs «fait un bond et tire un coup de son canon double par la fenêtre ouverte. Un vieux cheval errant arthritique était passé dans sa ligne de mire. La balle pulvérise un tronc d’arbre pourri».

    Dans un autre passage du Rouleau absent de Sur la route, Jack se demande «qui on serait si on était des personnages du Far West» : «Neal, toi, tu serais forcément un hors-la-loi, mais une de ces têtes brûlées, qui galopaient dans la plaine et qui venaient faire le coup de feu au saloon. Louanne serait la beauté du bastringue. Bill Burroughs serait un ancien colonel de l’armée sudiste ; il habiterait tout au bout de la ville, dans une grande maison aux volets toujours clos ; il sortirait une fois par an avec son fusil, pour aller retrouver son contact dans une ruelle chinoise.» Quant à toi, Kerouac, lui dit-on, «tu serais le fils du patron du journal. De temps en temps tu perdrais la boule et tu viendrais rejoindre la horde sauvage pour le plaisir».

    Plus tard, Burroughs tirera sur sa femme (et la tuera) en jouant à Guillaume Tell. Il survivra longtemps à Cassady, retrouvé comateux en 1968 au bord d’une voie ferrée. Et à Kerouac, mort en 1969, vivant avec sa mère, vieux Candide gonflé d’alcool, d’illusions et de désillusions. Il faut croire en l’enthousiasme, puisque contrairement à nous il ne ment pas.

    http://www.liberation.fr/livres/0101636488-kerouac-au-bout-du-rouleau

    et aussi:

    http://www.lefigaro.fr/livres/2010/05/19/03005-20100519ARTFIG00687-kerouac-toujours-sur-la-route.php

    http://www.lefigaro.fr/livres/2010/05/19/03005-20100519ARTFIG00685-kerouac-du-jazz-dans-la-nuit-americaine.php

  • Odilon Redon

    autoportrait02.jpg1840

    Naissance de Bertrand-Jean Redon, dit Odilon, le 20 avril à Bordeaux, au 24 rue Neuve Saint-Seurin (Aujourd’hui, le 31, rue Fernand-Marin). Second fils de Bertrand Redon et de Marie Guérin. Bertrand Redon, bordelais de naissance était parti chercher fortune en Louisiane. Son père épousa sa mère aux Amériques. Sa mère était une créole, d'origine française, de la Nouvelle-Orléans. Bertrand Redon revint en France, cinq ou six ans plus tard alors qu'Odilon était "déjà conçu, et presque à naître, second fruit de son union". Ce voyage va considérablement influencer Odilon Redon, l'artiste spirituellement appatride. De ses parents, il héritera d'une logique sûre qui ne s'écarte jamais de la nature, il prend aussi ce goût du rêve fécond, ce besoin d'imagination et d'évasion. Le motif récurrent de la barque dans son oeuvre est aussi à expliquer dans cette genèse.

    "L'artiste vient à la vie pour un accomplissement qui est mystérieux. Il est un accident. Rien ne l'attend dans le monde social." Odilon Redon

    La famille déménagera peu après la naissance d’Odilon pour emménager au 26 des allées Damour (cette maison a aujourd’hui disparu). Redon écrivait "Allées d'Amour".

    1840-1851

    D'une nature fragile, il est confié à une nourrice à la campagne puis le jeune Odilon est confié à son oncle et passe son enfance entre Bordeaux et le domaine familial de Peyrelebade, près de Listrac dans le Médoc. Le domaine est un " cru bourgeois " dont les vignes qui jouxtent le célèbre Château Clarke produisaient un excellent vin rouge. Peyrelebade est à l’origine d’une partie importante de l’oeuvre d’Odilon Redon. Vers six ans, c’est là, " en plein isolement de la campagne " que les fusains verront le jour. L’ambiance de cette terre natale médocienne pleine de clairs obscurs et de nuances a éveillé ces mondes étranges et ces rêveries fantasmagoriques qui seront présents toute sa vie dans son oeuvre. Les arbres et les personnages jaillissent du tendre et humide mucilage formé par la terre que Joris-Karl Huysmans décrira plus tard à sa manière. Odilon s'en va à travers champs, vignes et bois, observe, respire et s'imprègne de ce pays. Dans le silence de ce paysage subtil, il suit la marche mystérieuse des nuages, considère les ombres, apprécie le contraste de la terre avec l'azur du ciel et de la lumière.

