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  • « Le Paysage Poétique » de Philippe Jaccottet habite La Pléiade de son vivant

     

    5 mars 2014 Par Charlotte Dronier
     

    « Dans la nuit me sont revenues, avec une intensité pareille à celle que produit la fièvre, d’autres images de promenade ; au sortir d’un de ces rêves où l’on voudrait que certain nœud moite et vertigineusement doux ne se dénoue jamais. Cette fois-ci, c’était toujours la même réalité, un morceau du monde, et en même temps une espèce de vision, étrange au point de vous conduire au bord des larmes (cela, donc, non pas sur le moment, mais dans la nuit qui a suivi, devant, telles qu’elles me revenaient, ces images insaisissables d’un fond de vallée perdue où pourtant nous étions réellement passés) ». Peut-être cet extrait de « Hameau » (Après beaucoup d’années, (1994)) résume-t-il à lui-seul l’entrée du lecteur dans la poésie de Philippe Jaccottet, comme l’on cheminerait sur une terre troublante et mystérieusement familière…

    9782070123780Quinzième écrivain et troisième poète après René Char et Saint-John Perse présent de son vivant au sein de la prestigieuse collection de « La Bibliothèque de la Pléiade », Philippe Jaccottet, né en 1925, publie Oeuvres chez Gallimard le 20 Février 2014. Menée durant cinq ans par José-Flore Tappy, Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, cette exploration des archives de l’écrivain déposées à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne fait naître un volume de vingt-neuf recueils en vers et prose minutieusement choisis par le poète lui-même, dans le respect de leur parution chronologique. Ses essais et innombrables traductions reconnues en sont délibérément absents. De L’Effraie et autres poésies (sorti en 1953, année de son installation à Grignan avec sa femme et qu’il considère comme le début significatif de sa poésie) à Couleur de terre (2009), cette édition de La Pléiade offre également des centaines de notes de Jaccottet qui nuancent, étoffent méthodiquement ses textes dans de précieux carnets tenus entre 1954 et 1998 (La Semaison) et quelques éléments longtemps inédits comme Observations (1951-1956). « La note était un moyen de garder un contact avec le monde poétique, je ne m’en suis jamais défait. J’ai trouvé dans Littré ce beau mot de « semaison » qui m’a paru convenir à cet ensemble de choses vues, choses lues, choses rêvées. Il y avait là des espèces de graines qui pouvaient s’épanouir en poèmes. », confie-t-il au Monde des livres. Les genèses de ces écrits sont quant à elles révélées à travers 250 pages critiques en fin d’ouvrage, mettant en lumière son processus de création. « C’est l’expérience vécue qui est décisive chez Jaccottet, pas les idées. Liant étroitement la poésie et l’éthique, il refuse de se laisser aller aux effets faciles, à l’ornement et à l’éclat. Il avance entre abandon et reprise en mains. Ce double mouvement est passionnant à observer. », explique dans ce même média José-Flore Tappy, éditrice de la correspondance de Jaccottet avec les poètes et fidèles amis Gustave Roud et Giuseppe Ungaretti.

    Le jeune homme de treize ans suisse vaudois qui offrait à ses parents des poèmes pour les Noëls des années sombres de la Seconde Guerre Mondiale, inspirés de Rilke, Rimbault, Mallarmé, Ramuz, Claudel, puis plus tard Hölderlin (dont il a dirigé la publication dans La Pléiade en traduction française), s’entourera de complices comme Yves Bonnefoy et André du Bouchet, et des univers parisiens de Pierre Leyris, Henri Thomas mais aussi de musiciens et de peintres tels que Garache ou Palézieux.

    Lauréat de nombreux prix prestigieux tout au long de sa carrière (dont Schiller, Guillevic et Goncourt de la poésie pour les plus récents), oeuvre poétique de langue française du XXème la plus étudiée au sein de thèses et de mémoires après celle d’Henri Michaux, recueils inscrits dans les programmes scolaires, sujet d’une bibliographie foisonnante, Philippe Jaccottet a pourtant choisi l’existence discrète de l’effacement. Bien loin de toute appartenance à une sphère littéraire ou médiatique, la plume de cet écrivain se dérobe à tout attachement à un mouvement ou heure de gloire, ne privilégiant que la justesse rigoureuse du travail de l’ombre, entre promenades méditatives au coeur de la Drôme et écriture dans sa maison près du château de Mme de Sévigné. Le couple ne vit pourtant pas dans sa monade, mais s’ouvre à des voyages, à des rencontres.

    Cet isolement géographique d’apparence austère et monacale est cependant pour lui promesse de liberté et d’indépendance stylistique, habité par une limpidité, une unité et une humilité constantes. Ses mots sont dépouillés d’artifice, de spectaculaire, comme pour mieux nous rapprocher de leur vérité première, de leur beauté crue. C’est dans le paysage de Grignan que ses yeux sont plus clairvoyants, qu’il est plus que jamais à l’écoute, dans une nature en mutation perpétuelle, entre chien et loup. Un monde qui s’éveille ou s’endort au creux de vallées parées de brumes, de chants d’oiseaux et de couleurs aux nuances presque indicibles, changeantes au gré des saisons. Comment les décrire? Quelle émotion, quel souvenir, quelle joie, quelle douleur évoquent-elles ?

    Le poète cherche, annote, réécrit inlassablement, dans un éveil permanent du ravin jusqu’au ciel. Il tente de faire coïncider le perçu et le ressenti avec prudence, aucune approche chez lui n’est parfaitement définitive, se situant « …non pas où abonde la connaissance, mais où il y a dénuement et doute… ». Il guette le moindre signe au coeur de ces paysages habitués, une réminiscence de mémoire, une trace d’un ça-a-été. Il capte le furtif pour déployer l’instant dans toute sa densité. Il se peut que ce soit un rouge-gorge qui lui évoque un fragment de poésie de Nerval, les longues soirées d’hiver au coin du feu, l’âme réincarnée d’un enfant. Il se peut que ce soit aussi « une neige sans âpreté », invitant à marcher à la « lampe même qu’il ne faudrait jamais laisser s’éteindre en arrière de soi, lumière perpétuelle pour le repos des morts au moins en nous. » (« Quelques notes du ravin », Ce peu de bruit (2008))

    Philippe Jaccottet nous révèle une intimité universelle et provoque des expériences profondes dans le détail le plus simple, cheminant parfois délesté de pesanteur, parfois avec une gravité endeuillée. Mais il est de ces inquiétudes, de ces tourments qui vous réconfortent et qui offrent un certain état de grâce au détour d’incidents, d’événements imperceptibles: une branche animée par le vent, l’eau claire d’une rivière. Alchimie de mythologie personnelle et de croyances. « C’est une façon d’entendre ce que semble dire ce hameau à qui s’y attarde un instant par un dimanche froid d’avril. Une façon de se laisser emporter, orienter, exalter sans trop chercher à comprendre. Il est possible en effet que cela nous touche, plus loin que les yeux, que le corps, le coeur, la pensée elle-même, du moins, que ce lieu et cet instant ainsi tressés l’un avec l’autre, et nous autres liés à eux, prenions racine plus loin que tout cela, on serait prêt de le croire en passant. » (« Hameau », Après beaucoup d’années, (1994)). Des images, des impressions, des incertitudes se succèdent dans la nébuleuse des pensées et le lecteur y appose les siennes.

    Egalement critique littéraire et traducteur des plus grands auteurs allemands et italiens (sans oublier de L’Odyssée d’Homère), cet écrivain érudit invoque avec rigueur une lucidité analytique, le rapprochant ainsi des philosophes existentialistes. Conscient de l’inéluctable, de la perte, de la dévastation sans jamais véritablement s’y résoudre, tout semble passer mais rien ne meurt jamais vraiment dans sa nature mystique, comme en témoignent notamment les titres de ses oeuvres (L’Obscurité (1961), Paysages avec figures absentes (1970/76), À la lumière d’hiver (1977), Pensées sous les nuages (1983), Cahier de verdure (1990), Eaux prodigues (1994), Le retour des troupeaux et Le Combat inégal (2010), Taches de soleil ou d’ombres (2013)…).

    Ce sentiment de continuité et de cohérence, c’est celui que possède également le lecteur lorsqu’il ferme un recueil de Philippe Jaccottet. On inventerait presque un dialogue sur la poésie des paysages d’Uzès et Grignan avec Jean-Louis Trintignant, lui aussi sur une « île », préservé de la noirceur du monde, confronté avec la somme de son passé, le pessimisme de la vieillesse et l’émerveillement enfantin devant les matins et les floraisons éternels. Oui, on les imagine tous deux dans leurs rituels de réflexions, Jaccottet assis à son bureau de toujours, vigie et gardien devenu sans âge… « En pareilles circonstances, on pourrait se sentir devenir peu à peu une espèce de fantôme, même couronné comme on l’a voulu si chaleureusement aujourd’hui ; disons néanmoins qu’à ce presque fantôme restent peut-être quelque part une ou deux réserves de paroles qu’il rêverait lumineuses : et, à tout le moins, le devoir d’exprimer une gratitude autant plus vive qu’elle doit se frayer un chemin dans la venue de la nuit. » déclarait-il dans Le Combat inégal à l’occasion de sa remise du Grand Prix Schiller en 2010.

    Cette édition de La Pléiade scelle alors la reconnaissance de son vivant de l’un des écrivains contemporains les plus brillants, dont les quatre-vingt neuf années incarnent ses quelques lanternes de papier blanc et rose encore suspendues dans les feuillages de ses Pivoines, semblant vivre à la fois dans le souvenir et dans l’attente d’une autre réjouissance à venir…

    Œuvres, de Philippe Jaccottet, édité par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, préface de Fabio Pusterla, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 728 p., 59 € jusqu’au 30 juin, 66,50 € ensuite

     

    http://toutelaculture.com/livres/le-paysage-poetique-de-philippe-jaccottet-habite-la-pleiade-de-son-vivant/

  • Le Journal des Arts

     

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  • J'ai lu hier soir: En regardant Giacometti(BU)

    Giacometti  comme tous ceux que j'aime, inspire ce que j'écris à acheter ici

     

    PAYSAGES NERVALIENS

    Pendant les vingt dernières années de la vie de Giacometti, David Sylvester a développé avec lui une connivence profonde, posant pour lui, recueillant ses propos, préparant des expositions, respirant l’atmosphère de l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron et des bistrots de Montparnasse où vivait l’artiste.
    Son texte n’est pas le produit d’une théorie sur l’art mais le relevé d’une expérience unique : regarder les peintures et les sculptures se faire en écoutant ce qu’en dit celui qui les fait. Il a partagé cette émouvante quête de la perfection minée par l’obsession de l’échec qu’il relate avec brio. (Traduction de Jean Frémon)

    Date de publication : 5 novembre 2021
    Format : 11,5 x 16 cm
    Poids : 225 gr.
    Nombre de pages : 256
    ISBN : 978-2-85035-050-4
    Prix : 8.5 €
     

    « Ce qui l’obsède c’est ce qui se produit quand un être humain est vu par un autre être humain qui a l’obsession de représenter ce qu’il voit. »
    C’est en ces termes que David Sylvester résume l’obsession de Giacometti. Or, à la lecture de cette étude, ou de cette succession d’études écrite et peu à peu augmentée entre les années 1950 et 1990, on en vient à se demander comment nous pourrions résumer la sienne. En termes semblables, peut-être ? Dans sa préface de traducteur, Jean Frémon en a l’intuition : « On pourra y trouver des redites, une manière très particulière de tourner autour de la question, un excès de méticulosité dans l’analyse. En réalité, une méthode qui est exactement celle de Giacometti lui-même, sculptant ou dessinant, constamment taraudé par le sentiment de l’échec et obsédé par la justesse du regard. »
    Fruits d’une remarquable faculté d’observation qui transparaît à chaque page, ces onze chapitres couronnés par un entretien sont aussi le témoignage d’une longue fréquentation et d’une écoute amicale de l’artiste. Sylvester renonçant par méthode, et peut-être par nature, à toute synthèse brillante, nous n’en ressortons pas munis d’une lecture toute faite qui nous dédouane d’un face-à-face avec l’œuvre, mais de principes d’observation, presque de lois optiques qui nous y reconduisent mieux armé, l’œil aguerri, débarrassés de l’aura et du discours qui la cernent, la mettent à distance, la rendent intimidante à force d’être emblématique.
    De l’enfance à Stampa à l’ascèse créative de l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron en passant par la période surréaliste, écrits, dessins, tableaux et sculptures sont scrutés avec une telle minutie, une telle loyauté que, les abordant seuls à notre tour, il nous semble connaître de l’intérieur jusqu’à leur raison d’être.

    Les auteurs

    Né en 1924, David Bernard Sylvester rédige à partir de 1942 des critiques d’art pour l’hebdomadaire socialiste Tribune, dont George Orwell est le directeur littéraire. Un article sur Henry Moore attire l’attention de l’artiste, qui recrute l’auteur comme assistant à temps partiel. Sylvester organise la première rétrospective de Moore à la Tate Gallery en 1951. Dès les années 1960, il exerce une influence considérable à travers ses conférences et ses expositions, ainsi que par ses critiques, articles et catalogues. Proche de Francis Bacon et d’Alberto Giacometti, il leur consacre plusieurs expositions, monographies et essais de référence. Il élargit son horizon aux artistes non figuratifs, tels que Jackson Pollock ou Willem de Kooning, ainsi qu’au pop art. Il occupa divers postes dans de nombreuses institutions : Arts Council, équipe de production du British Film Institute, conseil d’administration des galeries Tate et Serpentine, direction des acquisitions du Musée national d’art moderne de Paris.

    Presse

    Yasmina Mahdilelittéraire.com
    Christian RossetDiacritik

    Extraits

    Les figures debout de Giacometti font penser à des objets qui auraient été longtemps ensevelis et qui viendraient d’être mis au jour. Des fossiles peut-être, mais aussi des colonnes ou des cariatides – oui, des cariatides, position frontale et ramassée, sauf qu’elles semblent trop ténues pour ce rôle. Mais elles ne sont pas éthérées : leur densité fait penser aux trophées des Indiens réducteurs de têtes. Figures « sans surcharge pondérale », grêles, comme Starbuck dans Moby Dick, leur minceur est une « concentration ». Cette image de figure debout est toujours celle d’une femme. Elle fait pendant à une image d’homme. C’est encore une figure dressée, mais une figure active : elle marche ou elle désigne quelque chose. Il y a également des bustes d’homme ; eux aussi sont plutôt actifs, la tête est attentive, vigilante. La femme est passive, figure debout immobile, soit alignée avec d’autres, comme au bordel, attendant d’être choisie, soit seule comme si elle faisait le pied de grue. Cependant, debout et fixes, elles ne sont pas pour autant totalement immobiles. Leur surface, brisée et agitée, respire et les figures, malgré la raideur de leur pose, semblent toujours sur le point de se mettre en mouvement.
    Un aveugle avance la main dans la nuit.
    Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit.
    L’éphémère est partout, rien ne saurait jamais être retrouvé. De fait, penser à quelque chose qui est arrivé, c’est essayer de le retrouver alors même que la conscience que nous en avons le rejette dans le passé. Les jours passent et toute conscience est nostalgie. Le sens de l’éphémère dans ces sculptures est un sens de la perte.
    C’est aussi l’expression d’un fait. Les proportions élancées et les surfaces actives charrient un grand nombre de connotations romantiques dont le poids vient peut-être compenser le manque de masse corporelle, mais la conjonction de ces propriétés suggère aussi tout simplement que nos sensations, pour des raisons subjectives aussi bien qu’objectives, sont mouvantes et ne seraient plus des sensations si elles étaient fixées comme un papillon dans sa boîte. Si l’on veut les attraper ou les fixer, il faut s’y prendre moins grossièrement. Le but que poursuit Giacometti est, comme il le dit, de « donner la sensation la plus proche de celle ressentie à la vue du sujet3 ». Il est évident que pour lui cela impose de rendre perceptible la fugacité de la sensation. Et, pour ce faire, il a recours à des formes qui contredisent ce que nous savons de l’apparence des choses. Naturellement, nos sensations ont encore d’autres qualités que ces formes sont censées transmettre. Pour déterminer lesquelles, il n’est pas inutile de chercher un indice dans les peintures et les dessins qui sont d’une plus facile, leurs proportions étant moins exagérées (peintures et dessins sont généralement faits d’après nature).
    Ce qui frappe le plus dans les peintures, et dans une moindre mesure dans les dessins, c’est la densité de leur espace. L’atmosphère n’est pas transparente, elle est aussi visible que les formes solides qu’elle entoure, presque tangible. De plus, la délimitation entre les formes solides et l’espace est incertaine. Ils s’interpénètrent.
    En même temps, les peintures et les dessins mettent l’accent sur la distance entre les choses qu’elles représentent et l’œil du spectateur. La perspective est souvent étirée comme si elle était vue par le mauvais bout de la lunette, rendant plus saisissants la proximité ou l’éloignement d’une figure ou d’un objet. Les points du corps qui sont les plus proches de nous paraissent agrandis comme c’est le cas sur un cliché instantané, c’est-à-dire dans des images dont la perspective est purement optique et non corrigée. L’échelle des formes par rapport aux dimensions du rectangle (qui est généralement plus ou moins inscrit à l’intérieur des dimensions de la toile ou du papier) indique leur position dans l’espace.
    Giacometti rejoint ici des problèmes qui préoccupaient Cézanne : le flou du contour qui sépare le volume de l’espace et la distance des choses par rapport à l’œil. La ressemblance dans le style entre ses dessins (peut-être l’aspect le plus parfait de son art) et ceux de Cézanne n’est pas fortuite. Les qualités de la sensation, qui obsèdent Giacometti, ne présentent pas de problèmes majeurs auxquels la peinture n’ait pas déjà été confrontée. Mais, dès qu’il s’agit de sculpture, on pourrait croire qu’elles relèvent d’un champ étranger à ce médium. L’insistance de Giacometti à les faire réintégrer le champ de la sculpture a déterminé la forme même de celle-ci.
    Cette longue et mince figure et sa surface inégale – parfois aussi haute que nous mais pas plus épaisse que notre bras – est évidemment hors de proportion avec le volume réel d’un corps humain. C’est une sorte de noyau et, au-delà de ce noyau, elle suggère une masse qui se dissout dans l’espace. Le volume est donné comme une quantité inconnue et implicitement inconnaissable : le fait que, dans la réalité, les contours sont flous est traduit en sculpture par le fait qu’il n’y a tout simplement pas de contour du tout.
    Considérons de nouveau cette élongation. N’est-elle pas apparentée à l’élongation que donne en peinture le dispositif de l’anamorphose ? Une sorte d’anamorphose a déformé la figure ou la tête sculptée, cette déformation détermine une perspective comme si elle était vue selon un certain angle ou une distance particulière, une distance imaginaire indépendante de la distance réelle entre nous et l’objet. C’est, en d’autres termes, comme une figure peinte, fixée une fois pour toutes dans l’espace, indifférente à la distance à laquelle nous nous trouvons par rapport au tableau. Les formes sont parfois placées dans une sorte de cage qui délimite l’espace autour d’elles comme l’espace que découpe une peinture, ou bien elles sont réalisées en relation au socle sur lequel elles se tiennent de telle façon que le rapport de la figure à son socle agisse de la même manière que, dans un tableau, la figure par rapport au premier plan. Et, en même temps, la surface des sculptures possède une vitalité et une autonomie de texture qui sont celles de la surface d’une peinture.
    L’important n’est pas tant que le vocabulaire de la sculpture se trouve par là étendu. L’important est que, en parvenant à des proportions qui produisent leurs effets au-delà du domaine habituel de la sculpture, Giacometti crée une image mystérieuse et poignante de la tête ou de la figure humaine, fragile, perdue dans l’espace auquel cependant elle commande.

    https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/studiolo/article/en-regardant-giacometti

  • Tina Turner, légende du rock, est morte à 83 ans

    Disparition Tina Turner, the best

    La chanteuse est morte ce mercredi 24 mai à 83 ans. Battue pendant des années par son mari et mentor Ike Turner, elle aura accompli après sa rupture la plus flamboyante des résurrections musicales. Lire plus

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    Mort de Tina Turner, légende du rock, à 83 ans

    Les faits

    Tina Turner est morte à 83 ans, selon un communiqué publié mercredi 24 mai sur son compte Instagram. Au cours de sa carrière, elle a remporté huit Grammys, la récompense la plus prestigieuse de la musique américaine.

    • La Croix (avec AFP),

    Lecture en 2 min.

    Mort de Tina Turner, légende du rock, à 83 ans
     
    Tina Turner lors d’un concert à Berlin, le 26 janvier 2009. BRITTA PEDERSEN/EPA/MAXPPP
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    La chanteuse Tina Turner, « la reine du rock’n’roll », est morte « paisiblement » mercredi 24 mai à 83 ans des suites d’une longue maladie, a annoncé son agent. La star américaine, naturalisée suisse, est décédée dans sa maison près de Zurich.

    Au cours de sa carrière entamée dans les années 1950 aux États-Unis, elle aura remporté huit Grammys, récompenses ultimes de la musique américaine. Interprétant des tubes comme Proud Mary ou The Best, l’artiste pionnière a su enflammer les foules à travers le monde avec sa voix inimitable et son jeu de scène explosif.

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    Celle qui affirmait n’avoir pas peur de vieillir, disait en avril au Guardian qu’elle espérait qu’on se souvienne d’elle comme de la « reine du rock’n’roll ». Un pari largement gagné, tant ce surnom revient dans les nombreux hommages.

    « Reine du rock et de la soul »

    Mick Jagger, chanteur des Rolling Stones, a partagé sa tristesse après le décès de sa « merveilleuse amie ». Une artiste « tellement talentueuse », mais aussi « chaleureuse, drôle et généreuse », a-t-il dit. Le guitariste du groupe, Ronnie Wood, a également déploré la perte de la « reine du rock et de la soul », une « amie chère de notre famille ».

     

    « Les termes “légendaire” , “icône”, “diva”, et “superstar” sont souvent utilisés à tort et à travers, pourtant Tina Turner les incarne tous et tant d’autres », a rendu hommage Mariah Carey, soulignant en outre son talent sur scène et son rôle de « pionnière ». Une autre superstar de la chanson, Gloria Gaynor, a rappelé que Tina Turner avait « ouvert la voie à tant de femmes dans le rock, qu’elles soient noires ou blanches ».

    L’émotion est partagée jusqu’aux sommets de l’État tant aux États-Unis qu’en Suisse. Le président Joe Biden a salué dans un communiqué « la seule femme à gagner dans les catégories pop, rock, et RnB » aux Grammy Awards, « signe de sa polyvalence, de sa créativité, et de sa vaste popularité » auprès de différents publics.

    Pour le président de la Confédération suisse Alain Berset, « avec la mort de Tina Turner, le monde a perdu une icône ». « Mes pensées vont aux proches de cette femme impressionnante qui avait trouvé en Suisse une deuxième patrie », a-t-il ajouté dans un tweet.

    Fleurs et bougies

    Des fans se sont rassemblés mercredi soir devant la maison de la chanteuse à Küsnacht, près de Zurich, et ont déposé fleurs et bougies pour lui rendre hommage. Des bouquets et une couronne de fleurs ont également été déposés sur son étoile du Hollywood Walk of Fame, en Californie.

    Née Anna Mae Bullock le 26 novembre 1939 dans le Tennessee (sud des États-Unis), Tina Turner a fait ses débuts à 16 ans avec le groupe de blues « Kings of Rythm » de celui qui deviendra son mari, Ike Turner. C’est avec lui et « The Ike and Tina Turner Revue » que la chanteuse commencera à connaître une certaine renommée en devenant l’une des formations noires les plus populaires des États-Unis dans les années 1960.

    En 1966, Ike Turner et ses musiciens assurent la première partie de la tournée britannique des Rolling Stones, ouvrant au couple la porte du succès en Europe. Mais Ike Turner la bat régulièrement. Elle prend finalement la fuite en 1976 et doit se cacher de lui pendant un temps avant enfin d’obtenir le divorce en 1978. Dans la pluie d’hommages qui ont été rendus à la chanteuse mercredi, beaucoup mettent en avant sa résilience et son courage face à cette violence.

    Après une traversée du désert, Tina Turner retrouvera le sommet dans les années 1980, avec notamment l’album « Private Dancer ». Selon le communiqué de son agent, « des obsèques privées auront lieu en présence d’amis proches et de la famille ».

     
     
     
    Fleurs, bougies et souvenirs : devant la résidence suisse de Tina Turner, les hommages à «la reine de toutes les femmes»
    The Best

    La chanteuse, surnommée la «Reine du Rock’n’Roll», était considérée comme l'une des plus grandes artistes de tous les temps. Elle s'est éteinte en Suisse, près de Zurich, où elle résidait avec son deuxième mari Erwin Bach. Retour sur la carrière tourmentée d'une battante.

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    • Mick Jagger, Magic Johnson, la Nasa... Les hommages pleuvent pour honorer «la légendaire reine du rock», Tina Turner

    • https://www.lefigaro.fr/
    Le Huffington Post
    Mort de la chanteuse Tina Turner à l'âge de 83 ans des suites d'une longue maladie
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    Midi Libre
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    Ce mercredi 24 mai, le porte-parole de la chanteuse Tina Turner a indiqué son décès à l'âge de 83 ans des suites d'une longue maladie.
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    France Bleu
    La chanteuse Tina Turner, légende du rock, est morte à l'âge de 83 ans
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    I
    Elle
    Décès de Tina Turner : les stars lui rendent hommage
    Tina Turner est décédée à l'âge de 83 ans des suites d'une longue maladie.
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    www.bfmtv.com › People › Musique
     
     
    La chanteuse Tina Turner, la 'Queen of Rock'n Roll' notamment connue pour ses morceaux What's Love Got To Do With It?, The Best ou encore ...
    BFMTV · Tina Turner · Il y a 15 heures

    Mort de la chanteuse Tina Turner à l'âge de 83 ans des suites ...

    www.huffingtonpost.fr › Culture
     
     
    « Tina Turner la 'Queen of Rock'n Roll' est morte paisiblement chez elle à Küsnacht en Suisse à l'âge de 83 ans, des suites d'une longue maladie ...
    Le Huffington Post · Il y a 13 heures

    La légende du rock Tina Turner est morte à l'âge de 83 ans

    www.france24.com › France 24 › Amériques
     
     
    La chanteuse Tina Turner, la "reine du rock'n'roll", est morte "paisiblement" mercredi 24 mai à 83 ans des suites d'une longue maladie, ...
    France 24 · Tina Turner · Il y a 15 heures

    Tina Turner : les cinq morceaux les plus emblématiques de la ...

    www.liberation.fr › Culture › Musique
     
     
     

    La chanteuse Tina Turner est morte à l'âge de 83 ans

    www.leparisien.fr › Culture-loisirs › Musique
     
     
    La chanteuse américaine Tina Turner, star du rock et de la pop des années 1980, est morte à l'âge de 83 ans des suites d'une longue maladie, ...
    Le Parisien · Il y a 14 heures
  • Mon poème inédit sur ce blog:Permis de... pour le défi 163 des Croqueurs de mots

     

    À la barre du bateau des Croqueurs pour cette nouvelle quinzaine,

    Jazzy nous propose de reprendre la plume pour le défi 263 .

    Il s’agira pour le lundi 11 avril de faire un texte en insérant des mots

    qui portent au singulier une marque du pluriel s ou x , sur le thème de votre choix,

    http://croqueursdemots.apln-blog.fr/defi-263-sur-un-air-de-tralalalere/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=chez-les-croqueurs-de-mots_12

    Permis de…

    Permis de  ne pas conduire                                                                                                          

    Et de chercher des perdrix                                                                                                         

     Dans le paysage où ma perte                                                                                                         

    De poids m’inscrit moins fort.                                                                                                         

     Le temps passe pour le Gaulois                                                                                                                          

    Qui n’accepte le progrès                                                                                                           

    Que s’il l’arrange.                                                                                                                                                  

    Il se plaigne du prix de l’essence                                                                                                                          

    Alors qu’il achète du Netflix,                                                                                                                            

    De l’Amazon sans problème.                                                                                                                                  

    Permis de ne pas entendre                                                                                                                                         

    Les bêtises ; n’existe pas… malheureusement

     

  • ”Ébauche d’un serpent” de Paul Valéry

     Henri Ghéon.


    Parmi l’arbre, la brise berce
    La vipère que je vêtis ;
    Un sourire, que la dent perce
    Et qu’elle éclaire d’appétits,
    Sur le Jardin se risque et rôde,
    Et mon triangle d’émeraude
    Tire sa langue à double fil…
    Bête que je suis, mais bête aiguë,
    De qui le venin quoique vil
    Laisse loin la sage ciguë !

    Suave est ce temps de plaisance !
    Tremblez, mortels ! Je suis bien fort
    Quand jamais à ma suffisance,
    Je bâille à briser le ressort !
    La splendeur de l’azur aiguise
    Cette guivre qui me déguise
    D’animale simplicité ;
    Venez à moi, race étourdie !
    Je suis debout et dégourdie,
    Pareille à la nécessité !

    Soleil, soleil !… Faute éclatante !
    Toi qui masques la mort, Soleil,
    Sous l’azur et l’or d’une tente
    Où les fleurs tiennent leur conseil ;
    Par d’impénétrables délices,
    Toi, le plus fier de mes complices,
    Et de mes pièges le plus haut,
    Tu gardes le cœur de connaître
    Que l’univers n’est qu’un défaut
    Dans la pureté du Non-être !

    Grand Soleil, qui sonnes l’éveil
    À l’être, et de feux l’accompagnes,
    Toi qui l’enfermes d’un sommeil
    Trompeusement peint de campagnes,
    Fauteur des fantômes joyeux
    Qui rendent sujette des yeux
    La présence obscure de l’âme,
    Toujours le mensonge m’a plu
    Que tu répands sur l’absolu,
    Ô roi des ombres fait de flamme !

    Verse-moi ta brute chaleur,
    Où vient ma paresse glacée
    Rêvasser de quelque malheur
    Selon ma nature enlacée…
    Ce lieu charmant qui vit la chair
    Choir et se joindre m’est très cher !
    Ma fureur, ici, se fait mûre ;
    Je la conseille et la recuis,
    Je m’écoute, et dans mes circuits,
    Ma méditation murmure…

    Ô Vanité ! Cause Première !
    Celui qui règne dans les Cieux,
    D’une voix qui fut la lumière
    Ouvrit l’univers spacieux.
    Comme las de son pur spectacle,
    Dieu lui-même a rompu l’obstacle
    De sa parfaite éternité ;
    Il se fit Celui qui dissipe
    En conséquences, son Principe,
    En étoiles, son Unité.

    Cieux, son erreur ! Temps, sa ruine !
    Et l’abîme animal, béant !…
    Quelle chute dans l’origine
    Étincelle au lieu de néant !…
    Mais, le premier mot de son Verbe,
    MOI !… Des astres le plus superbe
    Qu’ait parlés le fou créateur,
    Je suis !… Je serai !… J’illumine
    La diminution divine
    De tous les feux du Séducteur !

    Objet radieux de ma haine,
    Vous que j’aimais éperdument,
    Vous qui dûtes de la géhenne
    Donner l’empire à cet amant,
    Regardez-vous dans ma ténèbre !
    Devant votre image funèbre,
    Orgueil de mon sombre miroir,
    Si profond fut votre malaise
    Que votre souffle sur la glaise
    Fut un soupir de désespoir !

    En vain, Vous avez, dans la fange,
    Pétri de faciles enfants,
    Qui de Vos actes triomphants
    Tout le jour Vous fissent louange !
    Sitôt pétris, sitôt soufflés,
    Maître Serpent les a sifflés,
    Les beaux enfants que Vous créâtes !
    Holà ! dit-il, nouveaux venus !
    Vous êtes des hommes tout nus,
    Ô bêtes blanches et béates !

    À la ressemblance exécrée,
    Vous fûtes faits, et je vous hais !
    Comme je hais le Nom qui crée
    Tant de prodiges imparfaits !
    Je suis Celui qui modifie,
    Je retouche au cœur qui s’y fie,
    D’un doigt sûr et mystérieux !…
    Nous changerons ces molles œuvres,
    Et ces évasives couleuvres
    En des reptiles furieux !

    Mon Innombrable Intelligence
    Touche dans l’âme des humains
    Un instrument de ma vengeance
    Qui fut assemblé de tes mains !
    Et ta Paternité voilée,
    Quoique, dans sa chambre étoilée,
    Elle n’accueille que l’encens,
    Toutefois l’excès de mes charmes
    Pourra de lointaines alarmes
    Troubler ses desseins tout-puissants !

    Je vais, je viens, je glisse, plonge,
    Je disparais dans un cœur pur !
    Fut-il jamais de sein si dur
    Qu’on n’y puisse loger un songe !
    Qui que tu sois, ne suis-je point
    Cette complaisance qui poind
    Dans ton âme lorsqu’elle s’aime ?
    Je suis au fond de sa faveur
    Cette inimitable saveur
    Que tu ne trouves qu’à toi-même !

    Ève, jadis, je la surpris,
    Parmi ses premières pensées,
    La lèvre entr’ouverte aux esprits
    Qui naissaient des roses bercés.
    Cette parfaite m’apparut,
    Son flanc vaste et d’or parcouru
    Ne craignant le soleil ni l’homme ;
    Tout offerte aux regards de l’air
    L’âme encore stupide, et comme
    Interdite au seuil de la chair.

    Ô masse de béatitude,
    Tu es si belle, juste prix
    De la toute sollicitude
    Des bons et des meilleurs esprits !
    Pour qu’à tes lèvres ils soient pris
    Il leur suffit que tu soupires !
    Les plus purs s’y penchent les pires,
    Les plus durs sont les plus meurtris…
    Jusques à moi, tu m’attendris,
    De qui relèvent les vampires !

    Oui ! De mon poste de feuillage
    Reptile aux extases d’oiseau,
    Cependant que mon babillage
    Tissait de ruses le réseau,
    Je te buvais, ô belle sourde !
    Calme, claire, de charmes lourde,
    Je dormirais furtivement,
    L’œil dans l’or ardent de ta laine,
    Ta nuque énigmatique et pleine
    Des secrets de ton mouvement !

    J’étais présent comme une odeur,
    Comme l’arôme d’une idée
    Dont ne puisse être élucidée
    L’insidieuse profondeur !
    Et je t’inquiétais, candeur,
    Ô chair mollement décidée,
    Sans que je t’eusse intimidée,
    À chanceler dans la splendeur !
    Bientôt, je t’aurai, je parie,
    Déjà ta nuance varie !

    (La superbe simplicité
    Demande d’immense égards !
    Sa transparence de regards,
    Sottise, orgueil, félicité,
    Gardent bien la belle cité !
    Sachons lui créer des hasards,
    Et par ce plus rare des arts,
    Soit le cœur pur sollicité ;
    C’est là mon fort, c’est là mon fin,
    À moi les moyens de ma fin !)

    Or, d’une éblouissante bave,
    Filons les systèmes légers
    Où l’oisive et l’Ève suave
    S’engage en de vagues dangers !
    Que sous une charge de soie
    Tremble la peau de cette proie
    Accoutumée au seul azur !…
    Mais de gaze point de subtile,
    Ni de fil invisible et sûr,
    Plus qu’une trame de mon style !

    Dore, langue ! dore-lui les
    Plus doux des dits que tu connaisses !
    Allusions, fables, finesses,
    Mille silences ciselés,
    Use de tout ce qui lui nuise :
    Rien qui ne flatte et ne l’induise
    À se perdre dans mes desseins,
    Docile à ces pentes qui rendent
    Aux profondeurs des bleus bassins
    Les ruisseaux qui des cieux descendent !

    Ô quelle prose non pareille,
    Que d’esprit n’ai-je pas jeté
    Dans le dédale duveté
    De cette merveilleuse oreille !
    Là, pensais-je, rien de perdu ;
    Tout profite au cœur suspendu !
    Sûr triomphe ! si ma parole,
    De l’âme obsédant le trésor,
    Comme une abeille une corolle
    Ne quitte plus l’oreille d’or !

    « Rien, lui soufflais-je, n’est moins sûr
    Que la parole divine, Ève !
    Une science vive crève
    L’énormité de ce fruit mûr
    N’écoute l’Être vieil et pur
    Qui maudit la morsure brève
    Que si ta bouche fait un rêve,
    Cette soif qui songe à la sève,
    Ce délice à demi futur,
    C’est l’éternité fondante, Ève ! »

    Elle buvait mes petits mots
    Qui bâtissaient une œuvre étrange ;
    Son œil, parfois, perdait un ange
    Pour revenir à mes rameaux.
    Le plus rusé des animaux
    Qui te raille d’être si dure,
    Ô perfide et grosse de maux,
    N’est qu’une voix dans la verdure.
    — Mais sérieuse l’Ève était
    Qui sous la branche l’écoutait !

    « Âme, disais-je, doux séjour
    De toute extase prohibée,
    Sens-tu la sinueuse amour
    Que j’ai du Père dérobée ?
    Je l’ai, cette essence du Ciel,
    À des fins plus douces que miel
    Délicatement ordonnée…
    Prends de ce fruit… Dresse ton bras !
    Pour cueillir ce que tu voudras
    Ta belle main te fut donnée ! »

    Quel silence battu d’un cil !
    Mais quel souffle sous le sein sombre
    Que mordait l’Arbre de son ombre !
    L’autre brillait, comme un pistil !
    Siffle, siffle ! me chantait-il !
    Et je sentais frémir le nombre,
    Tout le long de mon fouet subtil,
    De ces replis dont je m’encombre :
    Ils roulaient depuis le béryl
    De ma crête, jusqu’au péril !

    Génie ! Ô longue impatience !
    À la fin, les temps sont venus,
    Qu’un pas vers la neuve Science
    Va donc jaillir de ces pieds nus !
    Le marbre aspire, l’or se cambre !
    Ces blondes bases d’ombre et d’ambre
    Tremblent au bord du mouvement !…
    Elle chancelle, la grande urne,
    D’où va fuir le consentement
    De l’apparente taciturne !

    Du plaisir que tu te proposes
    Cède, cher corps, cède aux appâts !
    Que ta soif de métamorphoses
    Autour de l’Arbre du Trépas
    Engendre une chaîne de poses !
    Viens sans venir ! forme des pas
    Vaguement comme lourds de roses…
    Danse cher corps… Ne pense pas !
    Ici les délices sont causes
    Suffisantes au cours des choses !…

    Ô follement que je m’offrais
    Cette infertile jouissance :
    Voir le long pur d’un dos si frais
    Frémir la désobéissance !…
    Déjà délivrant son essence
    De sagesse et d’illusions,
    Tout l’Arbre de la Connaissance
    Échevelé de visions,
    Agitait son grand corps qui plonge
    Au soleil, et suce le songe !

    Arbre, grand Arbre, Ombre des Cieux,
    Irrésistible Arbre des arbres,
    Qui dans les faiblesses des marbres,
    Poursuis des sucs délicieux,
    Toi qui pousses tels labyrinthes
    Par qui les ténèbres étreintes
    S’iront perdre dans le saphir
    De l’éternelle matinée,
    Douce perte, arôme ou zéphir,
    Ou colombe prédestinée,

    Ô Chanteur, ô secret buveur
    Des plus profondes pierreries,
    Berceau du reptile rêveur
    Qui jeta l’Ève en rêveries,
    Grand Être agité de savoir,
    Qui toujours, comme pour mieux voir,
    Grandis à l’appel de ta cime,
    Toi qui dans l’or très pur promeus
    Tes bras durs, tes rameaux fumeux,
    D’autre part, creusant vers l’abîme,

    Tu peux repousser l’infini
    Qui n’est fait que de ta croissance,
    Et de la tombe jusqu’au nid
    Te sentir toute Connaissance !
    Mais ce vieil amateur d’échecs,
    Dans l’or oisif des soleils secs,
    Sur ton branchage vient se tordre ;
    Ses yeux font frémir ton trésor.
    Il en cherra des fruits de mort,
    De désespoir et de désordre !

    Beau serpent, bercé dans le bleu,
    Je siffle, avec délicatesse,
    Offrant à la gloire de Dieu
    Le triomphe de ma tristesse…
    Il me suffit que dans les airs,
    L’immense espoir de fruits amers
    Affole les fils de la fange…
    — Cette soif qui te fit géant,
    Jusqu’à l’Être exalte l’étrange
    Toute-Puissance du Néant !

