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  • ”Jamais sans ma fille”

    Vers la liberté: la fille de "Jamais sans ma fille" raconte son histoire

    Par L'Express, publié le 11/09/2013 à  12:22, mis à jour à  12:28

    Vers la liberté: la fille de "Jamais sans ma fille" raconte son histoire

    Dans 'Vers la liberté', Mahtob Mahmoody (à gauche), la fille de 'Jamais sans ma fille', raconte son histoire, cette fois de son point de vue. À droite, sa mère, Betty.

     

    Éditions Gawsewitch/Balland


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    Mahtob Mahmoody, la fille de Jamais sans ma fille, raconte sa vie après la fuite d'Iran dans Vers la liberté. L'Express vous propose de découvrir le premier chapitre du livre. 


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    1988. Betty Mahmoody écrit Jamais sans ma fille. Résultat: un best-seller mondial, un succès fou en France avec trois millions d'exemplaires vendus. Forcément, l'histoire est portée sur grand écran (avec Sally Field et Alfred Molina), le film est sacré aux Oscars. 25 ans plus tard, la fille de Betty, Mahtob Mahmoody, se décide à écrire sa version des faits. 

    Sans surprise, Vers la liberté reprend donc la vie de la jeune Mahtob, 4 ans, dont le père -un médecin iranien installé depuis plusieurs années aux États-Unis, et la mère -une américaine- décident de partir en Iran pour les vacances. Une fois sur place, le cauchemar commence: le père révèle la véritable raison de ce voyage: "Maintenant, vous êtes dans mon pays. Vous devrez respecter mes règles. Vous resterez ici jusqu'à la mort". Pendant un an et demi, la fillette et sa mère seront retenus prisonnières, subissant les coups et la folie d'un père. Elles finiront par s'évader


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    Si Vers la liberté livre un nouveau regard sur cette folle histoire, celui de la fille, c'est aussi l'occasion pour Mahtob de raconter sa vie après leur fuite d'Iran: la peur de l'enlèvement, les noms d'emprunts, l'ombre menaçante (un renard) et les menaces de son père puis la célébrité de sa mère, les trahisons, la haine et les cauchemars (toujours le renard)... La force de l'espérance, aussi. Page après page, Mahtob Mahmoody décrit comment elle est parvenue à surmonter la haine de son père, à lui pardonner et à accepter sa culture perse. 

    Ci-dessous, l'extrait du premier chapitre de Vers la liberté

    TRENTE-DEUX déménagements en autant d'années. Cette dernière transition a peut-être été la plus joyeuse de toutes. Pour la première fois, je suis propriétaire. Je prends racine, je me suis décidée à rester en place... au moins plus longtemps que d'habitude... je l'espère. Assise dans mon solarium, je me prélasse dans la lumière qui entre à flots par les fenêtres. Réchauffant mes mains autour d'un mug de mon café Berres Brothers préféré, éclairci de lait, je m'interroge: Comment puis-je être aussi heureuse? 

    Ma vie a été plus mouvementée ces derniers mois. Il y a des moments où le travail et le quotidien valsent avec une telle frénésie qu'essayer de garder le rythme m'étourdit. C'est généralement au cours de ces périodes que mes cauchemars disparus refont surface. Le renard qui me pourchassait pendant mon enfance s'est volatilisé, mais le sentiment familier d'appréhension s'offre de temps à autre une petite visite nocturne. Malgré tout, là, c'est un instant de paix que je goûte. 

    Dehors les oiseaux chantent pour me remercier d'avoir récemment suspendu des mangeoires débordantes de graines. Le printemps est magnifique dans le Michigan. La neige adisparu pour dévoiler une couverture de terre d'un brun mat, teintée de mèches d'un vert jaunâtre. Près de moi, au boutdu canapé, une petite table resplendit sous l'amoncellement de colifichets de Norouz, le Nouvel An perse. Le Haft Sîn -littéralement les sept objets dont le nom commence par "s" et qu'on dispose sur une table- sert de carte de la sagesse ancestrale destinée à guider lors du passage d'une année à l'autre. La purification est la principale tâche de Norouz. Purifier sonâme de toute négativité; purifier son corps et même purifier son foyer.  

    Tout en sirotant mon café, je suis prise d'un élan ambitieux. Je ne sais si c'est lié à ce babillage de nettoyage de printemps oubien si c'est la proximité du Haft Sîn, mais aujourd'hui, c'est décidé, je m'attaque aux derniers cartons étiquetés "divers" entreposés au sous-sol. Trois mois que j'ignore ce fouillis bien caché, ça suffit. 

    En descendant l'escalier qui mène au niveau inférieur, je suis plus que ravie de me sentir propriétaire de ces marches couvertes de moquette douce. Dans la pièce vide qui deviendra un jour un bureau, je m'attarde devant la baie vitrée coulissante et examine attentivement la bande de terre presque inoccupée bordant mon patio. Les premières pointes de tulipes et de jonquilles poussent leurs têtes au travers du sol à demi gelé.Les buissons de lilas sont encore nus. J'ai hâte de remplir cet espace de fleurs et d'herbes, peut-être même de quelques plants de tomates. Cela attendra cependant un autre jour. 

    Au fond du sous-sol, une porte, bien trop facile à fermer puis à oublier, donne sur une partie inachevée de la maison, l'endroit idéal où cacher tout un fouillis. Avant même de pousser la porte, un soupir m'échappe. Il n'y a pas tant de cartons que ça à vider, me dis-je en entrant. Je me sentirai mieux une fois que ce sera fait

    Mon poste de travail m'attend. Il y a même un carton à l'extrémité de la table pliante, je n'ai qu'à l'ouvrir. Prenant le couteau posé à côté, je me lance. Le dessus du carton est rempli de papier journal chiffonné que je parcours rapidement en quête de mots croisés non résolus. N'en trouvant pas, je balance les feuilles dans la poubelle sous la table. O.K., voyons ça. Qu'avons-nous là-dedans? Le terme "divers" convient tout à fait: des lettres, des coupures de journaux, des photos, des souches de billets, le porte-clés rouge que j'ai gagné au concours de Jeunes Talents du lycée -objets divers, rassemblés sans cohérence, choses sans ou de peu de valeur autre que celle de l'attachement sentimental. Voilà pourquoi il est si difficilede vider ces cartons. Ils sont emplis de vestiges de mon passé qui ne s'intègrent pas vraiment à mon présent mais dont je ne peux me résoudre à me défaire. Je progresse en creusant au travers des couches successives, repérant des souvenirs qui couvrent ma vie passée, et je me rends compte que ça ne va pas être une affaire rapide. Je vais avoir besoin d'un fauteuil confortable et d'une autre tasse de café. Le carton posé sur la hanche, j'éteins la lumière, ferme la porte et me replie dans le solarium. 

    La première chose qui attire mon attention est un album photo. Sa couverture bleu foncé est imprimée d'une poignée d'étoiles et d'un croissant de lune jaune... parce que "Mahtob signifie clair de lune." Un sourire étire les commissures de mes lèvres au souvenir de mes amis me taquinant à ce sujet. Maman m'avait offert cet album pour rire, des années plus tôt. Au moment où je le sors du carton, une enveloppe s'en échappe, et mon esprit dérive des années en arrière jusqu'à ce jour où, pour la dernière fois, j'ai tenté d'achever cet album. 

    Je travaillais comme responsable des relations avec la collectivité pour un organisme de santé mentale du Michigan. J'aimais mon travail, mes collègues, ma ville, mon groupe d'amis excentriques. La vie était belle... incroyablement trépidante. Pourtant, je savais que vivre trop de bonnes choses pouvait parfois être insupportable. Aussi, quand l'occasion s'était présentée de quitter la ville pour un long week-end, je l'avais saisie et, sur un coup de tête, en préparant mon sac,j'y avais jeté cet album et une enveloppe pleine de photos. Pendant le vol, je m'étais affairée à transférer le paquet de photos dans l'album en me demandant pour quelle raison je ne parvenais pas à trouver cinq minutes chez moi pourcette petite tâche. Pourquoi devais-je traverser le pays avec ces photos pour réussir à les ranger dans l'album? La vie devait-elle vraiment être aussi trépidante?  

    Instinctivement, je jetais un oeil au dos des photos avant de les glisser dans les feuilles plastifiées libres de l'album. Le renard n'habitait plus mes rêves d'adulte, mais l'habitude deguetter son retour faisait partie de moi au même titre que la respiration. C'était une habitude inconsciente issue de toute une existence d'hypervigilance.  

    Depuis quelques années, maman, sentimentale jusqu'à la moelle, m'avait transmis de grosses quantités d'héritages familiaux. À chacune de ses visites, elle apportait une voiture entière de trésors de divers aspects de mon héritage -le rocking-chair de sa grand-mère... les tapis persans qui avaient rempli la maison de mon enfance... une peinture à l'huile qui avait appartenu à mon père avant que mes parents se rencontrent... le délicat service à thé iranien dont nous avions utilisé, chaque année, les soucoupes bordées d'or pour présenter les sept objets du Haft Sîn; des cartons remplis detoute une existence de photos en vrac... Au verso des photos qui marquent les premiers mois de mon existence se trouve le dessin d'un renard bondissant effrontément -le même renard que dans mes rêves. Ce n'est que sa silhouette imprimée enrouge, mais la ressemblance est manifeste. Il bondit, les pattes étirées, les oreilles en arrière, la queue allongée derrière lui, clairement à la poursuite d'une proie. Sous le dessin, en lettres majuscules, est écrit FOX PHOTO. 

    Les photos que je tenais étaient plus récentes. Elles n'avaient pas été développées chez Fox Photo. Il n'y aurait pas de prédateur sur leur verso et, pourtant, sans réfléchir, je vérifiai malgré tout. Ce n'est pas une coïncidence si cette image est celle que mon esprit a capturée pour symboliser mon père. Il était, après tout, le photographe de la famille et j'étais son modèle préféré. Les cartons et les albums qui ont fini par atterrir aujourd'hui dans ma maison sont les reflets de milliers d'instants figés dansle temps par l'objectif de son appareil photo. Ma vie aurait pu être si différente. Quelle personne serais-je devenue si les choses s'étaient déroulées selon les plans de mon père?  