    A sept ans, une vieille bonne le mène à Paris pour quelques mois. Le destin lui fait découvrir les musées. Il reste devant les toiles, silencieux et subjugué. Les tableaux de drames frappent l'esprit de l'enfant. Le retour dans le bordelais est morose pour le jeune Odilon... Quitter ces musées, la musique des tableaux, les artistes.

    1851

    Scolarité en externat dans une pension de Bordeaux. Il obtiendra un prix de dessin "avant même que de savoir lire". Odilon est morose et inattentif, il travaille avec effort mais sans ardeur. Il en gardera le souvenir d'une période qui est "la plus triste et la plus lamentable" de sa jeunesse.

    1852

    Odilon Redon fait sa première communion à l'Eglise Saint-Seurin de Bordeaux. il admire la beauté du style gothique de l'église, les voûtes en ogives, les fûts des colonnes et les chapiteaux sculptés. Mais surtout, il ne peux détacher son regard du jeu des rais de lumière à travers les magnifiques vitraux polychromes. Redon est frappé par la beauté, les chants liturgiques et le grondement des grands orgues l'émeuvent jusqu'aux larmes... La liturgie, les odeurs d'encens, la prière, tout le séduit et l'entraîne... Et là, dans ce maelstrom des sens et de la beauté terrestre, il découvre l'amour "... Elle était blonde, avec de grands yeux, ses cheveux en boucles tombaient sur sa robe de mousseline qui me frôla. Je connus un frisson, j'avais douze ans... sous le mystère des voûtes de Saint-Seurin...". de cette découverte, restera l'énigme de la femme. Lorsque ses parents lui demandent ce qu'il souhaite faire comme carrière, il décide d'être artiste. Son père, pionnier et défricheur de liberté y consent.

    1855

    Odilon continue ses études, mais ses jours de sortie, il prend des leçons de dessin avec son premier maître, Stanislas Gorin, élève d’Eugène Isabey et d’Héroult, professeur libre spécialisé dans l’aquarelle. Intelligent et perspicace, Gorin encourage Odilon à copier et à décomposer les " toiles exaltée et passionnées de Delacroix " exposées au Musée de Bordeaux. De même Gorin lui fait découvrir les oeuvres de Millet, Corot et de Gustave Moreau. Il dira de Gorin : " c'est avec lui que j'ai connu la loi essentielle de création... cet organisme d'art qui ne peut être appris par règles ni formules...".

     

    1857

    Études d’architecture pour plaire à son père. Il travaillera quelques temps sous la conduite d'un architecte, mais il échoue à l'examen oral du concours d'entrée. Il gardera de ces études une précision rigoureuse dans ses dessins du vieux Bordeaux ainsi qu’une certaine prédilection pour les formes géométriques. "J'ai plus aisément rapproché l'invraisemblable du vraisemblable, et j'ai pu donner de la logique visuelle aux éléments imaginaires que j'entrevoyais".

    Il se lie d’amitié avec le botaniste Armand Clavaud qui l’initie aux sciences et à la littérature. Il se passionne pour les thèses évolutionnistes du naturaliste Lamarck et de Darwin sur le problème des origines, ainsi qu’aux recherches de Pasteur sur les microbes qu'il découvre par le truchement du microscope. Odilon Redon s’initie aussi avec Clavaud aux épopées hindoues. Agé, Redon dira de son mentor : "je voudrais maintenant lui donner ma pensée résolue, et plus sûre qu'autrefois. Il ne connut de moi que la sensibilité d'un être flottant, contemplatif, tout enveloppé de ses rêves".

    Il lit pour la première fois, " les Fleurs du Mal " de Baudelaire, qui lui inspireront entre autres le thème de l’Ange Déchu.

    1860-1861

    Participation aux expositions de la société des Amis des Arts de Bordeaux où il expose des paysages aquarellés fortement inspirés par les œuvres de Gorin qui lui vaudront des critiques cinglantes.

    Voyage dans les Pyrénées à Uhart chez son ami Henri Berdoly, et en Espagne.

    1862

    Création de Roland à Roncevaux, une des toute première peinture connue de l’artiste.