    Charmes

    http://fr.wikisource.org/wiki/%C3%89bauche_d%E2%80%99un_serpent

  • Charles Juliet

    Journal VII 1997-2003

    Charles Juliet

    Comme les précédents, ce nouveau tome du Journal de Charles Juliet, comporte des notes de voyage, des réflexions sur l’écriture et l’art, et cette fois, plus évidemment, sur le temps qui passe et sur l’âge qui vient. Avec une vraie confiance, maintenant, dans la vie et dans l’autre, avec l’apaisement :

    Un regard serein    apaisé

    Une plus large ouverture sur le monde

    L’exigence éthique inévitable

    Une écriture ferme et limpide

    Des notes dont certaines sont proches
    du poème en prose

    Pour restituer des moments de vie
    des rencontres    des souvenirs    des lectures
    des...

     

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    Charles Juliet

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    La presse

    Charles Juliet, ce grand vivant

    L’écrivain et poète publie le septième tome de son « Journal », témoignage d’une vigilante plénitude, d’une « gravité légère », généreusement partagé.

    Le journal de Charles Juliet est une entreprise unique dans le paysage littéraire français. Tenu par l’auteur depuis 1957, peu à peu publié et republié par Paul Otchakovsky-Laurens depuis vingt ans, cet ensemble de notes–aujourd’hui considérable–s’enrichit d’un septième tome que l’on sait très attendu de la communauté fidèle de ses lecteurs. Intitulé Apaisement, ce tome VII couvre la période janvier 1997-août 2003 et s’interrompt pour laisser place à Au pays du long nuage blanc, chronique d’une résidence d’écrivain en Nouvelle-Zélande (P.O.L, 2005). Ce n’est pas la longévité qui donne à cette œuvre son caractère exceptionnel, mais la nature de la réflexion qui s’y déploie, centrée sur la vie intérieure, tendue par l’exigence de la connaissance de soi. Ce travail d’une vie, Charles Juliet l’a entrepris à vingt-trois ans pour répondre à une nécessité absolue.
     Petit paysan séparé de sa mère quelques semaines après sa naissance, élevé par une autre mère qui lui fit don d’un amour inconditionnel, envoyé à l’âge de douze ans dans une école d’enfants de troupes, il avait échappé à la guerre d’Indochine et s’apprêtait à devenir médecin militaire. Il s’effondra. Être fragmenté, accablé par une souffrance dont il ne soupçonnait pas l’origine, taraudé par le besoin d’écrire et son impuissance à le faire, il commençait dans la confusion et le désespoir un long, douloureux chemin de résilience.
    Du tome I, Ténèbres en terre froide, à cet Apaisement, le journal est le récit d’une lente renaissance, commencée dans un cri étranglé, poursuivie dans l’adversité du doute, l’intransigeance, l’effort constant « d’élucidation » intérieure. Il fallait se dégager de la gangue épaisse pour que la lumière, enfin, surgisse. Le « a » de cet apaisement en appelle un autre : celui d’un assentiment plein et entier à la vie, par un homme revenu de la tentation du suicide. Surtout – et c’est ce qui le rend si précieux –, un homme que son périple a rendu capable de rejoindre chacun, en si peu de mots, au tréfonds de lui-même.
    Que l’on connaisse ou non son œuvre d’écrivain (L’Année de l’éveil, Lambeaux…), de poète (Moisson, publié en 2012, excellente introduction à ce versant de sa création), de dramaturge (Un lourd destin, L’Incessant) ou de compagnon des peintres (à commencer par Bram Van Velde, Cézanne…), lire quelques pages de Charles Juliet, c’est être frappé par cette justesse, ce dépouillement, cette limpidité, cette exigence qui témoignent avec force d’une quête mise en partage, avec le souci constant d’authenticité et de fidélité au « vrai ».
    De tout cela, il est bien sûr question dans Apaisement. Et puis de souvenirs et de découvertes, d’amis vivants ou morts, de rencontres bouleversantes et d’expériences amères (ce passage, d’une honnêteté confondante, sur les écrits de Michel Leiris, devenus si lointains). Et puis d’écriture («écrire ma voix, reproduire le rythme qui me scande»), de langue, de lectures (Camus, tant admiré, Hölderlin, frère par-delà les siècles…), d’expositions, d’émissions de télévision et de radio, de jazz… Anecdotes rapportées, histoires stupéfiantes, lettres trouvent leur place naturellement. Jamais en vain, mais pour ce qu’elles disent des mystères et des beautés qui nous environnent, de notre humanité souffrante, et si généreuse, et si désespérante.
    Aussi apaisé soit-il, Charles Juliet est resté un arpenteur lucide de l’en-deçà, un guetteur affamé de ce qui rapproche les êtres en leur véracité. Celui que l’on soupçonne parfois, parce qu’on l’aura mal lu, de « naïveté », assume l’ingénuité d’un regard qui garde toute sa capacité d’indignation, accueille sans préjugé, ne craint pas d’« énoncer des évidences » souvent oubliées du plus grand nombre et se révèle incapable de cynisme.
    Apaisement est le tome de la plénitude – une main tendue au-dessus du gouffre franchi. Le «trésor» enfin extrait de l’obscur magma aurait pu se perdre ; il n’a de sens que s’il rayonne pour réchauffer alentour. Si légèreté il y a, elle ne peut qu’aller avec cette gravité, cette unité qui centre le vivant sur l’essentiel?: «gravité légère», écrivit jadis Charles Juliet. Profonde compassion aux douces vertus.
    Dans une lettre, une jeune femme offre à l’auteur ce quatrain de Goethe, parfait hommage au chemin accompli : « Tant que tu n’as pas fait tien / Ce – MEURS, MEURS ET DEVIENS / Tu n’es qu’un hôte morne / Au sombre de la terre ». 

    Arnaud Schwartz, La Croix, 6 novembre 2013

    Journal

    Dans une langue épurée, Charles Juliet creuse en lui-même. Jusqu'à entrevoir la lumière

    Rarement on a vu diariste aussi peu narcissique, centré sur lui-même pour mieux se connaître, à l'écoute de ce murmure lointain, ténu, porteur de l'essentielle vérité. Avec une humilité, une constance et une exigence exemplai-res, sans aucun contentement de soi, Charles Juliet creuse en lui-même, et invite le lecteur à se blottir avec lui dans la lumière entrevue au bout du tunnel. Ce septième tome de son journal, écrit entre 1997 et 2003, consacre cet « apaisement » qui est le sien, après des années de quête intérieure obsessionnelle, où « tout désir retombait aussitôt, mort-né, étouffé par une lucidité ravageuse ». La lucidité subsiste, toujours plus souveraine et plus aiguë, mais elle n'étouffe plus, elle accueille, elle tempère, elle réchauffe. Celui qui fut connu pour son récit autobiographique L'Année de l'éveil semble bien être proche de l'atteindre, au sens bouddhique du terme. Jamais Charles Juliet ne se laisse posséder par ses pouvoirs, jamais il ne crie victoire, et pourtant il a conscience de l'importance de sa découverte, source de plénitude enfin goûtée : « Désormais, la vie, je sais qu'elle a sa source en moi. »
    L'homme a cheminé. Ce Journal remonte la trace de ses pas, jusqu'au plus loin qu'il puisse se rappeler. Rejaillissent de sa mémoire ces heures interminables où il gardait les vaches, petit garçon, dans une solitude tour à tour contemplative et pleine d'effroi. Ces années de haine et de colère, lorsqu'il était enfant de troupe, où il éprouva de réelles envies de meurtre. Plusieurs de ses livres ont déjà évoqué ces épisodes fondateurs, mais Charles Juliet a l'art de revisiter sa propre histoire avec une sérénité grandissante, portée par les mots les plus simples. Au fil des ans, il a défriché une langue qui lui paraissait presque malcommode à ses débuts, tant les mots se dérobaient. Et voici qu'ils s'agencent harmonieusement, secs et ancestraux comme les cailloux de sa campagne natale, dans le désordre et la lumière. L'épure ne met plus à vif, elle met en valeur. Des phrases aussi dépouillées que féeriques s'affichent sans crainte : « Journées lumineuses. Douceur de l'air. Bonheur d'être. » Eût-on imaginé pareille félicité dans ses premiers journaux, noirs, âpres, intransigeants ?
    Charles Juliet ne suit d'autre logique que celle des hasards de la vie, il ne construit pas, écoute et regarde ce qui s'offre à lui. Les passants, intenses malgré eux. Les médias, pleins de pistes de réflexion. Les peintres, mus par la même ferveur que lui. Et tant d'êtres en souffrance, croisés au fil de rencontres organisées, qu'il a appris à ne plus fuir, à apprécier, même. Visiteur de prisons, d'écoles, de collèges, de lycées, de colloques, Charles Juliet semble surpris d'avoir surmonté ce doute de soi qui paralyse. Au plaisir de découvrir qu'il fait partie d'une constellation d'êtres humains, traversés par les mêmes questions, à la recherche de la même fluidité intérieure, s'ajoute l'amusement de constater ce qui le sépare des autres.
    Car il y a aussi de l'humour dans ses écrits, un humour bienveillant, léger, né de son incommensurable soif de -vérité. Lorsque Charles Juliet égratigne son prochain, sa désolation de le voir prisonnier de la méconnaissance de soi l'emporte toujours. « Nombre de mes lectures ont été gâchées. Parce que j'étais trop avide. Ce que j'absorbais ne pouvait être assimilé », confesse-t-il le 3 janvier 1998. Ce tome VII des journaux de Charles Juliet se lit avidement, et s'assimile parfaitement. Il maintient juste assez en appétit pour le suivant.

    Marine Landrot, Télérama, 16 novembre 2013

    Charles Juliet au devant de lui-même

    Dans le nouveau volume de son Journal, cet écrivain de l'intime, sobre, direct, concis, restitue la lumière juste des jours qui passent

    Si la littérature peut être l'objet d'inépuisables inventions, l'écriture d'un journal a une tout autre fonction : consigner le tout-venant de la vie. Saisir ce qui se passe, d'une certaine manière, lorsqu'on n'écrit pas. C'est l'enjeu du nouveau journal de Charles Juliet (septième tome), écrit entre 1997 et 2003.
    Quand on ne connaît pas cet écrivain de l'intime, on peut être surpris par l'extrême dépouillement de ses phrases qui ne recherchent jamais l'éclat. Car c'est une lumière juste qu'il veut restituer de ces journées qui passent. Sans éblouir. Sans jouer en somme au virtuose des lettres. Pourtant, la grande recherche formelle, Juliet la connaît bien. Il a dialogué avec d'éminentes figures de l'art moderne (notamment Samuel Beckett et Bram Van Velde) réputées pour avoir transformé la perception de l'art et du monde à travers leur aventure artistique.

    « Écrire avec sa propre voix »

    S'il est familier de l'avant-garde, ce n'est pourtant pas la voie qu'il a choisie. La restitution d'une expérience personnelle, et non sa transformation, l'intéresse. Cette forme d'écriture ne manque pas d'interpeller ses contemporains. Il rapporte ainsi la réticence d'une éditrice allemande qui peine à identifier son oeuvre de diariste. Elle lui reproche d'être « plus d'ordre spirituel que proprement littéraire », et considère qu'il n'est pas assez « préoccupé par la forme ». Réponse calme de Charles Juliet : « Ces grands novateurs que sont Kafka, Virginia Woolf, Proust, Faulkner, n'ont jamais expérimenté quoi que ce soit. Ils se sont contentés de mettre en mots ce qu'ils puisaient en eux-mêmes. […] L'important n'est-il pas d'être vrai, d'écrire avec sa propre voix ? »
    Ce souci, pour l'écrivain, est une obsession quotidienne. Un ressassement. Comme si être soi n'était pas une donnée immédiate, mais le fruit d'une longue recherche intérieure. C'est bien la question cruciale posée par ce journal – à partir de laquelle d'autres échappées sont possibles. Car il faut avant tout « s'établir dans son être véritable ». Envisager le langage comme une expérience dépouillée, sans pour autant connaître l'assèchement du coeur – ou que cette simplicité n'appauvrisse l'expression. « Quand j'écris, je me préoccupe désormais d'être sobre, direct, concis. […] De n'être ni au-dessus ni en dessous de ce qui est à exprimer. »
    Mais ce désir de transparence à soi, note Charles Juliet, est bien souvent entravé. Notamment par le problème de l'égocentrisme. Un fléau qu'il fustige à de nombreuses reprises dans son journal. « Quand on n'a plus son ego pour piédestal, il est difficile de faire bonne figure en société. » Si la littérature de l'intime peut potentiellement être un déversoir de narcissisme, d'exhibitionnisme ou d'impudeur, l'expérience de Charles Juliet prend un tout autre chemin. Il doit d'abord stabiliser sa voix pour mieux représenter ce qui se passe dehors.

    Lumière intérieure

    Dans sa recherche, Charles Juliet évoque souvent la destinée exemplaire des peintres qu'il aime, Cézanne ou encore Matisse, qu'il cite plusieurs fois : « La plupart des peintres cherchent une lumière extérieure pour voir clair en eux-mêmes. Tandis que l'artiste ou le poète possède une lumière intérieure qui transforme les objets pour faire un monde nouveau, sensible, organisé. »
    Charles Juliet est habité par cette lumière intérieure. Mais il ne l'utilise pas pour défaire ou refaire le monde — seulement pour en dévoiler pudiquement les zones d'ombres. Il raconte la fragilité des êtres qu'il rencontre, leurs histoires de peu. Et c'est la partie la plus édifiante de ce journal : sa révélation de l'Autre.
    Ce livre est en effet construit de petits récits qui viennent suspendre l'introspection. Des instantanés de vies croisées à l'occasion d'ateliers d'écriture, d'interventions dans des écoles, des prisons. Après une conférence, une femme vient ainsi à la rencontre de Charles Juliet. En larmes, elle lui explique que grâce à ce qu'elle vient d'entendre, elle a compris qu'elle n'était pas folle. « Quand il se trouve engagé dans la quête de soi, un être est conduit à des remises en cause qui le coupent de son entourage », explique l'écrivain.
    D'autres faits plus graves sont seulement rapportés, sans jugement ni altération. Il s'agit de situations d'extrême précarité. De pertes. De déchirements familiaux. L'écrivain recueille ces témoignages dans des textes courts et poignants. Ce qui ne cesse de l'alerter ? Toutes les formes possibles de souffrance. La souffrance peut être destructrice, mais elle est aussi une occasion intense d'entrer en soi-même.
    Charles Juliet s'en remet à cette phrase du Christ, rapportée par Thomas, qui éclaire et apaise : « Heureux l'homme qui a souffert, il a trouvé sa vie. » Entrer dans son journal, c'est comprendre qu'une oeuvre littéraire ne peut être réduite à la nature d'un objet : elle engage aussi son lecteur dans un dialogue vivant qui regarde le monde.

    Amaury da Cunha,Le Monde, 15 novembre 2013

    Charles Juliet : le juste mot

    Loin du fracas médiatique, une œuvre, jour après jour, est en train de se faire. Sous la forme d'un Journal, c'est une pièce majeure de littérature que nous offre Charles Juliet, l'un de nos plus pénétrants poètes, l'un de nos plus exigeants écrivains.
    Le grand public a découvert Charles Juliet à travers deux grands livres, L'Année de l'éveil et Lambeaux. Dans le premier, l'auteur revenait sur ses années d'enfant de troupe ; dans le second, il adressait à sa mère biologique, morte de faim dans un asile psychiatrique pendant la guerre, une ode magnifique et désespérée. Charles Juliet a quitté l'armée et abandonné ses études de médecine lorsqu'il a su qu'il devait écrire. Sa poésie, placée sous le signe de Philippe Jaccottet, donne à voir le monde. Et il y a ce Journal. Commencé en 1957, publié décennie après décennie, il figure d'ores et déjà parmi les classiques de la littérature française contemporaine.

    Trouver le mot juste

    L'objectif de ce Journal : « Trouver la source et se transformer soi-même. » C'est l'œuvre d'une vie, direz-vous. Oui. Comment y parvenir ? En découvrant de quelle façon une écriture se dévoile, comment une pensée se met en marche. Loin de raconter ce qui fut le sel d'une journée, de fixer des idées générales ou de consigner telle anecdote particulière, le Journal de Charles Juliet ne tend que vers un but : trouver le mot juste. Ainsi se tisse la seule écriture de soi qui vaille : lorsque l'auteur, délaissant son « moi » et son « misérable petit tas de secrets », tente d'être au plus près d'une vérité qui sans cesse lui échappe. Écrire, au début, représenta pour Charles Juliet la difficulté suprême. Il écrivait d'instinct, raconte-t-il (et l'on se reportera aux premiers volumes, véritable catalogue des enfers de l'écrivain face à la page blanche). Aujourd'hui, près de soixante ans plus tard, l'écrivain se dit « apaisé ». Se pose alors cette question : du temps de la moisson ou du temps des semailles, lequel est le plus lumineux ? Certes, la douleur est à l'origine des mots, confesse Charles Juliet, mais son admiration va aux écrivains et aux êtres qui aiment passionnément la vie, défient la maladie et la mort – ainsi Camus, pour qui écrire était une joie profonde. Les paradoxes apaisent. Il n'est pas impossible que ce soit eux, merveilleux paradoxes, qui alimentent une vie intérieure véritablement intense.

    François Busnel, L'Express, 15 novembre 2013

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-1800-2

  • La naissance du paysage

    L'école du Danube

    Albrecht Altdorfer

    Altdorfer et la Bataille d'Alexandre

    Joachim Patinir

     


     

    L'école du Danube

    Un peu à l'écart des grands centres urbains de l'Allemagne du Sud, entre Ratisbonne et Vienne, se développe au début du XVIe siècle une école picturale originale, appelée l'école du Danube. Une sensibilité extrême au paysage, déjà présente chez certains peintres des régions alpines à la fin du XVe siècle, rassemble ces peintres, dont les plus notables sont Wolf Huber (vers 1485-1533) à Passau et surtout Albrecht Altdorfer à Ratisbonne. Peu intéressés par l'analyse psychologique - les portraits sont rares et c'est généralement la partie la moins convaincante de leur art - ils font preuve d'une profonde sensibilité, véritablement pré-romantique, aux manifestations de la nature telle qu'ils la découvrent dans leur région : forêts profondes et fleuves entourés de montagnes. Parfois simple silhouette, l'homme n'est plus qu'un élément s'intégrant à la nature. Au cours du XVIe siècle, le territoire danubien devient frontière entre l'Occident chrétien et l'offensif empire ottoman ; après le milieu du siècle, marqué par le partage de l'empire habsbourgeois, les modèles classiques de la Renaissance italienne se diffusent largement.

     

    Albrecht Altdorfer, Famille de satyre, Berlin

    Famille du satyre, 1507, Albrecht Altdorfer, (Berlin, Staatliche Museen). Au fond à droite, un "homme de bois" est en train d'arrêter un personnage vêtu, c'est-à-dire civilisé, tandis que sa femme, retenant d'une main son enfant, caresse de l'autre un satyre anxieux qui garde une main sur une massue. L'impitoyable anarchie de l'"état naturel" ainsi conçu est comme reflétée et transfigurée dans le jaillissement superbe de la végétation. Une forêt de grands arbres au feuillage luxuriant domine les personnages, ce qui est un trait caractéristique de l'école de la région austro-allemande du Danube au début du XVIe siècle. Ce tableau, bien qu'il ne se réfère précisément à aucun mythe classique, est le premier de l'art allemand qui ait un sujet mythologique.

     

    Albrecht Altdorfer

    Né vers 1480, mort en 1538, Altdorfer est un des représentants les plus illustres de l'école du Danube. En 1505, il est fait citoyen de la ville de Ratisbonne où il sera nommé membre du Grand Conseil et désormais exercera des activités officielles de peintre, de graveur et de dessinateur ; en 1526, et jusqu'à sa mort, il sera nommé architecte de la ville. En 1528, renonçant à la charge de maire de Ratisbonne, il entreprend le tableau pour le duc Guillaume IV de Bavière, traitant de la bataille d'Alexandre. Dans ses paysages, il transpose la réalité sur un plan poétique et lyrique, qui semble inspirer un sentiment plus vif d'union avec la nature. Ce n'est pas un hasard si, dans l'une de ses premières peintures, Altdorfer choisit le thème, à peu près inconnu dans le Nord à l'époque, de la "Famille du satyre", qui à la suite des "hommes sauvages" du Moyen Âge, symbolise les forces obscures de la nature et de l'instinct. Dans le petit panneau du "Saint Georges" de 1510, où la lumière ne pénètre que parcimonieusement, comme tamisée par l'épais feuillage, on peine quelque peu à trouver le saint à cheval et plus encore son monstrueux adversaire qui semble faire partie intégrante de cette forêt proliférante. Ses tableaux religieux se distinguent par des recherches d'éclairage créant une atmosphère surnaturelle. Dans le grand retable de Saint Florian (Haute-Autriche), terminé en 1518, Altdorfer s'y révèle un esprit tourmenté, visionnaire, créateur d'atmosphères violemment contrastées, où la nature tout entière amplifie le drame de la Passion qui s'y joue, lui donnant sa dimension de drame cosmique. Dans des couleurs éclatantes, les personnages se détachent cette fois sur des paysages ou des architectures puissamment éclairées, à divers moments du jour ou de la nuit. Cette perspective cosmique éclate véritablement dans le chef-d'œuvre d'Altdorfer, "La Bataille d'Alexandre" (1529, Munich, Alte Pin.), l'une des œuvres les plus puissantes de l'histoire de la peinture. L'historien d'art Otto Benesch a fait remarquer que les peintures d'Altdorfer datant de cette période sont parmi les premières à représenter un univers convexe, héliocentrique, dans lequel la Terre n'est plus le centre du monde ; l'art dévoile ainsi, par ses moyens propres, la révolution scientifique à laquelle Copernic travaillait au même moment.

     

    Albrecht Altdorfer, Retable de saint Florian

    La Résurrection (volet droit de la prédelle du retable de Saint Florian), 1518, Albrecht Altdorfer, (Vienne, Kunsthistorisches Museum). Cette "Résurrection", qui constituait autrefois le volet droit de la prédelle du retable, est proche dans son intention de celle du retable d'Issenheim de Grünewald. Ici aussi la lumière sert à magnifier le Ressuscité, tandis que la nature transfigurée participe au miracle, face à l'hébétude des gardiens du tombeau.

    Le retable de saint Florian, est encore pour l'essentiel au monastère près de Linz pour lequel il fut peint. Il se compose d'une partie centrale de quatre panneaux sur deux niveaux, et de deux volets de deux panneaux l'un au-dessus de l'autre, illustrés sur les deux faces. A l'intérieur est peinte la Passion ; sur les volets figurent des scènes des martyres de saint Sébastien et saint Florian. Certains panneaux témoignent d'un sens du récit étrangement visionnaire - les détails sont comme aiguisés, l'émotion est comme rehaussée par une touffe d'herbe poussant dans un mur, des branches nues se détachant sur le ciel, une aube embrasée, un coucher de soleil rouge et or baignant dans des nuages d'orage pourpres au-dessus de rochers et de forêts vert sombre. Altdorfer altère les formes, exagère les gestes et les expressions pour produire des effets dramatiques et puissants ; il se sert de sa palette dans le même but.

     

    Repêchage du corps de saint Florian, 1518, Albrecht Altdorfer, (Nuremberg, Deutsches Nationalmuseum)

     

    Albrecht Altdorfer, Déposition du corps de saint Sébastian

    La déposition du corps de saint Sébastien, 1518, volet extérieur droit du retable de Saint-Florian, Albrecht Altdorfer, (Haute Autriche, près de Linz, Collégiale de Saint Florian). Le grand retable de Saint-Florian, il s'agit de l'une des œuvres maîtresses d'Albrecht Altdorfer où l'artiste y fait montre d'un sens particulièrement remarquable de la couleur et d'une précision qui rappelle l'art des miniaturistes.

     

    Albrecht Altdorfer, Crucifixion, retable de Saint-Florian

    Crucifixion, détail, retable de Saint-Florian, 1509-1518, Albrecht Altdorfer, (Haute Autriche, près de Linz, Collégiale de Saint Florian)

     

    Altdorfer et la Bataille d'Alexandre

    Ce tableau impressionnant faisait partie d'une série de seize panneaux commandée par le duc Guillaume IV de Bavière. Réalisée par divers artistes sur une période de plus de quinze ans, cette série avait pour thème les exploits héroïques de huit hommes et huit femmes - personnages bibliques ou souverains temporels. Altdorfer peignit la bataille historique d'Issos en Asie Mineure (333 av. J.C.), une des trois batailles opposant Alexandre le Grand au roi perse Darius. A l'époque d'Altdorfer, cette confrontation entre l'Orient et l'Occident se laissait aisément actualiser puisque les Turcs menaçaient les Balkans. Les documents historiques évoquant cette bataille - et toute l'expédition d'Alexandre - sont plutôt vagues. Par ailleurs, Altdorfer pouvait difficilement s'imaginer concrètement l'art de la guerre antique, l'architecture ou la mode vestimentaire perses ; il lui fallut donc s'inspirer de paysages familiers : les Alpes, la vallée du Danube, etc. C'est ainsi que passé et présent se confondent et sont mis à la portée du spectateur. Altdorfer mêle la nature au conflit dans un vaste panorama qui va du jaune pâle au rouge sang, avec des ombres or, pourpres et foncées et des lumières froides, brillantes sur l'eau et les collines. Ce tableau est beaucoup plus proche du paysage d'imagination septentrional, tout en rappelant les visions cosmiques d'orages et de cataclysmes alpins de Vinci. Guillaume IV voulait un tableau glorifiant la grandeur d'un personnage particulier. Il voulait un tableau typiquement Renaissance. Ce qu'il a obtenu est une œuvre au moins autant marquée par les nouvelles tendances que par les conceptions moyenâgeuses.

     

    Albrecht Altdorfer, Bataille d'Alexandre à Issos, Munich

    La Bataille d'Alexandre à Issos et détails, 1529, 158,4 x 120,3 cm, Albrecht Altdorfer, (Munich, Alte Pinakothek). Le grand intérêt qu'Altdorfer vouait à la peinture de paysages se manifeste même dans ce tableau densément peuplé. Cette scène dramatique est surmontée d'un curieux cartouche, montré légèrement de biais. Il est suspendu entre la lune montante et le soleil couchant. La cordelette et l'anneau se trouvent au-dessus d'Alexandre. Le texte en latin dit : "Alexandre le Grand a vaincu le dernier Darius. Dans les rangs perses, 100.000 fantassins furent tués. Dans sa fuite, Darius ne put sauver plus de 1000 cavaliers. Sa mère, son épouse et ses enfants furent faits prisonniers".

     

    Alexandre est sur le point de capturer Darius, qui s'enfuit sur son char. Des soldats morts gisent sur le sol. On ne sait pas exactement ce qui comptait pour le commanditaire dans ce tumulte guerrier - admirait-il l'exploit stratégique, cherchait-il un parallèle avec la menace turque ou bien voulait-il une glorification des combats courtois, lui qui était si féru de tournois ? Ce qui est certain, c'est que le tableau d'Altdorfer était au goût du jour. La revalorisation de l'Antiquité est en effet un trait typique de la Renaissance. Au XVe siècle, les attitudes changèrent, d'abord en Italie puis au Nord des Alpes au XVIe siècle. Les héros supplantèrent de nouveau les saints et servirent de modèles. Ce phénomène était lié, bien sûr, à la décadence de l'Eglise catholique.

     

    La Bataille d'Alexandre à Issos, ressemble presque à un phénomène naturel ou à un conflit entre les forces du cosmos. Extraordinaire vision d'une région illimitée, parsemée de monts, de collines et de fleuves, de villages et de châteaux, fourmillante d'innombrables petites silhouettes de combattants, sous un ciel immense et livide, parcouru de nuages annonciateurs de tempêtes qui semblent, transformer l'événement historique en un conflit entre forces de la nature. La cité d'Issos à l'air d'une ville européenne. Les Macédoniens ont établi leur camp devant la ville. Les femmes perses de la suite de Darius ressemblent à des dames d'honneur allemandes.

     

    Albrecht Altdorfer, miniature Princes électerus, Vienne, Albertine

    Les Princes électeurs, détail de la miniature du "Triomphe de Maximilien", 1513-1515, Albrecht Altdorfer, (Vienne, Albertine). Le peintre et architecte Altdorfer a vécu à Ratisbonne, à cent kilomètres de Munich, capitale de la Bavière et résidence des Wittelsbach. Il réalisa pour l'empereur Maximilien près de 200 œuvres, principalement des miniatures et des gravures sur bois, mais il créa son œuvre principale pour le duc Guillaume de Bavière.

     

    Joachim Patinir

    Patinir est né à Dinant ou à Bouvignes entre 1475 et 1485. Il est arrivé à Anvers en 1515 ; on suppose qu'auparavant il était déjà maître à Bruges. Il a certainement voyagé en Provence entre 1515 et 1520. Sans doute un peu plus âgé qu'Altdorfer, Patinir, dont la vie est encore assez mal connue, peut être considéré comme le premier grand paysagiste des anciens Pays-Bas. On sait qu'il travailla à Anvers de 1515 à sa mort en 1524. Il s'y lia notamment avec Dürer lors du voyage de celui-ci en 1520-1521, ainsi qu'avec Quentin Metsys, qui a peint les personnages dans plusieurs de ses œuvres. Patinir en effet s'intéresse presque exclusivement au paysage. Héritier lointain du paysage eyckien, il est l'initiateur du paysage panoramique, s'étendant à perte de vue vers un horizon très élevé, à la manière de ses prédécesseurs du XVe siècle. Il s'agit évidemment de paysages imaginaires, d'une puissante évidence, où se mêlent des amas rocheux fantastiques et des réminiscences des paysages familiers de la Flandre et de la Meuse. Une palette de couleurs très fine, où dominent le vert et le bleu, permet à l'artiste de mettre en place une composition par plans à la fois claire et pleine de surprise, comme dans la "Repos pendant la fuite en Egypte" où se font pendant d'étranges scènes dont le symbolisme est loin d'avoir été déchiffré.

     

    Joachim Patinir, Repos pendant la fuite, Madrid, Prado

    Le Repos pendant la fuite en Egypte et détails, vers 1520, Joachim Patinir, (Madrid, Museo del Prado). Dans l'univers des tableaux de Patinir, les hommes et les animaux cohabitent en paix. Pourtant dans ses paysages, parfois, des armées passent et des maisons brûlent. Dans ce "Repos pendant la fuite en Egypte", au centre, la Vierge a fait halte et nourrit l'Enfant Jésus. Dans la partie gauche du tableau, des païens font des offrandes au Dieu Baal, alors que dans la partie droite une armée anéantit un village dans un terrible massacre.

     

    Le Repos pendant la fuite en Egypte, détail, vers 1520, Joachim Patinir, (Madrid, Museo del Prado)

    Joachim Patinir était sans doute l'un des plus grands et des plus audacieux rêveurs de son époque. Les premières cartes représentant le monde et les récits fabuleux des grands explorateurs ont nourri son imagination. Il a recréé un monde idéal fait de réel et d'imaginaire. Depuis l'Antiquité, on n'avait jamais pu concevoir que la vie fût possible au sud de l'équateur. Aussi, les paysages les plus exotiques de Patinir gardent-ils tous les traits de ses Flandres natales, avec leurs cours d'eau, leurs moineaux malingres et leurs maisons rustiques au toit de chaume. Les orangers ou les mandariniers sont ses arbres les plus insolites. Patinir en a vu, peut-être, lors de son voyage en Provence, et les promontoires de rochers des Baux-de-Provence ont sans doute inspiré ses merveilleux paysages rocheux.

     

    Joachim Patinir, Paysage avec saint Jérôme

    Paysage avec saint Jérôme, vers 1523, Joachim Patinir, (Londres, National Gallery)

    Patinir aurait-il entendu des contemporains humanistes, Érasme lui-même peut-être, s'entretenir de la philosophie des grecs anciens et de leur conception du temps rapporté à la mémoire que les chrétiens assimilaient à l'attente?  Une harmonie toute platonicienne émane des paysages de Patinir. La grâce de ses personnages qui cheminent sans trêve situe les tableaux bien au-delà du moment. Le monde de la mémoire demeure éternel, alors que le monde objectal ne sera jamais qu'une image dans le mouvement de l'éternité. Le "Passage du Styx" nommé encore l'"Enfer et le Paradis" ou "La Barque de Charon" aurait pu fasciner aussi bien Platon que saint Augustin. Philosophies gréco-latine et chrétienne y fusionnent parfaitement. Charon dirige son embarcation droit vers notre regard, hors de l'espace du tableau, et demeure cependant dans le temps figé du paysage.

     

    Joachim Patinir, Passage du Styx

    Le Passage du Styx, vers 1520, Joachim Patinir, (Madrid, Museo del Prado). On assiste ici à une remarquable fusion entre une scène gréco-romaine et un tableau religieux chrétien, signe de l'apparition (après 1500) dans la peinture du Nord d'un phénomène nouveau, déjà sensible précédemment dans la peinture italienne. À gauche, des anges accompagnent les âmes vers un lieu édénique, avec à l'arrière-plan une ville et ses tours d'église. Au milieu, sur la rivière qui sépare le paradis de l'enfer, un homme transporte une âme humaine dans une misérable barque. Sur la berge à droite, l'enfer attend. Pas de traces ni de Dieu, ni du Christ. Comme toujours dans l'œuvre de Patinir, c'est le paysage panoramique - fluvial en l'occurrence - qui tient en fait le rôle principal.

     

    Charon, le passeur barbu qui fait traverser aux morts le Styx, la rivière de l'oubli, est une figure de la mythologie grecque, et donc pré-chrétienne. Charon passe pour un être mal bourru et d'apparence négligée. Le paysage sombre de l'enfer est éclairé ici et là par les lueurs de quelques feux, peut-être ceux du purgatoire. Des monstres diaboliques apparaissent, évoquant Jérôme Bosch, peintre presque contemporain de Patinir. De même, le chien à trois têtes qui garde l'entrée de l'enfer et veille à ce qu'aucune âme ne s'échappe de l'Hadès est un monstre de la mythologie grecque; Il a pour nom Cerbère.

    "Un passeur effrayant monte la garde près de ces flots mouvants, Charon, sale, hérissé, terrible ; des poils blancs foisonnent incultes sur son menton, ses yeux fixes sont de flamme ; un manteau sordide est noué sur ses épaules et pend." Virgile, l'Enéide, 6, 298-301.

    Patinir mourut en 1524 à Anvers, dans un

  • J'ai lu:”Poèmes à la nuit ” de Rainer Maria Rilke

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    Préface de Marguerite Yourcenar
    Édition bilingue
    Traduit de l’allemand et présenté par Gabrielle Althen et Jean-Yves Masson

      112 pages
    10,50 €
    ISBN : 2-86432-189-0

     

    Résumé

     

         Si ce poète habitué aux visitations angéliques s’est voulu insubstantiel, humble, dépouillé jusqu’à la transparence, c’est qu’il se savait né pour transmettre, pour écouter, pour traduire au risque de sa vie ces secrets messages que les antennes de son génie lui permettaient de capter ; enfermé dans son corps comme un homme aux écoutes dans un navire qui sombre, il a jusqu’au bout maintenu le contact avec ce poste d’émission mystérieux situé au centre des songes.
         Du fond de tant de dénuement et de tant de solitude, les privilèges de Rilke, et son mystère lui-même, sont le résultat du respect, de la patience, et de l’attente aux mains jointes. Un beau jour, ces mains dorées par le reflet d’on ne sait quels cieux inconnus se sont écartées d’elles-mêmes, pareilles à la coque fragile et périssable d’un fruit formé dans la profondeur de ces paumes, et dont on ne saura jamais s’il doit davantage à la lumière qui l’a mûri, ou aux ténèbres dont il est issu.

         (Extrait de la préface de Marguerite Yourcenar)
         Les Poèmes à la nuit, traduits ici pour la première fois intégralement en français, ont été offerts par Rilke à Rudolf Kassner en 1916 et sont l’une des étapes essentielles de la genèse des Élégies de Duino.



     

    Un extrait du recueil

     

         Un tel souffle, ne l’ai-je pas puisé au flux des minuits,
         pour l’amour de toi, afin que tu vinsses
         un jour ?
         Parce que j’espérais apaiser ton visage
         par des splendeurs à la force presque intacte,
         une fois que dans l’infini de ce que j’en suppose
         il reposerait en face du mien.
         Sans bruit, de l’espace advenait à mes traits ;
         afin de suffire au grand regard levé en toi,
         mon sang miroitait et s’approfondissait.

         Quand à travers la pâle division de l’olivier
         la nuit régnait avec plus de force, de toutes ses étoiles,
         je me dressais, je me tenais debout et me
         renversais en arrière, et recevais la leçon
         dont jamais ensuite je n’ai compris qu’elle venait de toi.

         Ô quelle forte parole fut semée en moi
         pour que si jamais ton sourire advient,
         par mon regard je transfère sur toi l’espace du monde.
         Mais tu ne viens pas, ou tu viens trop tard.
         Jetez-vous, anges, sur ce champ de lin
         bleu. Anges, anges, fauchez.



     

    Extraits de presse

     

         La Quinzaine littéraire, 15 juin 1994,
         par Lou Bruder,
         Le ciel de Rilke, l’enfer d’Huelsenbeck

         Ces textes, comme le titre pourrait éventuellement le laisser supposer, ne renvoient en rien à l’immense tuerie en cours de ces années. Il est néanmoins vrai que ces poèmes peuvent, d’une façon inverse, par leur subtil retrait, leur palpitation recluse en poésie pure, apparaître comme en abîme quant aux événements historiques : l’effort désespéré du poète, pris au piège du monstrueux, et cherchant à préserver l’intensité de la grande trajectoire de réconciliation de la vie et de la mort que devait soutenir, en accomplissement éthique, le texte majeur des Élégies de Duino. Ainsi, les Poèmes à la nuit figureraient comme l’oasis d’une inspiration viscéralement menacée en son vaste estuaire d’effusion par l’intrusion des premiers carnages, Marne et Verdun. Contribueront à cet aménagement sécurisant aussi bien les lectures mystiques de Jean de la Croix que la découverte du Coran, avec sa vision de l’Ange surtout, sans parler, il va de soi, des Hymnes à la Nuit de Novalis.
         Par rapport aux Élégies, l’inspiration des Poèmes à la nuit ne sera point distributive, pas multiple. Rilke n’y exalte pratiquement que le seul thème, essentiel il est vrai, de l’Ouvert avec ses mots-clefs, les astres, la lune, le rêve, l’enfoncement – par l’emploi systématique de particules séparables – et qui tous suggèrent un espace transfini d’échange. Un dépaysement flou d’éventuel absorbement phénoménal où culmine, emblématique, l’Ange. Nous sommes aux franges très indécises de ce qui nous dépasse, le sacré.
         Angelus ex-machina
         
    C’est dans ce sens précisément que l’Ange rilkéen est désigné comme terrible : il connaîtrait, par rapport à l’homme et à la mort déjà par lui traversée, l’absolue ultime évolution. Cette articulation cosmique à travers l’ange médiateur peut évidemment paraître spécieuse, sinon factice, dans la mesure où il n’y a aucune infrastructure théophanique ou spirituelle, aucune collectivité minimale qui la conditionne, l’illustre ou l’exalte fertilement. Ange-phantasme esthétique ? Ange de secrète surcompensation pour perte de recours au ciel chrétien depuis Copernic ? L’Ange rilkéen, aussi admirable que soit son projet, aussi bien fondu en poésie qu’il soit, semble, à bout d’emploi, ne figurer qu’une intensité d’intention, sans vertu spéculative centrale et proche d’un certain kitsch préraphaélite.
         Angelus ex-machina ? Rilke serait-il, sur ce point au moins, « ce moineau paré des plumes du paon » (...des plumes de l’ange ?) que dénonçait, en 1910, le jeune poète Georg Heym ? Quoiqu’il en soit, l’Ange de Rilke ne constitue sans doute, mais assez pathétiquement, que le très crépusculaire avatar de l’épiphanique « transhumanare » appelé par Dante. Car Rainer Maria Rilke, comme Wagner par exemple appartient à ces désorientés éperdus de transcendance dans le tohu-bohu de leur époque, fait partie de ces nombreux artistes qui voudraient « célébrer » là où il n’y a plus rien à célébrer. C’est « Le Cri » du tableau de Münch...
         [...] Quant aux précieux textes de Rilke, ils sont à leur comble dans la traduction de Jean-Yves Masson et de Gabrielle Althen.