    J'étais perdue dans mes souvenirs et le grondement des moteurs de l'avion quand la femme assise à côté de moi s'est penchée et a entamé la conversation. Je l'avais tout de suite remarquée au moment de l'embarquement. Sa présence était frappante, elle était habillée tout en noir à l'exception de ses escarpins à talons aiguilles imprimés léopard. Elle transportaitune besace disproportionnée et un chapeau de paille. Une paire de gigantesques lunettes de soleil haute coutureretenait ses courts cheveux blonds en arrière. Comme il m'arrive souvent, la conversation a rapidement dérivé versles livres et, avant que je m'en rende compte, je griffonnais ses conseils de lecture dans la marge du carnet de mots croisés du New York Times que j'avais emporté pour le voyage. Le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates, La Couleur dessentiments, L'École de détectives privés du Limpopo. Il n'a pas fallu longtemps pour que je laisse de côté l'album de photos. J'ai glissé le reste des clichés dans l'enveloppe que j'ai fourrée à l'intérieur de l'album. Cette tâche attendrait un autre jour. Je ne sais ce qu'il y a chez moi mais les gens, souvent de parfaits étrangers, ont l'habitude de m'ouvrir leur coeur. Cela fait partie de ma personnalité au moins depuis mon année de CE1. Mes amis avaient l'habitude de faire la queue à l'extrémité de la cage à poules, attendant leur tour pour venir s'asseoir sur labalançoire à côté de moi et, comme on dit dans le jargon dela psychiatrie, "exprimer leurs ressentis". Aussi peu probableque cela puisse paraître, on aurait dit qu'une bulle flottait au-dessus de ma tête avec la mention " Conseil en psychiatrie5 cents" ou que j'arborais une pancarte racoleuse autour du cou annonçant que "le docteur consultait" -dans le style du personnage de Lucy de la bande dessinée Peanuts. Il fallait aussi que cela m'arrive avec une étrangère. 

    Nous avons discuté pendant tout le vol. C'était une femme charmante, au sourire chaleureux et au regard aimable. Elle s'est avérée être agent immobilier dans une petite ville rurale près de l'endroit où j'avais grandi. Son mari et elle, me dit-elle, vivaient dans un décor pastoral paisible où elle m'invitait à venir lui rendre visite si j'avais besoin d'un refuge plus proche de chez moi. Quand l'avion a atterri, nous avions évoqué, le temps de la conversation, Le Château de verre, De l'eau pourles éléphants et Le Secret des abeilles, comme deux amies de longue date. 

    "Combien de temps dure votre escale? m'a-t-elle demandé alors que nous attendions notre tour pour nous joindre à la queue qui débarquait 

    -Environ deux heures. 

    -Bien, vous avez le temps de déjeuner alors." 

    Ce n'était pas une question. J'ai tenté de protester mais elle a insisté. Nous nous sommes dirigées vers un restaurant de fruits de mer où nous avons poursuivi notre conversation littéraire en buvant du vin et en partageant une assiette de calamars. Comme dans toute discussion, un sujet nous a menées à un autre et, de fil en aiguille, cette superbe femme a fini par me confier un épisode incroyablement douloureux de son existence. Pendant de nombreuses années, me dit-elle, elle avait porté en elle, en silence, la charge émotionnelle de cette expérience, sans même partager sa douleur avec ses plus proches amis.  

    Voyant ses yeux s'emplir de larmes, je n'ai pu m'empêcher de penser au vieux cadre noir qui était posé sur mon bureau, au travail. J'avais imprimé, sur une feuille de papier à lettres en lin couleur ivoire, les vers du Weaver's Poem. C'était, mot pour mot, le poème tel que ma chère amie, Hannah, me l'avait appris le jour de notre remise de diplôme. J'avais 18 ans etcela avait été un des jours les plus tristes de ma vie. C'étaient sans aucun doute des fils sombres que ma nouvelle amie me décrivait. Et pour chaque fil sombre, j'en suis convaincue, il y a un bienfait à trouver quelque part, visible ou pas. Je me suis demandé si elle comprenait cela. 

    "Je n'arrive pas à croire que je vous raconte tout cela, a-t-elle dit en reniflant. C'est bizarre, j'ai l'impression de vous connaître depuis des années et je me rends compte que je ne sais même pas votre nom. 

    -Je m'appelle Mahtob, ai-je répondu en souriant et entendant la main par-dessus la table. 

    -Mahtob. Quel beau nom. De quelle origine est-il? 

    -Perse 

    -Perse, comme iranien? 

    -Hmm, ai-je fait en buvant une gorgée de riesling. Monpère était originaire d'Iran. 

    - 'ai lu un livre vraiment très intéressant il y a quelques années, a-t-elle commencé et j'ai aussitôt su où cela allait nous mener. Il parlait d'une femme qui habitait dans le Michigan. Elle a épousé un Iranien. Il l'a emmenée, avec sa fille, en Iran pour voir sa famille puis il les y a séquestrées. Pour arranger les choses, c'était en temps de guerre et la ville où elles se trouvaient était bombardée. C'est une histoire vraie. Peut-on imaginer une histoire pareille? Après plusieurs tentatives et autant d'échecs, la femme a finalement réussi à s'échapper avec sa petite fille. Cette histoire était tout simplement étonnante. Il y a même eu un film. Comment s'appelait-il déjà? 

    -Jamais sans ma fille. 

    -C'est ça, Jamais sans ma fille. Vous l'avez lu? 

    -Non, répondis-je en gloussant. Je l'ai vécu!" 

    Vers la liberté, par Mahtob Mahmoody. Jean-Claude Gawsewitch, 464 p., 22,90 euros. 

     

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  • ”Le tombeau de Virgile” par Alexandre Dumas père

    Texte
    Pour faire diversion à nos promenades dans Naples, nous résolûmes, Jadin et moi, de tenter quelques excursions dans ses environs. Des fenêtres de notre hôtel nous apercevions le tombeau de Virgile et la grotte de Pouzzoles. Au delà de cette grotte, que Sénèque appelle une longue prison, était le monde inconnu des féeries antiques; l'Averne, l'Achéron, le Styx; puis, s'il faut en croire Properce, Baïa, la cité de perdition, la ville luxurieuse, qui, plus sûrement et plus vite que toute autre ville, conduisait aux sombres et infernaux royaumes.

    Nous prîmes en main notre Virgile, notre Suétone et notre Tacite; nous montâmes dans notre corricolo, et comme notre cocher nous demandait où il devait nous conduire, nous lui répondîmes tranquillement: – Aux enfers. Notre cocher partit au galop.

    C'est à l'entrée de la grotte de Pouzzoles qu'est situé le tombeau présumé de Virgile.

    On monte au tombeau du poète par un sentier tout couvert de ronces et d'épines: c'est une ruine pittoresque que surmonte un chêne vert, dont les racines l'enveloppent comme les serres d'un aigle. Autrefois, disait-on, à la place de ce chêne était un laurier gigantesque qui y avait poussé tout seul. A la mort du Dante, le laurier mourut. Pétrarque en planta un second qui vécut jusqu'à Sannazar. Puis enfin Casimir Delavigne en planta un troisième qui ne reprit même pas de bouture. Ce n'était pas la faute de l'auteur des Messéniennes, la terre était épuisée.

    On descend au tombeau par un escalier à demi ruiné, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes; puis on arrive à la porte columbarium, on en franchit le seuil et l'on se trouve dans le sanctuaire.

    L'urne qui contenait les cendres de Virgile y resta, assure-t-on, jusqu'au quatorzième siècle. Un jour on l'enleva sous prétexte de la mettre en sûreté: depuis ce jour elle n'a plus reparu.

    Après un instant d'exploration intérieure, Jadin sortit pour faire un croquis du monument et me laissa seul dans le tombeau. Alors mes regards se reportèrent naturellement en arrière, et j'essayai de me faire une idée bien précise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait.

    Virgile était né à Andes, près de Mantoue, le 15 octobre de l'an 70 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire lorsque César avait trente ans; et il était mort à Brindes, en Calabre, le 22 septembre de l'an 19, c'est-à-dire lorsque Auguste en avait quarante-trois.

    Il avait connu Cicéron, Caton d'Utique, Pompée, Brutus, Cassius, Antoine et Lépide; il était l'ami de Mécène, de Salluste, de Cornélius Nepos, de Catulle et d'Horace. Il fut le maître de Properce d'Ovide et de Tibulle, qui naquirent tous trois comme il finissait ses Géorgiques.

    Il avait vu tout ce qui s'était passé dans cette période, c'est-à-dire les plus grands événements du monde antique: la chute de Pompée, la mort de César, l'avènement d'Octave, la rupture du triumvirat; il avait vu Caton déchirant ses entrailles, il avait vu Brutus se jetant sur son épée, il avait vu Pharsale, il avait vu Philippes, il devait voir Actium.

    Beaucoup ont comparé ce siècle à notre dix-septième siècle; rien n'y ressemblait moins cependant: Auguste avait bien plus de Louis-Philippe que de Louis XIV. Louis XIV était un grand roi, Auguste fut un grand politique.


    […]


    Voilà l'homme [i. e. Auguste] qui protégea vingt ans Virgile; voilà le prince à la table duquel il s'assit une fois par semaine avec Horace, Mécène, Salluste, Pollion et Agrippa; voilà le dieu qui lui fit ce doux repos vanté par Tityre, et en reconnaissance duquel l'amant d'Amaryllis promet de faire couler incessamment le sang de ses agneaux.

    En effet, le talent doux, gracieux et mélancolique du cygne de Mantoue devait plaire essentiellement au collègue d'Antoine et de Lépide. Robespierre, cet autre Octave d'un autre temps, ce proscripteur en perruque poudrée à la maréchale, en gilet de basin et en habit bleu-barbeau, à qui heureusement ou malheureusement (la question n'est pas encore jugée) on n'a point laissé le temps de se montrer sous sa double face, adorait les Lettres à Émilie sur la mythologie, les Poésies du cardinal de Bernis et les Gaillardises du chevalier de Boufflers; les Iambes de Barbier lui eussent donné des syncopes, et les drames d'Hugo des attaques de nerfs.

    C'est que, quoi qu'on en ait dit, la littérature n'est jamais l'expression de l'époque, mais tout au contraire, et si l'on peut se servir de ce mot, sa palinodie. Au milieu des grandes débauches de la régence et de Louis XV, qu'applaudit-on au théâtre? Les petits drames musqués de Marivaux. Au milieu des sanglantes orgies de la révolution, quels sont les poètes à la mode? Colin-d'Harleville, Demoustier, Fabre-d'Églantine, Legouvé et le chevalier de Bertin. Pendant cette grande ère napoléonienne, quelles sont les étoiles qui scintillent au ciel impérial? M. de Fontanes, Picard, Andrieux, Baour-Lormian, Luce de Lancival, Parny. Chateaubriand passe pour un rêveur, et Lemercier pour un fou; on raille le Génie du christianisme, on siffle Pinto.