    1863

    À Bordeaux, Rodolphe Bresdin devient son ami et l’initie à l’eau-forte et à la lithographie. Bresdin fascine Odilon Redon et une relation maître à élève naît. Odilon Redon apprécie la troublante poésie des œuvres visionnaires de Bresdin et par la miraculeuse et instinctive faculté qui était sienne de " surélever l’esprit dans la région du mystère ".

    1864

    Fait de la sculpture à Bordeaux. À Paris, il entre à l’atelier libre du peintre académique Léon Gérome à "l'Ecole dite des Beaux-Arts". Mais l'incompatibilité entre le maître et l'élève rendent cette période douloureuse. "Je fus torturé par le professeur... Il cherchait visiblement à m'inculquer sa propre manière de voir... ou à me dégoûter de l'art même...

    1865

    Il commence une série de onze eau-fortes en collaboration et sous la direction technique de Bresdin. Elles seront tirées jusqu’en 1866 chez Delâtre, l’imprimeur attitré de la société des Aquafortistes. "Le Gué". L’influence de Delacroix et de Dauzat est très présente dans ce style orientaliste romantique qu’Odilon a adopté pour cette série d’eau-fortes. Il adopte les caractères techniques de Bresdin dans ses eaux-fortes : petits formats, taille menue, densité des volumes, compositions très précises et riches. Il introduit aussi le fameux clair-obscur de Rembrandt. Redon s’inspirant de Delacroix et de ses scènes de bataille intenses peint " les Croisés près de la Mer " qui sera repris en 1867 dans une toile redécouverte après sa mort et vendu à Frizeau par Ary Leblond, " Les Croisés ". Personnellement, Redon n'a connu Eugène Delacroix seulement de vue, il lui est arrivé de le rencontrer quelquefois, notamment un soir au bal de l'Hôtel de Ville.

    1866

    Odilon Redon présente une suite de sept eau-fortes, dessins et fusain gratifiés d’un " coup d’œil de satisfaction " par la critique bordelaise.

    1867

    "Roland à Roncevaux" est reçu par le Salon mais Redon ne l'expose pas. "Autoportrait"

    1868

    Il rédige des comptes-rendus du Salon parisien de 1868 pour le journal " La Gironde ". Odilon Redon condamne dans ses articles le surréalisme des peintres " locaux ". Pendant l’été, il séjourne à Barbizon où il rencontre Corot. Il encourage la municipalité de Bordeaux à acheter une série représentative de l’œuvre de Bresdin.

    1870

    " Roland à Roncevaux " présentée au 19ème salon des Arts. À la demande de son ami, l’architecte Carré, il peint une grande fresque murale dans une chapelle d’Arras. Pendant la guerre, Odilon Redon comme simple soldat, participe aux combats sur la Loire. Après la guerre, il s’installe à Paris dans le quartier de Montparnasse. L’été, Odilon retourne fréquemment dans la propriété familiale de Peyrelebade. La plupart de ses fusains seront conçus cette année. Il séjourne à l’automne en Bretagne. " Pégase ", " L’Ange déchu ". À partir de 1870, Odilon incline vers des développements cosmogoniques de ses oeuvres où les éléments organiques sont remplacés par des éléments géométriques. Premier séjour en Bretagne.

    1872

    Odilon Redon fréquente le salon littéraire et musical de Madame Rayssac et y rencontre Fantin-latour et Chevanard ainsi que le musicien Ernest Chausson et le poète Janmot. " L’homme ailé ", " Tête d’Enfant d’après Léonard de Vinci " (" Saint-Jean Baptiste de la Vierge aux Rochers ").

    1872

    Odilon Redon travaille dans un atelier au 81, boulevard Montparnasse. Il y travaillera jusqu'en 1877.

    1874

    Son père décède et laisse sa famille démunie.

    1875

    Au printemps, Odilon Redon étudie les arbres et les sous-bois à Barbizon. Au mois de juillet, il se rend en Bretagne. De 1875 à 1880, c’est la " période la plus angoissée " de ses " Noirs ". Le thème du Prisonnier est souvent décrit dans ses œuvres, apparaissant tantôt derrière les barreaux d’une fenêtre ou isolé dans le cauchemar d’une rêverie solitaire ou d’une hallucination démoniaque obsédante.