     

         Réveil, juin-août 1994,
         par Gérard Bocholier,

         « Adapter les choses soumises au temps au monde moins menacé, plus calme, plus éternel, de l’espace pur ». Telle est la fonction de la poésie, exprimée par Rilke dans une lettre à Lou Andreas-Salomé du 8 août 1903. Poèmes à la nuit la réalise de manière admirable dans cette petite suite de vingt-deux textes écrits de janvier 1913 à février 1914, offerts à l’ami et confident Rudolf Kassner à un moment où l’ambitieuse entreprise de création des Élégies de Duino se trouvait interrompue.
         Cet ensemble, qui pourrait paraître mince, s’avère d’une richesse et d’une pureté très considérables. Ordonné autour du grand thème nocturne, bien sûr dans la lignée de Novalis, mais peut-être surtout de Jean de la Croix et du Coran, découverts pendant le séjour en Espagne de 1912-1913, le livre place la figure du poète dans la situation la plus cruciale, celle de la veille dans la nuit, comme à la lisière d’un gouffre, sur le fléau de la balance immense de la vie et de la mort. Le dehors et le dedans sont si proches qu’ils semblent tout à coup ne faire qu’un, « dans un seul espace indistinct, d’une extension et d’une limpidité absolues » :
              Et maintenant cela consent et nous atteint au visage
              comme l’aimée lève les yeux ; cela se déploie
              face à nous et peut-être disperse
              en nous son existence. Et nous n’en sommes pas dignes.
         Nous voici « de l’autre côté de la nature », là où le visage de l’homme « se communique à l’âpreté des espaces qui lui sont étrangers », offert aux « mains des vents », dans une sorte de rêve qui « vient comme tombe une balle » dans des mains tendues en retour. « Tout, ou presque rêve », et la belle image du filet « de rapides mailles d’ombre » fait encore passer une main souveraine et « très lointaine », capturant « d’un grand geste », avant que les mailles ne libèrent, pour laisser fuir « à la dérive », les choses et les êtres. Car la nuit rilkéenne demande qu’on s’abandonne, qu’on lui ouvre sans résistance son cœur et sa vie :
              Je veux n’être qu’offrande. Agis. Pénètre
              autant que tu le peux.
         C’est en entrant dans « l’espace intérieur du monde » (der Weltinnenraum), en mourant à la vie consciente qui enserre et définit les choses, en s’appliquant par exemple « à être impassible comme les pierres/serties dans la forme pure », que Rilke sait devenir accueil et adoration, limpidité et vérité :
              l’ange attend que je me fasse plus limpide.
         Loin de lui ces « mauvaises nuits falsifiées », qui ne sont que la caricature de la seule vraie nuit, qu’il compare à la Terre, maternelle et nourricière. « L’obscur de la terre » se respire, il s’agit de le faire circuler en soi, mais aussi de le pénétrer d’une connaissance attentive, intuitive, aussi aérienne que possible :
              Élève l’aire de ton cœur.
              Les anges soudain
              Voient la récolte.
         Rilke aspire à cet « espace angélique » où se diffusent sans fin les sentiments, à ce « domaine pleinement achevé » où les anges marchent « enthousiasmés par ce qu’ils ont à accomplir ». Au moins peut-il s’alléger, alléger son poème pour qu’une inestimable complicité le relie à la nuit, complicité toujours reçue comme une grâce, quelquefois avec un tremblement de la voix et du regard, comme un vacillement d’étoile perdue dans un coin des ténèbres, tant les puissances invisibles sont éprouvantes pour celui qui communique avec elles :
              et des heures plus grandes que nous ne le demandions
              s’avancent à tâtons, prenant appui sur nous.
         La phrase poétique de Rilke accuse cette flexion de l’être tout entier sous cette pesée des ombres. Elle isole le visage avec ses yeux « pleins de larmes », « la crête de la montagne » vers laquelle il se tourne, « la lueur d’une éclaircie déchirant le ciel », la silhouette solitaire du berger qui veille et vibre à tous les signes,
              et les ombres des nuages
              le traversent, comme si l’espace pensait
              de lentes pensées à sa place.
         Les esquisses et les poèmes qui complètent dans cette édition le cahier des vingt-deux poèmes ne font que confirmer l’importance vitale de la nuit pour Rilke et sa poésie : nuit habitée de souffles et de fantômes, nuit protectrice et mythique, nuit de l’acheminement vers la mort enfin rendue à la totale transparence, vers sa lumière noire qu’il faut laisser se répandre dans tous les poèmes, pour faire lever le seul langage qui célèbre sans rien briser, sans rien figer. Comme Marguerite Yourcenar, dans son texte écrit en 1936, resté inédit jusqu’à ce jour et donné en guise de préface à ce volume, a raison d’insister sur toutes les formes de respect de Rainer Maria Rilke : respect pour les hommes, pour le silence, pour l’amour ! Et comme elle fait bien de terminer par son respect pour la mort, « le fruit qui est au centre de tout », comme proclame Le Livre de la Pauvreté et de la Mort ! Sans ce respect-là, les Poèmes à la nuit ne nous apparaîtraient pas comme l’adieu d’un être en train de se dissoudre, ni comme les chants du miraculeux passage vers le jour infini.

     

         Europe, mars 1994,
         par Charles Dobzynski,
         Les quatre vents de la poésie

         [...] Ernst Meister, dans un poème, invoque le cri pathétique de Rilke : « Vous les êtres, où êtes-vous, qui tenez les mots et nous tenez ?/ Vous les anges ? » Rilke, décidément indissociable, en langue allemande, d’une quête et d’une approche de l’absolu aux résonances universelles.
         Des œuvres inédites en français du grand Pragois nous sont proposées au fur et à mesure de leur entrée dans le domaine public. Il existe désormais de nombreuses versions des livres clés, notamment des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée. On remarquera, touchant ces derniers, dans l’Anthologie de J.-P. Lefebvre, les belles traductions de Maurice Regnault dont les lecteurs du numéro « Rilke » d’Europe eurent la primeur.
         On s’amusera à comparer aussi dans les Poèmes à la nuit de Rilke, traduits et présentés par Gabrielle Althen et Jean-Yves Masson (une traduction enfin intégrale de ces pièces jusqu’ici éparpillées !), le traitement de ce qui fut appelé « Trilogie espagnole » dans les « Poèmes épars » traduits par Philippe Jaccottet, avec la méthode des nouveaux traducteurs. Philippe Jaccottet montre plus de grâce, de rythme, d’élan, de légèreté (il n’hésite pas à « alléger »). G. Althen et J.-Y. Masson, pour leur part, s’en tiennent au texte, tel quel, avec le souci constant d’en restituer toutes les nuances. Au risque d’une certaine pesanteur de la phrase circonvolutive. Cette rigueur commande la mise en français des poèmes-titre, escortés d’un petit ensemble « d’esquisses contemporaines ». Ce livre est placé comme une balise sur la route des Élégies de Duino dont il constitue en quelque sorte le banc d’essai ou la préfiguration la plus immédiate. Ce n’est pas tellement la préface de Marguerite Yourcenar (plus haut citée, écrite en 1936 pour un hommage à Rilke et restée impubliée) qui en éclaire le plus finement la démarche et la signification profonde, mais la postface des deux traducteurs-poètes. Ils ne se contentent pas de souligner le lien référentiel avec les Hymnes à la nuit de Novalis. À l’écart de cette évidence, ils empruntent une autre piste : « l’accent mis sur la dimension nocturne doit beaucoup aussi, et peut-être même davantage, au séjour en Espagne (fin 1912, début 1913), à la lecture de mystiques espagnols comme Jean de la Croix et surtout à la lecture du Coran, que Rilke découvrit au cours de ce voyage ».
         Passionnant coup de projecteur sur le parcours intellectuel si complexe de Rilke, accompagné de ses anges, et qui, proclamant « je veux n’être qu’offrande » nous fait en chemin l’offrande de quelques-uns des poèmes parmi les plus mystérieux et envoûtants de son œuvre.

     http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-poemesnuit.html

     

  • Quand la planète dîne français

    Quand la planète dîne français

    LE MONDE | 26.03.2015 à 16h17 • Mis à jour le 27.03.2015 à 15h18 | Par Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro, correspondant), Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est), Philippe Bernard (Londres, correspondant), Philippe Ridet (Rome, correspondant), Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant) et JP Géné

    Jeudi 19 mars, 1 300 chefs de 150 pays ont proposé un menu « à la française ». L’opération « Goût de/Good France » a été lancée par le Quai d’Orsay et Alain Ducasse, afin de redonner ses lettres de noblesse au savoir-faire tricolore.

    Il y avait quelque malice dans ces salons de Versailles – « cette modeste chaumière » – où Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, recevait le 19 mars à dîner 650 invités, dont plus de 90 ambassadeurs. La galerie des Batailles – théâtre du banquet – retrace, en effet, les victoires historiques remportées par les armées françaises, souvent contre des pays dont les représentants festoyaient ce soir-là sous des tableaux illustrant la défaite de leurs ancêtres. Poitiers, Bouvines, Marignan, Austerlitz, bienvenue à table. Excellences ! Le cadre des réjouissances correspondait à l’esprit de l’opération « Goût de/Good France », qui entend redonner à notre gastronomie à travers le monde l’éclat qu’elle mérite.

    image: http://s2.lemde.fr/image/2015/03/26/534x0/4602245_6_059c_le-ministre-des-affaires-etrangeres-laurent_388fd3be2807e3c2a119d67ddd44e2e3.jpg

    Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius lors de son discours pour l'opération "Goût de France" au Château de Versailles. Il est entouré du chef Alain Ducasse (à gauche) et de Catherine Pégard, présidente de l'Etablissement public du château de Versailles  dans la galerie des Batailles, jeudi 19 mars. Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius lors de son discours pour l'opération "Goût de France" au Château de Versailles. Il est entouré du chef Alain Ducasse (à gauche) et de Catherine Pégard, présidente de l'Etablissement public du château de Versailles dans la galerie des Batailles, jeudi 19 mars. Remy de la Mauviniere/AP

    La défense du bien manger


    En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/m-gastronomie/article/2015/03/26/quand-la-planete-dine-francais_4602247_4497540.html#focJQkwizRf7jpJk.99

    Pour voir en quoi la presse influe sur moi, cf. mes 14 livres en vente sur ce blog

    Tel était l’objectif de ces 1 300 dîners à la française servis dans 150 pays par des chefs à 85 % étrangers, amoureux de notre cuisine. Sa conception et son succès sont le fruit de la rencontre de deux hommes : Laurent Fabius, soucieux d’engager le poids de l’Etat dans la défense de « la gastronomie, [qui] fait partie de l’identité de la France, au même titre que le château de Versailles », et Alain Ducasse, patron du Collège culinaire de France, regroupant la crème des chefs français, qui ont activé leurs réseaux pour la réussite de « Goût de/Good France ».

    Le public et le privé agissant enfin ensemble pour la défense du bien manger à la française, le menu ne pouvait qu’être alléchant : foie gras et gougères (Marc Haeberlin et Fumiko Kono), symphonie de tartare de saumon aux pousses de shiso (Joël Robuchon), cookpot de quinoa d’Anjou, légumes racines (Alain Ducasse), bar de Lucie Passédat (Gérald Passédat), agneau de lait des Pyrénées, primeurs au jus de navarin (Alain Dutournier), comté 2013, camembert, roquefort 2014 (Xavier Thuret) et chocolat Lenôtre en suspension (Guy Krenzer), sans oublier Dom Pérignon à flots et Ruinart en magnum. Il est des soirs où l’on peut mettre une cravate…

    • Liban, la tradition

    Hommage à la France éternelle, gardienne des traditions gastronomiques et de la stabilité du Liban. C’était le message implicite du dîner organisé au Sydney. Ce bistrot de luxe, avec vue panoramique sur la baie de Beyrouth, est niché au 12e étage de l’Hôtel Vendôme, un palace de poche, décoré comme un château.

    Pour concocter son menu, George Mansour, le chef cuistot de 34 ans, s’est inspiré de ses années d’apprentissage auprès de chefs étoilés français, notamment à l’Hôtel Intercontinental de la rue de Castiglione, à Paris. Tartare de loup de mer et foie gras poêlé en entrée, puis tournedos de lotte et ris de veau braisé : un crescendo de saveurs fines et moelleuses, tout à la gloire du raffinement français. « Pas de mélange, pas de surprise : il faut revenir à la base, à la mise en valeur du produit », proclame le jeune maître queux.

    Dans un pays d’enclaves en peau de léopard, ballotté entre Orient et Occident, qui a eu son soûlde – mauvaises – surprises, ce credo culinaire a un parfum politique. Célébrer le classicisme français, c’est défendre en creux l’intégrité du Liban, la mission historique de Paris au Levant. Vu du Sydney, la tradition a du bon – en cuisine comme en politique.

    • Italie, le match

    Foie gras mi-cuit et… Monica Bellucci. Risotto à la truffe et… Monica Bellucci, saint-jacques et… Monica Bellucci. Il y avait deux stars, jeudi 19 mars, au palais Farnese, siège de l’ambassade de France à Rome. L’actrice, radieuse en robe noire dans la galerie Murano, où avaient été dressés 150 couverts, et, en cuisine, Guillaume Gomez, le chef exceptionnellement prêté pour la circonstance par l’Elysée.

    Pier Carlo Padoan, le ministre des finances, Stefania Gianini, celle de l’instruction, Jean Tirole, le prix Nobel d’économie 2014, Gianni Letta, ex-éminence grise de Silvio Berlusconi, le populaire acteur Luca Zingaretti, interprète du commissaire Montalbano, ne pouvaient pas même songer à lui faire de l’ombre. Et c’est près d’elle – qui vient de terminer le tournage à Rome du dernier James Bond – que le cuisinier et sa brigade franco-italienne, à peine expédié en salle un dessert de haute volée, sont venus poser pour la photo finale.

    En Italie, l’opération « Goût de France » jouait une grosse partie. Une centaine de restaurants transalpins sont associés à l’opération, qui prend ici les allures d’une sorte de PSG  —Juventus Turin en finale de Ligue des champions. Chacun des deux pays se veut, avec de bonnes raisons, le meilleur. Pas question, donc, de passer pour un donneur de leçons. Même si Guillaume Gomez est arrivé avec ses truffes, son chocolat et son mignon de veau de la vallée d’Auge, il a, dit-il, « beaucoup appris » des Italiens. Diplomate, avec ça…

    « Nous savons tous que la vie peut-être moche, avait lancé l’ambassadrice Catherine Colonna, ancienne ministre des affaires européennes, en invitant les convives à s’asseoir. Aussi, profitons de ce moment de vie et de joie. » Nous avons suivi le conseil à la lettre

    • Thaïlande, la discrétion

    Goût de France ? Ce soir-là, au Normandie, la clientèle de riches habitués n’a pas l’air au courant de l’initiative du Quai d’Orsay. A Bangkok, l’évènement n’a donné lieu a aucune mise en scène, ni publicité.

    Décidément, cette soirée ressemble à toutes celles de ce temple de la gastronomie française en Thaïlande. Une institution dans une institution, puisque ce restaurant, ouvert en 1958 dans une aile de l’Hôtel Mandarin Oriental, surplombe ce qui fut l’Oriental des origines : un charmant bâtiment d’architecture coloniale datant de 1876, que fréquentèrent Joseph Conrad ou Somerset Maugham.

    image: http://s1.lemde.fr/image/2015/03/26/534x0/4602246_6_7cc8_2015-03-20-07628c5-19426-rth9i1_86f304192873011306871d5e84b4c013.jpg

     Franck Juery pour "Le Monde"

    Seul le menu du chef Arnaud Dunand Sauthier a été concocté pour l’occasion. Des plats français, classiques et soignés – foie gras en terrine, langoustine de Bretagne, bar de ligne aux morilles, veau de lait –, à la tonalité un peu moins relevée qu’à l’ordinaire : « Les Thaïlandais, dont la cuisine est très épicée, recherchent des saveurs fortes. J’utilise donc beaucoup d’agrumes, du vinaigre, je force sur les touches d’amertume », explique cet ancien de chez Georges Blanc et Marc Veyrat. Une soirée délicieuse, donc, mais sans enjeu.

    • Royaume-Uni, la riposte

    « La France panique, sa gastronomie est en état de siège. » En d’autres temps, les attaques contre la cuisine française, comme celle que signe le critique culinaire William Sitwell célébrant « la marche triomphante de la gastronomie britannique » dans le Daily Telegraph,n’auraient pas même provoqué un froncement de sourcil au Quai d’Orsay. Mais cette nouvelle déclinaison du French bashing a dû sembler si préoccupante à nos diplomates que le premier d’entre eux, Laurent Fabius, a lancé l’opération « Goût de France, Good France ».

    A Londres, le dîner offert par l’ambassadrice Sylvie Bermann, auquel ont participé trois députés, un lord francophile et le duc de Kent, cousin de la reine, avait un goût de —délicieuse – contre-offensive. En une ultime provocation, William Sitwell n’avait-il pas ajouté dans le Telegraph : « Beaucoup de cuisiniers de chez nous font la cuisine française mieux que les Français » ?

    Après l’œuf mollet d’asperge blanche, le filet de sandre mi-fumé, la joue de bœuf braisée, et avant la tarte au chocolat des Caraïbes et réglisse, Raymond Blanc, cuisinier originaire du Doubs, installé à Oxford depuis quarante-deux ans, a pris la parole. Son ode à la table à la française prononcée dans un anglais mâtiné d’accent franc-comtois n’était pas exactement dans la ligne du message du Quai d’Orsay, qui ignore les critiques britanniques.

    « Nos traditions peuvent devenir un boulet »

    Arrivé en Angleterre à 22 ans comme employé de salle, cet autodidacte qui a conquis très jeune les deux étoiles au Michelin de son Manoir aux Quat’Saisons est aujourd’hui à la tête d’une chaîne de brasseries qui porte son nom. Des best-sellers et de fréquentes apparitions télévisées ont fait de lui une célébrité au Royaume-Uni.

    Reconnaissant envers son pays d’adoption, Raymond Blanc n’a pas seulement remercié la Grande-Bretagne de lui avoir appris à « rire de soi-même ». « Le plus grand cadeau que la Grande-Bretagne m’a fait est de me faire vivre dans une société multiculturelle, a-t-il lancé au milieu de la salle de banquet de la résidence de France.Cela m’a permis de découvrir des nouvelles saveurs, des goûts et des textures venues d’ailleurs. Cela ne m’a pas affaibli ni compromis. Au contraire, cela a enrichi ma propre cuisine française. » M. Blanc regrette que la France, qui « a des talents formidables »,ait « peur d’intégrer les cultures étrangères », alors qu’elle a « tout à y gagner ». « Nos traditions sont très belles, mais elles peuvent devenir un boulet »,ajoute-t-il en célébrant l’aptitude britannique à « embrasser d’autres cultures ».

    image: http://s2.lemde.fr/image/2015/03/26/534x0/4602268_6_4ab1_laurent-fabius-ministre-des-affaires_7b5445686c4ac4b59da1f1bb64ddd4f2.jpg

    Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, a reçu jeudi 19 mars à dîner 650 invités, dont plus de 90 ambassadeurs dans la galerie des Batailles, au Château de Versailles. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, a reçu jeudi 19 mars à dîner 650 invités, dont plus de 90 ambassadeurs dans la galerie des Batailles, au Château de Versailles. Remy de la Mauviniere/AP

    Le cuisinier se flatte aussi d’avoir participé au renouveau de l’identité britannique en formant trente-quatre chefs locaux aujourd’hui étoilés au Michelin. En faisant aussi découvrir aux Anglais les trésors oubliés de leur agriculture et de leurs régions, ainsi que la joie de partager un bon repas – l’héritage victorien, qui assimile à un péché ou à une perte de temps les plaisirs de la table, a laissé des traces. « Il y a une vraie révolution gastronomique en Grande-Bretagne, assure-t-il. Londres est un extraordinaire carrefour de créativité. »

    Un hymne au Royaume plutôt étonnant à l’heure où le pays est en proie au doute sur son unité et son identité. Quant à la France, elle peut sortir de ce « petit malaise » à condition de cesser de battre sa coulpe, affirme le chef. Pour lui, la gastronomie est un concentré de l’humeur tricolore du moment. « Le gingembre rose que j’incorpore vient du Japon, mais le plat qui en résulte, mon geste, ma vérité sont français », proclame encore le plus British des chefs français. Une bonne recette à suivre pour l’Hexagone ?

    • Brésil, la fusion

    A quoi ressemble un match France-Brésil dans l’assiette ? A un marbré de foie gras grillé au miroir de gelée de fruits rouge au Pré Catelan de Roland Villard, à une salade de riz rouge à la vinaigrette de poulpe du chef Onildo Rocha du restaurant Roccia ou à un brie jeune à la purée de carotte parfumée à l’orange et à la vanille au Château Brillant de Meiga von Liebig.

    Pour l’opération « Goût de France », cinquante-quatre chefs répartis aux quatre coins du pays ont répondu à l’appel d’Alain Ducasse pour proposer dans leur établissement un menu spécial célébrant la gastronomie française.« Il y a trente-cinq ans, le Brésil était très timide en termes de cuisine régionale. C’est ainsi que j’ai incorporé des produits frais du marché aux techniques françaises, raconte Claude Troisgros, digne descendant de la célèbre famille roannaise et propriétaire du restaurant l’Olympe, à Rio. Quand je vois un tel événement, je suis ravi de constater que le pays a grandi et su valoriser ses produits, sa cuisine avec des chefs compétents. Aujourd’hui, cette fusion entre la France et le Brésil est formidable. »

    Qu’on en juge sur carte : ravioli géant de pomme de terre baroa, cigale de mer à la vanille, chayotte braisée, saint-marcellin et goyave… L’Olympe a affiché complet jusque tard dans la nuit. Comme pratiquement tous les autres établissements de l’opération. Le lendemain, le Michelin décernait ses premières étoiles brésiliennes. Claude Troisgros était encore de la fête.

    • JP Géné
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       Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
      Journaliste au Monde
      Suivre Aller sur la page de ce journaliste
     
  • Autopsie pour 5 tableaux de Goya au musée d'Agen(qui m'ont scotché)

    par Élisabeth Martin et Christiane Naffah | Article publié en septembre 1997, dans Le Festin n°23-24

    Dès 1903, cinq tableaux de Goya entraient au musée d'Agen grâce au legs de la collection du comte Damase de Chaudordy. Il s'agissait du Ballon, de l'Autoportrait, de l'esquisse du Portrait de Ferdinand VII à cheval, de la Messe des relevailles et du Caprice.
    Cependant, aucune étude scientifique suffisamment approfondie n'avait réussi à lever le mystère des Goya d'Agen, car de nombreuses questions restaient en suspend, notamment quant aux dates, aux circonstances de leur exécution et même, pour certaines œuvres, au sujet. Ainsi, la présence inexpliquée d'une mongolfière, d'un crayon – et non d'un pinceau – pour l'Autoportrait, ou l'absence de décoration sur la poitrine de Ferdinand VII restaient sujets à caution. C'est grâce à la campagne d'analyses et de restauration menées par le laboratoire de recherches des musées de France que des réponses sont apparues au terme d'une passionnante enquête. Ces découvertes fournissent de nouvelles pistes pour les historiens de l'art qui pourront désormais progresser dans leur analyse artistique. Le fruit de ces investigations a fait l'objet d'une exposition à Agen qui a montré les différentes étapes de ce voyage au cœur de la peinture de Goya.

    L'œuvre d'art est en sol un lieu de mémoire accumulant des indices matériels que certaines analyses scientifiques aident souvent à déchiffrer. Les découvertes peuvent concerner l'œuvre avant même qu'elle n'existe, lorsqu'une autre composition a été peinte sur la toile utilisée. Elles peuvent aussi mettre en évidence les modifications effectuées par l'artiste en cours d'exécution ou révéler les aléas de la vie des tableaux bien après leur achèvement.

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    Les techniques d'imagerie scientifique, développées au Laboratoire de recherche des musées de France, fournissent des images globales obtenues par des méthodes non destructives, sans atteinte à l'Intégrité de l'œuvre. La peinture est soumise à des rayonnements de diverses longueurs d'onde qui sont plus ou moins absorbés par les matériaux constitutifs. On distingue, d'une part, la lumière visible sous incidence rasante et la lumière ultraviolette qui explorent la surface de l'œuvre et, d'autre part, les rayons X et Infrarouges qui pénètrent la matière en profondeur.
    L'image radiographique tient compte de l'opacité et de la transparence de chaque élément de la peinture, le support et son revers, la préparation étendue sur l'ensemble de la toile et les différentes couches picturales. Lorsque des pigments opaques aux rayons X sont employés pour l'exécution d'une étape antérieurement, se manifestent en blanc sur la radiographie. Les rayons infrarouges traversent les couches de vernis et de glacis superficiel; ils révèlent, lorsque les conditions s'y prêtent, dessins sous-jacents, inscriptions cachées ou «repentirs», en cours d'exécution.
    Les tableaux du musée d'Agen ont été examinés ainsi et ces investigations ont mis au jour des images inédites illustrant les différentes contributions mentionnées1.

    La radiographie du Ballon met en évidence une double composition. Il est intéressant de noter que Goya a réutilisé des toiles, non pas comme la majorité des peintres, surtout pour des œuvres de jeunesse, mais pour des œuvres peintes dans les années 1808-1812, au moment des troubles consécutifs aux campagnes napoléoniennes. Les Vieilles, du musée de Lille, examinées au LRMF en 1970, Les Majas au balcon (collection particulière), La Maja et la Célestine (collection particulière), masquent des compositions datant probablement du 17e siècle, selon l'article de Juliette Wilson-Bareau dans le Burlington Magazine de février 1996.

    Pour que les formes sous-jacentes prennent un sens, il est nécessaire de retourner tête-bêche l'image aux rayons X du Ballon. Un personnage, à la figure bien charpentée et énergique vêtu d'une robe à petits boutons alignés, tient une plume pour écrire sur un livre ouvert. Il porte un cordon avec une croix de petite taille à la hauteur de la poitrine. Il s'agit à n'en pas douter d'un ecclésiastique. L'exploration en réflectographie infrarouge a permis de découvrir un texte indiquant l'identité du personnage. Bien que partiellement dissimulée par le ballon peint en surface, l'inscription déchiffrée et traduite sommairement mentionne que l'abbé dom Manuel était «fils de la Maison de saint Nordbert à Valladolid». Il occupait une chaire à l'université (de Salamanque ?) et était évêque.
    Le personnage, contemporain de Goya d'après la date de 176(9 ?) relevée sur le texte, appartenait-il au cercle de ses amis ou connaissances ? Antonio Maravall, dans le catalogue de l'exposition Goya de 1970 à Paris au musée de l'Orangerie, a souligné la connivence qui existait entre Goya et les esprits éclairés de son temps et a noté l'intérêt avec lequel le peintre a exécuté les portraits de philosophes qui maniaient la plume plutôt que le crayon. Des recherches sont en cours pour tenter d'élucider ce point capital qui permettra d'établir éventuellement un lien entre ce portrait d'évêque et l'auteur du Ballon.

    Les radiographies de l'Autoportrait et de l'esquisse du Portrait de Ferdinand VII à cheval indiquent des modifications en cours d'exécution qui suscitent des commentaires non sans intérêt, surtout pour le portrait de Goya par lui-même. Initialement l'artiste avait prévu pour le roi d'Espagne un couvre-chef d'un autre style que celui qui a été représenté sur l'esquisse et aussi sur la version de grand format du musée du Prado. Le "bicorne" de forme allongée était déjà porté par les prédécesseurs de Ferdinand comme on l'observe sur des tableaux de Charles IV peints par Goya. Faut-il voir dans le choix d'un bicorne en hauteur un changement de mode par suite d'un certain laps de temps qui se serait écoulé entre la première pensée et la commande officielle ? La position du souverain sur sa monture était aussi sans doute légèrement différente dans la première phase de l'esquisse, car le harnachement du cheval est visible sous l'actuelle jambe du monarque.
    La radiographie de l'Autoportrait indique clairement que Goya s'était représenté dans un premier temps avec des brosses et des pinceaux à la main. Peut-être avait-il aussi une palette dans l'autre main car une légère forme ovoïde apparaît faiblement dans la partie Inférieure de la composition. Tenant ses pinceaux en faisceau, l'artiste ne se portraiture pas en activité, mais en situation de pose pour la postérité.

    Il a ensuite recouvert ses outils de travail pour les remplacer par un porte-crayon glissé entre ses doigts. Le vêtement, au modelé vigoureux d'après la radiographie, a sans doute lui aussi été repris pour faire place à des formes plus souples avec un grand col mou. Le fond gris-bleu ne recouvre pas entièrement l'emplacement prévu à l'origine pour une chevelure plus volumineuse comme le confirment les documents infrarouges.
    Avant d'entreprendre, la restauration d'un œuvre, un constat précis de son état est établi afin de mieux appréhender la peinture dans toute sa matérialité. Fait à l'œil nu, souvent dans le musée, il est complété par les investigations réalisées en laboratoire. Il constitue un jalon documenté de la vie de l'œuvre car il témoigne d'un état que la restauration, si nécessaire, va améliorer donc modifier. Il débouche sur un diagnostic et, au besoin, sur une proposition de restauration.
    Celle-ci peut comprendre plusieurs interventions : sur le support, il s'agit alors d'une mesure conservatoire, et/ou sur la couche picturale, il est question dans ce cas d'une amélioration esthétique. La décision de restaurer est prise de manière collégiale. Une commission de spécialistes, regroupant historiens d'art, conservateurs, scientifiques et restaurateurs, siège afin d'examiner les propositions de restauration et d'orienter les décisions d'intervention. Les constats d'état des cinq tableaux révèlent qu'aucune restauration du support n'est nécessaire. Les interventions, légères, se limitent à la couche picturale.

    L'Autoportrait est peint sur une toile fine d'armure toile, au tissage serré. La préparation rouge affleure sous les carnations au niveau de l'œil droit, du nez et des oreilles. Ailleurs la matière picturale est épaisse et travaillée. L'œuvre présente, sur le pourtour, des guirlandes de tension, prouvant que le portrait n'a pas fait l'objet de changement de format. En revanche, il a subi un acte de vandalisme en 1949 : il fut découpé dans son cadre et volé au musée d'Agen. Retrouvé à la frontière suisse en 1950, il a été restauré en 1953 : une bande verticale irrégullère de toile assez lâche a été incrustée le long de la déchirure et l'ensemble a été rentoilé à la colle. Actuellement, l'adhérence de la couche picturale au support est bonne. On note seulement quelques pertes de matière le long de la coupure. L'état de présentation est peu satisfaisant, en raison d'un vernis mat et de repeints nombreux, consécutifs au vandalisme, qui apparaissent nettement sur la photographie ultraviolette. Ils ont viré sur les bords de la déchirure et sur le vêtement où Ils ont été posés sans masticage préalable des lacunes.
    Une restauration fondamentale comprenant l'allégement du vernis, l'enlèvement des repeints, le masticage des lacunes et une réintégration plus fine que lors de la dernière restauration, est proposée à la commission, afin de retrouver la légèreté de la touche, le volume du vêtement.

    Peint sur une toile assez fine et serrée, Le Ballon2 est caractérisé par des rehauts énergiques posés avec une brosse qui laisse des traînées empâtées révélatrices de l'art du peintre. L'artiste a utilisé un outil plat de type couteau à palette qu'il maniait en droitier, de gauche à droite, comme la radiographie le met très nettement en évidence. Certaines œuvres "noires" de la Quinta del Sordo, résidence de Goya de 1820 à 1824, présentent cette même technique d'une audacieuse modernité, mais aussi quelques œuvres peintes avant 1812 et figurant dans l'inventaire établi à la mort de Josefina Bayeu, femme de l'artiste. Il en va ainsi de Majas au Balcon comme l'indique Jeannine Baticle dans son ouvrage consacré à la Galerie espagnole de Louis-Philippe.
    La matière picturale garde en mémoire des empreintes digitales situées sous la nacelle du ballon et semblerait confirmer l'utilisation d'une technique au doigt, mentionnée par J. Baticle. Elle garde également la marque de l'ancien châssis plus étroit que le châssis actuel mis après le rentoilage de l'œuvre.

    Le tableau présente un vernis transparent, quelques matités et des repeints sur le bord supérieur. Ceux-ci sont effectués avec un pigment qui réagit différemment au rayonnement infrarouge que les pigments bleus utilisés pour peindre le ciel, probablement en bleu de Prusse. Une proposition d'intervention très légère et présentée à la commission : décrassage de la couche picturale, revernissage et harmonisation des repeints. Or, celle-ci juge le vernis inégal et en préconise l'égalisation ainsi que l'enlèvement de certaines retouches désagréables à l'œil. La décision prise, la restauratrice effectue un amincissement du vernis quand il est en surépaisseur et la suppression des repeints périphériques très gênants.

    L'esquisse pour le Portrait de Ferdinand VII à cheval présente une ligne de démarcation visible à l'œil nu dans la partie supérieure du tableau. Une différence du réseau de craquelures apparaît à la lecture de la photographie en lumière rasante, bien que le support en toile fine et serré soit d'un seul morceau et conserve les guirlandes de tension sur le châssis des quatre côtés. Les coups de pinceau de teinte sombre, étendus dans la partie supérieure du ciel, recouvrent cette ligne, sans se fondre dans le bleu plus clair de la composition centrale. S'agit-il d'une modification voulue par Goya ou apportée par un autre intervenant ? Les analyses effectuées directement sur l'œuvre sont en faveur de la première hypothèse.
    L'adhérence de la couche picturale au support est bon, à l'exception de l'angle inférieur droit. Des déplacages de glacis bleu et rouge – peut-être produits lors de l'ancien rentoilage – affectent le vêtement. Ils ne doivent pas être confondus avec des réserves laissant apparaître la sous-couche. Le vernis est inégal, gris et sale. La commission estime qu'il faut une intervention légère : décrassage, égalisation du vernis, refixage, réintégration des déplacages. En conséquence, la restauratrice enlève ponctuellement des dépôts de crasse et de vernis sur la surface picturale et dans les empâtements.
    Ce protocole de restauration, modéré, qui prolonge et corrige les interventions précédentes dont nous savons peu ou rien, et appliqué à la Messe des relevailles. Une restauration plus poussée du Caprice s'impose en raison des dédoublements et des soulèvements de la couche picturale qui nécessite un refixage, et d'un vernis gris et sale qui «enterre» l'œuvre.
    L'accrochage au musée d'Agen des cinq œuvres de Goya, ayant retrouvé leur lisibilité et leur éclat, sera accompagné d'une exposition des principaux documents scientifiques et d'un court reportage photographique de leur restauration afin d'associer le public aux récentes découvertes.

    Notes
    1. Dossiers réalisés par Marc de Dree, Jean Marsac et Gérard de Puniet.
    2. Anciennes restaurations : 1955 : restauration de la couche picturale par Henri Linard (masticage, refixage d'écaillés, vernissage) fait à Agen, payé par la Kunstablle de Bâle ;1980 : dépoussiérage par Jeanne-Laurence Guinand, à l'occasion de l'exposition «L'art européen à la cour des Bourbons d'Espagne au 17e siècle» (Bordeaux- Paris-Madrid, une lettre de Mme Baticle).

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  • Dans ma lecture de ”Plein emploi”:Henri Thomas

    Henri Thomas

     

     

    Henri Thomas

     

    On ne tombe pas dans la solitude, parfois on y monte.

     

    Sans la tendre obstination de Jean-Claude, Pirotte et d'Yves Charnet, George Perros et d'autres passants considérables, les écrits d'Henri Thomas seraient restés dans les toiles d'araignée d'obscures bibliothèques.

     

    On se passait du Henri Thomas en cachette, comme une bonne bouteille arrachée à la cave du temps, comme des mots de passe à nous seuls dédiés. Qui se souvient qu'il eut le prix Fémina en 1961 pour Le Promontoire ?

    Je ne connais pas beaucoup de livres de Pirotte où n'apparaisse une citation de Thomas. Henri Thomas avait percé le secret de l'écriture et plus encore l'écriture du secret.

    Dans la fumée des cabanes, j'ai vu les murs qui m'ont emmuré.

     

    « Belle présence baudelairienne ; blotti en lui-même comme un chat », disait Perros.

    Perros a raison, il y a du chat en Thomas, en boule, semblant indifférent au monde, en retrait dans son seau à charbon, il observe. Il attend pour griffer le réel. Thomas lit aussi ses amis Baudelaire, surtout le Corbière des "Amours jaunes", Laforgue, Léon-Paul Fargue, Rimbaud.

     

    Il n'avait plus d'âge, patriarche malicieux, il regardait le fil du temps comme un fil de pelote de laine, les yeux mi-clos, les mots ouverts, il s'en amusait.

    Pourquoi ce culte non pas satanique, mais angélique qui lui est rendu par quelques-uns ?

    Seize romans tous en clair-obscur, en allusions, en frôlements d'ailes, ont établi sa religion.

    Une seule phrase devrait suffire à amener de nouveaux dévots :

     

    Une rue tourne et passe dans la vitre comme une journée entière, avec sa fatigue.

     

     

     

     

    La vie de tous les jours, la poésie des transparences

     

    L'art de Thomas est ici tout entier, une phrase coutumière, des mots ordinaires, de cet ordinaire qui fait nos vies. Et puis hop, tout bascule par l'alchimie de l'étrange, par cette petite incantation à l'extraordinaire.

    Et la rue a mal au dos, elle titube, elle tourne comme le lait.

     

    L'œuvre d’Henri Thomas dépasse les 50 livres (nouvelles, romans, poèmes, carnets) et il est aussi un grand traducteur de Pouchkine, Shakespeare, Melville, Stifter, Goethe…, et pourtant il reste dans la pénombre de l'actualité. La connaissance du roman d'Ernst Jünger « Sur les falaises de marbre », nous sommes nombreux à la lui devoir pourtant.

    Frôlements, non-dits, il y a un mélange de fatalité et de sérénité assez rare dans son écriture profondément allusive. Ce qui trouble tout lecteur doit être sa sincérité débordante, désarmante.

    « Poèmes, romans, nouvelles, tous les écrits d’Henri Thomas abordent une zone limite, aux frontières du souvenir, dans l'écho du temps et les flottements de l'âme. »

    Simple, simple est sa langue. Classique, classique, même d'un autre temps sont ses poèmes.

    La neige le regarde, il regarde la neige. Les vieux pavés de ses vieux mots font un chemin creux, là sont les Vosges, là sont les noisetiers, au loin les maisons groupées qui fument encore de l'amitié des hommes.

    Transparente est la poésie de Thomas, si transparente que l'on y voit passer des truites.

    Solitaire sans doute, mais solaire, il arpente encore nos jours sa canne à la main, fauchant d'un seul coup les mauvaises herbes, contournant amoureusement les lucioles et le long convoi de deux escargots sur la route de Saint-Jean de Compostelle.

     

     

    Ses poèmes sont immobiles comme des chiens qui ont trop couru et se mettent à l'ombre des mots frais de l'ami Thomas.

    Henri Thomas

    « Il n'y a pas de doute : rien n'a été ennuyeux comme une feuille morte qui courait devant nos pas, s'arrêtait avec nous, reprenait sa course, nous effrayait comme un animal, dans le petit chemin de la Messuguière - mais tout ce qui est séparé de nous par la vitre invisible, toujours pareille, toujours accrue du temps est plongé dans la même magie, doué de la même perfection. Corps des filles disparues, vous me soulevez encore en esprit, parfaites. » (La joie de cette vie)

     

    Il y règne un grand midi, il y coule des rêves de sources. Il pleut sur les framboises.

    Elles rougissent cependant car Henri Thomas enlace souvent l'érotisme.

     

    « Il est évident que là comme ailleurs l'enfant est le père de l'homme, mais quelle étrange paternité ! Un petit démon craintif, ayant lui-même pour principe une sorte de bébé de feu, entièrement pétri de désirs sans nom, qui lui font un corps invisible toujours éveillé, nuit et jour. Bébé de feu, homme vieillissant, corps trop présent qui s'alourdit, c'est bien le même être sans doute...»

     

    « Henri Thomas, poète de la rêverie » disait Jacques Borel. D'une bien étrange rêverie. Dans ces rêves-là marche surtout le fait d'être seul et dépossédé.