    C'est que l'homme est fait pour deux existences simultanées, l'une positive et matérielle, l'autre intellectuelle et idéale. Quand sa vie matérielle est calme, sa vie idéale a besoin d'agitation; quand sa vie positive est agitée, sa vie intellectuelle a besoin de repos. Si toute la journée on a vu passer les charrettes des proscripteurs, que ces proscripteurs s'appellent Sylla ou Cromwell, Octave ou Robespierre, on a besoin le soir de sensations douces qui fassent oublier les émotions terribles de la matinée. C'est le flacon parfumé que les femmes romaines respiraient en sortant du cirque; c'est la couronne de roses que Néron se faisait apporter après avoir vu brûler Rome. Si, au contraire, la journée s'est passée dans une longue paix, il faut à notre cœur, qui craint de s'engourdir dans une languissante tranquillité, des émotions factices pour remplacer les émotions réelles, des douleurs imaginaires pour tenir lieu des souffrances positives. Ainsi, après cette suprême bataille de Philippes, où le génie républicain vient de succomber sous le géant impérial; après cette lutte d'Hercule et d'Antée qui a ébranlé le monde, que fait Virgile? Il polit sa première églogue. Quelle grande pensée le poursuit dans ce grand bouleversement? Celle de pauvres bergers qui, ne pouvant payer les contributions successivement imposées par Brutus et par César, sont obligés de quitter leurs doux champs et leur belle patrie:

    Nos patriae fines et dulcia linquimus arva;
    Nos patriam fugimus.

    De pauvres colons qui émigrent, les uns chez l'Africain brûlé, les autres dans la froide Scythie.

    At nos hinc alii sitientes ibimus Afros;
    Pars Scythiam...

    Celle de pauvres pasteurs enfin, pleurant, non pas la liberté perdue, non pas les lares d'argile faisant place aux pénates d'or, non pas la sainte pudeur républicaine se voilant le front à la vue des futures débauches impériales dont César a donné le prospectus; mais qui regrettent de ne plus chanter, couchés dans un antre vert, en regardant leurs chèvres vagabondes brouter le cytise fleuri et l'amer feuillage du saule.

    ... Viridi projectus in antro.
    ...............................
    Carmina nulla canam; non, me pascente, capellae,
    Florentem cytisum et salices carpetis amaras.

    Mais peut-être est-ce une préoccupation du poète, peut-être cette imagination qu'on a appelée la Folle du logis, et qu'on devrait bien plutôt nommer la Maîtresse de la maison, était-elle momentanément tournée aux douleurs champêtres et aux plaintes bucoliques; peut-être les grands événemens qui vont se succéder vont-ils arracher le poète à ses préoccupations bocagères. Voici venir Actium; voici l'Orient qui se soulève une fois encore contre l'Occident; voici le naturalisme et le spiritualisme aux prises; voici le jour enfin qui décidera entre le polythéisme et le christianisme. Que fait Virgile, que fait l'ami du vainqueur, que fait le prince des poètes latins? Il chante le pasteur Aristée, il chante des abeilles perdues, il chante une mère consolant son fils de ce que ses ruches sont désertes, et n'ayant rien de plus à demander à Apollon, comment avec le sang d'un taureau on peut faire de nouveaux essaims.

    Et que l'on ne croie pas que nous cotons au hasard et que nous prenons une époque pour une autre, car Virgile, comme s'il craignait qu'on ne l'accusât de se mêler des choses publiques autrement que pour louer César, prend lui-même le soin de nous dire à quelle époque il chante. C'est lorsque César pousse la gloire de ses armes jusqu'à l'Euphrate.

    .... Caesar dùm magnus ad altum
    Fulminat Euphraten bello, victorque volentes
    Per populos dat jura, viamque affectat Olympo.

    Mais aussi que César ferme le temple de Janus, qu'Auguste pour la seconde fois rende la paix au monde, alors Virgile devient belliqueux; alors le poète bucolique embouche la trompette guerrière, alors le chantre de Palémon et d'Aristée va dire les combats du héros qui, parti des bords de Troie, toucha le premier les rives de l'Italie; il racontera Hector traîné neuf fois par Achille autour des murs de Pergame, qu'il enveloppe neuf fois d'un sillon de sang; il montrera le vieux Priam égorgé à la vue de ses filles, et tombant au pied de l'autel domestique en maudissant ses divinités impuissantes qui n'ont su protéger ni le royaume ni le roi.

    Et autant Auguste l'a aimé pour ses chants pacifiques pendant la guerre, autant il l'aimera pour ses chants belliqueux pendant la paix.

    Ainsi, quand Virgile mourra à Brindes, Auguste ordonnera-t-il en pleurant que ses cendres soient transportées à Naples, dont il savait que son poète favori avait affectionné le séjour.

    Peut-être même Auguste était-il venu dans ce tombeau, où je venais à mon tour, et s'était-il adossé à ce même endroit où, adossé moi-même, je venais de voir passer devant mes yeux toute cette gigantesque histoire.

    Et voilà cependant l'illusion qu'un malheureux savant voulait m'enlever en me disant que ce n'était peut-être pas là le tombeau de Virgile!

    Source

    Alexandre Dumas (père), Le corricolo, "Deuxième partie", "III. Le Tombeau de Virgile"

    Portrait, entre 1860 et 1870
    Source: Prints and Photographs Division, Library of Congress

    Biographie en résumé

    Alexandre Davy de La Pailleterie Dumas, dit Dumas. Illustre auteur dramatique et romancier français, fils du général Alexandre Dumas, né à Villiers-Cotterets (Aisne) le 5 thermidor an X (24 juillet 1802), mort à Puys, près de Dieppe, le 5 décembre 1870.

    "Héros des guerres de la Révolution et de l'expédition d'Egypte, son père, fils d'un marquis normand et d'une esclave de Saint-Domingue, meurt, alors que le jeune Alexandre n'a que quatre ans. Des centaines de livres, des milliers de personnages et des millions de mots ne viendront jamais combler la cruelle absence de celui dont la figure héroïque hantera toute son oeuvre. De son propre aveu, Alexandre Dumas ne guérira jamais de "cette vieille et éternelle douleur de la mort de son père."

    Fils de mulâtre, sang mêlé de bleu et de noir, Alexandre Dumas doit alors affronter les regards d'une société française qui, pour ne plus être une société d'Ancien Régime, demeure encore une société de castes. Elle lui fera grief de tout : son teint bistre, ses cheveux crépus, à quoi trop de caricaturistes de l'époque voudront le réduire, sa folle prodigalité aussi. Certains de ses contemporains iront même jusqu'à lui contester la paternité d'une oeuvre étourdissante et son inépuisable fécondité littéraire qui tient du prodige.

    De tout cela, Dumas n'aura que faire. Force de la littérature, force de la nature, comme son héros Porthos qu'il aimait tant, il choisit de vivre sa vie. Cette vie foisonnante, luxuriante, parfois criarde, jamais mesquine, tout entière habitée par une généreuse lumière." (Jacques Chirac, Discours prononcé à l'occasion du transfert des cendres d'Alexandre Dumas au Panthéon, 30 novembre 2002)

    Voir aussi cette brève biographie

    Vie et œuvre
    Les divers épisodes de la vie de Dumas ont été tant de fois contés par lui-même ou par d’autres jusque dans leurs moindres détails qu’il suffirait de résumer brièvement les principales circonstances de cette existence si prodigieusement active, ainsi que les grandes œuvres qui en marquent les étapes, puis de grouper, dans l’ordre chronologique, et par leur nature même, les autres écrits de Dumas, dont la paternité lui a été contestée, ou ceux-là même qu’on pourrait, de son propre aveu, retrancher de son avoir. (...)

    Restée veuve en 1806 et réduite aux modiques ressources que lui concédait le titre de son mari, Mme Dumas ne put faire donner au fils issu de cette union qu’une éducation extrêmement sommaire et incomplète. L’enfant tenait, par contre, de son père, une constitution athlétique, une aptitude naturelle à tous les exercices du corps et une santé robuste. Les premiers chapitres de ses Mémoires renferment de nombreuses preuves de ce triple privilège, dont Dumas se montre presque aussi fier que de ses dons intellectuels et qui favorisèrent singulièrement les frasques de son adolescence, longuement contées aux mêmes pages. D’abord clerc d’avoué à Villers-Cotterets, puis à Crépy-sur-Oise, il vint en 1823 à Paris solliciter l’appui des anciens compagnons d’armes de son père, ralliés, pour la plupart, à la Restauration. Éconduit de divers côtés, il ne fut accueilli avec bienveillance que par un membre de l’opposition, le général Foy qui, aussi frappé de ses talents de calligraphe qu’affligé de son ignorance, lui procura une place d’expéditionnaire dans les bureaux de la chancellerie du duc d’Orléans. Le jeune homme, qui se proposait bien un jour de vivre de sa plume, se trouva néanmoins fort heureux de devoir à son écriture un traitement de 1200 fr. qui lui permettait de ne plus être à la charge de sa mère et lui laissait assez de loisirs pour apprendre tout ce qu’il ne savait pas et nommément l’histoire de France. Bientôt il osa faire imprimer ses premiers essais : une Élégie sur la mort du général Foy (1825, in-8); un dithyrambe en l’honneur de Canaris (1826, in-12) et un petit volume de Nouvelles contemporaines (1826, in-12). En même temps, il collaborait à deux vaudevilles, La Chasse et l’Amour (Ambigu-Comique, 22 septembre 1825) et La Noce et l’Enterrement (Porte Saint-Martin, 21 novembre 1826), tous deux signés Davy et dont il partagea les minces profits avec son camarade de jeunesse, Adolphe de Ribbing (de Leuven), James Rousseau, Lassagne et Gustave Vulpian. D’autres tentatives dramatiques plus sérieuses, tirées de la conjuration de Fiesque ou de l’épisode des Gracques, demeurèrent alors inédites, tandis qu’un passage d’Anquetil lui inspirait le drame d’où datent ses véritables débuts : Henri III et sa cour (cinq actes, en prose), représenté sur le Théâtre-Français le 11 février 1829, et demeuré depuis au répertoire (*), lui valut de véritables ovations; le duc d’Orléans, bien que fort peu sympathique à son subordonné, ne dédaigna pas de donner lui-même le signal des applaudissements et le nomma bibliothécaire adjoint aux appointements annuels de 1500 fr. Alexandre Dumas avait écrit avant Henri III un autre drame reçu dès le 30 avril 1828 par le comité du même théâtre et dont diverses circonstances avaient fait ajourner la représentation : ce drame, c’était Christine ou plutôt, pour lui donner le titre sous lequel il fut définitivement joué à l’Odéon le 30 mars 1830, Stockholm, Fontainebleau et Rome, trilogie en cinq actes et en vers, avec prologue et épilogue. Son succès ne fut pas moins vif que celui de Henri III, et Dumas se vit dès lors considéré comme l’émule de Victor Hugo; mais cette rivalité n’avait pas encore altéré leurs bons rapports personnels. Convié par Hugo à une lecture de Marion Delorme, alors arrêtée par la censure, il avoua hautement son admiration; de son côté, dit-on, Victor Hugo aurait, aidé d’Alfred de Vigny, retouché une centaine de vers de Christine, mal accueillis le soir de la première représentation.
    Dumas avait depuis quelques mois dit pour toujours adieu à la vie administrative et travaillait à plusieurs drames lorsque éclata la révolution de 1830. Il fit le coup de feu parmi les insurgés et, sur l’ordre de La Fayette, se rendit en hâte à Soissons où, avec le concours de quelques habitants, il protégea une importante poudrière et en assura la possession au parti vainqueur. Puis il partit pour la Vendée avec mission d’y provoquer la formation d’une garde nationale chargée de défendre le pays contre une nouvelle chouannerie que tout pouvait faire craindre. Admis au retour à faire connaître au roi lui-même son impression sur l’état des esprits, Dumas ne lui dissimula pas combien le remède lui semblait dangereux et insista sur la nécessité d’ouvrir à travers le Bocage et le Marais des voies de communication qui rendraient plus difficile la guerre civile qu’on redoutait. Bien que le second de ses conseils ait été suivi plus tard, le résultat de l’enquête ne raffermit point le crédit de Dumas auprès de Louis-Philippe; son élection de capitaine dans l’artillerie de la garde nationale parisienne, devenue l’un des foyers de l’opposition à la monarchie du 9 août, une visite intempestive aux Tuileries avec l’uniforme de ce corps supprimé par décret la veille même, le refus de prestation de serment exigé pour la remise du brevet et des insignes de la croix de Juillet, la présence de Dumas aux obsèques du général Lamarque, prélude des journées des 5 et 6 juin 1832, tels sont les principaux épisodes de cette période de politique militante à laquelle, par bonheur, Dumas ne tarda pas à renoncer, mais qu’il fallait rappeler sommairement ici.