    1876

    Redon se passionne pour la lithographie et veut réaliser une suite de planches inspirées par Pascal, qu’il affectionne. Le projet n’aboutira pas.

    1878

    Premier voyage en Belgique et en Hollande où il découvre et admire l’oeuvre des Ecoles flamande et de Rembrandt. " Rembrandt me donna des surprises d’art toujours nouvelles. Il est le grand facteur humain de l’infini de nos extases, il a donné la vie morale à l’ombre. Il a créé le clair-obscur comme Phidias la ligne. Et tous les mystères que comporte la plastique n’est désormais possible que par lui, pour le nouveau cycle d’art qu’il a ouvert hors de la raison païenne ". Séjour à Uhart. Fantin-Latour initie Redon à la technique du papier report. "L'Oeil-Ballon", "L'esprit gardien des eaux", Génie sur le eaux

    1879

    Premier album lithographique d’Odilon Redon : "Dans le Rêve", un album de dix planches " recueil de quelques pièces anciennes variées, mais dans lequel, prenant goût au procédé nouveau ", Redon a fait de la " lithographie de jet" . Il se montre précurseur de la psychanalyse et cherche à travers le rêve, la descente dans l’inconscient qui lui permet de forer la source de l’inspiration et de décrire son " atmosphère personnelle ". Redon commence à aborder le thème de l’?uf primordiale, de la spore originale : l’Hiranyagarbha, symbole de l’Esprit Universel chez les hindous. "Je voudrais vous convaincre, que tout ne sera qu'un peu de liquide noir huileux, transmis par le corps gras et la pierre, sur un papier blanc, à seule fin de produire chez le spectateur une sorte d'attirance diffuse et dominatrice dans le monde obscur de l'indéterminé. Et prédisposant à la pensée.

    Voilà ce qui devrait vous suffire. Toutes les raisons que je vous donnerais sur la contexture de mes albums vous paraîtraient insignifiantes et puériles; elle leur enlèveraient le prestige qu'ils doivent avoir. Encore une fois, il est bon d'entourer toute genèse d'un mystère."

    1880

    Le 1er mai, Odilon Redon épouse Camille Falte, jeune créole de l’île Bourbon rencontrée dans le salon de Madame de Rayssac. Le voyage de noce a lieu en Bretagne et Odilon Redon fait ses premiers pastels. Redon est charmé par la jeune fille et elle admire " Le Rêveur ". Le couple sera heureux et Camille s’occupera des marchands et de la presse. Contacts privilégiés avec de jeunes symbolistes belges. "J'ai trouvé dans Madame Redon, comme un fils sacré, la barque de vie, qui m'a fair passer, sans mourrir, les heures les plus tragiques mais occultes de mon drame familial... "

    1881

    Exposition de ses fusains à La Vie Moderne : l’accueil y est très réservé. Odilon s’inspire de la peinture de Gustave Moreau pour son cycle d’Orphée. Il réalise la première version de son araignée au fusain, cet hybride d’insecte et d’humain représente la nature manipulée et dosée par l’homme et la science. "L'Homme Cactus", "L'Araignée qui pleure", "Vision", "l'araignée qui souris"

    1882

    Deuxième exposition de ses " Noirs " au Gaulois à Paris. Parution de son deuxième album : "A Edgar Poe", véritable hommage au poète dans une série de six lithographies. Edgar Poe était à l’époque traduit par Mallarmé et Hennequin qui traduisit les Contes Grotesques. Odilon Redon se lie d’amitié avec Hennequin et Joris-Karl Huysmans qui lui présente Mallarmé. "Le Corbeau", "L'Homme-cactus"

    1883

    Séjours en Bretagne, Les Origines paraissent, imprimées par Lemercier et Cie, Paris. C’est un album de huit lithographies qui retrace dans les formes mystiques de l’imagination des poètes, la venue de l’homme sur terre. Les sept premières planches évoquent la création du monde. L’album ne comporte aucune légende car " le titre était déjà très lourd ". Il présente " Béatrix " (fusain) au Salon.

    1884

    De jeunes artistes font appels à Odilon Redon pour la création du Premier Salon Libre et il préside la réu

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Mes recueils

de poèmes

Mon premier recueil de poèmes

ISBN:978-2-9531564-1-6
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À propos

est une vitrine pour Ce que j'écris(1 ere partie du titre):...

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