    La perte est le thème dominant de son œuvre.

    Parfois quelque rage rentrée, mais si forte qu'il s'en mord les poings, et nous avec. Il résiste de l'intérieur.

    « Pour moi, c'est toujours l'esprit qui résiste ; tout le reste est pesanteur »

     

     

     

    Un détour par la vie

     

    On ne se souvient de Thomas que de son image à la fin de sa vie, beu vieillard. Mais il fut aussi un jeune homme qui s'en allait «  d'un pas léger vers sa noire destinée. ». Il était né à Anglemont dans les Vosges, en 1912. Fils de paysan, il connaît le poids de la terre et l'ivresse des moissons. Après des études littéraires il écrit très tôt en 1940, « Le seau à charbon ». Il devient traducteur à la BBC à Londres, de 1946 à 1958.

     

    Un autre grand séjour à Boston, de 1958 à 1960, l'éloigne encore plus de la mémoire des cercles littéraires. Homme de paradoxe, quand il revient enfin en France, il consacre ses forces comme lecteur de manuscrits chez Gallimard, mais de langue allemande !

    Il vivra sur une île, l'île de Houat, puis à Quiberon, face à Belle-Ile-en mer de 1970 à 1985.

    Il vénérait la mer.

    Le bateau traîne un gros soleil rouge au bout d'un long sillage, au ras de l'eau. Le soleil monte, brise l'amarre. On est dans l'éternité avant tout.

     

    Quand il est célébré par un président, ce n'est que comme traducteur de Jünger. Il se moque de tous ces apparats, de ces futiles reconnaissances qui se pressent autour de lui.

    Il meurt à Paris le 3 novembre 1993, sans un bruit, sans une rumeur.

     

    Henri Thomas est un secret bien clos des lettres françaises, mais comme il tutoyait la solitude, c'est un moindre mal. Gide, Artaud, Adamov l'aimaient. Alors le reste semblait superfétatoire.

    Son cap était rivé vers le Nord magique et magnétique de la vérité. Il la chassait, la débusquait, lui faisait rendre gorge.

    Chercheur de vérité était sa véritable profession. Ce vieux matou ronronnait sur ses souvenirs, se calait près du feu, et laissait sa profonde mélancolie réchauffait pareillement leurs vieux os à tous deux à lui et à sa mélancolie.

    Henri Thomas n'est en rien un novateur en poésie, il semble continuer à fredonner un très vieux chant. Parfois il se laisse caresser par les rimes, et toujours la musique court comme ruisseau au milieu de l'herbe dans ses textes. Sa prose va plus loin, par ses mystères, son fantastique, ce mélange détonnant entre la familiarité des mots familiers et une étrange inquiétude.

     

    Il est un veilleur, une sentinelle qui surveille les plaines du monde à venir. La moindre rencontre, le plus petit objet et Thomas, supérieurement imprévisible, s'en va en dérives de mots.

    Sans en avoir l'air, doucement, tout en allusions, Thomas creuse des sillons sous nos jours.

    La violence de la solitude peut rider cette eau étale.

     

    « Je pensais ce matin, par une espèce d'obsession, à la parole de quel livre de la Bible ? « Et je vis de nouveaux cieux et une nouvelle terre ». Il y a des moments où je me dis que la vraie tâche de l'artiste est bien de créer ou de laisser entrevoir ses nouveaux cieux et sa nouvelle terre. Ils transparaissent dans la réalité — c'est avec un coup au cœur que je les vois briller çà et là ! Je me dis aussi que la civilisation, c'est l'état où il est laissé à chacun la possibilité, avec la difficulté, de s'acheminer vers ces choses. Je vous tends là un fil de l'écheveau qui se rembrouille chaque jour dans mon esprit, dont je ne viendrai jamais à bout — mais sans lequel je ne serais rien. »

     

    Il est là presque surnuméraire en notre temps, « semblable à l'arbre perdu d'un paradis ignoré ».

     

    Yves Charnet parle de « Thomas le dépossédé », le dépossédé de son enfance, de son père mort à la guerre, le dépossédé du monde entier qui lui sera toujours étranger. »  

     

    Indépendant comme un chat jaloux, libre avant tout et par-dessus tout, Henri Thomas aura eu l'immense tort d'être tout à fait inclassable, d'un autre paysage, d'une autre planète. En fait sa seule patrie aura été sa langue, lui qui comme son ami Robin en parlait tant. Nul tragique ne sourd de ses écrits, il a une folle espérance en lui, malgré tout, contre tout :

    « J’ai horreur des gens qui sèment le désespoir, je trouve qu’ils feraient mieux de la fermer ! »

     

    Profondément humaniste, il semble appartenir à un âge d'or perdu de la culture française, un roc émergé de ceux qui faisaient confiance en l'homme. En son amour, en sa fraternité.

    Henri Thomas reste une vigie, un donneur de leçon de vie. Merveilleux conteur, ses paroles nous sont perdues, leur magie peut se deviner dans ses écrits qui gardent l'éclat de sa voix. Ce promeneur solitaire, toujours en fuite, refusant les poids de la société.

    S'abandonner, se défaire, se remettre à demain, et pas pour se reposer, mais pour la pire fatigue - voilà notre vie, mes frères, qui nous faisons si bonne mine les uns aux autres. La tête, les doigts, les yeux sont hantés.

     

    Il aura été comme sa vie, comme son écriture transparente :

    « Je ne voudrais pas être vu, après ma mort, autrement que comme j'ai vécu »

     

    Discret, très discret Thomas, si essentiel. Il semble déambuler dans le clair-obscur.

    Il reste dans l'ombre et la modestie :

    « Je ne sais rien ; je dispose seulement de mots, et encore pas de tous, pas souvent au bon moment. J'ai trouvé le moyen d'écrire (roman) avec la lenteur, la régularité, la légèreté, la spontanéité stendhalienne. Aucun critique ne fera le rapprochement. »  (La joie de cette vie).

     

    Sa véritable patrie aura été l'écriture, celle où les enfants perdus se rejoignent.

    « Henri Thomas est dangereux, il cherche la vérité. Il est sur la piste. Il est presque seul, mais ça lui est presque égal. » (Jean Grosjean).

    Grosjean a raison, Thomas est dangereux comme les fous, les enfants, les innocents, les poètes.

    La poésie est sève pure,

    le poème, déchirure

    Henri Thomas a le goût du temps et de ses méandres, il marche lentement dans son écriture.

    Il marche toujours quelque part dans l'étage supérieur de notre tête.

     

     

     

    Gil Pressnitzer

     


     

     

     

     

    Choix de textes

     

    Un roman ça commence par le bruit d'une porte qui s'ouvre ou qui se ferme. Il ne doit pas y avoir d'exposition. C'est pour Balzac les expositions. Je débute par le geste d'un personnage, un geste qui me surprend. L'important, surtout c'est la scène capitale, le centre invisible qui attire l'esprit quand il s'éloigne. Même dans ce qui n'est pas un roman comme la Joie de cette vie. Le centre, c'est l'hôtel abandonné. Je vivais dans un hôtel qui allait fermer. J'étais le dernier client. L'automne finissait, il y avait une tempête et j'étais seul. Je me disais que je trouverais là des idées qui seraient mon secret. Mais je ne les ai pas trouvées./ Ça donnera peut-être un roman ?/ Non, ce n'est guère possible. C'était une idée trop bizarre sur l'instant. Le monde se réduit pour nous à un instant, à ce que nous en percevons. Le mot allemand Augenblick me paraît plus expressif : le temps d'un coup d'œil. » Puis ceci, plus loin : « Baudelaire pense que la fin du monde a eu lieu mais que nous ne nous en sommes pas aperçus. C'est peut-être vrai. Qu'est-ce que c'est, exister ? Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises. »

    Interview d'Henri Thomas

     

    Avant le petit pont, le sentier descend pour passer de l'autre côté du vallon ; je me suis mis à courir dans la descente ; il était plus facile de se laisser aller que de se retenir sur le verglas. J'avais compté sur de pareilles promenades pour me ressaisir, pour retourner à loisir dans ma tête le sort de mon personnage. Mais voici que tout me déconcerte ; je n'ai pourtant jamais espéré que la neige me sauverait comme un tapis magique. Je vais attraper froid si je m'arrête. Il ne faut pas que je doute de moi, sinon ce sera tout de suite le désespoir complet. Ma mère croit que je ne comprends pas la gravité de la situation, quand j'en suis terrassé ! L'année décisive ! mais chaque minute est décisive, chaque instant que je passe à courir dans ce sentier à respirer le brouillard !...»

    L'étudiant au village

     

    Ce que je vois

     

    Le lilas fleurit sous la lune

    Et ce que je vois je le dis :

    La fille nue à gorge brune

    Dans le lilas m'ouvre son lit

     

    Le lit du torrent m'est ouvert

    Et la fille aux genoux polis

    Chaque nuit roule vers la mer,

    Une vague étouffe ses cris.

     

    C'est là le drame de mes jours,

    La nuit revient sans le résoudre,

    À la renverse fuit l'amour

    Jusqu'à la mer pour se dissoudre

     

    Si je l'attrape je m'éveille,

    Si je m'éveille elle est perdue

    Ainsi de suite. Est-ce merveille

    Si j'ai l'air de tomber des nues ?

     

    Nul désordre

    Poésies (éditions Gallimard)

     

    La nuit venue

     

    La corde vibre avant la fin du jour,

    Une poussière environne les pierres,

    La corde tremble et la poussière avance

    Entre les os dans des espaces vides,

    Ainsi l'eau noire envahit les carrières,

    Je ne suis plus avec l'herbe et le vent,

    J'ai dévié de la courbe infinie

    Qui joint les nuits, les jours et les saisons,

    Reste ce fil qui vibre sourdement,

    Cette poussière émanant des maisons,

    Un homme assis sous l'horloge des gares

    La voit flotter entre le monde et lui,

    La corde vibre au passage des bruits

    Comme un insecte abrité dans la cendre,

    Dernière voix qui parle sans espoir

    Quand s'est vidé l'échafaudage noir,

    Guitare d'os sous la main d'un fantôme

    Qui se confond à la poussière obscure,

    Au lieu du corps vient un fuseau d'étoiles,

    Il reconstruit une autre créature.

     

    Nul désordre

    Poésies (éditions Gallimard)

     

    Les bords du fleuve

     

    Il y a au bord du fleuve

    Une fille à robe rouge

    Attendant la nuit pour vivre,

     

    Tellement sauvage et belle

    Qu'un soleil éblouissant

    Marche au milieu de ses rêves,

     

    Il n'a de ciel que ses yeux

    Derrière une ombre d'orage

    Couvrant l'azur interdit.

    Une fille au bord du fleuve

    En chemin vers une image

    Que le jour ne peut montrer.

     

    Les lampes, l'une après l'autre,

    Les lampes prennent sa robe

    Et la déchirent sur l'eau,

     

    Mais jamais jusqu'à la chair,

    Mais jamais jusqu'au soleil

    Barré de chaudes ténèbres.

     

    Partout montent, se confondent,

    Des arches de nuit profonde,

    Elle est nue, elle est cachée.

     

    Poésie-Gallimard

     

     

     

    Je cherche et j'ai trouvé des poèmes au bord de la mer, comme on cherche des fragments de bois ou de

    pierre étonnamment travaillés et polis par les flots.

     

    Ces poèmes résultent eux aussi du long travail, du long séjour de quelque chose dont l'origine, la nature première m'échappent (comme je ne saurais dire d'où viennent ce galet, ce poisson de bois lourd), dans un milieu laborieux qui est moi-même - conscience ou inconscient continuellement en mouvement.

     

    Les plus gros blocs d'expérience doivent à la longue s'y réduire en formes nécessaires et singulières, complices des yeux (du lecteur).

     

    Il m'est arrivé de retrouver la poésie, après des mois de silence.

     

    Mais, écrivant de nouveau des poèmes, avec quoi étais-je de nouveau en contact et communication, en dehors d'un certain langage imagé et rythmique ?

    Le rythme ainsi que l'apparition des images sont liés à un certain état du corps (alors que le raisonnement en est relativement indépendant). Chez moi cet état est certainement celui de la santé, - celui où le corps tend à ne plus m'être présent que comme l'œil est présent

     

    entre ce que je vois et... moi-même. On dirait que le corps cesse d'être, au profit de tout ce qu'il révèle.

    Il est l'unique révélateur, et à ces moments, uniquement révélateur, ne revendiquant pas d'autre rôle.

     

    **

    Marchant sur la route, je me faisais une canne d'une branche ou d'un grand roseau-bambou.

     

    Je frappais le sol sec, suivant un rythme qui surgissait spontanément et s'imposait le même durant toute une promenade.

    Le lendemain surgissait un autre rythme, également spontané et unique, et j'aurais cherché en vain à retrouver celui de la veille.

     

    Et ainsi de suite.

    Il est évident que chacun de ces ry

  • 14 juillet par les journaux de l'époque et d'aujourd'hui

    Révolution Française
    "Aux armes ! Aux armes !" : le récit de la prise de la Bastille du 14 juillet 1789 par les journaux de l'époque
     
    Représentation de la prise de la Bastille du 14 juillet 1789. © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images

    Le 14 juillet 1789, la Bastille, forteresse située en plein Paris et symbole de la tyrannie monarchique, était prise d'assaut par des milliers d'émeutiers. Retour sur cet épisode emblématique de la Révolution française à travers les publications des journaux de l'époque grâce avec notre partenaire RetroNews, le site de presse de la BNF.

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    C'est sans aucun doute l'un des épisodes les plus célèbres de l'histoire de France. Et pour cause, sa date est devenue fête nationale. Chaque année, au 14 juillet, l'Hexagone se pare ainsi de bleu, blanc, rouge pour célébrer en grande pompe ce tournant emblématique survenu plus de deux siècles plus tôt : la prise de la Bastille.

    Le 14 juillet 1789, une foule d'émeutiers prenait d'assaut la forteresse située à la porte Saint-Antoine, en plein Paris. La Bastille avait été édifiée au XIVe siècle pour protéger la capitale et avait depuis servi, tour à tour, de prison d'Etat et de coffre-fort royal. De construction protectrice, la forteresse était devenue un symbole de la tyrannie monarchique.

    ⋙ La Bastille, 400 ans d'histoire du symbole de la Révolution française

    Or, en cette année 1789, la France était plongée dans une crise majeure. Et les tensions n'avaient fait que s'accentuer avec la réunion des Etats généraux décidée par Louis XVI entre mai et juin. Quelques semaines plus tard, le 11 juillet, le renvoi de Jacques Necker, principal ministre d'Etat, annoncé par le journaliste Camille Desmoulins, mettait le feu aux poudres.

    Dès le 13 juillet, l'insurrection s'étendait au tout-Paris et les émeutiers se rendaient aux Invalides pour demander des armes. La Bastille allait être leur prochaine cible.

    "Aux armes ! Aux armes !"

    Après la prise de la forteresse, la révolte des Parisiens fit logiquement couler beaucoup d'encre dans les journaux de l'époque et certains n'hésitèrent pas à publier des récits épiques de l'enchaînement des événements. A l'instar de la Gazette nationale ou le Moniteur universel qui revint en détail, à partir du 17 juillet, sur les circonstances à l'origine de l'insurrection.

    Alors que le peuple vient d'apprendre la nouvelle du renvoi de Necker et que l'agitation se répand dans les rues de la capitale :

    Dans ce moment, un jeune homme (Camille Desmoulins) monte sur une table, crie aux armes ! tire l’épée, montre un pistolet et une cocarde verte. La foule qui le regarde et l’écoute en silence, électrisée par son courage, pousse tout-à-coup de violentes clameurs. On s’anime, on s’excite ; et les feuilles des arbres arrachées en un instant, servent de cocardes à plusieurs milliers d’hommes, et donnent le premier signal de l’insurrection dans tous les quartiers de la ville.
    Les cris redoublés aux armes ! aux armes ! se répètent successivement du Pont-Royal dans tout Paris, quelques épées brillent, le tocsin sonne dans toutes les paroisses ; on court à l’Hôtel-de-ville, on se rassemble, on enfonce quelques boutiques d’armuriers ; des gardes-françaises s’échappent de leurs casernes, se mêlent avec le Peuple, et déployant une marche plus régulière, impriment ainsi le premier mouvement à la révolution.

    D'heure en heure, les Parisiens sont de plus en plus nombreux, s'armant de tout ce qu'ils peuvent trouver sur le chemin, poursuit le journal dans son édition du 20 juillet.

    Depuis vingt-quatre heures, les enclumes retentissaient sous les coups redoublés du marteau. Tout le fer est forgé en instrumens de carnage ; le plomb bout dans les chaudières, et arrondi en balles ; des batteries sont dressées dans les postes les plus exposés à l'attaque et les plus favorables à la défense ; des faulx tranchantes, des lames acérées sont fixées au bout de longues perches, des haches pesantes, de lourdes massues arment des bras nerveux ; dans les rues, dans les promenades et sur les places publiques, des guerriers de tous les âges, des machines de mort de toutes les formes [...] tel est l'horrible tableau de Paris offrait au 14 juillet.

    La première expédition vers les Invalides permet aux émeutiers de s'armer de milliers de fusils et canons. Ne manque plus que de la poudre qu'ils pensent trouver à la Bastille.

    Un nombre assez considérable de citoyens vint alors se présenter devant la Bastille pour demander des armes et des munitions de guerre. Comme ils étaient la plupart sans défense, et n'annonçaient aucune intention hostile, M. de Launay les accueille, et fait baisser le premier pont-levis pour les recevoir. Les plus déterminés s'avancent pour lui faire part du motif de leur mission. Mais à peine sont-ils entrés dans la première cour, que le pont se relève, et qu'un feu roulant de mousqueterie et d'artillerie fait mordre la poussière à une partie de ces infortunés qui ne peuvent ni se défendre ni se sauver.
    Mais bientôt une immense multitude armée de fusils, de sabres, d'épées, de haches, se précipite dans les cours extérieures en criant : "La bastille , la bastille ; en bas la troupe", s'adressant aux soldats placés sur les tours. 

    Des "prodiges de bravoure"

    C'est le début de la prise de la forteresse, relatée par la Gazette nationale dans son édition du 23 juillet.

    La foule des assaillans augmente de moment en moment ; elle se grossit de citoyens de tout âge, de tout sexe, de toutes conditions, d'officiers, de soldats, de pompiers, de femmes, d'abbés, d'artisans, de journaliers, la plupart sans armes, et rassemblés confusément ; tous mus par une impulsion commune, s'élancent des différens quartiers de Paris et se précipitent par cent chemins divers, à la Bastille.
    Le Peuple se jette en foule dans la cour du gouvernement, et court au second pont pour s’en emparer, en faisant une décharge de mousqueterie sur la troupe. Elle riposte par un feu vif et soutenu qui force les assaillans à se retirer en désordre, les uns sous la voûte de la porte de bois, dans la cour de l’Orme ; les autres sous celle de la grille, d’où ils ne cessent de tirer sur la plateforme, sans néanmoins oser s’approcher pour attaquer le second pont.

    Le désordre et la confusion règnent, les pertes sont importantes dans les deux camps mais l'armée des insurgés tient bon et parvient à dominer les assiégés complètement dépassés par les multiples attaques.

    Jamais on ne vit plus de prodiges de bravoure dans l'armée la plus aguerrie, que n'en fit en ce jour cette multitude sans chef, d'individus de toutes classes, d'ouvriers de toute espece, qui, mal armés pour la plupart, et n'ayant jamais manié d'armes, affrontaient le feu des remparts, et semblaient insulter aux foudres que lançaient les ennemis.

    L'armée de la Bastille dont son gouverneur, le marquis De Launay, doit se rendre à l'évidence : la forteresse est perdue.

    Trompé dans son attente, effrayé des efforts incroyables et de l'acharnement de la multitude, tourmenté de remords, [De Launay] ne prend plus conseil que de son désespoir [...] Le gouverneur, hors de lui-même, demande alors par grâce un seul baril de poudre. Enfin, il s'adresse à la garnison, et lui demande s’il ne vaut pas mieux se faire sauter, que de s'exposer à être égorgés par le Peuple, à la fureur duquel on ne pouvait plus se promettre d’échapper.
    "Remontons, dit-il, sur les tours ; et s’il faut mourir, rendons notre mort funeste à nos ennemis ; écrasons-les sous les débris de la Bastille". Mais les soldats lui répondent qu’ils aiment mieux mourir que de faire périr un si grand nombre de leurs concitoyens, et qu'une plus longue résistance étant désormais impossible, il faut faire monter le tambour sur la plate-forme pour rappeler, arborer un drapeau blanc et capituler. 

    Le drapeau blanc ne suffira pas à arrêter les assauts des insurgés qui envahissent la forteresse, tuent les soldats et s'emparent de poudre et de balles. Ils libèrent les sept détenus qui se trouvaient dans la Bastille et font prisonniers tous les officiers avant de les conduire vers l'Hôtel-de-ville. De Launay n'y arrive pas en vie. Il est roué de coups, décapité et sa tête montée à l'extrémité d'une pique.

    Les dernières paroles qu'il prononça furent : "Ah ! mes amis, tuez-moi, tuez-moi sur-le-champ, ne me faites pas languir". Le Peuple, craignant qu'on ne lui enlevât sa victime, l'avait égorgé sur les marches de l'hôtel-de-ville.

    Une Bastille intégralement démolie

    C'en est fini de la Bastille. Quelques heures après la reddition, des ouvriers et bénévoles s'activent déjà pour détruire intégralement l'édifice, à l'initiative de Pierre-François Palloy, un entrepreneur de 34 ans. Le 16 juillet, il est nommé inspecteur général du chantier dont l'accès est peu après réservé aux ouvriers. Au grand dam des Parisiens qui se faisaient une joie de participer à la démolition comme le confirme le journal Le Mercure de France le 25 juillet 1789.

    Depuis la prise de la Bastille, on travaille sans relâche à la démolition de ce château, si longtemps l’objet de l’effroi public. La circulation est rétablie, les portes sont ouvertes, les voitures ont le passage libre, et les travaux reprennent leur cours ordinaire. On ne sauroit trop célébrer les sages dispositions, l’activité et le zèle du Comité de sûreté, non plus que l’enthousiasme général avec lequel tous les Citoyens se sont empressés de concourir aux mesures nécessaires.

    Si quelques vestiges ont été redécouverts au fil des siècles, notamment lors des travaux de la première ligne du métro parisien, il ne reste aujourd'hui plus de traces de la forteresse. Sur la place de la Bastille, un pavage particulier a cependant été installé pour marquer au sol les anciens contours de l'édifice.

    La prise de la Bastille constitue un tournant majeur et est considérée comme le point de départ de la&

    https://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean-guisnel/14-juillet-un-defile-qui-regarde-a-l-est-13-07-2022-2483154_53.php

    Défilé du 14-Juillet
    Relance du service national universel, retrait du mali, nouvelle loi de programmation militaire : le président de la République a présenté à la communauté militaire mercredi soir ses priorités pour les mois à venir
     
     
    Lien
     

    Serge Klarsfeld, Line Renaud, Jean-Pierre Raffarin... Découvrez la promotion du 14-Juillet de la Légion d'honneur

    La maire de Paris a dénoncé un «désengagement inédit et non concerté» de la préfecture de police du «périmètre du Champ de Mars», ce qui «met en péril l'accueil dans les meilleures conditions de sécurité des 70.000 personnes» attendues sur le site pour le feu d'artifice.
     
     

     

     

       

     

    DÉCRYPTAGE - Le président renoue avec l’interview télévisée pour s’expliquer.
     

     

     

     

  • Séoul : capitale de l'Orient extrême

     

    EN IMAGES - Intense, high-tech et branchée, la mégapole sud-coréenne fait sa métamorphose et devient la nouvelle destination tendance en Asie. Un avant-goût du futur...

    C'est le carrefour du temps séoulite. Postez-vous sur le croisement névralgique de Gwanghwamun, et observez la foule traverser au pas de charge des avenues historiques larges comme des autoroutes. Vous verrez des office girls élégantes cavalcader sur des talons aiguilles vertigineux, le doigt sur le smartphone, des salarymen en costume impeccable, exhibant leur gobelet de café Starbucks, des prêcheurs protestants ânonnant l'Evangile dans un porte-voix, des enfants échappant à la chaleur moite en se lançant dans des jets d'eau. Et peut-être un touriste occidental perdu dans cette masse de l'Orient extrême. Tout ce petit monde empressé court pour devancer le compte à rebours implacable fixé par le feu vert lumineux. Au loin, sous un ciel bleu intense, les montagnes escarpées se détachent au-dessus du palais royal de Gyeongbokgung, couronnant le «couloir des étoiles», cet axe géomancien qui a donné sa colonne vertébrale à l'immense capitale. A droite, des immeubles d'acier et de verre montent le long des grues toujours en mouvement. L'énergie tellurique des anciens électrise toujours les habitants du Séoul du XXIe siècle. «Palli-palli»est le mot d'ordre de cette mégapole de plus de 15 millions d'habitants qui s'ouvre enfin au monde. «Vite-vite»: un mantra à l'origine du miracle économique de l'immense fleuve Han, qui traverse la capitale. Cette croissance frénétique a hissé en un temps record à la quinzième place mondiale une économie qui, en 1950, était aussi pauvre que le Soudan. Et elle autorise enfin aujourd'hui les Séouliens à apprendre à vivre.

    On ne vient pas ici pour admirer des lignes architecturales vertigineuses, comme à Hongkong, ou goûter la quiétude mystérieuse des temples bouddhistes chargés d'encens de Pagan ou de Bangkok. Les visiteurs débarquent à Séoul pour s'abreuver de l'énergie insatiable d'une capitale aimantée par le futur et qui vit chaque journée comme une dernière chance. La capitale du pays du Matin calme est la dernière frontière de l' Asie émergente pour les voyageurs en quête d'Orient et d'exotisme avant-gardiste. «Elle a rejoint le club des mégapoles asiatiques qu'il faut avoir visitées, telles Shanghaï, Hongkong ou Singapour», explique Frédéric Boulin, le patron du Park Hyatt, qui reçoit un nombre croissant de voyageurs de la région ou d'Europe s'offrant une escapade dans la capitale tendance du moment.

    Le Dongdaemun Design Plaza (DDP) réalisé par l'architecte Zaha Hadid a été inauguré en mars dernier. Une structure futuriste qui suscite beaucoup de réactions.

    Le Dongdaemun Design Plaza (DDP) réalisé par l'architecte Zaha Hadid a été inauguré en mars dernier. Une structure futuriste qui suscite beaucoup de réactions. Crédits photo : Stephan Gladieu

    Symbole de ces nouvelles ambitions, l'improbable ovni de l'architecte star Zaha Hadid qui vient de se crasher dans le quartier historique de Dongdaemun. Incongrue, la carapace aux écailles argentées du Dongdaemun Design Plaza (DDP) s'épanche sur la ville, telle une balle de caoutchouc futuriste. En arrivant de la vieille porte de l'Est, l'immense bâtiment polymorphe s'arrondit pour inviter le visiteur dans son ventre blanc minimaliste. A l'intérieur, des boyaux immaculés descendent en pente douce vers un cocon souterrain, écrin design pour salles d'exposition. Un labyrinthe de 86 000 mètres carrés où l'on se perd, selon le souhait de l'architecte irako-britannique. Depuis son inauguration en mars dernier, le DDP déclenche la controverse à Séoul. Bijou d'architecture contemporaine qui place enfin la mégapole sud-coréenne sur la carte de la mondialisation pour ses promoteurs, gadget coûteux et sans contenu à 450 millions de dollars pour les nombreux détracteurs. «C'est un vaisseau spatial venu d'ailleurs. A nous de l'embrasser et de le faire nôtre. A l'avenir, cela peut devenir la tour Eiffel de Séoul», juge, beau joueur, Han S. Seung, architecte qui avait présenté un projet concurrent ancré dans l'histoire séculaire de la capitale, traversé par ses remparts.

    Ecartelée par son passé, la Corée du Sud penche toujours vers l'avenir. Il semble loin le temps où la capitale ressemblait à une forteresse stakhanoviste, repliée sur son béton et ses traditions. «En débarquant de Paris, dans les années 90, c'était infernal, on ne pouvait pas se promener, la ville écrasait le piéton», se rappelle Benjamin Joinau, auteur de Séoul, l'invention d'une cité aux Editions Autrement (2006). Car Séoul donne désormais le ton en Asie en matière de tendances, surfant sur les prouesses high-tech de Samsung comme sur le succès de la Hallyu, la vague de propagation culturelle coréenne. Bien avant le triomphe planétaire de Gangnam Style du chanteur Psy, les stars de la K-pop et les actrices du pays ont conquis la Chine et l'ensemble de la région. Sur les trottoirs, touristes chinois ou thaïs font des selfies sur les sites de tournage des feuilletons coréens qui font pleurer l'Asie entière, et les fans français de cinéma débarquent avec les images du Old Boy de Park Chan-wook plein la tête, comme on arrive dans un Scorsese à Manhattan.

    Cette extension de l'Université Ewha, réalisée par l'archictecte français, Dominique Perrault a été inaugurée en 2007. Ce lieu fait le lien avec l'entrée qui donne sur la ville et l'ensemble du campus.

    Cette extension de l'Université Ewha, réalisée par l'archictecte français, Dominique Perrault a été inaugurée en 2007. Ce lieu fait le lien avec l'entrée qui donne sur la ville et l'ensemble du campus. Crédits photo : Stephan Gladieu

    En 2013, Séoul a franchi pour la première fois la barre des 10 millions de visiteurs, soit le double par rapport à 2008! «Nous sommes les trendsetters de l'Asie. Les Asiatiques adorent notre look, notre style», explique Sunkyung Kim, qui dirige le restaurant O'Neul, lieu de rendez-vous élégant de l'establishment. Les grandes marques de luxe françaises ont bien compris cette nouvelle attraction, comme Christian Dior qui ouvrira cette année un flagship store sur Cheongdam, l'avenue Montaigne locale, pour mieux rayonner sur toute l'Asie émergente. De Jakarta à Pékin et maintenant Paris, la Coréenne incarne le glamour asiatique. Et Séoul est son territoire, offrant un gigantesque défilé de mode à ciel ouvert, fruit d'une société obsédée par l'apparence, où le scalpel est monnaie courante. Sur le trottoir de la rue Garosugil, les fashionistas haut perchées sur leurs stilettos lèchent les vitrines en se jaugeant du coin de l'œil, entourées de prétendants tirés à quatre épingles. «C'est le Soho de Séoul. J'y habite pour rester en contact avec les dernières tendances, qui changent si vite», explique Sunkyung Kim. D'où vient ce perpétuel mouvement?

    «Etre un pays en guerre nous procure une énergie», juge Han S. Seung. Toujours techniquement confrontée à sa rivale du Nord, la capitale du Sud, dévastée par la guerre de Corée (1950-1953), vit encore à la merci des milliers de pièces d'artillerie du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, postées à seulement 40 kilomètres du centre, le long des miradors de la frontière la plus militarisée du monde… En 5 000 ans d'histoire, les Coréens ont appris à toujours être sur le qui-vive pour parer l'attaque de l'assaillant. Cette leçon, puisée dans les invasions féroces venues de Chine, de Mongolie, puis dans l'implacable colonisation japonaise (1910-1945), pousse les Séouliens à toujours adopter les dernières avancées technologiques pour mieux défaire l'ennemi. «Nous sommes une société ultracompétitive. Dès que nous repérons une nouveauté qui peut nous offrir un plus par rapport à notre voisin, nous l'adoptons», décrypte Fiona Bae, consultante en communication. A l'image de Samsung, qui a défait la suprématie d'Apple en quelques années avec sa réplique de l'iPhone.

    Le musée Horim dont l'architecture particulière a été dessiné par Yoo Tae-yong conserve des trésors de l'antiquité coréenne.

    Le musée Horim dont l'architecture particulière a été dessiné par Yoo Tae-yong conserve des trésors de l'antiquité coréenne. Crédits photo : STEPHAN GLADIEU

    À Séoul, le haut débit coule comme l'eau du robinet, on paye son taxi comme son métro en effleurant une borne tactile, on envoie des mails sur des colonnes digitales plantées sur les trottoirs grouillants de Gangnam. Dans le quartier chic de Dosan Park, on peut même surfer sur la toile en pianotant sur la devanture d'une boutique de luxe. Un procédé révolutionnaire développé par la start-up locale Vinyl, qui part à la conquête des vitrines de Paris. Toujours«Palli-palli». Sans cesse, de nouveaux villages naissent, se «gentryfient», meurent ou se réinventent. Comme Itaewon, qui fut longtemps un coupe-gorge sulfureux réservé au GIs de la base américaine voisine et aux filles de mauvaise vie. Depuis trois ans, les lounge bars, tel le Glam, y poussent comme des champignons, attirant une jeunesse bourgeoise propre sur elle de Gangnam, le quartier cossu du «sud de la rivière». Au bout de l'avenue, le district assoupi d'Hangangjin - s'y cache la villa du tout-puissant patron de Samsung - s'est réveillé pour se muer en Omotesando bis, les Champs-Elysées raffinés de Tokyo. Jusqu'où ira cette constante métamorphose, alors que la croissance économique atterrit en dessous des 3 % et que le vieillissement de la population menace? «Nous avons le sang chaud. Nos émotions montent très haut avant de redescendre très bas. Cela vient de nos racines chamanistes», explique Han S. Seung. Car sous la gangue rigide du néoconfucianisme, imposé cinq siècles durant par la dynastie Joseon (1392-1910), perce encore le feu des esprits.

    Sur les flancs escarpés du mont Namsan, surmonté d'une tour de télévision devenue le symbole de la ville, ou celles du mont Inwangsan, on entend encore les psalmodies initiatiques, près des sources d'eau vive. «Séoul a été choisie comme capitale pour la beauté de ses montagnes et de sa rivière. Aucune mégapole de plus de 10 millions d'habitants n'a autant de sommets escarpés en plein centre», rappelle Han S. Seung. Aujourd'hui, le quartier de Bukchon, dernier îlot préservé de hanoks - maisons traditionnelles -, se blottit toujours contre le palais présidentiel, adossé à la montagne du Nord en surplomb de la rivière. Un point névralgique, défini comme tel par les maîtres de la géomancie, où les patrons des grands groupes aiment toujours posséder un pied-à-terre pour capter ses énergies positives.

    La capitale coréenne est une ville en ébulilition. C'est une ville où l'on ne s'ennuie jamais.

    La capitale coréenne est une ville en ébulilition. C'est une ville où l'on ne s'ennuie jamais. Crédits photo : Stephan Gladieu

    La beauté de Séoul est là dans ces sommets à portée de métro, que les Coréens partent escalader, harnachés comme pour conquérir l'Everest, avant de finir la journée dans l'un des multiples bains publics, havre de chaleur et de repos. Là, nus comme des vers, les adjossis, ou «hommes mariés», oublient un instant la pression imposée par les obligations sociales et familiales. En silence, dans les bains brûlants, ils méditent les yeux fermés ou s'effondrent sur le plancher de bois chaleureux. Un moment de répit, avant de repartir au combat.«Séoul est le secret le mieux gardé de l'Asie. Dans quelle capitale au monde peut-on faire un pique-nique les pieds dans un torrent à cinq minutes d'un métro du centre-ville, puis aller trinquer jusqu'au bout de la nuit dans le même quartier?»interroge Benjamin Joinau. Car cette mégapole ne dort jamais. Chaque nuit, les Séouliens sommeillent une heure de moins que la moyenne de l'OCDE.«Les Coréens estiment que dormir est une perte de temps», résume Ji Hyun Lee, psychiatre à la clinique du sommeil. A chaque coin de rue, des supérettes restent ouvertes 24 heures sur 24, des barbecues attirent des grappes d'hommes bruyants, avalant leur kalbi grillé sur des charbons rougeoyants. Après avoir descendu plusieurs bouteilles de soju, la redoutable liqueur nationale, et fait tomber la cravate, ils s'engouffrent en titubant dans des norebangs, ces salles de karaoké en sous-sol où les attendent des entraîneuses aguicheuses. A minuit, à l'heure où Tokyo la sage se couche avec le dernier métro, Séoul commence une nouvelle vie, sillonnée de taxis toujours abordables.

    Le quartier de Karosu-Gil est le lieu de rendez-vous de la jeunesse branchée de Séoul. Cette jeune génération souhaite prendre le temps de vivre.

    Le quartier de Karosu-Gil est le lieu de rendez-vous de la jeunesse branchée de Séoul. Cette jeune génération souhaite prendre le temps de vivre. Crédits photo : Stephan Gladieu

    Mais dans les nouveaux quartiers à la mode de Kyongidan ou Sinsa, la jeune génération fixe ses règles, conviviales et sophistiquées: les micro-brasseries artisanales et les bars à makgeolli bio, cet alcool acidulé aux faux airs de lait de brebis, ont envahi la rue. On y trouve même une jeune fleuriste vendant roses et gin tonics. Dans le quartier huppé de Hannamdong, les bars à whisky à 30 euros le verre et à la lumière tamisée rappelant Ginza - un quartier chic de Tokyo - ne désemplissent pas. «Aujourd'hui, les Coréens sont plus ouverts d'esprit, ils ont voyagé, se sont éduqués au monde», explique Christine Lee, chef au Second Kitchen, le restaurant branché du moment. Après avoir passé dix ans à San Francisco, Sydney et Shanghaï, la jeune femme n'a pas reconnu son pays ermite qui se ferma au monde pendant des siècles sous la dynastie Joseon, cultivant une méfiance atavique envers l'étranger. «J'ai l'impression d'être à New York!» s'enthousiasme une jeune convive installée dans la salle design, suplombée d'une immense lucarne, semblant sortie du Tribeca new-yorkais. Ici défilent les célébrités et la jeunesse dans le vent. «Pour connaître les dernières tendances, il me suffit de regarder mes clientes», explique, en riant, Christine Lee.

    Séoul est devenu un poste avancé de la modernité. «C'est une ville sur la ligne de crête», juge Benjamin Joinau. Prise en étau entre son désir de croissance économique, de reconnaissance internationale, et l'envie des jeunes générations de prendre le temps de vivre, elle tâtonne et incarne les désirs contradictoires de nos sociétés développées. Une métamorphose perpétuelle qui transforme cet angle mort de l'Asie en nouvel aimant pour voyageurs assoiffés de futur.


    Le carnet de voyage

    Séoul est une ville qui ne dort jamais. A la tombée de la nuit, des milliers de points s'allument jusqu'au petit matin.

    Séoul est une ville qui ne dort jamais. A la tombée de la nuit, des milliers de points s'allument jusqu'au petit matin. Crédits photo : Stephan Gladieu

    Utile

    L'Office du tourisme coréen met à disposition ses informations en français sur son site (www.visitkorea.or.kr). Meilleure saison: d'avril à juin et de mi-septembre à fin novembre. Décalage horaire: + 8 h en hiver et + 7 h en été. Monnaie: le won (KRW). 1 € = 14 209 KRW.

    Y aller

    A 11 h de vol de Paris, le futuriste aéroport international d'Incheon, élu le meilleur du monde, est la porte d'entrée de la Corée du Sud. Asiana Airlines (www.flyasiana.com) propose quatre liaisons par semaine au départ de Roissy. Environ 1 200 € l'aller-retour. Des bus limousines relient les quartiers du centre (7 €) en une heure. En train rapide, la gare centrale est à 45 min de l'aéroport.

    Organiser votre voyage

    Asia (01.44.41.50.10 ; www.asia.fr). Le spécialiste du voyage en Corée propose une escapade trendy de 5 jours/4 nuits à Séoul à partir de 2 291 €. Prix au départ de Paris en classe économique sur Asiana Airlines, incluant l'hébergement en chambre double avec petit déjeuner au Park Hyatt Séoul et les transferts privés.

    La suite diplomatique du Park Hyatt.