    Une violente passion conçue pour Mme Mélanie Waldor (fille de Villenave), et à laquelle celle-ci, mariée à un officier, ne pouvait légalement répondre, inspira à Dumas ce drame où, sous le nom d’Antony, il s’est peint lui-même, a-t-il dit, «moins l’assassinat» et où il a peint, sous le nom d’Adèle Hervey, la maîtresse adorée, «moins la fuite», et qui, merveilleusement interprété par Bocage et Mme Dorval (Porte-Saint-Martin, 3 mai 1831), obtint alors une centaine de représentations. En 1834, il fut question de le transporter à la Comédie-Française, mais un article du Constitutionnel le dénonça comme immoral; l’interdiction, alors prononcée par le ministre de l’intérieur, fut levée seulement à la fin du second Empire, et de nos jours (*) Antony a repris sa place dans la série des matinées classiques organisées par l’Odéon. De 1831 à 1843, et sans préjudice des autres œuvres qui seront rappelées plus loin, Dumas occupa les diverses scènes de Paris avec les pièces suivantes: Napoléon Bonaparte ou Trente Ans de l’histoire de France, drame en six actes (Odéon, 10 janvier 1831), écrit en huit jours chez Harel qui retenait l’auteur en chartre privée; Charles VII chez ses grands vassaux, tragédie en cinq actes (Odéon, 20 octobre 1831), mal accueillie du public, malgré des beautés de premier ordre; Richard Darlington, drame en trois actes et en prose avec un prologue (Porte-Saint-Martin, 10 décembre 1831), dû à la collaboration de Beudin et de Goubaux qui en avaient fourni à Dumas l’idée première, empruntée aux Chroniques de la Canongate de Walter Scott, et où Frédérick Lemaître déploya un talent prodigieux; Térésa, drame en cinq actes (Opéra-Comique, Théâtre-Ventadour, 6 février 1832) dont le scénario primitif était d’Anicet-Bourgeois; Le Mari de la Veuve, comédie en un acte et en prose (Théâtre-Français, 4 avril 1832), avec la collaboration d’Anicet-Bourgeois et de Durrieu qui ne furent point nommés sur le titre de la brochure; La Tour de Nesle, drame en cinq actes et neuf tableaux (29 mai 1832), l’un des succès les plus retentissants et les plus prolongés du théâtre contemporain (*), mais qui souleva entre Frédéric Gaillardet, auteur du texte primitif, Jules Janin qui l’avait retouché et Dumas qui avait presque entièrement récrit la pièce, une polémique terminée par un duel avec le premier et par un procès; Catherine Howard, drame en cinq actes (Porte-Saint-Martin, 2 avril 1834), tiré par Dumas d’un autre drame resté inédit et intitulé Edith aux longs cheveux; Angèle, drame en cinq actes (Porte-Saint-Martin, 28 décembre 1833), avec la collaboration d’Anicet-Bourgeois; Don Juan de Maraña ou la Chute d’un ange, mystère en cinq actes, musique de Paccini (Porte-Saint-Martin, 30 avril 1836), imité en partie des Ames du Purgatoire de Prosper Mérimée; Kean, comédie en cinq actes et en prose (Variétés, 31 août 1836), autre grand succès de Frédérick Lemaître qui se renouvela plus tard à l’Ambigu et à la Porte-Saint-Martin; Piquillo, opéra-comique en trois actes avec Gérard de Nerval, musique de Monpou (Opéra-Comique, 31 octobre 1837); Caligula, tragédie en cinq actes et en vers avec prologue (Théâtre-Français, 26 décembre 1837), dont la chute rappela celle de Charles VII et n’est pas mieux justifiée; Paul Jones, drame en cinq actes (Panthéon, 8 octobre 1838), représenté contre le gré de l’auteur qui avait laissé le manuscrit à l’agence dramatique Porcher en nantissement d’un prêt; Mademoiselle de Belle-Isle, drame en cinq actes et en prose (Théâtre-Français, 2 avril 1839), resté au répertoire; L’Alchimiste, drame en cinq actes en vers (Renaissance, 10 avril 1839), auquel, s elon Quérard, Gérard de Nerval et Cordellier-Delanoue auraient collaboré; Bathilde, drame en trois actes et en prose (salle Ventadour, 14 janvier 1839), avec Auguste Maquet (seul nommé sur l’affiche et sur la brochure) et Cordellier-Delanoue; Un Mariage sous Louis XV, comédie en cinq actes, avec Leuven et Brunswick (Théâtre-Français, 1er juin 1841), restée aussi au répertoire (*); Lorenzino, drame en cinq actes et en prose, avec les mêmes collaborateurs (Théâtre-Français, 24 février 1842); Halifax, comédie en trois actes en prose avec prologue (Variétés, 2 décembre 1842); Les Demoiselles de Saint-Cyr, comédie en cinq actes et en prose, avec Leuven et Brunswick (Théâtre-Français, 25 juillet 1843), qui provoqua entre le principal auteur et Jules Janin une polémique violente et qui, mal accueillie le soir de la première représentation, trouva un peu plus tard et garda le succès dont elle était digne; Louise Bernard, drame en cinq actes et en prose, avec Leuven et Brunswick (Porte-Saint-Martin, 18 novembre 1843); Le Laird de Dumbicky, comédie en cinq actes et en prose, avec les mêmes (Odéon, 30 décembre 1843); Le Garde forestier, comédie en deux actes en prose avec les mêmes (Variétés, 15 mars 1845). En dépit de sa longueur, cette liste ne renferme que les pièces signées par Dumas, avouées par lui ou réimprimées dans les deux éditions collectives de son Théâtre (1834-1836, 6 vol. in-8, ou 1863-1874, 15 vol. in-12), mais non celles qu’il tira de la plupart de ses romans.

    Il nous faut maintenant revenir en arrière et rappeler les titres des principaux récits qui ont tour à tour distrait, ému ou charmé deux ou trois générations et qui se subdivisent en impressions de voyages, en romans et en chroniques historiques.

    Dumas a lui-même raconté comment, après l’insurrection de juin 1832 et une atteinte de choléra, dont il se ressentit d’ailleurs une partie de sa vie, les médecins et ses amis lui conseillèrent de quitter Paris durant quelques mois. De cette première excursion à travers la Bourgogne et la Suisse datent ces fameuses Impressions de voyage qui forment l’une des parties les plus attrayantes de son œuvre et qui ont si légitimement contribué à sa popularité. Ce sont, dans l’ordre chronologique: Impressions de voyage [en Suisse] (1833, 5 vol. in-8); Excursions sur les bords du Rhin (1841, 3 vol. in-8); Une année à Florence (1840, 2 vol. in-8); Nouvelles impressions de voyage [Midi de la France] (1841, 3 vol. in-8); Le Speronare (1842, 4 vol. in-8), voyage en Sicile avec le peintre Jadin et son bouledogue Mylord; Le Corricolo (1843, 4 vol. in-8); et La Villa Palmieri (1843, 2 vol. in-8), relatifs au même séjour dans le sud de l’Italie; De Paris à Cadix (1848, 5 vol. in-8); Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis (1848, 4 vol. in-8) qui forme la suite du précédent; Le Caucase (1859, in-4); De Paris à Astrakan (1860, 3 vol. in-12), réimpr. sous le titre collectif de : En Russie. À cette série se rattachent, sans en faire cependant partie : l’ouvrage intitulé Quinze jours au Sinaï (1839, 2 vol. in-8), rédigé sur les notes du peintre Dauzats, ainsi que L’Arabie heureuse, pèlerinage d’Hadji-Abd-el-Hamid-Bey [Du Couret] (1855, 6 vol. in-8, ou 1860, 3 vol. in-8); Les Baleiniers, journal d’un voyage aux Antipodes par le Dr Félix Maynard (1861, 2 vol. in-12) et le Journal de Mme Giovanni à Taïti, aux îles Marquises et en Californie (1855, 4 vol. in-8), présentés comme revus et mis en ordre par Alex. Dumas, sans que sa collaboration soit parfaitement établie.