    La suite diplomatique du Park Hyatt. Crédits photo : Stephan Gladieu

    Notre sélection d'hôtels

    Un havre de paix design sur les toits du quartier de Gangnam: Le Park Hyatt, 606, Teheran-ro, Gangnam-gu (00.82.2.2016.1234 ; www.seoul.park.hyatt.com). Situé au cœur du quartier des affaires, un élégant cocon pour reprendre des forces après une journée de découverte. Parois de granit, bois chaleureux et baies vitrées immenses en balcon sur le cœur de la mégapole. Pour l'un des meilleurs brunchs de la ville, descendez au Cornerstone, table prisée des expatriés pour son décor raffiné et la fraîcheur des produits. Au soleil couchant, rendez-vous au bar «aérien» du 24e étage pour siroter une coupe avec, en premier plan, la piscine à débordement où se reflètent les gratte-ciel. Tard dans la nuit, le Timber House vous attend pour un whisky ou un cocktail maison, dans une ambiance feutrée et jazzy. A partir de 350 € la nuit. Si vous préférez une localisation plus centrale: le Grand Hyatt, 322 Sowol-ro, Yongsan-gu (00.82.2.797.1234 ; www.seoul.grand.hyatt.com) . Perché au-dessus du quartier nocturne d'Itaewon, c'est une institution révérée par les présidents américains, comme par la bonne société séoulite, qui vient s'encanailler à son bar, le J.J. Mahoney's. Tendance boutique hôtel, optez pour La Casa, 527-2 Sinsa-dong, Gangnam-Gu(00.82.2.546.0088 ;www.hotellacasa.kr ) au cœur du quartier des fashionistas d

  • Rentrée littéraire : nos 20 coups de cœur

    Home CULTURE Livres

    Crédits photo : KAI JUNEMANN/ROBERT LAFFONT

    Qui a dit que les romanciers français, célèbres ou anonymes, étaient en panne d'inspiration ? En cette rentrée, tous les genres, tous les thèmes et tous les styles sont au rendez-vous. Voici nos préférés.

     
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    Vite, un bikini !La plus belle pour aller nager

    Je craque
    3/5
    Source Le Figaro Magazine

    Jean D'Ormesson: Presque tout sur presque tout

    D'abord, ce titre: Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit… On s'interroge. Pourquoi ce «en»? L'illustre académicien aurait-il commis l'impensable: une faute?! Naturellement, non. Le pétillant auteur de Dieu, sa vie, son œuvre poursuit la citation de son cher Aragon entamée en 2010: «C'est une chose étrange à la fin que le monde, un jour je m'en irai sans en avoir tout dit.» Sans en avoir tout dit, justement, c'est vite dit… Dans ce livre qui navigue entre le roman, l'essai et les Mémoires, Jean d'O, comme à son habitude, dit beaucoup de choses sur le monde. En tout cas les plus importantes: Dieu, l'amour, le temps qui passe, la société telle qu'il l'a connue et qui disparaît, la technique omniprésente, l'avenir mondialisé. Entre ces considérations parfois mélancoliques mais jamais tristes, l'homme aux yeux bleus se souvient de sa jeunesse. Elle aurait pu être celle de Paul Morand, aristocratique, préservée, chic. Mais Jean d'O n'a pas la méchanceté moqueuse de l'auteur de Milady. Son carburant, c'est la tendresse. Une douceur émerveillée, que l'on confond souvent avec sa fameuse «légèreté». On le voit léger ; en réalité, il est profond sans jamais être grave… Bien qu'adoré du public comme de la télévision, l'écrivain ne couche jamais avec l'air du temps: «Je ne suis pas à la mode. Nous le savons depuis toujours: la mode est ce qui se démode.» Ou encore: «Etre résolument moderne est une tentation que j'ai fini par repousser. Pour la bonne raison que le moderne sent déjà le moisi.» A la mode ou non, ses phrases restent d'une belle vigueur: «Je n'ai pas rejoint le chœur des moralistes qui recherchent ce qu'ils dénoncent et qui condamnent ce qu'ils poursuivent.» «Il y a des gens qui rêvent d'arriver, nous rêvions de partir», dit-il à propos de l'amour des voyages qui les anime, lui et sa femme. Colonne vertébrale de ce livre conçu comme un hymne à l'amour, celle-ci lui échappa d'abord pour qu'il puisse mieux, des années plus tard, la reconquérir. Une histoire tellement belle que chacun rêvera qu'elle soit la sienne.

    Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit , Robert Laffont, 256 p., 21 €.

    Maria Pourchet: Cuisine et dépendances

    A quoi tient un anniversaire surprise réussi? A la patience. Celle des amis qui attendent et celle de l'organisatrice qui doit convaincre le futur roi de la soirée qu'il y a mieux à faire ce soir que de végéter devant la télé. Sur le toit d'un hôtel parisien, une douzaine d'invités (par Marguerite) guettent l'arrivée de Paul pour l'aider à souffler une quarantaine de bougies. Il y a là Michel, un fortiche en horticulture ; Stan, l'entrepreneur aussi stressant que stressé, et sa femme, Virginie, apprentie comédienne en quête désespérée d'un rôle ; Sabine, la collègue de travail ; Alexandre, le joyeux drille ; Ariel, le copain devenu célèbre, etc. Pour tuer le temps qui tarde à passer, ils ont fait connaissance, parlé boulot, économie, restaurants, puis fini par évoquer le couple hôte. Peu à peu, la discussion s'est épicée, corsée. Comme entre Marguerite et Paul, qui n'ont toujours pas décollé de chez eux… Maria Pourchet écrit avec la sécheresse d'une entomologiste traquant et décrivant manies et manières d'une espèce animale. En l'occurrence: les hommes en société. N'oubliant ni d'être drôle ni d'être cruelle, sa radiographie du couple vaut toutes les études sociologiques du monde. La vérité sort de la bouche des romanciers.

    Rome en un jour, Gallimard , 179 p., 16,90 €.

    Céline Minard: Le nouveau western

    Rentrée littéraire… Le lecteur, méfiant, voit d'ici les thèmes qu'aborderont nos écrivains français inspirés: «Je me souviens des années 80», «Je me souviens de mon arrière-grand-mère déportée», «Je me souviens de mon séjour à l'hôpital durant ma longue maladie», «Ma moitié m'a trompé(e)», «Ma mère est morte», «Mon éditeur est mort», «Ma petite enfance au square des Batignolles», on en passe, et des pires. Céline Minard, joyeuse iconoclaste de la littérature d'ici, ne fait rien comme les autres. La jeune femme aborde la rentrée avec un western. Carrément. Toujours méfiant, le lecteur se dit qu'il ne voit pas trop comment une Gauloise pourrait s'attaquer au genre américain, si bien défendu ces dernières années par Cormac McCarthy (Méridien de sang), Pete Dexter (Deadwood), Tom Franklin (La Culasse de l'enfer) ou Patrick deWitt (Les Frères Sisters). On le comprend, mais il a tort: Faillir être flingué est une sorte de chef-d'œuvre qui n'a rien à envier à ces monuments. Un roman «choral», comme on dit faute de mieux, évitant un par un tous les écueils de cette forme singulière, mettant en scène une farandole de personnages plus sidérants les uns que les autres qui se rejoignent pour créer une ville. Minard, dont on avait déjà pu admirer la capacité à jongler avec la langue dans Bastard Battle (un truc néomédiéval très réussi), adopte ici une écriture classique sobre et splendide, avec un sens du détail que n'aurait pas renié McCarthy du temps de sa splendeur. Une réussite majeure: la preuve qu'en France on peut encore inventer des histoires. C'est encore plus impressionnant lorsqu'on sait que l'auteur n'a jamais mis les pieds aux Etats-Unis.

    Faillir être flingué , Rivages, 326 p., 20 €.

    Tristan Garcia: Que jeunesse se passe...

    A la rentrée 2008, le premier roman de Tristan Garcia, sur la décennie 80 et sa malédiction, le sida, avait cristallisé l'écume d'attention qui n'attend plus qu'un entretien, voire une simple image, pour faire événement. Aux journalistes alertés, l'auteur de La Meilleure Part des hommes, en tee-shirt rayé sur la photo accréditée par son éditeur, annonçait son programme: s'emparer de l'histoire récente comme le font les romanciers anglo-saxons, précisait-il, maîtres dans la peinture des tares contemporaines. Une ambition assumée dont huit ouvrages allaient jaillir comme d'une mitraillette en seulement cinq ans. Voici le neuvième, au titre en uppercut. De quelle catastrophe se veut l'histoire de ce Faber. Le destructeur décrit comme une «intelligence tourmentée par le refus de toute limite»? De celle que n'abolit aucune révolution, et que chaque génération transmet à celle qui la suit. En 1836, Alfred de Musset lui avait donné ses propres tourments. Garcia ouvre sa confession d'un enfant du siècle en 1989, dans la cour d'école d'une province imaginaire: voici Madeleine, aussi attirante et rebelle que son modèle biblique, Basile le Sage, et l'énigmatique Medhi, dit Faber. Orphelin, bagarreur et surdoué: «Le meilleur adolescent qui ait vu le jour dans cette ville… Son nom était la promesse de quelque chose d'immense.» Quinze ans plus tard, à cause d'une lettre qu'elle interprète comme un appel au secours, Madeleine, à présent pharmacienne, et qui vit mariée dans un F3 en ville, retrouve Faber dans une cabane nauséabonde au fond des bois. Celui qui incarnait pour elle l'intelligence, la révolte, la capacité de soustraire la vie au malheur, n'est plus qu'une loque… Le sauver? Dans quel but? A quel prix? On ne reprochera pas à ce précis de désenchantement son manque de nuances dans la noirceur. Le refus des nuances, c'est précisément cela, la jeunesse. Qu'elle épuise ses élans dans l'orbe trompeur des enseignes photoshopées ne change rien sur le fond: l'utopie a toujours tort. Agaçante de désinvolture travaillée, cette pavane cruelle vise juste cependant. Le lecteur en sort un peu vacillant. Un livre qui écorche et brûle: autant dire une rareté à l'ère du texte tiède.

    Faber. Le destructeur , Gallimard, 466 p., 21,50 €.

    Chantal Thomas: L'ironie de l'histoire

    Si l'on n'attend pas forcément d'un écrivain qu'il se renouvelle - après tout, qu'est-ce qu'une œuvre sinon une obsession reconduite d'un livre à l'autre? - on lui sait gré qu'il nous étonne. D'où cette question, en ouvrant le nouveau roman de Chantal Thomas: l'auteur des Adieux à la reine aurait-elle cédé aux sirènes de la facilité en replongeant dans un climat qui n'a plus de secrets pour elle? Nous sommes encore au XVIIIe, en 1721 exactement. Un traité vient de réconcilier la France et l'Espagne. Philippe d'Orléans, régent de France, a l'idée de consolider l'alliance par deux mariages simultanés: l'un, entre la petite infante d'Espagne, Anna Maria Victoria, alors âgée de 4 ans, et le futur Louis XV qui n'en n'a que 11 ; le second, entre sa propre fille, Louise-Elisabeth, élevée «en sauvage, dans un délaissement fastueux» et le maladif Don Luis, prince des Asturies et futur roi d'Espagne. Dépêché à Madrid comme ambassadeur extraordinaire, voici Saint-Simon, barbouillé par le voyage et les problèmes d'étiquette: «Saint-Simon se prend la perruque entre les mains. Dans l'ignorance d'une heure fixée par l'étiquette comment savoir quelle est la bonne? De plus devra-t-il revêtir le grand habit de Cour avec toutes ses décorations ou le simple habit de Cour? Sur cette question finale, M. l'ambassadeur est condamné à l'insomnie.» Ne prendre l'Histoire au sérieux que pour saisir avec ironie son tragique, tel est ici le grand art. Tragiques, les destins des princesses traitées comme des objets de tractations politiques le furent, en effet, l'indomptable Louise-Elisabeth d'Orléans y laissa d'ailleurs sa raison. Les coulisses indignes d'un siècle qui instrumentalisa l'enfance tout en l'inventant, Chantal Thomas les explore avec une gourmandise du détail, une allégresse de la forme qui n'appartiennent désormais qu'à elle. On avait ouvert L'Echange des princesses avec précaution, on le referme dans le ravissement. L'Echange des princesses , Seuil, 333 p., 20 €.

    Laurent Seksik: Une famille formidable

    Derrière chaque grand homme, il y a une femme. Celle d'Einstein était serbe et mathématicienne. En tout cas la première. Amour de jeunesse moyennement séduisante, quoique très douée (elle ne serait pas pour rien dans E=mc²), le savant finit par l'abandonner en 1914 pour sa cousine, avec qui il émigra ensuite aux Etats-Unis afin d'échapper à la folie qui s'était emparée de son pays natal. Auparavant, Mileva Maric et Albert Einstein avaient perdu une petite fille et conçu deux fils, dont un, Eduard, se destinait à la psychanalyse. A 20 ans, on le pronostiqua schizophrène et il prit pour trente-cinq ans d'asile à Zurich. Son père ne daigna lui rendre visite qu'une seule fois. Preuve que l'univers des hommes, lui, n'est pas sans limites. Et que l'équivalence entre génie scientifique et sentiments familiaux est elle aussi très relative. Voici un roman miraculeux. En s'appuyant sur trois voix discordantes - un fou, un égoïste, une désespérée -, Laurent Seksik donne à lire et à entendre un texte d'une rare justesse harmonique. Un voyage dans le temps (1896-1965) et l'espace (Novi Sad, Berlin, Zurich, Princeton), parfaitement mené et documenté, aux accents de tragédie serbe. Pardon: grecque. Le Cas Eduard Einstein , Flammarion, 301 p., 19 €.

    Judith Perrignon: Chant funèbre

    Louisiane, 2 août 2010. La journée a mal commencé: la police a débarqué, fouillé la maison et maltraité Marcus, l'aîné des garçons, avant de repartir bredouille. C'est Mary Lee, la grand-mère, qui réagit la première - elle qui, il y a cinquante ans, a combattu pour l'égalité raciale. Puis vient le tour de sa fille Dana, mère célibataire de cinq enfants nés de trois pères différents, que l'événement encourage à évoquer ses faiblesses, ses fiertés et ses projets. Livrant leurs craintes, leurs joies et leurs peines, voici enfin Marcus, Deborah, Wes et Jonah, adolescents jouant aux grands. Chacun se raconte avec ses mots, sa musique et son cœur. Et chacun essaye de vivre au mieux cette journée qui a mal commencé mais qui, espère-t-on, finira bien au bord de la rivière où toute la famille part pique-niquer. S'inspirant d'une tragédie survenue dans la Red River, Judith Perrignon entremêle harmonieusement les voix de six personnages dévoilant leurs chagrins, leurs rêves ou leur rage pour former un chœur de trois générations qui chante l'histoire afro-américaine. Oh boy!

    Les Faibles et les Forts, Stock, 160 p., 16 €.

    Léonora Miano: Pied de poule

    Dans le discours victimaire ambiant, Léonora Miano, Camerounaise installée en France depuis sa majorité, détonne. Elle construit son œuvre sur des sentiers escarpés, tenant à regarder l'Histoire en face et à relever la part de responsabilité du peuple africain dans les maux dont il subit, aujourd'hui encore, les conséquences. Colonisation, guerres fratricides, traite négrière, aucun sujet sensible ne l'effraie. Certains ne le lui pardonnent pas. D'autres, nous en sommes, voient en son travail une démarche salutaire, la seule permettant de construire l'avenir sur des fondations saines. Remontant toujours plus haut la source des tragédies, la romancière s'arrête au XVIIIe siècle, dans un village de brousse terrassé par la perte de ses forces vives. Douze hommes manquent à l'appel depuis l'incendie qui a surpris chacun dans son sommeil. Il se murmure qu'un clan voisin - et supposé ami - n'y serait pas étranger. Qu'il se serait allié sur le dos des siens à des hommes aux «pieds de poule» venus par les eaux. De sa langue incantatoire, à présent délestée de toute afféterie, Miano dit la stupeur, l'incrédulité, le désespoir face à la transgression des lois ancestrales, la combativité qui s'émousse quand tous les repères sont brouillés. Et, au cœur du chaos, la lumière de la solidarité et l'ingéniosité de quelques-uns pour trouver le moyen de survivre. Somptueux tombeau pour les âmes errantes, cette Saison de l'ombre est aussi un bel hommage au courage des mères.

    La Saison de l'ombre , Grasset, 235 p., 17 €.

    Pierre Lemaitre: L'art de l'après-guerre

    Novembre 1918. Dans quelques jours, l'armistice. La quille. Quelque part sur le front, du côté de la Meuse, il est néanmoins un lieutenant assez sadique pour ordonner à ses hommes de monter encore à l'assaut des Boches. Il faut dire que ces salauds-là viennent d'abattre deux fantassins français en mission d'observation. Sauf que les deux hommes sont morts d'une balle dans le dos, comprend Albert Maillard tandis que les balles claquent au-dessus de lui. Juste le temps de prendre la mesure de sa découverte et le voilà projeté dans un trou d'un coup d'épaule de son propre lieutenant. Juste le temps de prendre conscience de la signification de ce geste qu'il est enterré vivant sous une nappe de terre brune et de cailloux projetée par une explosion. Juste le temps de mourir enseveli quelques secondes qu'une main amie - celle d'Edouard Pericourt - le sort de son cercueil de boue. Juste le temps de revenir à la vie et voilà qu'«arrive à la rencontre d'Edouard un éclat d'obus gros comme une assiette à soupe. Assez épais et à une vitesse vertigineuse». Et le projectile d'arracher les trois quarts du visage de l'héroïque poilu, bien mal récompensé de son altruisme. Gueule cassée, fracassée, Pericourt refuse de revenir parmi les vivants. Pas comme ça. Avec la complicité de son obligé, il usurpe l'identité d'un (vrai) mort sans famille et rumine sa reconversion. Elle aura, sous la IIIe République triomphante, l'allure d'une vengeance encore plus spectaculaire que celle de Monte-Cristo sous la Monarchie de juillet finissante. Quand un des maîtres du thriller français (Alex, Robe de marié…) ose se colleter à l'Histoire, cela donne un roman de 500 pages inouï où les rebondissements et les trouvailles narratives le disputent à une maîtrise stylistique rare - pas un adjectif de trop, pas un dialogue inutile, pas une description trop longue. Vous avez aimé La Chambre des officiers et Les Ames grises? Vous adorerez Au revoir là-haut, texte tendu, rythmé, haletant, où se mêlent une vision de la France des années 1919-1920 à la fois grinçante et réjouissante, désenchantée et cocasse, et une mise en scène de personnages empruntant tout à la fois à Marcel Aymé, à Balzac et à Louis Guilloux. Du grand art - de l'après-guerre.

    Au revoir là-haut , Albin Michel, 567 p., 22,50 €.

    Sibylle Grimbert: Le nom du père

    C'est l'histoire d'un homme qui ne s'appartient plus. En une nuit, sa vie s'est muée en une émission de téléréalité, dont son père est le héros pathétique. Cet illusionniste de génie dont les grands de ce monde se chuchotaient hier le nom comme un tuyau confidentiel, un sésame pour la fortune. Un nom auquel il doit sa vie de patachon et dans lequel, faute d'avoir su dire non, il a dissous son essence. Le Fils de Sam Green: jamais Sibylle Grimbert ne désignera autrement son narrateur. En réalité il n'est personne. Pour devenir quelqu'un, il doit faire le tour de sa peine et, peut-être, la purger. S'inspirant de l'affaire Madoff, Sibylle Grimbert touche à l'universel avec cette vertigineuse quête identitaire d'un Œdipe privé du meurtre du père par le monde entier. Implacable, elle nous interdit de juger. Nous sommes tous des fils de Sam Green: héritiers d'une histoire familiale mais libres de tracer notre chemin, pour peu que nous en ayons le courage.

    Le Fils de Sam Green , Anne Carrière, 192 p., 18 €.

    Christophe Ono-Dit-Biot: Les amants terribles

    Ça commence comme un polar. Le corps sans vie de Paz a été retrouvé nu sur la plage d'un Emirat arabe. César est anéanti. Il l'a aimée et l'aime encore éperdument. Des mois qu'il n'avait plus de nouvelles. Que faisait-elle là-bas? Pourquoi les avait-elle abandonnés, lui et leur petit garçon, Hector? C'est à lui, justement, que César s'adresse en cherchant à comprendre l'incompréhensible, en déroulant sans fard, sans faux-fuyant, l'histoire de leur couple, de la première rencontre au dernier baiser, de sa naissance à l'identification de la dépouille de sa mère. Leur amour était-il un malentendu comme eux-mêmes semblent l'être dans ce monde vendu à la technoscience, où le tale

 

 

 

  L'Iliade est la seule épopée qui nous soit restée d'un patrimoine sans doute abondant : au VIII° siècle avant notre ère, période de la "Renaissance grecque",  l'organisation des Cités s'accompagne d'un culte des héros anciens destiné à donner à chacune d'elles prestige et légitimité dans ses intentions hégémoniques. L'Ionie, non loin de Troie, où les Grecs se sont installés, développe une culture particulièrement dynamique, avec notamment la composition de grands poèmes en hexamètres dactyliques. C'est à cette époque sans doute que commencent à circuler partout en Grèce des versions différentes de l'Iliade. L'aède, agent essentiel de cette circulation, est une sorte de poète chanteur qui puise dans un répertoire ancien et improvise de manière plus ou moins créative sur des formules figées. Homère fut-il l'un d'eux ? Nous n'en savons rien. En tout cas, la composition de l'Iliade paraît plus élaborée que n'importe quel autre poème transmis par la tradition orale, même si le texte que nous connaissons a été l'objet de transcriptions et de découpages tardifs opérés par les savants alexandrins des IIIème et IIème siècles. Ces différents niveaux temporels expliquent sans doute qu'il nous soit malaisé de percevoir la véritable intention de l'Iliade. Mais, nous parlant d'une époque de guerriers encore mal dégagés du bronze (une authentique "guerre de Troie" a sans doute eu lieu au cours du XIIIème siècle) pour des cours aristocratiques aux idéaux désormais raffinés, le poète ne fait-il pas significativement évoluer la notion d'héroïsme ?

RÉSUMÉ DE L'ILIADE

  La guerre de Troie (Ilion), dont le prétexte est l'enlèvement d'Hélène, épouse du roi grec Ménélas, par le troyen Pâris, dure depuis neuf ans quand commence l'Iliade. Le poème ne raconte ni l'origine ni l'issue du siège de Troie par les Achéens : il porte sur des faits qui s'étalent sur une cinquantaine de jours en resserrant l'enjeu autour de la colère d'Achille et la tournure des événements dès lors que le héros reprend les armes pour venger son ami Patrocle (mort d'Hector, puis restitution de son corps à Priam). Les circonstances de la défaite de Troie seront rapportées dans l'Odyssée et surtout dans l'Énéide de Virgile.

Chant I

  Agamemnon, le chef des Achéens, retient prisonnière la fille d'un prêtre troyen d'Apollon et le dieu a envoyé la peste sur l'armée. Le devin Calchas révèle la cause du mal et Achille adjure de rendre la prisonnière. Agamemnon finit par y consentir, mais prend en dédommagement Briséis, la captive d'Achille. Furieux, celui-ci se retire sous sa tente et invoque sa mère, la déesse Thétis. Celle-ci obtient de Zeus la promesse d'une victoire troyenne.
Chant II  Zeus envoie à Agamemnon un songe trompeur qui lui fait croire à la victoire.  Pour mettre ses alliés à l'épreuve, le roi leur expose ce songe, puis feint de vouloir quitter le siège de Troie. Les guerriers se préparent à partir, mais Ulysse sait arrêter ce mouvement. Les deux armées se préparent à combattre : minutieux "catalogue des vaisseaux" grecs, énumération des peuples et des chefs troyens et alliés (Dardaniens, Lyciens, Phrygiens, Thraces).
Chant III  Habile rappel du motif de la guerre : Pâris (Alexandre) est pris de frayeur à la vue de Ménélas, dont il a enlevé l'épouse, Hélène. Devant les reproches d'Hector, il propose alors de régler le conflit par un duel qui l'opposerait à Ménélas. Alors que, du haut des remparts, Hélène présente les chefs grecs au roi Priam, le traité est conclu et le combat s'engage. Mais la déesse Aphrodite soustrait Pâris avant qu'il ne succombe.
Chant IV  Sur les conseils d'Héra, Zeus ordonne à Athéna de faire en sorte que les Troyens violent les premiers le traité de paix. Celle-ci convainc alors Pandaros de tirer une flèche sur Ménélas. Après une revue des troupes par Agamemnon, la bataille s'engage.
Chant V  Où les dieux eux-mêmes sont mis à mal par les hommes : Diomède blesse Énée et sa mère Aphrodite venue l'assister. Les Troyens faiblissent puis se reprennent avec le retour d'Énée, sauvé par Apollon. Pour soutenir les Grecs, Héra et Athéna descendent à leur tour et, grâce à celle-ci, Diomède peut blesser Arès lui-même. Les dieux regagnent l'Olympe.
Chant VI  Les Troyens faiblissant, Hector demande à sa mère Hécube de prier Athéna, et les femmes troyennes se rendent à son temple. Il rencontre sa femme Andromaque près des portes Scées et, devant ses reproches et ses larmes, justifie sa place au combat. Puis, ayant serré contre lui son fils Astyanax, il rejoint les troupes avec Pâris.
Chant VII  Conseillé indirectement par les dieux, Hector provoque les chefs grecs en duel. Le tirage au sort désigne Ajax. Leur duel est interrompu par la nuit. Celle-ci est mise à profit pour l'enterrement des morts et la construction par les Grecs d'un fossé et d'un mur devant leur camp, ce que réprouve le dieu Poséidon.
Chant VIII  Zeus veille à ce que les dieux restent neutres. Sur le mont Ida, il va observer le combat et pèse le destin des deux armées. La balance penche en faveur des Troyens. De fait, ceux-ci prennent l'avantage grâce à Hector.
Chant IX  Agamemnon propose d'abandonner le siège, ce à quoi s'opposent Nestor et Ulysse. Le roi offre alors de rendre Briséis à Achille. Envoyé en ambassade, Ulysse tente de fléchir le héros qui reste intraitable et annonce même son intention de regagner la Grèce.
Chant X  A la faveur de la nuit, Diomède et Ulysse font une incursion dans le territoire troyen et éliminent l'espion Dolon.
Chant XI  Alors que les exploits d'Agamemnon repoussent les Troyens sous leurs remparts, Zeus envoie Iris donner à Hector le signal de la riposte : de fait les Grecs plient à leur tour, et Nestor engage Patrocle à persuader Achille d'intervenir.
Chant XII  Malgré les ripostes des Achéens, Troyens et Lyciens sont en mesure d'envahir leur camp : Sarpédon fait une brèche et Hector enfonce une porte par laquelle les Troyens se précipitent.
Chant XIII  Grâce au secours de Poséidon et aux exploits d'Idoménée, les Grecs font reculer les Troyens.
Chant XIV  Alors qu'Agamemnon propose une nouvelle fois d'abandonner le siège, Poséidon redonne confiance aux Grecs et Héra lui permet, en séduisant Zeus, de rétablir leur situation : les Troyens sont repoussés et Hector est blessé.
Chant XV  Furieux d'avoir été berné, Zeus, par l'intermédiaire d'Apollon et d'Iris, intime à Poséidon l'ordre de se retirer du combat. Guéri par Apollon, inspiré par Zeus, Hector sème la panique dans les rangs grecs. Patrocle court implorer Achille.
Chant XVI  Ici débute la "Patroclie" : Achille prête ses armes à Patrocle et laisse ses Myrmidons l'accompagner au combat. Ceux-ci commencent à faire reculer les Troyens, et Patrocle tue Sarpédon, que Zeus ne peut sauver. Grisé par ce succès, Patrocle désobéit à Achille en poussant jusqu'aux remparts de Troie : il y est tué par Hector.
Chant XVII  Hector et Énée tentent en vain de s'emparer du corps de Patrocle et des chevaux d'Achille. Après une lutte acharnée, Ménélas et Mérion, soutenus par les deux Ajax, finissent par emporter le cadavre.
Chant XVIII  Thétis promet à Achille, au désespoir, de lui donner de nouvelles armes. Héphaïstos, chargé de la commande, se met au travail, cependant que les Grecs se lamentent sur le corps de Patrocle et qu'Achille épouvante les Troyens par ses cris. Thétis emporte les armes achevées, dont un bouclier savamment ouvragé.
Chant XIX  Agamemnon envoie à Achille les présents promis et lui restitue sa captive Briséis. Décidé à partir tout de suite au combat, Achille monte sur son char malgré les avertissements de son cheval Xanthos qui l'informe de sa perte prochaine.
Chant XX  Zeus autorise les dieux à se partager sur le champ de bataille. Apollon dresse Énée contre Achille, mais Poséidon doit sauver le Troyen de la mort. Hector lui-même n'est sauvé de cette confrontation que par Apollon. Furieux, Achille fait un grand massacre de Troyens.
Chant XXI  Poursuivant ses exploits, Achille entre en lutte avec le fleuve Scamandre, cependant que les dieux eux-mêmes en viennent aux mains. En dressant  Agénor contre Achille, puis en égarant celui-ci, Apollon évite aux Troyens une déroute complète.
Chant XXII  Achille revient sous les murs de Troie et se trouve face à Hector qui, malgré les supplications de Priam et d'Hécube, s'est résolu à l'attendre. Pris de peur, Hector s'enfuit néanmoins. Pendant que les deux guerriers font trois fois le tour de la ville, Zeus pèse leur destin et Hector est condamné. Déguisée, Athéna lui conseille de faire front : Achille le tue et traîne son cadavre jusqu'aux vaisseaux sous les pleurs des Troyennes.
Chant XXIII  Au cours d'un repas funèbre, les Myrmidons rendent les honneurs à Patrocle. Pour les funérailles, des jeux sont organisés au cours desquels les héros achéens rivalisent d'ardeur.
Chant XXIV  Tous les jours, Achille traîne le corps d'Hector autour du tombeau de Patrocle. Zeus lui ordonne par l'intermédiaire de Thétis de rendre la dépouille. Priam réussit à le fléchir et ramène le corps à Troie sous de nouvelles lamentations des femmes. Puis on procède aux funérailles.

 

ÉCRITURE DE L'ILIADE

  On est frappé d'abord par l'élaboration déjà "moderne" de l'épopée, signe d'une intervention personnelle dans ce qui constituait un corpus de chants traditionnels : le rétrécissement considérable du sujet à la colère d'Achille sur une cinquantaine de jours concentre tous les effets sur une crise et lui donne par son apaisement sa conclusion et sa morale. Le rythme dramatique, qui alterne analepses (ainsi les rappels de l'origine de la guerre) et prolepses (les annonces de la mort d'Achille ou la révélation par Zeus de l'issue du combat), maintient savamment l'intérêt du lecteur. L'écriture reste pourtant marquée par la tradition des récitatifs des aèdes : les formules figées (l'Aurore aux doigts de rose), les scènes typiques (l'armement du héros, l'outrage au cadavre) correspondent à ces repères qui permettaient à l'aède de tenir le fil de sa narration et à son public de le suivre. Le lecteur moderne trouvera aussi bien répétitives les épithètes homériques rappelant la généalogie des héros, et négligera à tort leur importance. Car la place accordée aux indications généalogiques dans le récit de l' Iliade ne doit pas paraître simplement descriptive ou décorative. Non seulement elles identifient les personnages, au même titre que leur nom et leur patrie, mais elles les situent aussi dans les différents ensembles formant le monde homérique : de la mention d'un rapport de parenté découle toute une série d'autres liens de sang, auxquels correspondent des liens sociaux. La généalogie assigne donc implicitement à chaque personnage une position particulière dans le monde héroïque, et, partant, contribue à déterminer son rôle spécifique dans l'action épique. L'engagement dans des relations d'amitié ou de haine, la nécessité de mériter sa timè en faisant la preuve de sa valeur sont en effet les moteurs de l'héroïsme. Lorsqu'il énonce la généalogie des princes, le poète prépare, souligne, justifie les actions qui font l'objet de sa narration. Réduire les mentions de la parenté à leur fonction descriptive, c'est donc manquer de percevoir leur pouvoir poétique et priver le récit d'une de ses armatures fondamentales.
  Les caractéristiques générales de cette écriture sont sans doute aussi fidèles aux grandes lois du genre épique (grandissement, merveilleux : on examinera particulièrement la lutte d'Héphaïstos et de Scamandre au chant XXI). Mais on est frappé par la récurrence d'images naturelles et animales pour exprimer l'ardeur guerrière autant que par le réalisme saisissant des massacres. Ces comparaisons, ces descriptions semblent nous aviser d'une fureur barbare dans laquelle le guerrier renie son humanité et
, soumis aux lois impitoyables de la nature, se rapproche de la bête. Cette tentation, qui désorganise par exemple le personnage d'Hector, semble ici trouver de la part du poète une condamnation morale qui ne peut trouver sa pleine justification que dans l'apaisement final où l'héroïsme est clairement défini comme une victoire remportée sur soi-même. Ainsi l'écriture participe elle-même d'une redéfinition des valeurs héroïques.

 

 

  La société antique est fortement hiérarchisée. Au sommet, des rois locaux (basileus), maîtres d'un domaine rural, qui forment une aristocratie minoritaire toute-puissante dont le privilège est la fonction guerrière. L'expédition achéenne de l'Iliade est commandée par l'un d'eux, Agamemnon, parce qu'il a fourni le plus gros contingent (cent navires), et surtout que son sceptre vient de Zeus lui-même. Lui seul est symbole de souveraineté. Les autres rois tirent leur légitimité de leur force et de la dynastie dont ils sont issus. A Troie, la situation n'est guère différente : l'ordre de la Cité est organisé autour du vieux roi Priam. Tous ces guerriers obéissent à des valeurs fondamentales : la themis (l'ordre des choses, ce que l'usage commande ou interdit), la timè (marque d'honneur qui situe chaque guerrier au rang qu'il s'est mérité), et les obligations envers les dieux (ainsi les sacrifices). Ces valeurs assurent la cohésion du groupe, voire l'égalité de leurs prérogatives, même si la qualité particulière du guerrier peut les lui faire transgresser (ainsi la colère d'Achille contre Agamemnon). Mais dans l'ensemble, leurs relations sont commandées par le compagnonnage et la fidélité, symboles d'un ordre dont Marthe Robert nous dit que l'énoncé est le premier but de l'épopée. Les combattants des deux camps eux-mêmes se battent de la même manière et ont les mêmes dieux; ils entrent dans un même jeu, qui les affronte comme deux puissances opposées, mais étroitement unies :

 

LES GRECS

(Achéens, la plus importante famille ethnique, Argiens, Danaens, d'Argos) :

Agamemnon, "protecteur de son peuple", fils d'Atrée, roi de Mycènes et d'Argos, chef de la confédération achéenne. Couramment nommé "Glorieux Atride, roi des guerriers".
Ménélas, "le blond", frère d'Agamemnon, roi de Lacédémone.
Achille,"aux pieds rapides", fils de Pelée et de la déesse Thétis, roi des Myrmidons. Sa colère, au début du poème, son farouche retrait du combat puis son retour pour venger la mort de son ami Patrocle, sont les vrais sujets de l'Iliade.
Ulysse,"l'ingénieux" ou "l'artificieux", fils de Laërte, roi d'Ithaque. Il se signale par sa ruse et l'habileté de son éloquence.
Ajax le Grand, roi de Salamine.
Patrocle, ami d'Achille.
Idoménée,
vieux roi de Crète.
Nestor,
"le vieux meneur de chars","l'écuyer de Généria", roi de Pylos, le plus âgé des chefs achéens. Il joue le rôle de conseiller.
Diomède, fils de Tydée, compagnon d'Ulysse.

 

LES TROYENS

(et leurs alliés Dardaniens et Lyciens) :

Hector,"au casque étincelant", fils du roi Priam et de la reine Hécube. Il manifeste une grande humanité.
Priam,
roi de Troie, vieil homme affaibli mais plein de bonté, dont la part d'héroïsme tient sans doute au chagrin de voir mourir plusieurs de ses fils (treize la dernière année du siège, dont trois en une seule journée). Pyrrhus, le fils d'Achille, le massacre sur un autel lors du sac de Troie.
Pâris (ou Alexandre), frère d'Hector. Il est à l'origine du conflit en enlevant Hélène de Sparte. Piètre guerrier, il est surtout remarquable par sa beauté.
Énée, "conseiller des Troyens", fils d'Aphrodite et d'Anchise, chef des Dardaniens. Survivant au sac de Troie, il est à l'origine de la fondation de Rome (Virgile, Énéide).
Sarpédon, fils de Zeus, chef des Lyciens.
Glaucos, ami de Sarpédon.


 

 

 

  Sont appelés "héros" dans l'Iliade tantôt tous les guerriers, tantôt seulement les plus vaillants, les chefs. En fait apparaissent comme "héros épiques" ceux à qui le poète a donné la gloire à travers ses chants. Mais ces héros chantés par les hommes à cause de leurs exploits sont les mêmes qui sont l'objet d'une bienveillance divine. La guerre épique ne peut se concevoir pour les Grecs sans les dieux, et il faut donc, pour comprendre le sens de l'exploit héroïque, mesurer le rôle des dieux dans l'action ainsi que leur solidarité avec le destin.
  Qui sont les dieux d'Homère ? Il ne s'agit pas de dieux transcendants, extérieurs au monde : créés par des puissances primordiales, ils ne sont ni éternels, ni omniscients, ni omnipotents.
Les dieux de l'Olympe forment une société qui reproduit ou prolonge la société humaine avec sa hiérarchie. Entre eux, ils se distinguent par une différence dans la quantité de pouvoir dont chacun dispose, mais aussi par les domaines divers où cette puissance peut s'exercer. Ils sont en outre assez différents pour connaître des rivalités. Le conflit des Achéens et des Troyens les divise en fonction de leurs affinités avec l'un ou l'autre camp, et aussi en fonction de leurs rancunes : Athéna et Héra, par exemple, se rangent logiquement contre le Troyen Pâris qui leur a préféré Aphrodite. Ainsi le combat des hommes suit, dans sa ligne incertaine, l'évolution du différend qui oppose les dieux. Car "les dieux sont là, à serrer sur les deux partis le nœud de la lutte brutale et du combat qui n'épargne personne, le nœud qu'on ne rompt ni dénoue, mais qui brise les genoux à des combattants par centaines" (chant XIII). Jamais comme dans le chant XX, ces "camps" ne sont plus nets : Apollon a contribué à la mort de Patrocle, et Zeus, partagé entre les deux armées, est cette fois irrité de voir Hector porter les armes d'Achille. L'assemblée des dieux paraît à cet instant comme un récapitulatif des forces offertes aux hommes avant que le retour d'Achille ne donne un tour décisif à la bataille :

 

  Les interventions divines dans le combat des hommes révèlent cette présence immanente. L'homme homérique l'éprouve au-dedans de lui sous forme d'impulsions subites, de pulsions irrationnelles, d'ardeur guerrière ou amoureuse, de terreur ou de honte. Les modes d'intervention sont multiples : indirects, sous la forme des présages, des songes, dont le but est d'éclairer les hommes sur ce qui va leur arriver ou de leur signifier la volonté divine; directs, qui les obligent alors à se cacher et révèlent leurs caractères particuliers (ainsi la mobilité d'Athéna contraste avec la relative sédentarité d'Apollon). L'intervention des dieux se manifeste aussi par les innombrables débats qui les opposent sur l'Olympe : ainsi les combats de l'Iliade ne se décident pas entre des hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l'exécutent, mais entre des dieux qui s'occupent sans cesse des hommes et parviennent toujours à imposer leur volonté. Les dieux se soucient d'ailleurs moins des hommes que de leurs propres relations : s'ils les aident ou les combattent, c'est souvent pour régler des affaires strictement internes à l'Olympe (ainsi Zeus déchaîne souvent sa fureur contre les Achéens parce qu'il est furieux contre Héra). C'est pourquoi on peut se demander si ces interventions vont dans le sens de la justice. Zeus n'agit jamais en justicier ni en réparateur de torts. Pour les humains, l'action des dieux peut paraître absurde ou terrifiante. Mais dire qu'elle est immorale va dans le sens d'une appréciation anthropomorphe de l'œuvre, car au-delà de cette dimension éthique, on ne saurait négliger la dimension sacrée du mythe : le domaine des dieux est ce que l'homme ne maîtrise pas. Dans cette optique, les dieux ne sont ni moraux, ni immoraux : ils sont les dieux. Bénéfiques ou maléfiques, hostiles ou tutélaires, ils incarnent le visage incontrôlable du destin.
  Le rapport des dieux au destin mérite d'ailleurs d'être précisé. Le terme utilisé dans l'Iliade est  celui de "Moïra", qui signifie la part allouée à chaque homme, part de vie, de bonheur et de malheur comparable au butin qu'il reçoit en partage. Il s'agit aussi du lot dévolu à tous le humains, qui est la mort. Mais la Moïra n’est ni fatalité, ni prédestination : elle borne la liberté humaine, elle ne l’empêche pas. Bien plus, si la liberté des dieux consiste précisément en ceci qu’ils acceptent des décrets qu’ils ont, contrairement aux mortels, le privilège de connaître (mais pas de contrecarrer), il n’y a de liberté pour les hommes que dans la mesure où eux aussi acceptent — même à contrecœur — la part qui leur est échue et s’efforcent d’en faire le meilleur usage, sachant que, quand leur «heure» sera venue, c’est seulement dans la mémoire des générations futures qu’ils pourront espérer se survivre. Le héros est ainsi le symbole de l’homme libre, c’est-à-dire pleinement homme : celui qui triomphe de la mort et du destin autant que le peut un mortel, non pas en les fuyant, ni non plus en les défiant d’une manière puérile, mais au contraire en en acceptant à la fois le risque et la nécessité. Mais ce privilège est aussi un fardeau et un danger : un fardeau, parce qu’il est source d’angoisse et fonde une responsabilité; un danger, parce qu’il crée l’illusion de l’invulnérabilité et de la toute-puissance, et donc la tentation de transgresser les lois de la phusis , de renverser le cours des fleuves, — ubris, démesure fatale par laquelle les mortels, loin de s’égaler aux dieux, tombent plus bas que l’homme, annulent leur différence spécifique, perdent leur liberté, se vouent eux-mêmes à l’esclavage, à la barbarie et à la bestialité. Limite à la liberté, la Moïra est donc identiquement sa condition de possibilité : elle crée l’espace où celle-ci peut se déployer et où les mortels rencontrent les dieux. Il est dit en effet plusieurs fois dans l'Iliade que ce sont les dieux qui fixent le destin des hommes, mais les dieux ne peuvent pas agir arbitrairement contre le destin : ils ne peuvent que s'y soumettre. Ainsi Zeus voudrait sauver son fils Sarpédon, mais Héra le prévient du désaccord de tous les autres dieux. De même, désireux de sauver Hector, il a recours à la balance d'or, qui condamne le héros troyen, et il doit s'exécuter. Il agit en cela pour préserver l'ordre de l'univers et ne pas menacer la cohérence qui fait sa propre suprématie.

 

    Cette limite dans le pouvoir des dieux a un retentissement important sur les valeurs héroïques, car on voit mal en quoi un humain totalement agi par la faveur ou la condamnation divine pourrait manifester les vertus qui font le héros. Un passage significatif nous est offert avec la mort de Patrocle. L'ami d'Achille constate en effet : "ce qui m'a vaincu, c'est la destinée sinistre (Moïra); c'est le fils de Létô (Apollon), c'est aussi, chez les hommes, Euphorbe". Le même événement peut recevoir plusieurs interprétations différentes selon les niveaux de réel qu'on envisage. L'héroïsme homérique est donc facteur de ces trois forces qui pèsent sur les hommes : le Destin, les dieux, les humains, et c'est à ce confluent que se manifeste leur aristie.

http://www.site-magister.com/prepas/page2.htm

  • Françoise Sagan: dernières révélations

    f3b65e6ab24976758904b117880bffe5.jpgpar Tristan Savin
    Lire, février 2008

     Trois ans après sa disparition, le «charmant petit monstre» fait de nouveau l'actualité, à travers un film de Diane Kurys dont la sortie en salle est prévue au printemps, l'adaptation par Florian Zeller de Château en Suède pour la télévision et plusieurs ouvrages. Le purgatoire n'aura pas été long. Sauf de son vivant: vingt ans de souffrances et d'oubli en librairie, après vingt ans de succès mondial. Lire a mené l'enquête pour faire la lumière sur un écrivain dont la vie flamboyante ne doit pas occulter l'oeuvre.

    "Je ner pas beacou de chose à te dire parce que jan é pas beaucou invanté dans ma tête ma chère maman.» Ce mot d'enfant de cinq ans pourrait résumer à lui seul Françoise Sagan: franche mais portée sur le mensonge, espiègle, peu diserte quand il est question de parler de soi. On peut aussi y voir la définition - précoce - d'un écrivain. Françoise est née Quoirez, dans le Lot, en juin 1935. Son père, ingénieur, dirige une compagnie d'électricité. Sa mère, frivole, toujours gaie, laisse à sa gouvernante les tâches domestiques et l'éducation des enfants. L'éditeur Jean Grouet fit la connaisance de Sagan à ses débuts, avant de devenir son secrétaire: «Elle aimait beaucoup ses parents. Elle habitait encore chez eux trois ans après le succès de Bonjour tristesse. Son père était insupportable, un peu hussard, Françoise le trouvait très drôle. Sa mère était exquise... mais un peu réac.» Ils avaient des principes bourgeois, rapporte aujourd'hui Denis Westhoff, le fils unique de Sagan (voir l'entretien page 32): «On ne prononçait pas de gros mots, on ne devait pas dire du mal de quelqu'un. A table, il était interdit de parler de politique, de religion ou d'argent.»

    Françoise n'est pas seulement la petite dernière des trois enfants Quoirez. Sa naissance, miraculeuse aux yeux de ses parents, survient après la perte d'un bébé. Du coup, père et mère lui passent tous ses caprices. Sa soeur Suzanne confie à la biographe Marie-Dominique Lelièvre: «Elle était une enfant pourrie-gâtée. Toute sa vie, elle a joui d'une totale impunité.» A neuf ans, elle peut conduire la voiture de son père. La secrétaire de monsieur Quoirez doit lui apprendre à taper à la machine. L'écriture, la vitesse. La légende commence à germer. Sa mère racontera plus tard à son petit-fils, Denis: «A deux ans, elle s'emparait d'un livre pour essayer de le lire. Mais elle ne le tenait pas dans le bons sens. Très tôt, elle a inventé des contes de fées et s'est mise à écrire un roman de chevalerie, en vers. Elle pouvait citer Le Cid par coeur.» La petite princesse adore amuser ses proches avec ses jeux de mots. Paradoxe, pour une intellectuelle: c'est aussi un garçon manqué, un meneur de bande. Adulte, gâtée par le succès, elle restera un Petit Poucet androgyne, qui sème des trous de cigarettes partout sur son passage.

    Ses meilleurs amis, qui constitueront sa garde rapprochée toute sa vie, ont pour nom Florence Malraux et Bernard Frank. Même âge, mêmes origines bourgeoises, même amour des livres. A cette différence près: ils sont juifs. La lucidité, face aux horreurs du monde, aux mensonges des adultes, les rapproche tous les trois. «J'avais tout compris à douze ans», déclarera Bernard Frank. Françoise aussi. Mais elle semble taraudée par la culpabilité: «Elle disait que son père avait été résistant, ce qui n'était pas vrai. Elle m'en a toujours voulu de l'avoir démentie à ce sujet au cours d'un dîner», rapporte Jean Grouet. Avant de lâcher, dans un sourire complice: «Elle était menteuse.» Sur ce point, la honte est légitime: la fillette imaginative resta hantée toute sa vie par la découverte des camps de la mort, à travers un film d'actualité projeté dans un cinéma quand elle avait dix ans. Comment ne pas faire le rapprochement avec le début de l'occupation allemande lorsqu'elle avait cinq ans? Comment composer avec une famille qu'elle perçoit comme banalement antisémite?

    Expulsée du couvent des Oiseaux pour «dégoût de l'effort», la jeune fille extralucide au visage de musaraigne fuira à sa manière un milieu trop rigide. D'abord en séchant les cours de la Sorbonne, à la rentrée 1953. Et en écrivant, sous Maxiton, son premier roman, en partie inspiré par Gatsby le magnifique. Puis en changeant de patronyme. «Tu ne mets pas mon nom sur ton livre», lui aurait dit son père. Elle en choisit un dans A la recherche du temps perdu. Et brouille déjà les pistes: s'identifie-t-elle au dandy Boson de Talleyrand-Périgord, prince de Sagan? Ou à la princesse de Sagan?

    La femme pressée
    En 1954, François Nourissier était lecteur chez Denoël. Il reçoit le manuscrit de Bonjour tristesse mais ne l'ouvre pas. Quelques jours plus tard, il finit par le lire sur les conseils d'une amie. Trop tard. Sagan vient de signer chez Julliard. Elle a demandé 25 000 francs, au hasard, mais René Julliard lui en a offert le double. L'éditeur a flairé en elle un nouveau Raymond Radiguet, qui avait fait la fortune de la maison. Rien n'est laissé au hasard: le bandeau du livre, sorti le 15 mars 1954, porte la mention «Le diable au coeur». Le succès est immédiat, grâce au prix des Critiques. Parmi les jurés: Georges Bataille, Marcel Arland, Maurice Nadeau, Jean Paulhan et Roger Caillois. La lauréate est trop jeune, 19 ans, pour toucher le chèque de 100 000 francs. Qu'à cela ne tienne, on les lui verse en espèces.

    Une semaine plus tard, le Prix Nobel de littérature, François Mauriac, évoque dans sa chronique du Figaro la «férocité lucide» de la «terrible petite fille», dont le talent littéraire «n'est pas discutable». L'autre consécration vient du clan des Hussards, quand Jacques Chardonne écrit à Roger Nimier: «Cette jeune fille est de bonne famille. La famille des grands écrivains.» La presse grand public s'empare du phénomène. Le Vatican met à l'index ce «poison qui doit être tenu à l'écart des lèvres de la jeunesse». Le scandale fait vendre: en un an, 500 000 exemplaires vont partir. Michel Déon, reporter à Paris Match, visite le prodige en vacances - et tombe amoureux. Premier «écrivain people», Sagan lance la mode Saint-Tropez avec Juliette Gréco, avant Brigitte Bardot. Elle passe ses nuits chez Régine, s'affiche avec Trintignant, se lie avec Jacques Chazot, Jules Dassin. Otto Preminger adapte son roman au cinéma.

    Etait-ce la bonne vivante que l'on a dit? Jean Grouet se souvient des fameux repas de la bande à Sagan: «Elle se foutait complètement de manger et demandait toujours l'avis de Bernard Frank pour le vin. Elle était habile pour conduire, pas pour cuisiner.» Ses bolides symbolisent son mode de vie et contribuent à fixer la légende: Jaguar X/440, Mercedes, Gordini, Ferrari 250 GT achetée grâce au succès de La chamade. Mais - à l'instar de Roger Nimier - c'est avec une Aston Martin qu'elle a son accident, en 1957. Coma, fractures du crâne, du bassin, du thorax... Une rescapée. «Rien ne paraît désespérément souhaitable que l'imprudence», écrivait-elle un an plus tôt dans Un certain sourire. Le rapprochement avec La fureur de vivre est facile. Mais l'écrivain a pris James Dean de vitesse: son succès le devance d'un an. «Sans Sagan, la vie serait mortelle d'ennui», écrit Bernard Frank.

    Dans l'existence de Françoise Sagan, la drogue a très tôt côtoyé l'ivresse de la vitesse. Elle en est aussi la conséquence. A la clinique, pour calmer ses douleurs, on lui a administré de la morphine, des mois durant. Après une première cure de désintoxication, elle se met à boire. «Je suis une bête qui épie une autre bête, au fond de moi», note-t-elle dans Toxique. Elle confiera à son ami Massimo Gargia avoir continué à se droguer à cause du succès: «La curiosité de la presse l'a écrasée. La drogue lui donnait du courage. Elle était timide, à ses débuts», précise Gargia. Celle qui incarnait la femme libre de l'après-guerre est devenue dépendante.

    L'adrénaline lui sert de moteur. Le jour de ses vingt et un ans, elle découvre le jeu. L'impassibilité vitale du joueur lui convient: il faut dissimuler ses sentiments. Elle en abuse au point de se faire interdire de casino en France. «J'ai une vision très romanesque de ma ruine éventuelle», confie-t-elle à Télérama. Son chiffre fétiche: le huit. Après avoir tout misé sur lui, en 1958, elle gagne 80 000 francs en une nuit. A huit heures du matin, elle achète ainsi le manoir du Breuil, à Equemauville, près de Honfleur. Elle vit d'excès, y compris dans le travail, devient dramaturge (Roger Vadim adaptera Château en Suède), critique cinéma à L'Express, joue les figurantes aux côtés d'Ingrid Bergman et d'Yves Montand dans l'adaptation d'Aimez-vous Brahms..., écrit le scénario de Landru pour Claude Chabrol. Sagan cherche les émotions fortes, elle les aura toutes. En 1961, elle signe le manifeste des 121, approuvant l'insoumission des appelés en Algérie (voir l'encadré page 24). Peu après, l'immeuble de ses parents, boulevard Malesherbes, est plastiqué. Denis Westhoff se souvient du témoignage de son grand-père: «Il avait aperçu un étrange paquet dans le hall. Il le laisse, monte chez lui. Juste après avoir fermé la porte de l'appartement, il entend une explosion. Tous les carreaux de l'immeuble ont volé en éclats. Ce jour-là, ma mère s'était absentée...» Rescapée, à nouveau.

    L'insupportable solitude
    Ses frasques amoureuses, également menées tambour battant, défraient la chronique, de son idylle avec l'homme d'affaires Pierre Bergé à son projet de mariage avec le play-boy italien Massimo Gargia. «Je l'ai rencontrée en 1965, se souvient ce dernier. Coup de foudre. Elle était très jolie, très gentille. Elle voulait s'amuser avec moi. On ne parlait surtout pas de littérature! Elle voulait oublier ses problèmes...» Elle a aussi du goût pour les femmes. En 1955, Florence Malraux organise une rencontre avec Juliette Gréco. L'égérie de Saint-Germain-des-Prés chante déjà Prévert, Queneau et Sartre. Sagan lui écrit quatre chansons, dont Sans vous aimer, première déclaration chantée d'anamour, dix ans avant Serge Gainsbourg. C'est aussi le titre d'un livre de Michaël Delmar (voir l'extrait p. 37) consacré à la rencontre de la chanteuse avec l'auteur de La femme fardée. «Nous étions deux jeunes femmes insouciantes et nous aimions l'amour. Nous le faisions souvent et pas toujours avec le même partenaire», y déclare Juliette Gréco. «Françoise a toujours eu dans le privé ce mélange de gravité innée et d'humour acide. On a immédiatement trouvé un langage commun et partagé une complicité d'enfants.»

    L'écrivain lui offre un tigre en peluche. «Je l'ai gardé longtemps, jusqu'à ce que les mites le dévorent.» Delmar a fréquenté l'entourage de Sagan pendant vingt ans: «Je ne l'ai pas connue autrement que lesbienne. Elle a longtemps vécu avec la styliste Peggy Roche, qui ressemblait à Juliette. C'est frappant. Sagan ne le reconnaissait pas facilement, elle n'aborde pas non plus la question des rapports féminins dans ses romans, contrairement à Colette. Pour elle, c'était honteux.» Prêche-t-il pour sa paroisse? Massimo Gargia dément: «Elle a eu beaucoup d'hommes. Elle a même eu une histoire avec Delon. Ce n'était pas une lesbienne, contrairement à Garbo, qui ne supportait pas l'organe masculin. Françoise était très portée sur le sexe, très active, avec beaucoup d'imagination. Elle m'emmenait dans les hôtels de passe. Toutes les expériences l'amusaient. Elle voulait même faire du parachute...» On s'est longtemps interrogé sur la nature de la relation entre Françoise Sagan et l'écrivain Bernard Frank, qui a presque toujours logé chez elle. Le mieux placé pour répondre est sans doute son ami Jean Grouet, qui l'a soigné jusqu'à sa disparition en 2006: «Bernard était pudique, il ne m'en parlait pas mais je suis certain qu'il ne s'est jamais rien passé entre eux. Ils n'étaient pas le genre l'un de l'autre. Ils s'engueulaient souvent mais s'adoraient. Pour ma part, Sagan a été la femme de ma vie, de manière spirituelle. Le jour où je lui ai juré que je ne coucherai jamais avec elle, elle m'a montré la porte...» Quand ils ont fait connaissance, Grouet assistait Vadim sur le tournage d'un film avec Bardot. Françoise travaillait avec le réalisateur à un projet de ballet, Rendez-vous manqué. «Elle m'a dit: "Vous connaissez la danse? Moi non plus. On va faire semblant." Elle voulait Picasso pour le décor. Mais gratuitement. J'ai réussi à le joindre et il a refusé. Elle a finalement pris Bernard Buffet.»

    Capricieuse, Sagan s'avère également une séductrice manipulatrice, parfois perverse. Annick Geille (voir ci-contre), séduite par son «allure de garçonnet avec sa chemise de cow-boy et son ceinturon de cuir», en fera les frais. Françoise est infidèle, elle ne peut jamais se passer de compagnie. Michaël Delmar, que Sagan avait interrogé sur l'influence des astres, rappelle qu'elle est née le même jour que Sartre, à trente ans d'écart: «Ils sont Gémeaux, donc très joueurs. Elle est dans la duplicité, elle se masque, reste fuyante.» La franchise de ses textes parle pour elle. L'amour? C'est comme l'argent: «Il se dépense. Et plus tard, il se pense.» Après avoir analysé l'un de ses livres, Romain Gary écrira: «Françoise est complètement dépourvue de culpabilité.1»

    Coup de théâtre: un beau jour, Sagan épouse l'éditeur Guy Schoeller, plus âgé mais réputé grand séducteur. Explication de Massimo Gargia: «Il la protégeait, comme un père.» Schoeller dira plus tard au biographe Jean-Claude Lamy: «On n'a jamais pu la prendre en flagrant délit de bêtise.» Leur entente est brève, un homme d'affaires ne peut pas suivre sa femme au casino... L'espiègle Lili (le mot est de Sartre) se marie en 1962 à un beau sculpteur américain. Jean Grouet l'a fréquenté à l'époque: «Bob Westhoff était homosexuel. Il a vécu avec François Gibault, le biographe de Céline. Françoise s'est retrouvée enceinte de lui, il lui fallait se marier vite. C'était un bon père. Mais il est mort à cause de l'alcool.»

    Ancien soldat, acteur puis mannequin, ce personnage de roman fut, aussi, l'un des traducteurs de Sagan en langue anglaise. De leur union naquit un fils, Denis. «Elle voulait vraiment cet enfant, elle n'aurait pas pu vivre sans en faire un,» estime Massimo Gargia. Modeste, sensible et courtois, l'enfant a aujourd'hui 45 ans et ressemble à sa mère, surtout quand il sourit. Il conserve le souvenir d'une femme toujours présente: «Elle savait en permanence où j'étais. Elle s'inquiétait pour moi.» Irresponsable pour elle-même, elle ne l'était pas avec lui et l'éleva selon ses principes: «Quand elle a réalisé que je traînais un peu trop dans les bars, elle a tenu à ce que je fasse mon service militaire.» Sans omettre une bonne instruction: «Elle m'a fait lire ses romans préférés, en commençant par La chartreuse de Parme. A la maison, il y avait des livres partout.»

    L'écriture, malgré tout
    La légende de la «mademoiselle Chanel de la littérature», comme l'a surnommée Frank, a souvent occulté l'oeuvre, pourtant placée dès les débuts sous les auspices de Proust et de Stendhal. Bertrand Poirot-Delpech l'avait rappelé: Sagan est d'abord, et surtout, un écrivain. Et ses livres n'ont pas vieilli, soulignait dans Lire en 2004 notre regretté confrère Jean-Jacques Brochier. Réputée oisive, Sagan publia un livre tous les dix-huit mois - sans compter les scénarios, les poèmes, les chansons. On ne la voyait pas écrire car elle remplissait ses cahiers Clairefontaine la nuit. A partir de 1970, elle dicte ses textes et n'hésite pas à convoquer sa secrétaire à quatre heures du matin. Laure Adler se souvient de ses débuts aux côtés de l'éditeur Christian Bourgois, en 1991: «J'ai travaillé avec Sagan sur son roman La laisse. Elle était très demandeuse, aimait être lue, discutée, corrigée. Pour elle, les critiques étaient nécessaires, vitales. La forme littéraire n'était pas le fruit du deuxième ou du troisième jet mais de ce work in progress, ce chantier en construction. Elle réécrivait beaucoup, redemandait des relectures et corrigeait encore au moment où le texte partait à l'impression. On avait une impression de grande incertitude, d'humilité. En fait, c'était une petite fille. Perdue.» Le genre de femme qu'on a envie de protéger, tellement elle semble s'excuser de sa gloire. Le phénomène Sagan? «Il s'agit avant tout d'un phénomène sociologique», répondait l'intéressée. Pourtant, elle intimidait Simone de Beauvoir. A cause de l'acuité de son regard, peut-être... «Rien ne lui échappait. J'avais l'impression qu'elle percevait tout», se souvient Annick Geille. Sagan aurait même fait la conquête d'Ava Gardner, révèle Marie-Dominique Lelièvre: «Par la force de l'esprit, elle avait séduit une des plus belles femmes du monde.»

    L'intelligence revient sans cesse à son propos. La définition qu'elle en donnait dans Répliques, le recueil d'entretiens édité par Grouet, est celle du coeur: «Avec de l'imagination, on se met à la place des autres, et alors on les comprend, donc on les respecte. L'intelligence, c'est, d'abord, comprendre au sens latin du terme.» Elle applique elle-même ce principe, atteste Laure Adler: «Elle avait un rapport simple, modeste et direct avec les gens. Elle se mettait à égalité avec vous. Même si vous n'étiez rien.» Annick Geille nuance: «Elle avait un tel souci de ne blesser personne qu'elle déployait des trésors d'hypocrisie pour faire croire au moindre raseur que son commerce était divin.» Pourtant, quand Sagan s'ennuie trop, c'est-à-dire souvent, il lui arrive d'abandonner ses invités pour bouquiner. Cette curieuse solitude imprègne toute son oeuvre. Les écrits lui servent de refuge. «Quand nous habitions ensemble à Rome, rapporte Gargia, elle passait des heures à lire devant le Colisée.» Parmi ses «milliers de livres préférés»: Les palmiers sauvages de Faulkner, Adolphe de Benjamin Constant et Les mots de Sartre. Elle se rêve en héroïne proustienne - d'où son attirance pour les noms à consonance aristocratique, comme les Rothschild. Mais depuis le duc de Guermantes, l'époque a changé: avec Bernard Frank, elle forme une sorte de couple à la Scott et Zelda Fitzgerald. Zelda n'est-il pas le nom de l'héroïne de sa pièce Il fait beau jour et nuit? Sagan a toujours aimé le théâtre. Et la chanson. Elle admire Billie Holiday, Orson Welles, Tennessee Williams. Elle se lie avec eux lors de ses séjours américains et en brosse de mémorables portraits dans Avec mon meilleur souvenir. Elle s'entend avec les écorchés car, au fond, elle leur ressemble. «Aux yeux des filles de ma génération, poursuit Laure Adler, c'était l'icône de la liberté sexuelle, de la rapidité d'écrire (avec grâce), elle conduisait à tombeau ouvert, aimait le sable chaud et les beaux mecs. Mais dans la réalité, elle n'avait pas ce côté solaire qu'on a tant décrit. Elle n'était pas sûre d'elle - et ce n'était pas de la fausse modestie, elle ne composait pas. Elle était dans la déchirure de l'être.» Et n'était rigoureuse que dans l'écriture.

    Aimer perdre
    Vingt ans après Bonjour tristesse, toujours en avance sur son époque, Sagan mène une existence de punkette boulimique. Amphétamines, anxiolytiques, cocaïne, piqûres de morphine, crises de delirium tremens, asile. Elle devient intime avec la veuve d'un gangster, fréquente des toxicomanes. La brigade mondaine perquisitionne chez elle. L'égérie de Sartre se réveille avec la nausée. Entre-temps, elle s'est fâchée avec Flammarion. «Il a retiré tous ses livres de la vente, allant jusqu'à casser les plaques d'impression», raconte Denis Westhoff. Massimo Gargia la retrouve en 1985: «Elle était déjà fatiguée à quarante ans, n'avait plus la force de sortir. Elle ne supportait plus les boîtes de nuit, les mondanités. Elle n'aimait pas ce milieu de la jet-set, au fond. Comme Bardot, elle préférait vivre dans la simplicité, le désordre.»

    Les années Mitterrand seront son chant du cygne. A l'époque, Laure Adler est conseiller culturel de l'Elysée: «Ils étaient très liés, Mitterrand et elle. Nous avons fait ensemble des voyages en hélicoptère. Elle arrivait en retard et faisait attendre tout le monde, y compris le Président. Cela l'amusait. Ils avaient une relation très tendre - pas amoureuse. Il me parlait d'elle avec admiration, il avait lu tous ses livres.» Cette amitié vaudra à Sagan de nombreux déboires. Et contribuera à brouiller un peu plus son image auprès du public. En 1985, tombée dans le coma lors d'un voyage officiel du Président en Colombie, elle est rapatriée d'urgence. Les médias évoquent une overdose, Jack Lang parle de mal d'altitude.

    En 1991, André Guelfi, l'un des protagonistes de l'affaire Elf (sous le nom de Dédé la Sardine), demande à l'écrivain d'intervenir auprès de François Mitterrand pour favoriser l'activité de la compagnie pétrolière en Ouzbékistan. Endettée jusqu'au cou, Sagan accepte, contre la promesse d'une commission de 5,5 millions de francs. Selon Marc Francelet2, qui servit d'intermédiaire, seule une partie de la somme aurait été versée, sous forme de travaux dans son manoir normand, qu'elle omet de déclarer aux services fiscaux. «Elle avait un petit côté coquin et aimait les filouteries. D'ailleurs, Mitterrand l'a un jour comparée à Mata Hari. Mais, dans cette histoire, on s'est servi d'elle pour blanchir de l'argent. Les travaux ont été facturés quatre millions de francs, il y en avait à peine pour le tiers...» plaide son ayant droit Denis Westhoff. En février 2002, Françoise Sagan est condamnée à un an d'emprisonnement avec sursis pour fraude fiscale et doit rembourser, aggravés des pénalités, les revenus dissimulés. «Elle a dû vendre ses bijoux et les plus beaux cadeaux qu'elle avait reçus dans sa vie. Les droits sur ses derniers livres partaient directement aux impôts», témoigne Massimo Gargia. Amie des grands de ce monde, elle se croyait au-dessus des lois, la voici officiellement insolvable.

    Jean Grouet, à la fois agent et éditeur, tente d'endiguer les problèmes financiers: «Françoise écrivait quand elle était acculée par les dettes. Elle m'a fait vendre trois fois la même nouvelle. Elle avait toujours besoin d'argent. Quand elle m'en empruntait, elle disait: "Je ne vous le rendrai jamais mais je ne vous en voudrai pas." CBS a accepté de payer 20 000 dollars une interview d'elle avec Brigitte Bardot. Le problème, c'est qu'elles n'avaient rien à se dire...» Massimo Gargia garde le souvenir d'amusants trafics: «Françoise revendait les cadeaux en or, en argent ou en cristal de sa grande amie Marie-Hélène de Rothschild, qui avait financé sa pièce Château en Suède. Le jour où Marie-Hélène s'en est rendu compte, elle s'est mise à lui offrir de fausses fourrures. Et lorsque Françoise a préfacé le livre d'une amie très riche, elle a demandé à être payée au noir...»

    Pourtant, l'oeuvre de Sagan généra longtemps des sommes colossales, aux quatre coins du monde. Bonjour tristesse fut un best-seller en Italie, dans sa version... française. Et se vendit à deux millions d'exemplaires aux Etats-Unis, où la Fox déboursa 100 000 dollars pour les droits du roman Le garde du coeur. Traduite en Corée du Sud et en Chine, Sagan fut aussi l'un des seuls écrivains français autorisés en Russie pendant la guerre froide. Le journaliste Guillaume Durand est l'un de ses ardents défenseurs: «Ce n'était pas une tricheuse. Elle ne s'est pas installée en Suisse, comme d'autres. Elle distribuait son argent à ses copains. Elle ne possédait rien à part ses voitures et une maison bizarre. Tellement de gens ont profité d'elle, chacun se prétendait son meilleur ami.» Tous les proches de l'écrivain conservent le souvenir de sa grande générosité. «Sa table était toujours ouverte, avec les meilleurs vins et du caviar», précise Gargia. Elle offrait bijoux, vêtements... jusqu'à ses propres manuscrits. Son fils n'en a récupéré qu'un seul, un inédit illisible. Bonne joueuse, elle se contentait de proclamer, à propos des biens matériels: «J'aime perdre.»

    A la fin de sa vie, la star déchue loge avenue Foch, chez son amie Ingrid Mechoulam, épouse d'un millionnaire. Ruinée, privée de chéquier, elle peut à peine s'acheter ses cigarettes. «Cette amie l'a soignée, emmenée à l'hôpital et sauvée financièrement - mais elle l'a coupée du monde, juge Denis Westhoff. Massimo Gargia défend l'amie qu'il présenta à Sagan: «On est possessif, quand on est amoureux. Ingrid l'a quand même soutenue pendant douze ans, jusqu'à la fin... "Il n'y a que des preuves d'amour", disait Cocteau!» Guillaume Durand fréquente l'écrivain déchu à cette époque, pour un projet de livre: «Sa principale blessure venait de cette histoire avec le fisc. Elle se sentait coincée. Elle s'est enfermée dans un désenchantement élégant. Démunie, au bout de sa vie, dans un écrin de luxe. Et personne n'a rien fait, soi-disant à cause de ses problèmes de cocaïne. Elle avait une ébriété à l'égard de l'argent. Ce n'est pas toléré par la société. Charasse (NDLR: alors ministre du Budget) s'est vanté de ne pas l'avoir aidée!» Selon Laure Adler, la Présidence aurait eu les moyens d'annuler une dette, mais l'ancienne conseillère n'en dit pas plus. Gargia est plus explicite: «Quand Mitterrand est tombé, c'est devenu très dur pour Françoise.» Durand poursuit: «Seuls des amis un peu voyous lui ont tendu la main. Francelet lui a fait vendre une chanson à Johnny.» Ce sera son dernier texte... «Elle déclinait physiquement et devenait très difficile d'accès. La porte ne s'ouvrait plus, même pour François Mitterrand.» Pour Durand non plus: son livre d'entretiens ne sortira jamais. «Elle restait en pyjama, lisait les grandes romancières anglaises et écrivait au lit, sa célèbre Kool à la main. Elle demeurait pourtant pudique et coquette, se remaquillait un peu avant de me recevoir.» Laure Adler se rend avenue Foch au même moment: «Elle était affaiblie et bouleversante. Elle marchait à petits pas, mettait un temps fou à ouvrir la porte. Je venais pour écrire une biographie mais je n'osais pas prendre de notes... Je me souviens de conversations sur des sujets profonds, comme la religion. A la fin de la journée, elle continuait à parler dans l'obscurité, elle n'allumait même pas la lumière.»

    Françoise Sagan s'éteint le 24 septembre 2004, à Equemauville, d'une embolie pulmonaire. Elle repose désormais auprès de Peggy Roche. Juliette Gréco, présente aux obsèques avec les derniers fidèles, en a donné l'explication au Monde: «Elle a demandé à être enterrée à Cajarc (Lot), dans le pays où elle est née, qu'elle aimait, avec une femme qu'elle a aimée et qui l'a aimée jusqu'au bout.» Pourtant, le nom de ce grand amour n'est pas inscrit sur la tombe. Pudique jusqu'au bout. A propos de Sarah Bernhardt, dont elle se fit la biographe, Sagan écrivait: «Ce que j'aime en elle, c'est cet humour qu'elle a gardé jusqu'au bout. Elle a eu une vie gaie et heureuse et elle n'a pas été punie parce qu'elle avait plein d'amants.» Souhaitait-elle, secrètement, qu'on en dise autant d'elle?

    1) Cité par J.-C. Lamy dans Sagan. 2) Cité par M.-D. Lelièvre dans Sagan à toute allure.

    Sans vous aimer par Michaël Delmar, 192 p., Scali, 16 euros 5, rue des Italiens par Bernard Frank, 714 p., Grasset, 24,50 euros Les femmes qui écrivent vivent dangereusement par Laure Adler et Stefan Bollmann, 150 p., Flammarion, 29 euros Sagan par Jean-Claude Lamy, 340 p., Mercure de France, 22 euros

    Les oeuvres complètes de Françoise Sagan sont publiées par Robert Laffont, dans la collection Bouquins créée par son premier mari, Guy Schoeller.

    http://www.lire.fr/enquete.asp?idc=52055&idR=200&idG=

  • Slovénie, un rêve d'Europe centrale

    Slovénie, un rêve d'Europe centrale

     

     

    EN IMAGES - Indépendante depuis 1991, l'ancienne république yougoslave a su croiser ses influences latine, germanique, balkanique et hongroise pour se bâtir une identité singulière. Des Alpes Juliennes aux rives de l'Adriatique, voyage au pays des matins calmes et des nuits agitées.

    Pour voir en quoi le voyage influe sur moi, cf. mes 14 livres en vente sur ce blog

    Vous aimez l'Autriche, ses chalets, ses chamois, ses châtaigniers, ses strudels? La Slovénie est pour vous. Vous aimez l'Italie, sa lumière, sa cuisine, son caractère enjoué, sa douceur de vivre? La Slovénie est pour vous. Vous aimez les Balkans, leur âpreté, leur complexité, leur générosité, la longueur des jambes de leurs résidentes? La Slovénie est pour vous.

    Emir Kusturica a un jour joliment défini le drame de la Serbie et de sa capitale, Belgrade: «Pour l'Ouest, on est l'Est ; pour l'Est, on est l'Ouest.» Autre carrefour géographique européen, la Slovénie a réussi à transformer un problème topographique en atout touristique. Sans tradition étatique comme sa voisine croate, intégrée à l'empire des Habsbourg puis aux Yougoslavie royale et communiste du XXe siècle, pétrie de traditions et de coutumes à la fois germaniques, latines et slaves, cette nation «non historique» (pour reprendre la terminologie de Marx et Engels) célébrera l'an prochain les 25 ans de son indépendance. Celle-ci fut arrachée en moins de deux semaines estivales, au terme d'un microconflit qui ne fit qu'une soixantaine de victimes (dont, étrangement, quelques camionneurs bulgares).

    Comme si, chez les tenants d'une Yougoslavie fédérée, à la question «comment peut-on être slovène?», la curiosité l'avait alors emporté sur la colère: comment diable un si petit pays (sa superficie équivaut à celle de la Picardie) allait-il unir sous le même drapeau des habitants aussi différents que des pêcheurs du golfe de Trieste vivant dans des villages à l'architecture vénitienne ; des vignerons des bords de la Drave qui partagent avec les bûcherons et les bateliers des environs de Maribor la certitude très germanique que les sirènes existent ; les franciscains du couvent de Kostanjevica, à Nova Gorica, qui veillent depuis près de deux siècles sur le repos éternel de Charles X ; les résidents des cités thermales où trônent, au pied d'élégantes montagnes au museau vertical enneigé, des demeures altières qu'on croirait les modèles du Grand Budapest Hotel de Wes Anderson ; les paysans du Prekmurje, dont les fermes au toit de chaume surmontées de nids de cigogne, le dialecte improbable et la cuisine à base de goulache, ne soulignent que trop l'origine magyare ; les gardiens des châteaux Renaissance de la Carniole blanche, dont l'allure et le regard semblent les mêmes que ceux des personnages de gravures et de tableaux exécutés sous le règne de l'impératrice Marie-Thérèse, etc.?

    Le coeur battant de Ljubljana: le triple pont, la place Preseren, l'église franciscaine de l'Annonciation (XVIIe), les immeubles Art nouveau bâtis après le tremblement de terre de 1895.

    Le coeur battant de Ljubljana: le triple pont, la place Preseren, l'église franciscaine de l'Annonciation (XVIIe), les immeubles Art nouveau bâtis après le tremblement de terre de 1895. Crédits photo : Stephane Gladieu pour le Figaro Magazine

    La réponse se trouvait sur la place Tartini, à Piran, au bord de l'Adriatique, sur la façade d'une maison de style gothique ornée d'un lion sculpté tenant entre ses pattes une banderole. Sur celle-ci, une inscription: «Lassa pur dir» (Laisse-les dire). Ainsi fut fait et personne, en 2015, ne contesterait qu'il existe une identité slovène même si, hormis le fabuleux Gaspard Proust (né Gasper Pust à Novo Mesto), quelques skieurs, handballeurs ou basketteurs, et les nostalgiques du groupe de musique industrielle cher à Bertrand Burgalat, Laibach, les Français connaissent mal le sujet. A commencer par nos responsables politiques, confondant volontiers Slovénie et Slovaquie (et encore: par bonheur, peu d'entre eux connaissent l'existence de la région de Slavonie, pourtant toute proche, qui ajouterait un nœud supplémentaire à leurs cerveaux….

    La porte d'entrée de ce pays qu'entourent l'Autriche, l'Italie, la Hongrie et la Croatie est justement la ville qui portait autrefois le nom de Laibach: Ljubljana. Telles les préfectures françaises de jadis, posées au milieu des départements, la capitale de la Slovénie se situe presque en son cœur. Mieux: elle concentre, par son histoire, son climat, son architecture, sa géographie intime et surtout ses 280 000 habitants, l'essence même de cette «Suisse d'Europe centrale» dont plus de la moitié des terres est plantée de forêts peuplées d'ours, de loups, de cervidés et d'animaux sauvages, en faisant une destination courue des chasseurs de tout le continent.

    Se promener à Ljubljana, c'est d'ores et déjà visiter la Slovénie, en approcher l'humeur, en deviner la beauté, en apprécier la richesse. Une rivière vert émeraude la traverse gentiment, qui lui donne plusieurs atouts: des berges sur lesquelles flâner ou flamber, nuit et jour ; de multiples ponts plus ou moins anciens, plus ou moins larges, plus ou moins travaillés ; des façades d'immeubles à admirer lorsqu'on descend la Ljubljanica, qui enserre la vieille ville et ses trésors dans un coude affectif avant d'aller se jeter dans la Save, au nord-est de la cité. Les vieux Slovènes n'oublient jamais de rappeler qu'en 1941, l'ancien maire, âgé de 90 ans, s'y était précipité pour y mourir majestueusement, drapé dans un drapeau de la Yougoslavie royale, après l'annexion de Ljubljana par l'Italie fasciste.

    Le château de Ljubljana construit au XVe siècle sous le règne des Hasbourg pour protéger l'ex-capitale du duché de Carinthie, rebaptisée Laibach, d'une éventuelle invasion ottomane.

    Le château de Ljubljana construit au XVe siècle sous le règne des Hasbourg pour protéger l'ex-capitale du duché de Carinthie, rebaptisée Laibach, d'une éventuelle invasion ottomane. Crédits photo : Stephane Gladieu pour le Figaro Magazine

    Comme dans la majorité des villes de cette Europe qui fut au contact de l'Empire ottoman, Ljubljana a été construite adossée à une hauteur. Souvent, la proximité d'une colline qui surplombe une ville gêne et pèse sur le tempérament de ses habitants - comme une ombre. Surtout quand un château y est posé à son sommet. Ce qui est vrai à Prague ne l'est pas ici. Sans doute parce que ledit château se rapproche plus de grosses bâtisses seigneuriales des Balkans que du Hradcany kafkaïen. Après avoir servi d'arsenal et d'hôpital militaire, il a été joliment rénové, abrite un excellent restaurant, de fréquentes manifestations culturelles et un «Time Tour» en costumes qui en dévoile l'histoire agitée.

    Sur la centaine de marches de sa vieille tour comme sur ses portes, des dragons, des dragons et des dragons. Que l'on retrouve partout en ville sur les façades de bâtiments institutionnels et d'églises (souvent terrassés par saint Georges) ou sous la forme de sculptures modernes, de tags muraux, de discrets dessins, de pâtisseries, de cendriers, etc. Et sur le drapeau de la ville! Sans oublier ce pont Art nouveau enjambant la Ljubljanica, flanqué de quatre de ces créatures ailées, et qui porte le nom de pont aux Dragons. Explication: selon la légende, Ljubljana aurait été fondée par Jason, qui, après avoir dérobé la Toison d'or, aurait remonté le Danube et la Save jusqu'à un marais tout proche habité par un dragon à qui il aurait ôté la vie en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Et le monstre, curieusement, serait devenu le symbole et l'emblème de la cité bâtie à proximité…

    On ignore quel rôle joue le dragon dans l'agencement et le caractère de Ljubljana, mais, s'il existe, difficile de ne pas s'en réjouir. La ville est sûre, vivante, élégante, animée, festive. La vie y est relativement peu chère, l'atmosphère, douce. La cuisine qu'on y sert est éclectique. Soit d'inspiration italienne (risottos, gnocchis, poissons…), soit autrichienne (saucisses, desserts roboratifs, viandes panées…), soit hongroise (ragoûts paysans, légumes marinés ou farcis, porc séché…), soit balkanique (soupes au chou, grillades, pâtisseries salées…). Elle peut être aussi miraculeuse. On ne compte plus les restaurants dont les chefs ont littéralement inventé une gastronomie locale qui mêle divinement ces influences: la cuisine slovène est peut-être la découverte la plus étonnante à faire en 2015. Quand leurs décors seront à la hauteur de la saveur de leurs assiettes, les établissements locaux donneront des sueurs froides aux maisons françaises, espagnoles et scandinaves.