    C’est par de courtes nouvelles que débuta le romancier qui devait entreprendre et mener à leur fin les plus longues et les plus captivantes inventions de la littérature moderne. Le Cocher de cabriolet, Blanche de Beaulieu (déjà publiée dans les Nouvelles contemporaines), Cherubino et Celestini, Antonio, Maria, et Le Bal masqué, Jacques Ier et Jacques II ont été réimprimés sous le titre de Souvenirs d’Antony (1835, in-8); Pauline et Pascal Bruno ont reçu le titre collectif de La Salle d’armes (1838, 2 vol. in-8). Viennent ensuite des œuvres de plus longue haleine : Le Capitaine Paul (1838, 2 vol. in-8), dont, si l’on en juge par un ex-dono de Dumas, l’idée première appartiendrait à Dauzats; Acté, suivi de Monseigneur Gaston de Phebus (1839, 2 vol. in-8); Aventures de John Davy (1840, 4 vol. in-8); Le Capitaine Pamphile (1840, 2 vol. in-8); Maître Adam le Calabrais (1840, in-8); Othon l’Archer (1840, in-8); Aventures de Lyderic (1842, in-8); Praxède, suivi de Don Martin de Freytas et de Pierre le Cruel (1841, in-8); Georges (1843, 3 vol. in-8), dont, selon Mirecourt, Félicien Malefille aurait pu revendiquer la paternité; Ascanio (1843, 5 vol. in-8), sur lequel, toujours d’après le même pamphlétaire, M. Paul Meurice aurait pu faire valoir les mêmes droits; Le Chevalier d’Harmental (1843, 4 vol. in-8), d’où date l’alliance intime, féconde et hautement avouée par le premier, de Dumas et de Maquet à laquelle on a dû successivement : Sylvandire (1844, 3 vol. in-8); Les Trois Mousquetaires (1844, 8 vol. in-8), le plus amusant et le plus célèbre des romans de cape et d’épée et ses deux suites dignes de leur aîné : Vingt ans après (1845, 10 vol. in-8) et Dix ans plus tard ou le Vicomte de Bragelonne (1848-1850, 26 vol. in-8); Le Comte de Monte-Cristo (184-1845, 12 vol in-8), dont Fiorentino réclamait une part formellement niée par Dumas et restée inconnue à Maquet; Une Fille du Régent (1845, 4 vol. in-8); La Reine Margot (1845, 6 vol. in-8); La Guerre des femmes (1845-1846, 8 vol. in-8); Le Chevalier de Maison-Rouge (1846, 6 vol. in-8); La Dame de Monsoreau (1846, 8 vol. in-8); Le Bâtard de Mauléon (1846, 9 vol. in-8); Mémoire d’un médecin (1846-1848, 19 vol. in-8) et ses deux suites : Ange Pitou (1853, 8 vol. in-8) et La Comtesse de Charny (1853-1855, 19 vol. in-8); Les Quarante-Cinq, suite et fin de La Dame de Monsoreau (1848, 10 vol. in-8). Alexandre Dumas, qui se flattait « d’avoir des collaborateurs comme Napoléon a eu des généraux », eut recours encore à Hipp. Auger pour Fernande (1844, 3 vol. in-8), à M. Paul Meurice pour Amaury (1844, 4 vol. in-8), à Paul Lacroix pour Les Mille et un fantômes (1849, 2 vol. in-8), La Femme au collier de velours (1851, 2 vol. in-8), et pour Olympe de Clèves (1852, 9 vol. in-8), etc. Parfois même il lui est arrivé de mettre ou de laisser mettre son nom sur la couverture de livres qu’il n’avait pas même lus, ainsi qu’il l’a reconnu plus tard pour Les Deux Diane de M. Paul Meurice (1846-1847, 10 vol. in-8), ou pour Le Chasseur de Sauvagine de M. G. de Cherville (1859, 2 vol. in-8), où sa part effective se réduisit, dit-il, à mettre un point sur l’i du dernier mot du titre. En revanche, on ne lui a jamais disputé plusieurs autres romans moins célèbres, il est vrai, que ceux dont les titres sont rappelés plus haut : Gabriel Lambert (1844, 2 vol. in-8); Le Château d’Eppstein (1844, 3 vol. in-8); Cécile (1844, 2 vol. in-8); Les Frères Corses (1845, 2 vol. in-8), émouvant récit, dédié à Prosper Mérimée.

    Malgré cette production sans exemple et qui dépassait tout ce que la cervelle et même la main humaine avaient pu jusqu’alors concevoir et exécuter, en dépit des procès suscités, et le plus souvent gagnés par les directeurs de journaux dont les traités restaient en souffrances, Dumas trouvait encore le temps de surveiller la construction de la villa de Monte-Cristo, près de Saint-Germain, et qui engloutit une partie des sommes fabuleuses que lui rapportait sa plume, de parcourir d’octobre 1846 à janvier 1847 l’Espagne et l’Algérie, en compagnie de son fils, de Maquet, de Louis Boulanger, de Desbarolles et d’Eugène Giraud, de prendre enfin la direction du Théâtre-Historique dont le duc de Montpensier lui avait fait obtenir la concession et où il se proposait « d’offrir chaque soir au peuple une page de notre histoire ». L’inauguration en eut lieu le 20 février 1847 avec La Reine Margot, drame en cinq actes et treize tableaux, tiré du roman portant le même titre, avec le concours d’Auguste Maquet qui, outre deux adaptations antérieures des Mousquetaires (Ambigu, 27 octobre 1845), et de La Fille du Régent (Théâtre-Français, 14 avril 1846), produisit dans les mêmes conditions : Le Chevalier de Maison-Rouge (Théâtre-Historique, 5 août 1847), dont le souvenir s’est perpétué par le fameux refrain Mourir pour la patrie! devenu peu après le chant patriotique de 1848; Monte-Cristo, drame en quatorze tableaux divisés en deux « soirées », innovation assez malheureuse, suivie plus tard de deux autres « soirées »: Le Comte de Morcerf et Villefort (1851); Catilina, drame en cinq actes (Théâtre-Historique, 14 octobre 1848); La Jeunesse des Mousquetaires, drame en cinq actes et quatorze tableaux, avec prologue et épilogue (Théâtre-Historique, 10 février 1849), l’un des grands succès de Mélingue; La Guerre des femmes, drame en cinq actes et dix tableaux (avril 1849); Le Chevalier d’Harmental, drame en cinq actes et dix tableaux (Théâtre-Historique, 26 juillet 1849); Urbain Grandier, drame en cinq actes, avec prologue (Théâtre-Historique, 30 mars 1850). C’est sur la même scène que furent encore représentés Le Comte Hermann, drame en cinq actes (22 novembre 1849), interprété par Mélingue, Laferrière et Rouvière, et une adaptation d’Hamlet, en cinq actes et en vers, qu’il a signée avec M. Paul Meurice et qui figure au répertoire actuel* de la Comédie-Française (15 décembre 1847).

    La révolution de février 1848 ne fut pour Dumas qu’une suite de déceptions et le signal du déclin de son extraordinaire fortune. Collaborateur d’une feuille quotidienne éphémère, La Liberté (mars-juin 1848), et fondateur d’une revue politique intitulée Le Mois (15 avril), qui n’eut pas une destinée beaucoup plus brillante, candidat malheureux dans Seine-et-Oise et dans l’Yonne, bientôt menacé dans la source principale de ses revenus par l’amendement Riancey qui assujettissait à un droit fiscal le roman-feuilleton, traqué par ses créanciers personnels et par ceux du Théâtre-Historique, dont la crise que l’on traversait avait entraîné la fermeture, il quitta Paris vers la fin de 1851 et vint se fixer à Bruxelles où il demeura jusqu’en 1854. C’est là qu’il écrivit : Un Gil Blas en Californie (1852, 2 vol. in-8); Mes Mémoires (1852-1854, 22 vol. in-8); Isaac Laquedem (1852, 2 vol. in-8), sorte de contre-partie du Juif Errant d’Eugène Suë, annoncée comme devant former trente volumes, mais qui fut arrêtée par la censure impériale; Le Pasteur d’Ashbourn (1853, 8 vol. in-8); El Saltéador (1853, 3 vol. in-8); Conscience l’Innocent (1853, 5 vol. in-8); Catherine Blum (1854, 2 vol. in-8); Ingénue (1854, 7 vol. in-8), dont la publication dans Le Siècle fut interrompue sur la réclamation d’un descendant de Restif de la Bretonne; Les Mohicans de Paris (1854-1858, 19 vol. in-8), dont Paul Bocage fut le collaborateur, ainsi que pour Salvator (1855-1859, 4 vol. in-8), qui en forme la suite. Grâce au dévouement de M. Noël Parfait, ancien représentant du peuple, exilé par le coup d’État et qui avait remis quelque ordre dans les finances de Dumas, celui-ci put, à son retour en France, retrouver une tranquillité relative. De 1854 à 1860, il fonda et dirigea Le Mousquetaire, devenu, en 1857, Le Monte-Cristo, «rédigé par M. Dumas seul», fit représenter Romulus, comédie en un acte et en prose (Théâtre-Français, 15 janvier 1854), dont O. Feuillet et Paul Bocage furent les collaborateurs; La Jeunesse de Louis XIV, comédie en cinq actes et en prose, reçue mais non jouée au Théâtre-Français, représentée au Vaudeville à Bruxelles le 20 janvier 1864 et reprise en 1874 à l’Odéon; La Conscience, drame en cinq actes (Odéon, 7 novembre 1854); L’Orestie, tragédie en trois actes et en vers (Porte-Saint-Martin, 5 janvier 1856); Le Verrou de la reine, comédie en trois actes (Gymnase, 5 décembre 1856), intitulée d’abord La Jeunesse de Louis XV et remaniée après son interdiction par la censure; L’Invitation à la valse, comédie en un acte (ibid., 3 août 1857); L’Honneur est satisfait, comédie en un acte (ibid., 19 juin 1858); Les Gardes forestiers, drame en cinq actes (Grand-Théâtre de Marseille, 23 mars 1858), tiré de Catherine Blum, roman cité plus haut; La Dame de Monsoreau, drame en cinq actes avec prologue (Ambigu, 10 novembre 1860), le dernier et l’un des meilleurs que Maquet ait signés avec lui; enfin, il écrivit deux de ses meilleurs romans, Les Compagnons de Jéhu (1857, 7 vol. in-8), et Les Louves de Machecoul (1859, 10 vol. in-8).

    Le voyage de Dumas en Italie (1860), la part plus ou moins effective qu’il prit à l’expédition de Garibaldi en Sicile, son séjour à Naples de 1860 à 1864 inaugurent le début de la dernière période de sa vie. Les œuvres s’y succèdent encore, de plus en plus hâtives et improvisées, et sans qu’à de rares exceptions près, on y sente percer, comme jadis, l’ongle du lion. Il suffira de citer : Madame de Chamblay (1863, 2 vol. in-12), dont l’auteur tira un drame en 1868 (Porte-Saint-Martin); Les Mohicans de Paris, drame en cinq actes (Gaîté, 20 août 1864), interdit par la censure et autorisé par Napoléon III à qui Dumas avait adressé une curieuse supplique; La San Felice (1864-1865, 9 vol. in-18); Les Blancs et les Bleus (1867-1868, 3 vol. in-12), épisode des guerres de Vendée, qui fournit aussi le sujet d’un drame joué sous le même titre au Châtelet en 1869.

    Si longue que soit l’énumération qui précède, elle resterait notablement incomplète si l’on n’y faisait point figurer trois séries d’écrits où Dumas, tout en donnant carrière à son imagination, a entendu raconter sa propre existence, celle de plusieurs de ses contemporains et de ses amis, enfin quelques-uns des principaux épisodes de l’histoire de France. Outre ses Mémoires déjà cités, on trouvera beaucoup de particularités curieuses, mais le plus souvent sujettes à contestations, dans un fragment placé en tête de la première édition de son Théâtre: Comment je devins auteur dramatique, dans ses Souvenirs de 1830 à 1842 (1854, 2 vol. in-8); dans ses Causeries (1860, 2 vol. in-18); dans Bric-à-Brac (1861, 2 vol. in-18), enfin dans l’Histoire de mes bêtes (1868, in-18). Le second groupe est formé par Un Alchimiste au XIXe siècle (le comte de Ruolz), premier chapitre de La Villa Palmieri, tiré à part; Le Maître d’armes (1844, 3 vol. in-8), mémoires de Grisier; Une Vie d’artiste (1854, 2 vol. in-8), histoire de la jeunesse et des débuts de Mélingue; La Dernière Année de Marie Dorval (1854, in-18), touchant appel à la charité publique pour parvenir à lui ériger un tombeau; les Mémoires de Garibaldi (1860), soi-disant traduits sur le manuscrit original; Les Morts vont vite (1861, 2 vol. in-18), intéressantes réminiscences sur Béranger, Musset, Achille Devéria, Eugène Suë, Chateaubriand, le duc et la duchesse d’Orléans, etc. En 1833, une première étude historique : Gaule et France, était présentée comme devant former la tête d’une série de Chroniques qui ne fut pas continuée après la seconde : Isabelle de Bavière (règne de Charles VI) (1836, 2 vol. in-8), car on ne peut donner ce nom aux compilations que Dumas a signées depuis et qu’il suffit de rappeler pour mémoire: Louis XIV et son siècle (1845-1846); Michel-Ange et Raphaël (1846); Louis XV (1849); La Régence (1849); Louis XIV (1850); Le Drame de Quatre-vingt-treize (1851); Histoire de deux siècles (1852); Histoire de la vie politique et privée de Louis-Philippe (1852); Les Grands Hommes en robe de chambre (César, Richelieu) (1857). Mettons à part La Route de Varennes (1860, in-18), amusant récit d’une excursion en Champagne, d’après l’itinéraire même de la famille royale, mais où une inexactitude lui valut un long procès définitivement jugé en sa faveur. À ces spéculations de librairie, on préférera toujours les deux ou trois contes écrits pour les enfants et restés des modèles du genre : Histoire d’un casse-noisette (1845, 2 vol. in-12, ill. par Bertall); La Bouillie de la comtesse Berthe (1845, in-12, ill. par le même) et Le Père Gigogne (1860, 2 vol. in-12).

    Les toutes dernières et si tristes années de la vieillesse de Dumas furent adoucies par le dévouement de sa fille, Mme Petel, et par la sollicitude de son fils, qui finit par pourvoir à tous les besoins de sa vie matérielle; ce fut dans la ville de Puys, près de Dieppe, qu’il s’éteignit le 5 décembre 1870, sans avoir conscience des désastres infligés à la France, et sa mort passa forcément alors inaperçue. Au mois d’avril 1872, sa dépouille fut exhumée de la tombe provisoire où elle était déposée et transportée, selon un vœu souvent exprimé par lui, au cimetière de Villers-Cotterets, en présence de la plupart de ses amis, collaborateurs ou interprètes encore survivants. Le 4 novembre 1883, fut inauguré sur la place Malesherbes, à Paris, le monument dû à Gustave Doré, qui n’avait pu en voir l’achèvement et où il avait placé au pied de la statue assise du grand romancier le personnage le plus populaire de son œuvre (d’Artagnan), encadré par deux groupes symbolisant les diverses classes de lecteurs que charmeront toujours ses légendaires exploits.

    Les indications bibliographiques des œuvres citées au cours de cet article se réfèrent toutes à leurs éditions originales, mais les divers écrits de Dumas (à l’exception de ses poésies qui n’ont jamais été réunies(*)) ont été l’objet de deux réimpressions générales en quelque sorte permanentes, l’un en livraisons in-4 illustrées, l’autre dans le format in-18 et comprenant beaucoup de romans (authentiques ou apocryphes) parus antérieurement sous d’autres titres; cette partie de la bibliographie de Dumas n’a pas été traitée par MM. Parran et Glinel dont les travaux n’en sont pas moins fort intéressants et fort utiles.

    Les portraits originaux de Dumas ne sont pas aussi nombreux que pourrait le faire supposer sa très réelle célébrité. On ne peut guère citer, parmi les documents les plus importants, que deux lithographies d’Achille Devéria, l’une en pied (sur un canapé), l’autre en buste et toutes deux fort belles; un médaillon en bronze de David d’Angers; une autre lithographie par Lelièvre (1833); un pastel par Eugène Giraud (1845); un portrait en costume de Circassien par Louis Boulanger (Salon de 1859), appartenant au fils du modèle; une statue par Carrier-Belleuse, à Villers-Cotterets; de très nombreuses caricatures et un certain nombre de photographies; l’une d’elles, représentant Dumas en manches de chemise et tenant dans ses bras une célèbre écuyère américaine, miss Adah Menken, fut retirée du commerce sur la plainte de la famille.

    (*) Au moment de la publication de cette notice, c’est-à-dire vers 1885.


    source: Maurice Tourneux, article «Dumas» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, H. Lamirault, [191-?]. Tome quinzième (Duel-Eoetvoes), p. 36-39.

    Œuvres de Alexandre Dumas (père)

    Oeuvres disponibles en ligne sur le site Gallica (Bibliothèque nationale de France)

    Source:agora

  • Féminisme et roman policier

    Amanda Cross, Ruth Rendell, Dorothy Sayers. Féminisme et roman policier
    Ilana Löwy


     
    Plan de l'article


     

    Entre les deux guerres, le roman policier anglais est devenu une spécialité féminine. Les livres d’Agatha Christie, de Dorothy Sayers, et, un peu plus tard, de Ngaio Marsh et de Josephine Tey ont solidement établi la popularité des polars qui mélangeaient allègrement l’arsenic et les veilles dentelles. La place importante occupée par des femmes parmi les auteurs de polars n’est pas surprenante dans un pays où une proportion importante de romanciers renommés sont des romancières. D’autant plus que la publication des romans policiers fut une activité lucrative, un atout non-négligeable dans une période d’accès limité des femmes à certains métiers.

    Les « grandes dames anglaises » du polar ont rénové le genre en introduisant des intrigues ingénieuses, des descriptions minutieuses de certains milieux sociaux (en règle générale, les classes supérieures et moyennes, et les milieux intellectuels et artistiques), de fines études psychologiques, de l’humour et de l’ironie, et, surtout, des détectives de sexe féminin.

     

    • Féminisation du polar : la nouvelle héroïne

    Ces détectives-femmes sont souvent plus vivantes et attrayantes que les détectives masculins créés par les mêmes auteures. Parmi les plus anciennes, la célèbre Miss Marple d’Agatha Christie est une vieille dame agréable, malicieuse, et extrêmement intelligente ; et elle n’a aucun des attributs ridicules d’un Hercule Poirot, Belge à moustache cirée, chaussures trop étroites, maniaque de l’ordre, et à l’ego en proportion inverse de sa petite taille. De même, si Lord Peter Whimsey, créé par Dorothy Sayers, porte un monocle, souffre de cauchemars récurrents, et est originaire d’une famille noble dans laquelle l’excentricité se conjugue à la bêtise et la folie, sa contrepartie féminine, Harriet Wane, est une jeune femme saine et énergique, fille d’un médecin de campagne, dotée de bon sens, de joie de vivre, et d’un solide goût pour l’amitié.

    Cependant, le trait le plus important de ces femmes détectives est l’excellence de leurs capacités intellectuelles. Depuis les Aventures de Sherlock Holmes, l’attribut principal du détective dans un roman policier « classique » est sa capacité d’analyser l’évidence et d’opérer des déductions logiques. Si les femmes détectives – comme leurs collègues masculins – sont occasionnellement confrontées à des situations dangereuses, et sont capables de montrer leur courage, elles sont surtout très intelligentes.

    Les changements importants intervenus dans la situation des femmes depuis les années soixante ont eu des conséquences dans les polars, notamment d’action. Les femmes-détectives, officiers de police, juges, médecins-légistes, journalistes, détectives privés, et même gardes du corps, sont omniprésentes dans les polars contemporains, en particulier ceux (toujours plus nombreux) écrits par des femmes. En outre, ces romans, souvent américains, font un effort délibéré pour offrir une grande diversité d’héroïnes. Ces nouvelles enquêtrices ont des origines ethniques très diverses, un niveau d’éducation variable, des vies privées compliquées, et souffrent parfois d’un handicap ou d’une maladie chronique. Elles manient des armes à feu, sont entraînées aux techniques de combat, affrontent des criminels dangereux, risquent des coups et blessures. De plus, à l’instar des héros mâles, elles ont droit à une vie sexuelle souvent aventureuse, et leur sexualité peut jouer un rôle important dans l’intrigue. Il faut toutefois distinguer l’avènement des femmes dans des rôles exclusivement réservés auparavant aux hommes, de l’apparition dans le polar d’une thématique proprement féministe.

    • Le polar féministe

    Les polars dits « féministes » sont une minorité parmi ceux, très nombreux, écrits par des femmes. La plupart d’entre eux sont plaisants à lire, présentent des idées « politiquement correctes » du point de vue féministe, et ne se détachent pas vraiment de la production moyenne dans ce domaine. Je m’attarderai ici sur l’œuvre de deux auteures de polars à succès dont les livres, d’une excellente qualité, peuvent en même temps stimuler la réflexion sur les rapports entre hommes et femmes : l’Américaine Amanda Cross et la Britannique Ruth Rendell.

    Toutes deux ont commencé à publier des polars au début des années soixante (donc avant l’essor de la deuxième vague du féminisme), et leurs idées féministes se sont développées et affirmées avec le temps. Il y a cependant, outre la différence de nationalité et la spécificité de leur talent – Cross est perçue comme un bon écrivain de polars, Rendell comme un bon écrivain tout court – une différence de statut. Rendell est une écrivaine professionnelle, vivant de sa plume. Cross est le pseudonyme d’une professeure de littérature anglaise à l’université de Colombia (NY), Carolyn Heilbrun, et auteure de plusieurs ouvrages théoriques importants sur genre et littérature [1].