    Piran, une petite ville pittoresque, batie sur un promontoire triangulaire dont la pointe ressemble à la fière proue d'un navire.

    Piran, une petite ville pittoresque, batie sur un promontoire triangulaire dont la pointe ressemble à la fière proue d'un navire. Crédits photo : Stephane Gladieu/pour le Figaro Magazine

    Interdit à la circulation automobile (à l'exception de petites voitures électriques qu'on croirait sorties d'un épisode du Prisonnier), le centre-ville de Ljubljana est à la fois un bonheur pour ceux que les vieilles pierres, les bâtiments anciens et les églises passionnent, et un lieu de fréquentation appréciable pour les amateurs de bars branchés, de restaurants conceptuels ou de galeries d'art moderne et contemporain. Dans un périmètre de quelques centaines de mètres carrés, on admirera la monumentale porte sculptée de la cathédrale baroque Saint-Nicolas et les ors de son autel couvert de chérubins et d'angelots, la première paroisse jésuite de la région (Saint-Jacques), une fontaine du XVIIe en marbre de Carrare, une pléiade de maisons rococo, le palais Gruber, siège des Archives nationales, le triple pont de Joze Plecnik (XIXe), une colonne Napoléon (la ville fut la capitale provisoire des Provinces Illyriennes, qui ne furent pas un mauvais souvenir pour tout le monde puisqu'un décret de cette période ordonna l'émancipation des Juifs), la rue Miklosic et sa succession d'immeubles Sécession, avec leurs marquises et leurs couleurs qui les font ressembler à de grosses pâtisseries viennoises ; mais aussi le spectaculaire musée d'Art contemporain installé dans une ancienne caserne, une palanquée de bars à hipsters locaux avec musique techno, Fashion TV et fashion girls, des adresses branchées au point de porter des noms français (Agent provocateur, Cliché, Fétiche, Avant-garde, etc.), des jardins d'église accueillant des concerts de groupes fort peu catholiques (Metallica), la galerie d'Alina Vujic, qui abrite des œuvres de Wesselmann, Velickovic, Pistoletto, Mizokami ou du groupe IRWIN, etc.

    Le couvent franciscain de Kostanjevica, près de Nova Gorica, abrite les tombes des derniers Bourbons Charles X et Louis XIX. Son surnom: le «petit Saint-Denis».

    Le couvent franciscain de Kostanjevica, près de Nova Gorica, abrite les tombes des derniers Bourbons Charles X et Louis XIX. Son surnom: le «petit Saint-Denis». Crédits photo : Stephane Gladieu pour le Figaro Magazine

    On quitte Ljubljana avec regret mais non sans interrogations. Où se diriger? Vers les jolies Alpes Juliennes où se dresse, à près de 3 000 mètres, le mont Triglav, point le plus élevé du pays (qui figure, lui, sur le drapeau national)? Au sud-ouest, en direction de la côte adriatique et de ses villes et villages aux multiples trésors architecturaux baroques? Plein est, en Carinthie ou en Basse-Styrie, où chaque pierre, chaque arbre, chaque rivière renvoie le promeneur aux tumultes et aux fracas de l'Histoire? Ce sera le nord. A une heure de la capitale s'étend le lac de Bled. Le surplombant, un château. En son centre, une toute petite île (la seule du pays!) et son église.

    Au loin, la chaîne des Alpes. Ici, tout n'est que calme, luxe et volupté: raison pour laquelle la famille royale des Karadjordjevic, comme Tito, en avait fait sa résidence d'été. Dans un silence que trouble, épisodiquement, le roulement sonore du train régional qui passe au loin, on vient ici s'entraîner pour les compétitions d'aviron, dormir dans des cabanes aménagées dans la forêt ou dans les beaux hôtels bordant les eaux paisibles du lac, suivre des cures thermales, se marier dans l'église de l'Assomption ou y sonner la cloche du XVIe siècle (ça porte bonheur).

    Ou rencontrer le maire de Bled, Janez Fajfar, sur les murailles du château, observant à l'aube la nappe de brouillard qui enveloppe son cher lac. «Qui peut se lasser d'un tel spectacle immobile?» aime-t-il répéter, avant de retracer avec fougue l'histoire de la région: il y sera question de soudards napoléoniens chassés par des Andreas Hofer locaux (mais en jupons!), d'un Suisse, Arnold Rikli, faisant du lieu, au milieu du XIXe siècle, un paradis pour les naturistes, de héros très discrets aidant les Juifs à fuir les persécutions pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi d'anciens Tchetniks à échapper à la terreur titiste après 1945, etc. «Mais tout cela, vous le trouvez dans les livres!» lance-t-il avant de repartir au pas de course on ne sait trop où. La formule n'est pas innocente: c'est dans ce même château qu'est exposée une réplique de la première presse Gutenberg de la région sur laquelle fut imprimé, au XVIe siècle, le premier livre slovène…

    Posé sur un îlot de la rivière Krka, le château médiéval d'Ottocec a été restauré et tranformé en hôtel de luxe.

    Posé sur un îlot de la rivière Krka, le château médiéval d'Ottocec a été restauré et tranformé en hôtel de luxe. Crédits photo : Stephane Gladieu pour le Figaro Magazine

    D'un liquide l'autre. A l'est du pays, la région vinicole de Maribor abrite la plus ancienne vigne d'Europe, plantée il y a quatre siècles. Plus au sud, les environs de Novo Mesto sont aussi une terre à vins… et à eaux. Au milieu coule une rivière, la Krka, paradis des kayakistes, des truites, des pêcheurs et des âmes romantiques que troublera agréablement le cocktail forêts sombres - flots agités - brume inquiétante. A ceux-là, nous conseillerons aussi de mettre le cap à l'ouest pour s'enfoncer dans les entrailles humides de la terre, au cœur des incroyables grottes karstiques de Skocjan.

    A plus de 200 mètres de profondeur, un monde mystérieux multimillénaire fait de stalactites géantes, de gouffres naturels vertigineux, de ponts suspendus à faire pâlir les scénaristes d'Indiana Jones, de concrétions de glace aux formes évocatrices et aux couleurs invraisemblables, de souterrains sombres aux parois lissées par le temps et les infiltrations, de rivières grondantes se déversant en bruyantes cascades avant de s'échouer dans de paisibles vasques ou des minilacs. On en sort avec une seule envie: relire Voyage au centre la Terre en se disant: «J'y étais!» Un sentiment qui se prolonge si on veut bien se souvenir que le roman de Jules Verne se terminait sur les flancs du Stromboli.

    Car à quoi font penser ces proches stations balnéaires qui émaillent les quelques kilomètres slovènes de côte adriatique, sinon à l'Italie? Des palais baroques couverts de stucs rococo, de fresques et de ferronneries comme on en trouve en Vénétie ; des églises flanquées d'un campanile et laissant à admirer en leur sein statuettes, peintures et sculptures dignes de leurs homologues du nord du golfe de Trieste ; des petits bateaux de pêche et des fiers voiliers se croisant et se toisant au large des anciennes salines qui firent la richesse de la région durant des siècles, etc. Et que dire de Piran, bâtie sur un promontoire triangulaire dont la pointe ressemble à la fière proue d'un navire? Ses ruelles, ses places, ses palaces, ses balcons, sa cathédrale: tout y est comme les villes jadis propriété du Doge…

    Pour se réveiller de ce rêve d'Italie: observer les visages des jeunes Slovènes. S'y lisent cette fraîcheur et cette beauté qui sont aussi celles des paysages chastes de ce pays: discrètes, modestes, comme ces sources forestières qu'on devine plus qu'on voit ou qu'on entend. La Slovénie, c'est le jardin ombrageux du voisin dont on n'a longtemps fait que soupçonner la beauté à travers sa clôture. Chance: celle-ci est maintenant largement ouverte.


    Carnet de voyage

    Ljubljana est une invitation permanente à faire la fête, en particulier sur les bords de la Ljubljanica, noire de bars, brasseries et estaminets où l'on boit, bavarde et danse jusqu'à plus soif.

    Ljubljana est une invitation permanente à faire la fête, en particulier sur les bords de la Ljubljanica, noire de bars, brasseries et estaminets où l'on boit, bavarde et danse jusqu'à plus soif. Crédits photo : Stephane Gladieu pour le Figaro Magazine

    Utile

    Office du tourisme de Slovénie (www.slovenia-tourism.si). Guides: Lonely Planet et Petit Futé.

    Y aller

    Avec Air France (3654 ; www.airfrance.fr). Vols effectués par Hop régional: à partir de 185 €.

    Organiser son voyage

    Calqué sur le modèle anglo-saxon du Personal Travel Advisor, et désormais membre du réseau d'agences de voyages de luxe Virtuoso, Voyages Confidentiels (www.voyagesconfidentiels.fr ; 09.70.17.00.04) propose des séjours sur mesure dont les maîtres mots sont service, adaptabilité et efficacité. Sur un canevas comprenant vols, transferts, déplacements en véhicule privatif, logement, restauration et visites guidées des lieux indispensables, le séjour de 10 jours/9 nuits est à partir de 2 590 € par personne.

    Notre sélection d'hôtels

    Dobra Vila Bovec.

    Dobra Vila Bovec. Crédits photo : Stephane Gladieu pour le Figaro Magazine

    A Ljubljana, l'offre hôtelière est considérable mais assez limitée (donc précieuse) dans le centre historique de la ville. On y trouve plusieurs palaces comme l'Antiq Palace (00.386.40.638.163 ; www.antiqpalace.com), membre des Small Luxury Hotels of The World. A partir 12

  • John Keats

    John Keats

    Les rêveries de l’effacement

     

     

     

     

    John Keats

     

    Ici repose celui dont le nom était écrit dans l'eau (Here lies one whose name was writ in water).

     

    Cette simple épitaphe sur la tombe de John Keats, écrite et voulue par lui, dit tout de son passage « liquide » parmi nous.

    Il s'en va flottant dans les fleuves patients du temps, John Keats, basculé dans l'autre rive avant son temps, avant les fruits mûrs même.

    Pour lui Shelley, son "ami", son protecteur, qui se noya dix-huit mois après la mort de Keats, et sur qui l'on retrouva un recueil des poèmes de Keats aura écrit:

    Paix, Paix

    Il n'est pas mort,

    Il n'est pas endormi

    Il s'est réveillé

    De ce rêve qu'est la vie.(Adonaïs)

    Ils reposent côte à côte désormais au cimetière protestant de Rome.

     

    Paix donc à John Keats qui avait su dire « La poésie de la terre ne meurt jamais ».

    Mais aussi:

    Disparaître loin, m’évanouir, me dissoudre et oublier

    Ce que toi, ami des feuilles, tu n’as jamais connu,

    Le souci, la fièvre, le tourment d’être

    Parmi les humains qui s’écoutent gémir. (Ode à un rossignol, traduction Alain Suied)

    John Keats fut le poète de l'effacement, l'amoureux de l'obscur. Celui d'une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l'attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d'éthique et de morale, d'affects romantiques et de visions transcendantes. Le poète d'Endymion et d'Hypérion aura inspiré les sagas éponymes de Dan Simmons.

     

    Il flotte comme l'aérien de la voix d'Alfred Deller sur ses vers ailés.

    Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d'or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.

    Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l'égal de Shakespeare. Il reste celui que l'on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. En France malgré quelques traductions, Paul Gallimard, Yves Bonnefoy et par-dessus tout Alain Suied aux éditions Arfuyen, John Keats reste en marge de nos adorations. La réticence devant les longs poèmes épiques peut se comprendre, mais comment ne pas se fondre dans ses odes, qui n'ont d'égal que peu de poèmes, (Hölderlin, Novalis,...).

     

     

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    John Keats et le sortilège des mots

     

    Il est difficile de percevoir en notre langue, sans le déflorer, son univers vibrant à l'écoute du rouge-gorge et du vent tendre. Les insectes et les rossignols se mêlent aux dieux et aux automnes mélancoliques.

    «John Keats ou le sortilège des mots» s'intitulait un dossier de Christian La Cassagnère, et il s'agit bien de sortilèges pour agencer ainsi des mots avec cette fluidité faite des fils d'araignée des rosées du matin.

    Ses vers semblent s'évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.

    D'une voix douce venant des bords de l'oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l'innocence.

    Pour moi sa poésie sent les amandiers en fleurs, la tendre nuit, mais aussi la nuit fraîche de la mort espérée, les planètes inconnues.

    Sa recherche éperdue de la beauté semble indolente, évidente, malgré son affirmation péremptoire: «La beauté est la vérité, et la vérité est la beauté». Cet axiome réducteur, il ne se l'appliquera pas à lui-même. Il fera plutôt sienne cette phrase de Valéry  « L'amour a la puissance du chant, si vous ne le savez pas, allez le demander au rossignol ».

    Keats le savait, il était lui-même rossignol.

     

    Keats

    John Keats, éternel adolescent, semble ne jamais avoir eu son content d'hirondelles, elles passent encore en lui, entraînant la nappe du ciel avec elles. Sa poésie semble un doux périple entre des chemins bordés de saules et de noisetiers, de fantômes et de visages de femmes enfuies. Des dieux endormis sont les bornes où se glisser.

    Elle est gorgée d'images et de désirs, de formules magiques d'un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.

    Elle est une alchimie des regrets et des espérances.

    Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée.

    Lui le fragile, le passant éphémère, l'orphelin, l'amoureux mal récompensé, ne trouvait de réconfort qu'en se projetant dans la nature éternelle.

    Il avait soif de transcendance et prenait son envol vers l'ailleurs par ses mots.

     

    S’effacer, se dissoudre, et surtout oublier

    ce que toi tu n’as jamais su parmi les feuilles

    La lassitude, la fièvre et le souci,

    Ici, là où se tiennent les hommes et s’écoutent chacun gémir. (Ode au rossignol).

     

    Telle semblait être son aspiration, avec cette sourde fascination pour cette mort douce et tendre, qui lui tenait déjà compagnie depuis si longtemps et lui mettra la main sur l'épaule fermement dès 1820, après avoir fauché ses proches.

     

    Dans le noir, j’écoute ; oui, plus d’une fois

    J’ai été presque amoureux de la Mort,

    Et dans mes poèmes je lui ai donné de doux noms,

    Pour qu’elle emporte dans l’air mon souffle apaisé ;

    à présent, plus que jamais, mourir semble une joie... (Ode au rossignol, traduction Suied)

    .

    Cette tentation de cesser d’être, à minuit, sans aucune souffrance, sera en filigrane dans ses vers et dans sa courte vie. Il était lumineux, idéaliste.

    Lui le pauvre, l'autodidacte, le roturier parmi ses pairs poètes d'une autre classe sociale, il avait la tête dans les nuées et ses visions allaient vers un envol dans ces mots et par ses mots. Comme un somnambule il traverse dans un rêve éveillé ce monde, se demandant s'il dort encore ou s'il est éveillé. Adorateur des sensations, « Ô qu'on me donne une vie de sensations plutôt qu'une vie de pensée! » Il fut exaucé, mais dans la brièveté.

    Peu importe, il est passé, sorte d'elfe perdu dans ses visions.

    Au lieu du monde des sensations il hume tous les parfums de l'imagination. Il s'y dilue, il fait passer l'intensité du monde dans l'intensité de ses vers. Mais cette intensité ne sert qu'à mieux s'effacer. Comme ses mots il est devenu une réminiscence.

     

     

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    Traces de vie

     

    Une chose de beauté est une joie éternelle.(Endymion).

     

    Sa très courte vie, son encore plus brève vie créatrice, aura eu l'éternité de la beauté.

     

    Il naquit à Londres, (Finsbury Pavement), le 31 octobre 1795. Il était fils d'un palefrenier. Orphelin de père à dix ans, il perd sa mère à l'âge de quinze ans. Il est plongé dans le monde de la littérature antique et celle de son temps, et il se voue au culte de la beauté, il fait allégeance au transcendant. En fait Keats « découvre qu’il ne peut exister sans poésie – sans poésie éternelle ». Au travers uniquement de traductions, et de dictionnaires illustrés, il se recrée l'harmonie grecque sans connaître cette langue. Son éducation se fera à Enfield dans une petite école tenue par un pasteur.

    Il interrompit des études de médecine en 1814, alors qu'il avait près de vingt ans, préférant se tourner vers la poésie que vers la dissection. Ses premiers poèmes les sonnets « Oh, Solitude if I with Thee Must Dwell » et « Après une première lecture de l'Homère de Chapman », parurent en 1816. Son premier véritable recueil de poèmes, intitulé simplement « Poèmes » est publié en 1817.

    Shelley se disait son grand ami et Byron son admirateur, malgré une certaine réserve de classe envers le « cockney », le londonien de basse couche. Et puis cette sensualité et ce paganisme au milieu de la société victorienne, cela faisait mauvais genre.

    Son génie précoce est encore un mystère. Ses contemporains ne l'aimèrent guère.

    Son deuxième recueil, 1818, Endymion, est une allégorie sur les amours d'un homme et de la déesse Lune. Il fut totalement incompris, tant sa novation était grande et son sens obscur. Sa pleine maturation poétique se situe entre 1818 et 1820. Mais déjà la phtisie et une maladie héréditaire le poursuivent. La mort de son frère Tom en 1818, l'accable.

     

    Son troisième et dernier recueil à paraître de son vivant contient ses plus belles œuvres, les odes dont Ode à l'automne, Ode sur une urne grecque, Ode sur la mélancolie et Ode à un rossignol. Mais aussi le poème inachevé « Hypérion », la Veille de la Sainte-Agnès, et d'autres poèmes sur des thèmes mythiques de l'Antiquité, de la chevalerie du Moyen Âge. Son amour passionné pour Fanny Brawne, restera inaccompli, en tout cas peu compris. Ses lettres à Fanny sont déchirantes, il l'idéalisa et l'aima jusqu'à la profonde souffrance.

    À l'automne de 1820, la tuberculose est diagnostiquée, et pressé par les médecins, Keats se rend d'abord à Naples, puis à Rome, accompagné du fidèle Joseph Severn son seul véritable ami. Il y mourut le 23 février 1821, dans sa petite maison de la Trinita dei Monti, sans avoir les dix ans de poésie qu'il espérait. Il n'aura pas vu les fleurs du printemps, ni entendu le rossignol. Il le savait et il écrivait « Je sens les fleurs pousser sur moi ».

     

    John Keats a vécu ainsi: « J’ai aimé le principe de beauté en toute chose ». Et sa vie de poète fulgurant n'aura été que de cinq ans de 1816 à 1821. Cinq années intenses, flamboyantes pendant lesquelles il tente tous les chemins, toutes les quêtes ferventes, tous les styles de l'ode au sonnet, de l'intime à l'épopée. Seul il a retrouvé la vérité et la beauté, le mythe et le simple. Il n'aura vécu qu'en poésie et pour la poésie.

    Ce n'est qu'après sa mort que l'on découvrit ses derniers textes essentiels: « la Veille de la Saint-Marc » (1848), « la Belle Dame sans merci » (première version publiée en 1888) et surtout ses Lettres, merveilleux poèmes en prose.

    Les mélodies que l'on entend sont douces, mais celles que l'on n'entend pas

    Sont plus douces encore : aussi, tendres pipeaux, jouez toujours,

    Non pas à l'oreille sensuelle, mais plus séduisants encore

    Modulez pour l'esprit des chants silencieux...  Keats Ode à l'urne grecque.

     

    Keats module les mélodies indicibles, celles des allégories.

     

    Gil Pressnitzer

     

     

    Keats et l’allégorie

     

     

    Le premier poète de notre Modernité

     

    L'allégorie est pré-interprétation d'un événement ou d'un fait – une manière de « récit » qui ouvrirait en même temps à sa « traduction » irréfragable dans l'expérience humaine.

    Comme Paul, par exemple assura que l'Ancien (?) Testament n'est que la pré-figura-tion, le topos du « Nouveau ».

    Comme Saint-Augustin baptisa « prophéties réelles » les événements relatés dans la Thora, préfiguration, annonce, annonciation des épisodes de la vie de Jésus (Yeshoua).

    Comme la pensée Platonicienne est d'emblée allégorie - monde des idées mais chemin vers l'immuable, abstraction, « géométrie » mais recherche d'une objectivité difficile à démentir, totalisatrice.

     

    Keats « annonce » la dés-incarnation moderne. Mais en sauvant la « beauté » au prix de sa vie même, en incarnant alors...le poétique - refusé par Platon, Paul, Hegel!

    Nouvelle « objectivité »: le poète n'est « rien » - il est à la fois un objet, un animal, un vase, une fleur : son « identité » se déduit de son ABSENCE à lui-même.

    La Poésie devient, redevient chemin VERS la vérité, union, réunion (non plus lien, religion) du mot et de la chose, de la vie rêvée et de l'INNOCENCE EN CONSTRUCTION.

     

    A partir des allégories anciennes allait naître un Dogme (et ses institutions), un DIS-COURS DE LA VERACITE affirmée et de la fausseté supposée de la parole de l'autre.

    Le poète désormais cherchera le vrai sous toutes les apparences et les idées convenues par le discours « social ».

    Dante, entre Empire et Papauté distingue entre allégorie et symbole. Goethe, longtemps après, interrogea la « teneur de vérité » du symbole.

    Poètes majeurs, ils surent interroger les mérites et les troubles de l'allégorie - Goethe au prix d'un rejet daté de la vision « moderne » et européenne de Friedrich Hölderlin...

     

    John Keats

    Keats propose un contre-modèle, qui ouvre à la Modernité, qui préfigure Baudelaire : le poète dé-sacralise le langage (non la langue ni la parole poétique...) et les critiques contemporains haïrent le poète des « Odes » sur ce point! Mais dans le même mouvement, il fait de l'allégorie poétique ...la seule réalité accessible, déchiffrable....

    Le poète fuit le monde qui re-devient Barbare ou qui invente une industrialisation de la Barbarie...

    Keats doute des mythes et des allégories, les trouble de l'onde et de l'ordre du Désir (« La vigile de la Sainte-Agnès ») et insiste sur la quête du Vrai...cet insaisissable...cet Absolu...

    Il rejette la « véracité » et l'allégorie anciennes (Blake, déjà, avait refusé Dante!) pour puiser dans la parole poétique elle-même une lueur dans la nuit du Sens.

     

    Walter Benjamin, lecteur de Goethe et de Baudelaire, montrera que l'EXPERIENCE du monde, des choses devient le contrecoup de la perte de « l'aura »: l'allégorie vainc le symbole et ouvre à « l'autre » absolu du monde!

    Le fondement de l'intuition allégorique chez BAUDELAIRE SE TROUVE, NOUS DIT BENJAMIN dans la « dévalorisation » spécifique des choses propre à « la MARCHANDISE ». Keats, plongeant dans l'Absolu de la « Beauté » (« A thing of beauty is a joy for EVER ») sacrifie la poésie ancienne, ses mythes, sa sacralité, se fond dans l'ENIGME du monde pour inventer un devenir au poète dans la modernité qui le NIE, le dévalorise : l'invention d'une allégorie nouvelle, le passage ultime de l'EXPERIENCE à l'INNOCENCE - mais éprouvée comme une expérience humaine, trop humaine de notre PRESENCE au monde poétiquement familier et inconnu.

     

    Alain Suied

     

    Post-scriptum sur Alain Suied et Keats

     

    Alain Suied est mort le 24 juillet 2008. Il se savait condamné depuis plusieurs semaines et consacra ce temps à la méditation d’un poète qu’il aimait depuis toujours entre tous : John Keats. Depuis l’hémorragie de février 1820, Keats lui aussi avait vécu sa dernière année comme une « vie posthume ». Et Keats lui aussi souffrait que ses poèmes ne rencontrent pas un accueil plus chaleureux et fera graver sur sa tombe l’épitaphe suivante : « Here lies one whose name was writ on water » (Ci-gît un dont la gloire fut écrite sur l’eau). Terrible répétition des choses à deux siècles de distance… En 1990 avait paru aux Éditions Obsidiane la traduction de La Vigile de la Sainte-Agnès de Keats par Alain Suied, puis, en 1994, dans les Cahiers d’Arfuyen sa traduction des Odes, suivies de La Belle Dame sans Merci. Alain Suied avait souhaité que l’ensemble soit repris en un seul volume avec de nouveaux textes de présentation. Il avait eu le temps de relire le volume et ne cessa de l’enrichir des aperçus neufs que sa relecture passionnée des textes de Keats suscitait en lui durant sa propre maladie. Grâce à Alain Suied, nous pouvons lire Keats non plus comme « le grand poète anglais » mais comme notre contemporain : « En modernisant (à outrance ?) ma traduction, écrit Suied, je ne fais que suivre l’exemple et l’injonction du poète. N’est-ce pas à travers ses choix si “subjectifs” (et tellement moqués à son époque !) qu’il a ouvert la voie à toute la Poésie moderne ? » C’est le privilège du grand traducteur de donner à relire les classiques autrement. C’est le cas d’Alain Suied avec Keats. Lisons les premières lignes de sa préface des Odes : « « Puérile », « maladive », « vulgaire », « abstraite », « répétitive », « licencieuse », « insensée » : on ne saurait citer tous les qualificatifs qui accueillirent, au XIX° siècle, en Angleterre, la publication des poèmes de Keats.

     

    John Keats

    Cette œuvre vouée à la beauté et au malheur du vivant, à la quête d’une allégorisation vivace de la brièveté et de la disparition d’une existence, à l’éloge d’Homère et de Dante et à la remise en question des conceptions poétiques de ses contemporains et désormais tenue pour la plus influente dans l’univers si riche et si varié de la poésie moderne de langue anglaise, fut l’objet des sarcasmes et des insultes de nombre de ses contemporains. »

     

    Parlant de Keats, il est évident que Suied parle aussi de lui-même. Si pudique, n’est-ce pas sa propre analyse qu’il nous livre en poussant la lecture de Keats dans les zones de l’inconscient ? « Quelque chose, écrit Suied, se cache derrière ce rejet presque unanime. Et si Keats, mort à 26 ans, avait à la lettre incarné la pensée (ou l’impensé) romantique? (…) Avec les Odes et avec la Vigile, quelque chose d’autre a lieu. (…) Loin du « mâle’ » byronien, hanté par la femme-sœur, Keats abolit le féminin par cette brisure même : répondre à l’Archaïsme, à la figure maternelle intériorisée, non par la célébration romantique, mais par l’identification qui annulera, apaisera l’infinie différence. (…) Le féminin n’est pas le « faible’ », le « yin », l’abandon – mais la lutte avec l’Archaïque, le jeu cruel et vital avec le naturel. Le mouvement des Odes est le mouvement même du Romantisme : le retour à la Mère, le refus de l’ordre socio-politique, de la révolution industrielle – mais amené jusqu’à ses ultimes limites, jusqu’à ses fins dernières. »

    © Copyright Editions Arfuyen 2009

     

     

    Gérard Pfister

     


     

     

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    Choix de textes

     

     

    Ode à un rossignol

     

    (in Les Odes,

    trad. Alain Suied, Éditions Arfuyen)

     

    Mon cœur souffre et la douleur engourdit

    Mes sens, comme si j’avais bu d’un trait

    La ciguë ou quelque liquide opiacé

    Et coulé, en un instant, au fond du Léthé :

    Ce n’est pas que j’envie ton heureux sort,

    Mais plutôt que je me réjouis trop de ton bonheur,

    Quand tu chantes, Dryade des bois aux a

  • Ouzbékistan : la caravane des artisans

    Home VOYAGE Voyages

    EN IMAGES - Jadis étape sur la route de la soie, l'Ouzbékistan regorge de sublimes monuments, mais aussi de trésors vivants. Ses potiers, brodeurs, peintres miniaturistes et tisserands inspirent les créateurs de l'Occident et nous guident dans un Orient chatoyant.

     

    Tachkent, automne 2014. Le vent se lève sur la capitale. Une brise légère enveloppe les larges artères bordées de parcs. Les chaleurs estivales se sont évanouies avec la chute des premières feuilles. Derrière les vitres du taxi Lada, défile le décor sans charme d'une grosse ville postsoviétique d'Asie centrale de 335 km² pour près de 3 millions d'habitants. Victime d'un tremblement de terre dévastateur en 1966, elle fut reconstruite dans un style… cher aux apparatchiks! Malgré quelques belles madrasas, la bibliothèque des corans, la «ville de pierre» n'est réputée ni pour sa beauté ni pour sa «qualité de vie». Riche de nombreux musées (des Beaux-arts, des Arts appliqués, de la Photographie…) et centres culturels, elle constitue pourtant un intéressant préambule pour qui veut découvrir le pays à travers le prisme de l'art et de l'artisanat.

    Ce vendredi, on fête l'inauguration de la nouvelle saison culturelle du théâtre Ilkhom, un des rares rendez-vous de l'avant-garde artistique contemporaine. La flamme de son fondateur - Mark Weil, assassiné en 2007 pour sa pièce Imitations du Coran - continue d'éclairer les consciences. Le pays à forte majorité musulmane est une république officiellement laïque, le port du voile islamique interdit, mais la religion reste un sujet tangible. Cependant, comme le rappelle le Quai d'Orsay: «L'Ouzbékistan fait de sa stabilité et de sa sécurité des priorités. A ce titre, les mesures visant à contrôler les activismes religieux, terroriste et extrémiste se sont multipliées depuis les attentats survenus en 2004. La situation à Tachkent est très calme (…).» Fermons la parenthèse! Une scène de rock a été installée pour un concert unique (chanté en ouzbek), des saynètes se jouent en russe au sous-sol, et dans les espaces semi-couverts - lieu alternatif qui rappelle le Berlin-Est du début des années 2000 - se déroule le vernissage du peintre Maxime Vardanian. Des grands formats complexes et fleuris. «Après avoir vécu dix ans rue des Beaux-Arts, à Paris, je suis rentré en Ouzbékistan où j'ai trouvé une nouvelle source d'inspiration. Certes, il n'y a ni frénésie ni marché de l'art ici, mais il n'y a pas de stress, ni d'antidépresseurs non plus.» Sa femme, Daïma Vardanian, artiste elle aussi, a guidé Agnès Costa, une des directrices de Fragonard - la marque grassoise de parfums et de déco -, auprès des meilleurs artisans ouzbeks. Ensemble, ils ont élaboré une collection entière de vaisselle, du linge de maison, des vêtements et des accessoires bariolés, vendus dans toutes leurs boutiques pour Noël.

     

    Jeunes filles en tenue traditionnelle exposant des suzanis dans le complexe de la Koukhna Ark, ancienne résidence fortifiée des khans, les seigneurs de Khiva. Crédits photo : Eric Martin

    En guise d'introduction aux métiers d'arts ouzbeks, direction le musée des Arts appliqués, aménagé dans une charmante maison traditionnelle. Une enfilade de salles présentent les bois sculptés, tapisseries, broderies, ikats et céramiques qui font la fierté du pays. La romancière Lyane Guillaume, épouse d'Olivier Guillaume, conseiller culturel en poste à Tachkent après des années de missions en Inde, en Afghanistan, en Ukraine… retrouve «dans cet ancien carrefour de la route de la soie, un condensé du meilleur de l'Asie centrale».

    A 985 km à l'ouest, Khiva. La perle du désert de Karakoum brille depuis la nuit des temps,puisqu'une légende raconte qu'elle fut fondée par Sem, le fils de Noé, autour d'un puits jaillissant. Plus sérieusement, cet ancien comptoir de la route de la soie connut son apogée de 1512 - date à laquelle la cité fut décrétée capitale de la région de Kharezm (l'ancienne Choresmie d'Hérodote) - jusqu'à la fin du XIXe siècle avec l'expédition du général russe Kaufman et la soumission de son khan au tsar. Célèbre par le passé pour son marché d'esclaves, Khiva connaît aujourd'hui la quiétude d'une ville-musée, scindée en deux parties: Dichan-Kala, la ville extérieure et Itchan-Kala, la cité intérieure. Une gigantesque toile architecturale ceinte de remparts d'adobe, éclaboussée d'un magnifique camaïeu de mosaïques et faïences bleu-vert. A l'intérieur de cette cité fortifiée, aujourd'hui entièrement piétonne, les ruelles ombragées serpentent entre la citadelle, le palais Tach Khaouli, une kyrielle de madrasas, le minaret d'Islam Khodja, les mausolées de Pakhlavan Makhmoud et Sayid Alaouddine, la mosquée Djouma - celle du vendredi - avec ses 218 piliers de bois ciselé. Un travail d'orfèvre, perpétué par Hassan Jumaniosov, représentant de la sixième génération d'une fameuse famille de sculpteurs sur bois de Khiva. Dans cinq ateliers, les sept enfants de la fratrie, ses neveux et ses cousins, travaillent manuellement l'orme, le noyer, le platane… dans le respect de la tradition. «Il faut douze ans de formation pour prétendre au titre de maître artisan, dit-il humblement dans un demi-sourire. Ce métier coule dans nos veines et se transmet par le sang.» La ville abonde de piliers et de portes de bois ciselé que l'on découvre par inadvertance, en flânant le nez au vent. «Vous verrez, à Khiva, beaucoup de motifs ornementaux circulaires, qui sont une de nos spécificités. Je mets deux mois entiers pour sculpter, seul, une porte ; c'est un travail minutieux mais physique, d'où les tarifs en conséquence, soit à partir de 4 000 euros pour un bel ouvrage.» A une autre échelle, plus éphémère, le boulanger a lui aussi le sentiment d'accomplir une œuvre en décorant son pain chaque matin. Les galettes ouzbèkes, à l'odeur si appétissante, ont la particularité d'être piquetées de formes géométriques décoratives. A chaque ville son motif et sa forme, qui font de chaque pain un blason.

     

    Le Registan, monument emblématique de Samarkand. Ici, la madrasa Ulug Beg - le savant petit-fils de Tamerlan-. Crédits photo : Eric Martin

    A Boukhara, autre pain, autre décor. La ville la plus sainte d'Asie centrale fut un haut lieu d'étude et de prière, particulièrement rayonnant au Xe siècle. Une étape majeure sur la route de la soie, ponctuée de prestigieux monuments religieux. Majestueuses mosquées, nombreuses écoles coraniques (de Koukeldach, qui fut la plus grande de l'Asie centrale au XVIe siècle, à Isteza, la plus petite - dont l'histoire extraordinaire vous sera contée par la charmante Irina, la directrice du Centre culturel français, installé en son sein)… Puis la forteresse de l'Ark. Les trésors de l'architecture hydraulique, dont le Liab i-Haouz, un des 200 bassins de la ville, où toutes les générations se retrouvent le soir à l'ombre des mûriers. Et, bien sûr, les vestiges des caravansérails, les dédales du bazar, ses passages et coupoles marchandes, son cortège de fabricants de tapis artisanaux précieux, de bijoutiers, de marchands d'épices et autres artisans aux savoir-faire séculaires… «N'oublions pas le bazar et les magasins spéciaux où des vêtements étalés captivent le regard de l'acheteur. On épuise dans ces costumes tous les moyens de faire contraster les couleurs les plus éclatantes.» Ces mots, écrits par l'écrivain voyageur Arminius Vambéry au début des années 1860, n'ont pas pris une ride! On savoure, assis en tailleur dans une tchaïkhana - maison de thé populaire -, ce texte truculent, extrait de Mes aventures et mes voyages dans l'Asie centrale, de Téhéran à Khiva, Boukhara et Samarkand, en attendant la visite de Rakhmon Toshev. Celui que l'on appelle Abdu se dit être le seul homme brodeur, spécialiste des suzanis, travaux d'aiguilles (suzan, en persan) traditionnels de l'Ouzbékistan.

     

    Rakhmmon Toshev, le brodeur de Boukhara. Sa maison historique est une véritable caverne d'Ali Baba des tissus. Crédits photo : Eric Martin

    C'est sa grand-mère qui lui a appris, à l'âge de 7-8 ans, ce métier normalement réservé aux femmes depuis la révolution. Historiquement, les premiers suzanis seraient apparus à la fin du XVIIIe siècle, à l'époque de Hadji Murad. L'émir de Boukhara, féru de précieux apparats, passa commande de somptueux vêtements, d'accessoires - notamment d'extraordinaires couvertures pour chevaux - et de tentures brodés, jusqu'à sa chute, en 1921. On perçoit dans les dessins, les couleurs, les formes de ces travaux, les influences convergentes des contrées au carrefour de la route de la soie. Cet artisanat devint l'apanage des femmes qui occupaient leurs journées d'hiver à la confection de leur futur trousseau ou de celui des femmes de la famille à marier. Elles maniaient à merveille le point de chaînette et un double point de boutonnière pour réaliser des motifs végétaux sur des tissus de soie ou de coton. Chez les Toshev, le savoir-faire se transmet en ligne directe depuis plus de quatre générations. On est soit brodeur, soit peintre miniaturiste, comme Davron, le frère aîné. Artiste, expert, collectionneur et professeur, Davron est un érudit en la matière. Pédagogue, il aime rappeler qu'«au XVIe siècle, c'est Babur, le descendant de Tamerlan et de Gengis Khan, poète et fin lettré à ses heures, qui apporte l'art de la peinture miniaturiste en Inde lorsqu'il part fonder l'empire moghol. L'art de la miniature est apparu dans la région de l'actuel Ouzbékistan au VIIIe siècle, suite à l'invasion des Arabes qui interdirent les images figuratives. Les artistes ont alors commencé à peindre en cachette de très petits formats qu'ils pouvaient dissimuler dans les livres ; ainsi naquirent les miniatures.» Aujourd'hui de pseudo-artistes colonisent les rues de Boukhara pour vendre leurs peintures. Mais seuls quatre d'entre eux peuvent prétendre à une maîtrise parfaite du trait.

     

    La passion du métier se transmet de père en fils. Voire de l'oncle à ses neveux comme ici chez les Jumaniosov, célèbres graveurs et sculpteurs sur bois de Khiva. Crédits photo : Eric Martin

    Des champs de coton bordent la route qui nous guide vers Samarkand. De petites taches de couleur s'agitent au milieu des boules blanches. Ce sont les fichus fleuris des cueilleuses (qu'il est interdit de photographier pour ne pas les perturber dans leur labeur!). Les plantations s'étirent à perte de vue. Une monoculture imposée par la folie stalinienne, dans une région si peu appropriée. En chemin, arrêt à Guijdouvan, une ville qui comptait plus de quarante familles de potiers avant la Seconde Guerre mondiale. Il reste aujourd'hui Abdullo Narzullaev, issu d'une lignée de céramistes depuis plus de deux siècles. Son travail est aujourd'hui protégé par un programme de l'Unesco. Outre les stages pour étudiants étrangers, il organise des visites de l'atelier, du four et de son musée privé. Sur deux photos jaunies, on le voit prendre la pose aux côtés d'Hillary Clinton ou encore du prince Charles, tel le gardien du temple. «Vous savez, les ateliers ont fermé pour deux raisons. Avec le communisme, les potiers ont été envoyés de force à l'usine, puis avec le monde moderne les gens ont préféré acheter de la vaisselle made in China produite en quantité industrielle, bien meilleur marché. Mais je suis heureux car mon fils Akmal, inscrit à la faculté de céramique de Tachkent, pour quatre années d'études, prendra un jour la relève.» Ses plats, jarres et autres pièces originales, façonnés, glacés et décorés à la main, se déclinent dans des tons de jaune ou de vert typiques de la ville. Par opposition aux nuances de bleu, caractéristiques de la vallée de la Ferghana, LA région historique des potiers. Plus de 90 % des céramiques ouzbèkes proviennent de cette vallée aux flancs argileux d'une qualité exceptionnelle.