    Pendant une quinzaine d’années, C. Heilbrun a gardé secrète l’identité d’Amanda Cross, afin d’éviter à la fois toute conséquence fâcheuse pour sa carrière universitaire, mais aussi pour avoir un « espace de liberté » et le plaisir de posséder une double personnalité. Son héroïne, Kate Fansler, professeure de littérature anglaise dans une université à New York et détective à ses heures libres, est un portrait idéalisé d’Heilbrun elle-même, débarrassée de ses problèmes de poids et de ses origines juives, mais toujours munie d’un esprit vif et de solides connaissances littéraires. Dans ses premières apparitions, Fansler est présentée comme vaguement « progressiste ». Son féminisme s’affiche clairement pour la première fois en 1981, dans Mort d’un professeur titulaire [2]. Dans ce polar, Fansler tente d’aider une collègue, première femme professeure au département de littérature anglaise de Harvard. Les enseignants du département, forcés par la direction de l’université d’accepter cette nomination, tentent de trouver la candidate la moins dérangeante possible, c’est-à-dire une femme à la réputation professionnelle irréprochable, ouvertement hostile au féminisme et entièrement convaincue que la prétendue discrimination liée au sexe n’est qu’une invention de femmes paresseuses et médiocres. Hélas, sa confiance s’effondre face à l’hostilité déclarée de ses collègues masculins, tandis que son refus obstiné de reconnaître l’existence du sexisme et de s’allier à d’autres femmes de son milieu professionnel accroît son isolement et son désespoir. Confrontée à une série d’humiliations, elle sera retrouvée morte dans des circonstances mystérieuses. Le thème central de ce roman est l’importance de la solidarité féminine. Cross brosse une image vive des débats au sein du mouvement féministe nord-américain : l’opposition entre le féminisme « rangé » de Kate Fansler et de ses amis, et leur aspiration à réformer les institutions de l’intérieur, et le féminisme radical d’un groupe de femmes homosexuelles qui vivent en communauté et développent une idéologie anti-mâle. Bien que Cross ne cache pas sa sympathie pour la première variante du féminisme, elle guide Fansler avec peu d’hostilité vers la seconde. À la fin du livre, les féministes réformistes et radicales trouvent, momentanément au moins, un langage commun, et la cause des femmes à Harvard fait un bond en avant. Tout cela se fait dans un esprit bon enfant et dans une joie partagée.

    Avec ses héroïnes généreuses, intelligentes et drôles et ses « méchants » souvent pitoyables ou ridicules, les livres d’Amanda Cross proposent à la lectrice (progressiste et cultivée, cela va de soi) le monde enchanté des contes de fées. Cette atmosphère de « conte de fées féministe » se retrouve dans d’autres polars de Cross. Comme Pas un mot de Winifred : l’histoire, qui se déroule des deux côtés de l’Atlantique, réunit plusieurs femmes remarquables à la fois par leurs intérêts intellectuels, leur grande indépendance d’esprit et leur don pour l’amitié, en particulier avec d’autres femmes. Ces qualités leur permettent de triompher de l’adversité et de trouver le bonheur dans le travail, les relations humaines et la découverte du monde, et même de rencontrer des compagnons masculins qui savent les apprécier à leur juste valeur. On retrouve aussi d’autres thèmes récurrents : l’importance de l’amitié entre les femmes et la capacité des femmes à « renaître » à tout âge et sous toute condition. Cet optimisme affiché contribue sans doute au succès de ces polars. Nous voulons toutes et tous croire que la justice va triompher sur la méchanceté et la bêtise, que l’amitié et la solidarité sont des valeurs sûres, que la vie n’est ni absurde, ni tragique, ni fragmentée, et qu’on garde toujours la possibilité d’un nouveau départ. Cependant, l’univers idéalisé dans lequel circule Fansler peut rappeler l’observation faite par Heilbrun au sujet d’auteures comme Louise May Alcott ou George Eliot : leurs héroïnes sont souvent plus conventionnelles et moins courageuses qu’elles-mêmes.

    • Violences contre les femmes, violence des femmes : les destins d’une révolte

    Même en s’attaquant, dans Un espion imparfait, à un sujet qui se prête peu à l’angélisme – la violence conjugale – Cross réussit à créer une atmosphère de bienveillance généralisée [3]. Ce livre est inspiré par l’œuvre de John Le Carré, mais Cross est très loin de l’amertume désabusée de ce dernier. Kate Fansler collabore dans ce polar avec une autre « bonne sorcière », une femme à la retraite qui a su se forger une personnalité et une identité nouvelles. Et l’héroïne va y défendre une jeune femme qui a subi pendant des années les violences de son mari, un professeur de droit, et qui a fini par l’assassiner. Celle-ci est reconnue coupable de meurtre avec préméditation et condamnée à la prison à perpétuité, sans tenir compte du fait que la loi américaine a reconnu récemment les violences conjugales comme une circonstance atténuante. Les réflexions sur les raisons qui ont poussé cette jeune femme à demeurer avec cet époux violent sont mêlées à une histoire de réforme d’une faculté de droit conservatrice et sclérosée. Le mari, professeur de droit, était très soutenu par ses collègues mâles. À l’issue du livre, l’espoir d’un jugement plus équitable pour la meurtrière est associé au réveil politique des étudiants de la faculté, amenés par l’enseignement éclairé de Fansler et ses amis à réviser leurs positions conservatrices et leurs préjugés sexistes.

    La violence contre les femmes, et le sort réservé à une femme battue qui tue son partenaire violent sont également au centre du récent livre de Ruth Rendell, Il n’y a pas de mal [4]. En juxtaposant ces deux livres, on apprend que, contrairement aux Américains, les Britanniques n’accordent pas de circonstances atténuantes aux femmes victimes de violences conjugales qui tuent leur partenaire. On apprend aussi qu’au Royaume-Uni comme aux USA (et en France, mais on en parle rarement), les brutalités contre les femmes ne sont nullement limitées aux couches populaires, et peuvent avoir lieu derrière les volets clos des villas des beaux quartiers. Cependant, l’univers décrit par Rendell est fort différent du monde dépeint par Cross. Si le New York de Cross est une ville étonnamment paisible, Kingsmarkham, la petite ville anglaise de Rendell, est un univers social en pleine désintégration. Rendell décrit avec compassion, mais sans complaisance, des vies sordides, des trajectoires interrompues, des actes illogiques, une violence souvent gratuite, faite de petite délinquance et de grande souffrance, et les tentatives pathétiques pour construire de petits îlots d’ordre au milieu du chaos afin de retrouver occasionnellement la chaleur humaine, la solidarité et l’espoir.

    • Rendell et l’engagement féministe : un combat avant tout « social »

    Pour comprendre l’attitude de Rendell envers les violences contre les femmes, il faut remonter aux racines de ses réflexions féministes qui apparaissent pour la première fois dans Une vie endormie en 1978, et sous une forme plutôt critique [5]. Sylvia, la fille aînée de l’inspecteur Wexford, le héros de la plupart des polars de Rendell, traverse une crise dans son mariage. Mariée très jeune, mère de famille menant une existence aisée auprès d’un mari architecte, elle découvre le féminisme, et refuse d’être cantonnée dans le rôle d’une « simple ménagère ». Wexford, heureux dans un mariage très traditionnel, trouve ses complaintes ridicules, ses discours enflammés sur l’esclavage domestique des femmes déplacés sinon franchement ridicules, ses critiques incessantes de sa mère fort irritantes, et son attitude proche de celle d’une petite fille gâtée, une opinion que semble partager Rendell. Cependant, le roman s’attaque en même temps à l’un des thèmes chers aux féministes : les avantages de la possession d’un corps mâle. Une femme qui réussit à « passer » pour un homme améliore considérablement sa position dans la vie. Elle a plus de liberté, des facilités d’emploi, elle est plus estimée, et, en outre, elle rajeunit. Dans un passage-clé du livre, Wexford explique que notre perception de l’âge dépend souvent de son sexe : « L’air de jeunesse d’une femme dépend avant tout de l’absence de rides. Ici, comme partout ailleurs, nous utilisons un double standard. Quel âge as-tu, Mike ? Une quarantaine ? Mets une perruque et un maquillage et tu auras immédiatement l’air d’une vieille loque, mais coupe les cheveux d’une femme de ton âge, habille-la dans un costume d’homme, et elle pourra très facilement passer pour un homme de trente ans. »

    Une vingtaine d’années et de nombreux polars plus tard, Rendell a enrichi considérablement l’étendue des problèmes sociaux présents dans ses livres. Elle discute de questions telles que l’immigration et le chômage, des conflits entre communautés ethniques, du racisme ou des conséquences des changements des mœurs sexuelles. Parallèlement, elle a approfondi le personnage de Sylvia Wexford. Cette dernière dépasse le stade de la plainte, reprend des études et devient assistante sociale, et volontaire dans un centre pour femmes battues. Ses convictions féministes, toujours aussi fortes, sont maintenant fondées sur une observation directe du sort de nombreuses femmes. Grâce à Sylvia, l’inspecteur Wexford devient lui aussi plus sensible à l’oppression des femmes, thème qui se trouve au centre de ses investigations. Dans Semisola, par exemple, il apprend que certaines femmes de ménage étrangères sont maintenues dans les conditions d’un véritable esclavage. Dans Pas de dégâts visibles, il se rend compte que la police est impuissante face au violences domestiques [6].

    Chez Cross, la femme battue plonge dans la dépression après l’assassinat de son mari. L’univers idéalisé de Cross s’accorde mal avec un bénéfice immédiat dû au crime, aussi légitime soit-il. Chez Rendell, la femme battue est libérée par son acte. En tuant son tortionnaire, elle est enfin capable de sortir de son cauchemar. Ce n’est pas un hasard si, dans le monde désenchanté de Kingsmarkham, dans lequel peu d’individus, et encore moins de femmes, atteignent l’équilibre et le bonheur, le chemin vers une vie un peu meilleure doit passer par un crime. Chez Rendell, ce chemin passe rarement par le bonheur conjugal.

    Si, en 1978, une femme devait littéralement changer de corps, ce n’est plus nécessaire en 2000. Les femmes peuvent choisir des styles de vie très divers, et l’on voit apparaître de nombreuses « femmes nouvelles ». Pas d’« hommes nouveaux », en revanche. Dans les polars de Rendell, ils affichent une masculinité tout à fait traditionnelle. Il est peu étonnant que nombre de femmes décrites par Rendell vivent seules. Leur vie n’est pas dépourvue de joie, mais elle est souvent difficile. À l’aube du xxie siècle aussi, il est toujours plus avantageux d’être un homme. Quant au féminisme militant – tel que représenté par Sylvia et ses amies par ailleurs tout à fait conscientes de la faiblesse de leurs contributions –, il est indispensable, puisqu’il permet de sauver certaines femmes du désespoir. Dans le monde adouci d’Amanda Cross, le féminisme, par un tour de passe-passe magique, induit le revirement rapide d’une situation difficile. Dans l’univers réaliste et désabusé de Ruth Rendell, le féminisme ne peut que colmater quelques brèches et parer au plus urgent. On est très loin de la revendication féministe de changer le monde. Pour trouver les traces d’une telle aspiration dans un polar d’inspiration féministe, il faut revenir bien en arrière, au Gaudy Night (La nuit de fête) de Dorothy Sayers, publié en 1935.