     

    Bouhara: son bazar, ses coupoles marchandes, ses passages couverts et ses caravansérails. Crédits photo : Eric Martin

    Mais avant de rejoindre la Ferghana, la mythique Samarkand se profile à l'horizon. Lorsque Alexandre le Grand la conquit en 329, il s'exclama: «Tout ce que j'ai entendu sur Maracanda (l'antique Samarkand: ndlr) est vrai, sauf qu'elle est plus belle que je ne l'imaginais.» Outre ses incontournables chefs-d'œuvre: le Registan, le mausolée de Tamerlan, la mosquée Bibi Khanoum, la madrasa Ulug Beg…, le musée d'Afrasiab mérite le détour. L'archéologue français Frantz Grenet, professeur au Collège de France et directeur de la Mission archéologique franco-ouzbèke de Sogdiane depuis vingt-cinq ans, nous y attend pour une présentation de laPeinture aux ambassadeurs qui orne la salle de réception d'une demeure aristocratique du VIIe siècle. «Une écriture en sogdien, la langue du pays à l'époque préislamique, mentionne la réception d'ambassades par le roi Varkhuman, du clan Unash.» Voilà pour l'origine de l'œuvre. Quant à ce qu'elle montre, vêtements, tissus, présents, rouleaux de soie peints sont autant de témoignages de l'extrême finesse de l'artisanat à cette époque. Aujourd'hui, l'Ouzbékistan est le troisième pays producteur de soie au monde et Marguilan, dans la vallée de la Ferghana, en est le foyer historique. La soie et les ikats ouzbeks n'ont de cesse d'inspirer les stylistes. De Dries Van Noten à Gabriella Cortese, la créatrice de la marque ethnique chic Antik Batik portée par Carla Bruni ou Vanessa Paradis. «Chaque saison, nous dit-elle, je remonte la route de la soie par la pensée pour trouver l'inspiration.» Récemment ce sont les créateurs de Gucci et de Versace qui se sont rendus à la fameuse fabrique de soie de Yodgorlik, pour commander les ikats qui ont inspiré les petites robes chatoyantes du printemps-été 2010. En foulant le seuil de cette fabrique ancestrale, on découvre le concept de l'usine heureuse. Version old school. Chaque bâtiment est consacré à une étape du process, du nettoyage des cocons au filage, en passant par la teinture, la réalisation des ikats (procédé de décor du textile créé en ligaturant les écheveaux avant les teintures), le tissage… Les femmes se relaient pour faire la cuisine dans la cour ou bercer le bébé endormi sous le mûrier. Maxime Vardanian avait sans doute raison: le stress, elles ne connaissent pas!


    Carnet de voyage

     

     

    Y aller

    Aeroflot (01.48.16.90.87 ; www.aeroflot.ru) assure des liaisons quotidiennes Paris-Tachkent via Moscou. Ä partir de 510 € l'aller-retour. Turkish Airlines (0.825.800.902 ; www.turkishairlines.com) propose au départ de Paris des vols quotidiens (sauf le dimanche) pour Tachkent via Istanbul. A partir de 509 € l'aller-retour.

    Organiser son voyage

    Asia (01.44.41.50.10 ; www.asia.fr) propose un voyage sur mesure à la découverte de Khiva, Boukhara et Samarkand, étapes incontournables de la route de la soie. Circuit individuel de 9 jours/7 nuits en chambre double dans des hôtels 3 étoiles et de charme: à partir de 1 534 € par personne au départ de Paris avec Turkish Airlines. Ce prix inclut la voiture particulière avec chauffeur et guide, la pension complète (sauf 2 repas), les visites et transferts privés ainsi que les vols intérieurs entre Tachkent et Khiva sur Uzbekistan Airways. Possibilité d'extension dans la vallée de la Ferghana, 3 jours/3 nuits: à partir de 530 € par personne au départ de Tachkent.

     

    L'hôtel Emir à Boukhara. Crédits photo : Eric Martin

    Notre sélection d'hôtels

    Le charme de ces bâtiments anciens vous fera oublier le luxe et le Wi-Fi!

    A Khiva, l'Orient Star Khiva (00.998.662.32.29.06 ; www.hotelorientstar.com) se love dans la madrasa Moukhammad Amin Khan, construite au milieu du XIXe siècle. A partir de 65 € la nuit en chambre double.

    A Boukhara, l'hôtel Emir (00.998.224.49.65 ; www.emirtravel.com) , dans une enfilade de jolies maisons du quartier juif. A partir de 60 €.

    A Samarkand, l' hôtel Bibi Khanum (00.998.66.235.00.36 ; www.hotel-bibikhanum.com) , littéralement accolé à la mosquée Bibi Khanum (vue sublimissime sur la coupole, chambres très simples mais spacieuses). 52 € la nuit, petit déjeuner compris. Pour plus de confort (mais moins de charme), on recommande les hôtels de la chaîne Asia (rien à voir avec le voyagiste!), présents dans toutes les grandes villes ouzbèkes.

    Tables typiques

    A Tachkent, il faut goûter le plov, plat national à base de riz, légumes, viande au Central Asian Plov Centre. Environ 5 € par personne, thé compris.

    A Khiva, dîner-spectacle folklorique et excellente cuisine locale au restaurant Zarafshan (91.434.98.17), pour environ 10 € le repas complet.

    A Boukhara, The Old House (65.224.22.71), pour les spécialités ouzbèkes et surtout le cadre: une maison du XIXe siècle protégée par l'Unesco.

    A Samarkand, la table d'hôtes de Rushana (90.251.09.67), baptisée «National House Salohiddin & Mazokat» en hommage à la maison traditionnelle de ses parents.

     

    La fabrique de soie Yodgorlik Margilan Silk Factory. Crédits photo : Eric Martin

    Les Artisans

    A Boukhara, la galerie du peintre miniaturiste Davron Toshev (65.224.49.84) et l'atelier-showroom de son frère Rakhmon Toshev (65.224.21.16), brodeur, spécialiste des suzanis, et dont la femme fait table d'hôtes - délicieux plov. Pour les tapis, Bukhara Silk Carpets (90.513.48.24) et Aladdin (65.224.61.42). La coutellerie du forgeron Ikromov Samadjon (91.408.07.70). La fabrique de papier Koni Ghil Meros Handmade Paper Centre (90.224.34.96). Le céramiste Abdullo Narzullaev (65.572.74.12 ; www.folkceramic.uz). Les potiers de la vallée de la Ferghana, regroupés autour de la ville de Rishtan: Rustam Usmanov, Alisher Nazirov, Saïd… Dans la vallée de la Ferghana, la fabrique de soie, Yodgorlik Margilan Silk Factory (23.388.24) et sa boutique installée dans une ancienne mosquée du XIXe siècle.

    Les boutiques

    Vous y trouverez une sélection d'artisanat de qualité. A Tachkent, Caravan (www.caravangroup.uz), qui fait aussi restaurant. A Samarkand, Happy Bird (66.233.15.48 ), un endroit exquis tenu par la styliste Lena Ladik.

    Nos Coups de cœur

    Pour l' hôtel Amulet (224.53.42 ; www.amulet-hotel.com), dans la madrasa Saïd Kamol de Boukhara, et son voisin le Centre culturel Isteza, filiale de l'association Caravansérails sur la route de la soie (224.20.99 ; www.caravanserails.org).

    À lire

    Un roman: Nuit, de Tchulpan (t

  • Louis XIV en majesté

    LouisXIV.jpgLouis XIV est un roi de France, surnommé le Grand, baptisé sous les noms de Louis-Dieudonné, né à Saint-Germain-en-Laye, le 5 septembre 1638, mort à Versailles, le 1er septembre 1715, fils aîné de Louis XIII et d'Anne d'Autriche.

    Il n'avait pas cinq ans lorsque la mort de son père l'appela au trône (14 mai 1643). En dépit du testament du feu roi, Anne d'Autriche se fit déclarer par le parlement « régente pour en avoir la pleine autorité », c.-à-d. sans être obligée de régler ses actes de gouvernement sur les décisions d'un conseil que la prudente méfiance de Louis XIII avait prétendu lui imposer. Elle s'empressa d'ailleurs d'échapper à la cabale de ses anciens amis, les Importants, pour accorder tout pouvoir sur l'Etat au cardinal Mazarin, désigné par Richelieu comme le plus capable de conduire à bien les affaires extérieures. 

    Bien que le jeune roi ait été déclaré majeur aussitôt entré dans sa quatorzième année (1651), la première partie de son règne, jusqu'en 1661, se confond avec le ministère de Mazarin. La minorité de Louis XIV fut ainsi agitée au dedans par les troubles de la Fronde et signalée au dehors par des guerres avec l'empire et l'Espagne, qui ne furent terminées que par le traité conclu en 1649 avec l'empereur à Munster et par la paix des Pyrénées, conclue en 1659 avec l'Espagne. Par ce dernier traité, Louis XIV épousa l'infante Marie-Thérèse d'Autriche, fille du roi d'Espagne.

    Il n'est pas exact de prétendre que le cardinal  Mazarin ait négligé l'éducation du roi, qui le considérait « comme un père » (Voltaire). Mais cette éducation ne fut pas «-livresque ». Le roi fut progressivement initié à la connaissance des humains, au maniement des affaires. Il sut à qui il pouvait se fier, quels intrigants et quels ambitieux il devait écarter. Son mariage avec l'infante d'Espagne, Marie-Thérèse, par les droits ou prétentions qui devaient en découler (1659), avait comme fixé à l'avance l'orientation de sa politique extérieure. Mazarin avait d'ailleurs reconnu dans son royal élève « l'étoffe de deux rois et d'un honnête homme ». 

    Le monarque absolu.
    Après la mort de Mazarin (1661), Louis commença à régner par lui-même. Mazarin avait contribué à inspirer à Louis XIV la plus haute idée de ses droits et de ses devoirs de souverain. Cependant le goût excessif qu'il témoignait pour la chasse et pour la danse, pour les fêtes et pour les plaisirs, comme l'emportement de ses premières amours portaient à croire que Mazarin aurait un successeur, et la reine mère elle-même se livrait à cette illusion, même après que le roi eut annoncé au chancelier P. Séguier et à ses principaux conseillers sa résolution de gouverner par lui-même : 

    « Monsieur, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d'Etat, pour vous dire que jusqu'à présent j'ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par M. le cardinal. Je serai à l'avenir mon premier ministre. Vous m'aiderez de vos conseils lorsque je vous les demanderai. Je vous prie, Monsieur le chancelier, de ne rien sceller que par mes ordres, et vous, mes secrétaires d'Etat, de ne rien faire que par mon commandement. » 

    Ce ne furent pas de vaines paroles : la disgrâce et le procès criminel du surintendant Fouquet prouvèrent bientôt à tous que le nouveau maître ne le céderait à personne ni en vigueur de caractère, ni en lucidité d'esprit, ni en force de dissimulation. Mais il ne se contenta pas de gouverner par intermittence : 

    « Je m'imposai pour loi, écrit-il lui-même, de travailler régulièrement deux fois par jour, et deux ou trois heures chaque fois, avec diverses personnes, sans compter les heures que je passais seul en particulier, ni le temps que je pourrais donner extraordinairement aux affaires extraordinaires s'il en survenait, n'y ayant pas un moment où il ne fût permis de m'en parler, pour peu qu'elles fussent pressées. » 

    Ce gouvernement personnel, l'évolution de l'histoire de France depuis deux siècles environ en fit un gouvernement absolu et de droit divin. Louis XIV en expose ainsi les principes à son petit-fils : 

    « La France est un Etat monarchique dans toute l'étendue de l'expression. Le roi y représente la nation entière, et chaque particulier ne représente qu'un seul individu envers le roi. Par conséquent, toute puissance, toute autorité résident dans les mains du roi, et il ne peut y en avoir d'autres dans le royaume que celles qu'il établit [...]. La nation ne fait pas corps en France; elle réside tout entière dans la personne du roi. » 

    La propriété des biens fonciers ou même mobiliers ne dérive que d'une concession gracieuse du roi à ses sujets. 

    « Tout ce qui est dans le royaume vous appartient au même titre - dit-il à son héritier présomptif - et l'argent de votre cassette, et celui que vous voulez bien laisser dans le commerce de vos sujets. » 

    La puissance royale vient de Dieu, et ne dépend que de Dieu seul, sans nul intermédiaire, pas même le pape.

    « Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul d'examiner leur conduite. La volonté de Dieu est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement. »

    Le for intérieur de la conscience religieuse n'est pas à l'abri des atteintes de cet universel despotisme qui valut à Louis XIV, de la part des Anglais et des Hollandais, le surnom de « Grand Turc très chrétien ». En théorie, et telle que Bossuet l'a doctrinalement décrite dans la Politique tirée de l'Écriture sainte, la monarchie de Louis XIV rappelle la monarchie de l'ancienne Perse, le Bas-Empire, les tsars, les sultans, mais avec beaucoup plus de raisonnements, d'argumentation politique et religieuse pour l'imposer, pour la faire valoir aux yeux d'une nation que son caractère et son histoire ne destinaient pas à la subir bien longtemps : surtout si la gloire, commune au roi et à la nation, venait à lui faire défaut. Aussi, en fait, l'absolutisme et la foi en l'absolutisme ont-ils, sous le règne de Louis XIV, suivi l'apogée ou le déclin de la force des armes, « qui sont journalières » (Mme de Sévigné). Mais l'orgueil du roi ne l'a jamais abandonné. Il était tel, dit le duc de Saint-Simon, que « sans la crainte du Diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, il se serait fait adorer et aurait trouvé des adorateurs ».

    Aucun souverain n'a réussi à faire passer aussi aisément, devant ses contemporains et devant certaine histoire, les scandales de sa vie privée et les excès de sa politique. Sa pleine et tranquille assurance pénétrait d'une majesté singulière ses actes et ses discours les plus insignifiants ou les plus ordinaires. 

    « Il n'avait ni la grâce chevaleresque de François ler, ni la séduisante familiarité de Henri IV. »

    Mais il était toujours roi, à toute heure et dans les moindres choses : 

    « jetant sa canne par la fenêtre pour n'en point frapper un gentilhomme, supportant avec une égale dignité la joie, la colère, la douleur physique même, échappant par cette inaltérable majesté aux faiblesses de la nature humaine, il fut parfois odieux sans jamais être ridicule » (Prévost-Paradol). 
    - LouisXIV.
    Louis XIV en majesté, par Rigaud (musée du Louvre).

    « Au milieu de tous les hommes - dit Saint-Simon qui tremblait au moment de lui parler - sa taille, son port, les grâces, la beauté et la grandeur même qui succéda à la beauté, jusqu'au ton de la voix et à l'adresse et à la grâce naturelle et majestueuse de sa personne, le faisaient distinguer jusqu'à la mort comme le roi des abeilles, »

    « Il paraissait avec ce même air de grandeur et de majesté en robe de chambre jusqu'à n'en pouvoir soutenir les regards, comme dans la parure des fêtes et des cérémonies ou à cheval à la tête de ses troupes. » 

    Le développement de la cour, les minuties de l'étiquette, enfin la création de Versailles, ce temple de l'absolutisme, furent les conséquences naturelles de l'idée en quelque sorte religieuse que Louis XIV se fit de son pouvoir et de sa personne. Ce qui le met à part de la foule des despotes, c'est que, malgré sa vanité, il conserva le bon sens, la faculté « d'emprunter à autrui sans imitation et sans gêne », le tact et l'urbanité dans le choix et le maniement des gens : toutefois c'est aux recommandations suprêmes de Mazarin qu'il dut en partie, ne l'oublions pas, la collaboration des ministres éminents qui allaient former son premier conseil, entre autres le diplomate Hugues de Lionne et le financier, ou plutôt le ministre universel Jean-Baptiste Colbert

    La vie privée de Narcisse.
    Louis XIV n'était pas très beau, et son visage avait été marqué par la petite vérole; mais il avait des traits réguliers, des yeux expressifs et, malgré sa taille moyenne, une prestance vraiment royale. Il s'habillait richement, sans afféterie, d'habits commodes. Enfant, il n'avait aucune vivacité d'esprit, mais les connaisseurs avaient remarqué son air calme, qui dénotait une surprenante maturité. Sa qualité maîtresse paraît avoir été un certain bon sens, servi par une mémoire excellente et des habitudes régulières. Il lisait peu, mais savait écouter, et savait faire illusion en parlant bien de toutes choses. Il était poli avec exactitude et maître de ses émotions et de ses sentiments jusqu'à la dissimulation. Nul, mieux que lui, ne garda les secrets d'Etat et sépara mieux les affaires et les plaisirs.

    La vie de cour.
    Louis XIV a porté la vie de cour à son point de perfection. Il l'aimait, certes, car il y était incomparable et tout y tournait autour de sa personne comme les astres autour du Soleil; mais ce profond calculateur y vit surtout I'avantage d'occuper sa noblesse et de lui rendre, sur ce brillant théâtre, le premier rang, qu'elle avait perdu dans le gouvernement. Rien, pour un peuple sociable et vain, ne console mieux de la nostalgie des grandes choses, qu'une vie mondaine réglée avec magnificence. Mais il fallait que le roi menât le jeu et fît mine au moins d'y attacher de l'importance. Louis XIV s'y donna de tout coeur et n'en dispensa personne. Et il sut si bien doser les moindres faveurs et s'intéresser à tout, que la vie de cour devint pour la noblesse française une chose délicieuse et la condition même de toute brillante carrière.

    Seuls, quelques grincheux comprirent le machiavélisme du maître et s'enfermèrent dans leurs terres ou exhalèrent leur mauvaise humeur.. pour la postérité. La cour fut vraiment le centre de la France jusqu'à la fin du règne, et sauf à devenir moins attrayante lorsque le roi, définitivement rangé, imposa à tous la même sévérité de tenue et de parole. On vit mieux alors tout ce qu'elle avait d'artificiel, lorsqu'elle ne servit plus à couvrir les jeux éternels de la jeunesse et de l'amour.

    La vie de cour se résumait en une série de rites d'adulation autour de la personne du roi, auxquels il se prêtait, de son lever à son coucher, avec une complaisance qui surprend et révulse en même temps. Les grands officiers de la cour étaient les grands prêtres de ce culte; d'innombrables auxiliaires les assistaient, jaloux de leurs fonctions minuscules, qui leur permettaient d'approcher de la personne sacrée. Le lever, avec ses grandes et petites entrées, les audiences, le service divin, les repas, l'appartement, le coucher, se tenaient, selon un cérémonial minutieux, ainsi que les chasses, les collations dans les jardins, les promenades sur l'eau, les bals, les représentations théâtrales dans ces beaux décors de Fontainebleau, de Marly ou de Versailles.

    Les satisfactions de vanité étaient le ressort principal de cette vie de cour, qui imposait, d'ailleurs, mille contraintes pénibles. Elle dressait à la dissimulation des sentiments les plus naturels. Le vrai courtisan, maître de son masque et de ses paroles, ne cherche qu'à plaire au roi par son attitude souriante et dégagée, par une flatterie spirituelle, par un raffinement inédit dans son empressement à servir. Le maître n'aime ni la fermeté, ni l'indépendance de caractère. Si séduisante qu'elle soit par ses dehors, la vie de cour a favorisé trop d'intrigants et n'a pas contribué à élever les âmes. Elle a aidé aussi au dérèglement des moeurs, en proposant aux meilleures familles de France, comme un but de vile ambition, l'exceptionnelle fortune des favorites du roi. Elle a développé, enfin, la passion du jeu avec toutes les dérives qui l'accompagnent. On jouait gros jeu à la cour, et si quelques habiles en vivaient. d'autres, plus nombreux, y dissipaient le patrimoine des ancêtres, base d'une légitime influence locale dont on ne savait plus le prix.

    Des affaires troubles, comme l'affaire des poisons, qui éclata au plus beau moment du règne, jettent un jour inquiétant sur les dessous d'une société si brillante. Cet attrait pour les devins, sorciers et magiciens, ces empoisonnements, ces avortements, révèlent, au moins dans certains milieux, un état de déséquilibre et de vertige. Si la Brinvilliers, la Voisin et leurs comparses n'eurent pas la clientèle étendue dont ils se réclamèrent et qui effara le lieutenant de police La Reynie, il subsistait dans le monde de la cour assez de ferments de scandales pour troubler un roi qui, malgré ses faiblesses, se souciait des apparences et détesta toujours la dépravation.

    La famille légitime.
    Louis XIV, né en 1638, avait épousé, en 1660, on l'a dit, l'infante Marie-Thérèse d'Autriche, du même âge que lui. La reine était insignifiante : elle partageait sa vie entre la dévotion, le jeu, où elle perdait sans cesse, et des divertissements importés de la cour d'Espagne, avec des bouffons et des petits chiens. Le roi la traita toujours avec les plus grands égards, mais il afficha tranquillement ses liaisons et n'admit jamais de remontrances. La reine, qui l'aimait et I'admirait, puisqu'on ne laissait d'autre choix, se résigna à fermer les yeux. Elle mourut en 1683; de ses nombreux enfants, un seul survécut, l'aîné, Louis, dit le Grand Dauphin, né en 1661. Ce prince, intellectuellement médiocre, avait fait le désespoir du duc de Montausier, son gouverneur, et de Bossuet, son précepteur. Il n'avait de goût que pour la chasse et montrait pour les affaires une entière apathie. Son père ne l'aimait pas. Marié, en 1679, à une princesse de Bavière prématurément disparue, il mourut en 1711, après une vie sans dignité, et ne laissa pas de regrets.

    Il avait eu trois fils; le second, Philippe d'Anjou, monta en 1700 sur le trône d'Espagne, et le troisième, le duc de Berry, mourut en 1714. L'aîné, Louis, duc de Bourgogne, qui naquit en 1682 reçut l'éducation de son gouverneur, le duc de Beauvilliers, et de Fénelon, son précepteur. Il devint pieux, laborieux, attentif à ses devoirs jusqu'au scrupule. Peu doué pour la guerre, semble-t-il, il montra pour les affaires d'heureuses dispositions. Et lorsqu'il devint héritier présomptif par la mort de son père, il fut l'espoir de ce petit cercle d'esprits distingués qui rêvaient de revenir aux traditions aristocratiques de la royauté. Il épousa, en 1697, Marie-Adélaïde de Savoie, jeune femme charmante, qui fut une épouse parfaite et égaya beaucoup la vieillesse mélancolique du roi. L'un et l'autre moururent en 1712, à quelques jours de distance, d'une rougeole maligne. Ils ne laissaient qu'un fils, qui devait être Louis XV.

    Les favorites et les bâtards.
    La lignée légitime de Louis XIV était ainsi tout près de défaillir; mais il lui restait une lignée assez drue de bâtards. Dès 1661, un an après son mariage, commence le règne des favorites. La première, Louise de La Vallière, devenue duchesse de Vaujours, d'une bonne famille de noblesse provinciale, était fille d'honneur de Madame. Elle était belle et sage, mais ne sut pas résister à l'amour du roi; elle y répondit avec une sincérité traversée de remords. Elle donna au roi cinq enfants; Mlle de Blois survécut seule et épousa le prince de Conti, neveu du grand Condé. Louise de La Vallière se retira, en 1674, aux Carmélites de la rue d'Enfer et finit sa vie dans la pénitence, sous le nom de soeur Louise de la Miséricorde.

    Depuis 1666, elle était remplacée dans la faveur du roi par Athénaïs de Rochechouart, marquise de Montespan, qu'elle avait eu l'imprudence d'accueillir dans son intimité. La nouvelle favorite, qui appartenait à la haute noblesse, avait séduit le roi par son esprit et sa beauté hardie, qui contrastait avec la grâce un peu fragile de Louise de La Vallière. Sa liaison fut coupée d'orages où éclatait son caractère altier. Des nombreux enfants qu'elle eut, quatre survécurent Mlle de Nantes, mariée au duc de Bourbon; Mlle de Blois, mariée à Philippe d'Orléans; le duc du Maine et le comte de Toulouse.

    Louis XIV, au cours de ces liaisons, d'ailleurs coupées de passades, abandonna toute vergogne et donna un instant le scandale d'avoir, presque en même temps, des enfants de la reine et de deux maîtresses, dont l'une était mariée. Suivant l'exemple de son aïeul, il légitima tous ses bâtards par lettres-patentes enregistrées au Parlement.

    Au déclin de la faveur de Mme de Montespan, qui lutta jusqu'au bout avant de finir, elle aussi, dans la pénitence, le roi eut encore quelques brèves liaisons, notamment avec Mlle de Fontanges. Après 1681, les objurgations de Bossuet, ses sentiments religieux, l'inclinèrent à une vie plus régulière. Mais ce retour s'accompagna d'une passion nouvelle pour Françoise d'Aubigné, petite-fille du célèbre poète calviniste (Agrippa d'Aubigné), mais catholique de naissance et veuve depuis 1660 de Scarron. Sans fortune, mais insinuante, elle sut intéresser la reine à son sort, tandis que Mme de Montespan lui confiait l'éducation de ses enfants. Son esprit solide et sa beauté plurent au roi, qui érigea pour elle en marquisat la terre de Maintenon. Mais elle lui résista et réussit même à rapprocher le roi de la reine; à la mort de Marie-Thérèse, un mariage secret l'unit à Louis XIV.

    Le roi, ainsi rentré dans la règle, s'appliqua à racheter par une grande sévérité les erreurs de son passé. On en voulut beaucoup à Mme de Maintenon d'une réforme qui assura au roi la dignité de sa vieillesse, mais qui déçut de vilains calculs. On l'a aussi rendue responsable du zèle que le roi montra contre les Protestants et les Jansénistes. Mêlée aux affaires de l'État par le roi lui-même, calculatrice et peut-être ambitieuse, elle se trouve associée aux erreurs et aux embarras de la fin du règne. Mais il serait injuste de méconnaître sa piété et de ridiculiser l'idée mystique qu'elle avait d'être destinée à assurer le salut du souverain. A la cour, elle vivait très simplement, s'occupant de bonnes oeuvres, et souvent rebutée par l'humeur du roi, que la vieillesse assombrissait. Elle trouvait quelque douceur à sa maison de Saint-Cyr, qu'elle avait fait fonder, en 1686, pour l'éducation des demoiselles nobles et qu'elle dirigeait avec application et bon sens. Elle s'y retira très dignement après la mort du roi et y mourut en 1719.

    Les princes de sang.
    Philippe d'Orléans, frère du roi, dit Monsieur, né en 1640, mourut en 1701. Il avait de la capacité, mais si peu de discrétion que son frère, qui l'aimait beaucoup, l'éloigna toujours du Conseil. Marié d'abord avec Henriette d'Angleterre, qui fut en coquetterie avec le roi et dont la mort foudroyante, en 1670, émut la cour et inspira magnifiquement Bossuet, il épousa en secondes noces la princesse Palatine, fille de l'électeur Palatin, franche et dévouée, mais libre de langage et de manières. Monsieur avait des habitudes efféminées et des moeurs dépravées. Son fils Philippe, duc de Chartres, le futur Régent, menait une existence libertine et affichait l'athéisme; après la mort du duc de Bourgogne, il devint le centre de l'opposition aristocratique. La duchesse de Montpensier, dite la Grande Mademoiselle, cousine germaine du roi, mais plus âgée que lui, représentait à la cour une époque disparue. Sa passion pour Lauzun, courtisan parfait et parfait intrigant, troubla la fin d'une vie agitée et ne lui laissa que des déceptions.

    1661-1715 : le règne de Louis XIV.
    Profitant de la paix et secondé par ses habiles ministres, Louis XIV rétablit le commerce, diminua les impôts, fit fleurir les arts, réforma, l'administration et perfectionna la législation. En 1665, Philippe IV, père de la reine, étant mort, Louis réclama en vertu du droit de Dévolution, la Flandre et la Franche-Comté, comme indemnité de la dot de sa femme, dot qui n'avait jamais été payée; sur le refus qu'on fit de les lui livrer, il marcha sur la Flandre dont il prit toutes les villes en une seule campagne (1667); l'année suivante, il prit plus rapidement encore la Franche-Comté. La Hollande, l'Angleterre et la Suède s'étant alors liguées contre lui avec l'Espagne, Louis XIV se vit obligé de renoncer à la Franche-Comté, mais il gardait la Flandre. 

    Après s'être assuré de la neutralité de l'Angleterre, Louis XIV déclara en 1672 la guerre aux Hollandais, qui s'étaient précédemment joints à ses ennemis : la campagne fut ouverte avec de brillants succès par le roi en personne, suivi de Turenne et de Condé; c'est au début de cette campagne qu'eut lieu le célèbre passage du Rhin. Le roi d'Espagne, l'Empereur et l'électeur de Brandebourg, que la puissance du monarque français épouvantait, se liguèrent alors contre lui (1674) et commencèrent une nouvelle guerre : Louis s'empara de nouveau de la Franche-Comté, Turenne entra dans le Palatinat, qu'il mit à feu et à sang; Schomberg battit les Espagnols dans le Roussillon; Condé défit le prince d'Orange à Senef; Duquesne gagna deux batailles navales contre Ruyter, qui périt dans la dernière. L'Angleterre étant venue se joindre à la coalition, Louis XIV offrit la paix : il signa, en 1678, le traité de Nimègue, qui lui assurait la Franche-Comté. C'est après ces succès que lui fut décerné le surnom de Grand.

    La paix ne l'empêcha pas d'ajouter à la France Strasbourg, bombardé pour avoir insulté le pavillon français, et Gênes dut également s'humilier devant Louis XIV (1685). Mais la révocation de l'édit de Nantes (1685) vint interrompre le cours de tant de prospérité : cet acte de rigueur fit sortir de France une foule de familles qui portèrent chez l'étranger leur industrie et leur fortune. Peu après se forma la ligue d'Augsbourg (1686), par laquelle l'Empire, l'Espagne, l'Angleterre, la Hollande se coalisèrent de nouveau contre la France. La campagne s'ouvrit pour Louis XIV par des succès que contre-balança la perte de la bataille navale de La Hogue. Les années 1692, 1693 et 1694 furent signalées par la prise de Namur et les victoires de Fleurus, de Steinkerque, de Nerwinde et de La Marsaille; mais Namur fut reprise par Guillaume à la fin de 1694, et, lasses d'hostilités inutiles, les puissances belligérantes conclurent le traité de Ryswyk (1697) : le roi abandonna ses dernières conquêtes, excepté Strasbourg. La mort de Charles II, roi d'Espagne, qui laissait sa couronne à Philippe, duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, amena une nouvelle coalition, dirigée par le célèbre triumvirat d'Eugène. Ces années furent mêlées de succès et de revers; mais en 1704, les Français furent battus à Hochstett, en 1706 à Ramillies et à Turin, et ils perdirent les Pays-Bas et l'Italie

    Enfin, en 1707, Berwick gagna en Espagne (L'Espagne au XVIIIe siècle) la victoire signalée d'Almanza, et Duguay-Trouin battit les flottes ennemies dans plusieurs rencontres. Cependant Louis XIV, ayant éprouvé quelques revers l'année suivante, demanda la paix; on ne lui fit que des réponses dures et humiliantes, et il se vit forcé de continuer la guerre; elle ne fut pas heureuse : Villars fut vaincu à Malplaquet par Marlborough et le prince Eugène (1709). Tout semblait perdu lorsque Vendôme gagna la victoire de Villaviciosa, qui rendit le trône d'Espagne à Philippe (1710), et Villars celle de Denain (1712); qui amena la paix d'Utrecht (1713) : par ce traité, Louis XIV conservait ses conquêtes (Alsace, Artois, Flandre, Franche-Comté, Cerdagne, Roussillon). Il mourut deux ans après, le 1er septembre 1715, laissant la couronne à son arrière-petit-fils, Louis XV, qui n'était âgé que de 5 ans. Il avait perdu peu auparavant son fils, dit le Grand Dauphin, et son petit-fils, le duc de Bourgogne.
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    Le siècle de Louis XIV.
    Il y a un paradoxe apparent dans le règne de Louis XIV. Ce roi étroit d'esprit en même temps qu'épris de lui-même,  ruina le pays tant il dépensa sans compter pour sa gloire, mais, au final, réussit, à cause de cela même, à associer son nom à une période de grand épanouissement de la culture. Sous ce prince égocentrique, la gloire des lettres, des arts et du commerce s'unit à celle des armes; c'est alors en effet qu'ont brillé Condé, Turenne, Vauban, Luxembourg, Villars, Catinat, Duquesne et Duguay-Trouin; Colbert et Louvois; Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, Bossuet et Fénelon; Lebrun, Lesueur, Girardon, Puget et Perrault; c'est alors que furent élevés l'Hôtel des Invalides, le Val-de-Grâce, les palais de Versailles, de Trianon, de Marly, la colonnade du Louvre

    A cela s'ajoutent nombre de réformes, qui portent le plus souvent la marque de Colbert, qui ont laissé souvent, et quelle que soit la sévérité du jugement qu'on portera sur certaines d'entre elles, une profonde empreinte dans l'histoire de la France. Telles sont la réforme des impôts, la création du contrôle général (1665), la protection de l'agriculture, l'établissement des manufactures royales (les Gobelins,  la Savonnerie, etc), le système industriel surnommé système protecteur ou colbertisme, la réduction des douanes intérieures, la prohibition du commerce sous pavillon étranger par le moyen du droit de fret et des tarifs de 1664 et de 1667, le développement des colonies par le moyen des compagnies maritimes (Cavelier de la Salle), la construction de  routes et canaux, la marine militaire recrutée par classes (1666 et 1668), la fondation des Académies, la codification progressive des lois et coutumes par l'ordonnance sur la procédure civile ou Code Louis (1667), ordonnance des eaux et forêts (1669), l'ordonnance criminelle (1670), l'ordonnance du commerce (1673), l'ordonnance de la marine (1684), l'abject Code des colonies ou Code noir (1685), qui ne parut que deux ans après la mort de Colbert, mais fut préparé par ses soins, etc.

    L'histoire a en somme confirmé l'expression de « siècle de Louis XIV » introduite par Voltaire. L'action personnelle de ce roi sur les lettres et les arts de son temps peut être diversement appréciée, mais elle n'est pas contestable. ll ne fit d'ailleurs que suivre ou plutôt reprendre la politique de patronage littéraire, artistique et scientifique inaugurée par Richelieu. Le clergé avait la feuille des bénéfices : les hommes de lettres, savants, artistes, etc., eurent la feuille des pensions. Elle fut établie en 1663, un peu trop d'après les préférences de Chapelain, qui se plaça en tête comme « le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement ». 

    Les grands noms de la littérature française, Molière, Corneille, Racine, Mézeray, etc., y sont associés aux illustrations de second ordre, Quinault, Ch. Perrault, et même aux abbés Colin et de Pure. Boileau n'y sera inscrit que plus tard. Les étrangers y sont nombreux et généralement bien choisis : Heinsius, Cassini (de Bologne), Huygens, etc. Louis XIV anoblit Lully, Le Nôtre, Lebrun, Mansart, Mignard; Racine et Boileau reçurent le titre d'historiographes du roi. La forme des Académies  permit «-d'embrigader les talents » (Rambaud) et de soumettre la république des lettres à une discipline toute monarchique. A partir de 1672, l'Académie française se réunit au Louvre : ses remerciements au roi sont significatifs : 

    « Qu'un roi ait assez aimé les lettres pour loger une académie dans sa propre maison, c'est ce que la postérité n'apprendra guère que parmi les actions de Louis le Grand. Il ne se contente pas de nous accorder sa protection toute-puissante : il veut nous attacher à titre de domestiques. Il veut que la majesté royale et les belles-lettres n'aient qu'un même palais. » 

    Lorsque l'Académie française se mit à décerner des prix d'éloquence et de poésie, elle donna comme invariable sujet l'éloquence du roi. On ne saurait imaginer quel amas d'inepties hyperboliques cet usage a enfanté. Racine lui-même présente sous un jour inattendu l'oeuvre du Dictionnaire

    « Tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paraissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d'instruments qui doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur. »

     On sait que le principal objet de l'Académie des Inscriptions fut d'abord, non d'en déchiffrer, mais d'en composer à l'honneur du roi. Parmi les sciences, le roi ne protège avec quelque suite que l'astronomie. Aux peintres, il impose l'autorité tyrannique de Lebrun, auquel Mignard a seul assez de dignité et de force pour résister; l'Académie française de Rome fut menée à la façon d'un couvent ou d'une manufacture royale, surtout lorsqu'elle eut passé dans le département de Louvois. Pour Louis XIV, les Teniers sont des « magots ». Il ne conçoit et n'estime que le genre noble. Dans les lettres, La Fontaine est longtemps mis de côté, comme un irrégulier; lorsque Boileau affirme au roi que le bonhomme est le plus grand poète de son temps, le roi répond : «-Je ne le pensais pas ». Molière ne fait jouer Tartufe qu'à grand-peine, grâce à l'éloge du « monarque ennemi de la fraude ». Valet de chambre du roi, il sent tout ce que la protection officielle a de lourd et de dangereux : 

    « Qui se donne à la cour se dérobe à son art. » 

    L'historien Mézeray ayant témoigné, sans doute sans le vouloir, quelque indépendance dans l'appréciation du passé, se voit supprimer la moitié de sa pension, et pourtant il «-portait ses feuilles à M. Perrault », chargé de les censurer. Un abbé Primi, Italien, est engagé à force de promesses à écrire une histoire de Louis XIV : le roi n'en est pas satisfait et met l'auteur à la Bastille : aussi l'Anglais Burnet, auquel la même besogne fut demandée moyennant une pension, se hâta de regagner son pays. En matière religieuse, il va sans dire que les décisions de l'Index et celles de la faculté de théologie sont ponctuellement suivies : c'est pourquoi en 1661 l'éloge de Descartes est interdit, et l'enseignement de sa philosophie reste proscrit en France. Leibniz est exclu, comme Protestant, des faveurs royales; entre autres savants, l'édit du 22 octobre 1685 chassa de France Denis Papin et Nicolas Lémery; Désaguliers, Dollond, Jean-Henri Lambert sont fils de Calvinistes proscrits. Bref, la protection royale est capricieuse, égoïste, intolérante. 

    « Une chose qui juge ce régime, c'est que l'éclat des arts et des lettres se soutienne si peu de temps. Le siècle reste grand tant que Louis XIV est entouré d'hommes dont le talent était déjà né quand il commença à les protéger. Mais il ne naît pas de génies nouveaux. » (Rambaud).

    La dernière grande oeuvre de littérature laïque, Athalie, est de 1691. Sauf les écrivains et orateurs d'église, et Saint-Simon, qui écrit dans l'ombre, 

    « on pourrait dire qu'il ne s'est pas écrit en France à partir de la paix de Ryswick une seule oeuvre de haute valeur littéraire. On peut faire la même observation pour les arts. » (Rambaud).

    L'esprit, à quelque spécialité qu'il s'applique, ne vit que de liberté. C'est ce que l'on peut constater de la façon la plus précise par les dates des oeuvres dans le domaine de la pensée. Le despotisme a accompli son office ordinaire, en appauvrissant l'arbre dont il avait récolté les fruits. (H. Monin / HGP).



    En Bibliothèque. - Les Oeuvres de Louis XIV présentent toutes un caractère politique; ce sont principalement les Mémoires pour l'instruction du Dauphin, publiées en 1806 par De Gain-Montagnac (Paris, 2 vol. in-8); les Lettres aux princes de l'Europe, à ses généraux, à ses ministres, etc., recueillies par M. Rose, secrétaire du cabinet, avec des remarques par Morelli (Paris, 1755, 2 vol. in-12); les Lettres au comte de Briord, ambassadeur extraordinaire de S. M. Très Chrétienne auprès des Etats-Généraux, dans les années 1700-1701 (La Haye, 1728, in-12); la Correspondance avec M. Amelot, son ambassadeur en Portugal, 1685-1688 (Nantes, 1863, in-8); la Correspondance avec M. Amelot, son ambassadeur en Espagne, 1705-1709 (Paris, 1864, 2 vol. in-8); les Lettres de Louis XIV, du Dauphin et d'autres princes, adressées à Mme de Maintenon (Paris, 1822, in-8).

    Entre les ouvrages classiques qui ont été écrits sur ce règne, on distingue: le Siècle de Louis XIV, par Voltaire; l'Histoire de Louis XIV, par Pélisson; l'Essai sur l'établissement monarchique de Louis XIV, par Lémontey; l'Administration de Louis XIV, par Chéruel, 1850. On trouve aussi de curieux détails dans les Mémoires de Saint-Simon.

    http://www.cosmovisions.com/LouisXIV.htm