    • Une idée subsersive : les femmes peuvent être des humains à part entière

    Sayers n’était nullement une féministe militante, mais les événements de sa vie l’ont amenée à se pencher sur la condition féminine. Mère célibataire, puis mariée avec un homme qui rencontrera des problèmes psychiatriques graves, elle a pu mesurer les obstacles qui se dressent devant une femme intelligente et courageuse mais dépourvue de fortune ou d’une grande beauté. Le thème de l’inégalité entre les sexes apparaît en pointillé dans nombre de ses polars, mais il est au centre d’un seul livre : Gaudy Night [7].

    Ce thème apparaît sous la forme du dilemme de l’héroïne, Harriet Wane, qui ne parvient pas à se décider à épouser Lord Peter Whimsey, pourtant « très bien à tous égards ». Elle craint que même dans les meilleures conditions, le mariage ne détruise la liberté de la femme en ne laissant intacte que celle de l’homme. Ses hésitations se déroulent sur fond de collège féminin à Oxford, microcosme offrant d’excellentes opportunités pour esquisser de nombreux portraits de femmes, enseignantes, étudiantes, anciennes étudiantes, personnel de service, et montrer quelles sont les possibilités offertes aux femmes et l’usage qu’elles en font. La description de la vie du Shrewsbury College est fort réaliste. On y trouve, parmi les enseignantes, des frustrées, des femmes jalouses, des auteures médiocres de travaux bâclés, et même les meilleures ne sont pas exemptes de défauts. Pourtant, le tableau dépeint dans Gaudy Night a un potentiel subversif considérable. Sayers y décrit une communauté – imparfaite, et donc vivante – de femmes qui n’ont aucun besoin des hommes pour définir leur identité humaine et professionnelle. Les hommes existent, certes, mais ils sont cantonnés à la périphérie de leur univers. Ils peuvent être utiles, amusants, vexants, intéressants ou stimulants, mais ils ne sont jamais indispensables. Sayers ne nie nullement l’existence des pulsions sexuelles – et elle décrit la sexualité comme une activité fort agréable – mais elle ajoute qu’on peut la remplacer par d’autres plaisirs du corps et de l’âme. Le meilleur remède aux peines de cœur, son héroïne Harriet Wane l’explique, c’est d’avoir un travail intéressant, une activité physique et suffisamment d’argent pour des loisirs de qualité. La conclusion, qui apparaît en filigrane, est que les rapports de force entre les hommes et les femmes étant ce qu’ils sont, se passer de sexualité est souvent un choix bien sage.

    Des polars récents ont décrit des femmes expertes en judo ou en loi pénale, confrontées aux malheurs d’autres femmes dans les bidonvilles ou dans les beaux quartiers, qui prêchent le féminisme ou le pratiquent en militant pour la cause des femmes. La porté radicale de leur message est pourtant bien moindre que celui véhiculé par Gaudy Night. Sayers y décrit d’une manière convaincante un monde dans lequel les femmes s’épanouissent uniquement grâce à leur intelligence, leur sens de l’humour, leur rigueur morale, leur soif de connaissance, et avant tout l’amitié et le soutien d’autres femmes. Dans un tel univers, les femmes ne se sentent pas obligées de rechercher leur légitimité et la reconnaissance chez des individus du sexe masculin. Elles ne tentent pas de les imiter et n’éprouvent guère le besoin de se définir, positivement ou négativement, par rapport aux hommes. Dorothy Sayers nous laisse ainsi entrevoir la possibilité d’un avenir dépourvu des privilèges liés à une masculinité hégémonique, une perspective qui peut paraître menaçante à beaucoup d’hommes et sans doute aussi à un certain nombre de femmes. •

     

    http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=MOUV&ID_NUMPUBLIE=MOUV_015&ID_ARTICLE=MOUV_015_0048

  • La photographie de Rimbaud authentifiée

    468422_sans-titre.jpgPar Jean-Jacques Lefrère, publié le 05/06/2010 à 12:30

    Libraires associés/ADOC-Photos

    Rimbaud sur le perron de l'hôtel de l'Univers, à Aden.

    Il y a deux mois, L'Express révélait une photo absolument inédite d'Arthur Rimbaud. Elle est aujourd'hui authentifiée et datée. Le photographe et la plupart des figurants ont même été identifiés.

    On se souvient qu'il y a deux mois, une photographie inconnue de Rimbaud, la première montrant avec netteté ses traits d'adulte, a été rendue publique. Elle montre l'ancien poète à Aden, assis au sein d'un groupe, sur la véranda de l'Hôtel de l'Univers. Le document, qui figurait parmi une trentaine de clichés d'Aden à la fin du XIXe siècle, provenait des archives de Jules Suel, propriétaire de cet hôtel où Rimbaud résida à diverses reprises et où il se fit parfois adresser son courrier.

    Le poète reconverti dans le négoce fut en outre en relations d'affaires, notamment au moment de son expédition d'armes à travers le désert dankali, avec ce Suel qui était une personnalité importante de la communauté française locale --une communauté au demeurant fort réduite, dont les membres sont connus, et nous serions bien en peine, après une trentaine d'années de travaux sur le sujet, de citer un bien grand nombre de noms de ressortissants français dans l'Aden de cette époque.

    En publiant cette photographie de Rimbaud, nous escomptions que des lecteurs pourraient nous aider à identifier les autres figurants de ce "coin de table" d'Aden, à mieux en cerner le contexte, voire de situer la photographie dans le temps. Cet espoir n'était pas vain, et les choses n'ont pas traîné, puisque nous sommes aujourd'hui en mesure de dater le document de manière très précise et d'indiquer l'identité probable de la majorité des personnages.

    Il n'était certes pas aisé, cent trente ans plus tard, de placer des noms sur des visages. Et pourtant, on pouvait se demander qui sont les deux personnages debout, celui de gauche fixant l'objectif avec une expression farouche et décidée, celui de droite photographié comme dans le mouvement, souriant et portant son regard vers la dame assise au premier plan, en paraissant la contempler avec une sorte de bienveillance réjouie?

    De même, qui peuvent bien être les deux barbus assis à gauche, l'un déjà quelque peu déplumé et à la physionomie soucieuse ou dédaigneuse, l'autre au visage plus impassible et semblant chaussé de souliers à talons?

    Une identification qui permet de dater la photo

    Qui est l'individu assis au centre, à la droite de Rimbaud? Il est apparemment le plus âgé du groupe, et son étrange costume à carreaux l'a déjà fait entrer dans la geste rimbaldienne sous le surnom de Pyjama.

    L'auteur de cette enquête, Jean-Jacques Lefrère, a pour habitude de chasser les pièces inédites dans la littérature. En décembre 2008, L'Express lui avait consacré un portrait.

    Surtout, qui est la dame à droite, accoudée à son fauteuil, porteuse d'une alliance et arborant un ventre à la courbe généreuse? Sa présence détonne quelque peu, car les Européennes étaient alors plutôt rares à Aden. Une autre question, non moins essentielle, était: de quel séjour de Rimbaud dans la ville date la photographie? La présence de tel ou tel figurant allait-elle permettre de l'établir?

    Peu de temps après la publication de la photographie, Jacqueline Sibertin-Blanc (née Lucereau), descendante collatérale de l'explorateur Édouard-Henri Lucereau, nous contacta pour nous signaler qu'elle avait formellement reconnu ce dernier, par la comparaison avec une photographie, dans le personnage debout à gauche. La consultation d'autres portraits photographiques de Lucereau nous permit peu après de confirmer tout à fait l'identification.

    Né en 1850, cet explorateur avait obtenu du Gouvernement français la mission de rechercher les sources de la Sobat, affluent du Nil bleu. Il résida à Aden à partir d'octobre 1979, logeant précisément à l'Hôtel de l'Univers, en faisant deux séjours prolongés à Zeilah, de l'autre côté de la Mer Rouge. En août 1880, ayant reçu de Delagenière, le gérant du vice-consulat de France à Aden, l'assurance que sa caravane allait enfin pouvoir partir à la conquête des régions inconnues qu'il comptait parcourir en Abyssinie, Lucereau reprit la mer et, après trois semaines de marche dans le désert, arriva à Harar, où il bénéficia un temps de l'hospitalité d'Alfred Bardey, le futur patron de Rimbaud à Aden. Mais son aventure tourna tragiquement: en octobre, il fut tué à Ouarabelly, dans le territoire des Itous-Gallas, à une journée de marche à l'ouest de Harar.

    Une enquête minutieuse

    L'identification de Lucereau sur la photographie est une grande chance, car elle permet de dater la photographie, de manière absolue, de 1880, qui est l'année où Rimbaud est venu à Aden pour la première fois.

    Mieux: leur rencontre en cette ville n'a pu avoir lieu qu'en août. En effet, Rimbaud avait débarqué depuis peu de temps dans la colonie anglaise. Dans sa première lettre adressée d'Aden à sa famille, datée du 17 août, il confie qu'il a quitté Chypre "depuis près de deux mois" et a cherché depuis "du travail dans tous les ports de la Mer Rouge, à Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeidah, etc."

    Il ajoute qu'il a été "malade en arrivant" à Aden. La manière dont il rapporte ceci indique que cet ennui de santé ne date pas de la veille, ni de l'avant-veille. Fait piquant, cet épisode fut mentionné en France du vivant de Rimbaud, qui entrait déjà dans sa légende, dans Le Symboliste du 22 octobre 1886: "Revenant d'Asie (via Suez), Rimbaud arriva malade à Aden."

    L'arrivée de Rimbaud doit donc se situer début août, voire quelques jours plus tôt, car rien ne permet d'exclure que, parti de Chypre en juin, il ait bourlingué quelques semaines d'un port de la Mer Rouge à l'autre et soit arrivé à Aden au cours de la seconde quinzaine de juillet. S'il n'a rédigé sa première lettre aux siens que le 17 août, c'est qu'il n'a su que la veille qu'il avait désormais un emploi fixe dans cette ville: son engagement dans la factorerie Bardey date de la mi-août (ne sachant s'il allait rester sur place, il n'avait pas écrit à sa famille lors de ses séjours à Djeddah, Souakim, Massaouah et Hodeidah).

    Au demeurant, Rimbaud ne fut jamais un épistolier empressé de donner à sa mère des nouvelles de ses changements de résidence: les années suivantes, lors de la plupart de ses installations ou réinstallations à Aden ou à Harar, il laissera parfois passer plusieurs semaines après son arrivée avant de lui envoyer un courrier (déjà, à Chypre, il ne lui avait écrit qu'au bout d'un mois de séjour).

    Un fait est donc établi: Rimbaud et Lucereau sont simultanément à Aden en ce mois d'août 1880 et, comme tous les Français de l'endroit, fréquentent l'Hôtel de l'Univers, principal lieu de rencontre de la minuscule communauté française.

    La technique de prise de vue révelée

    Cette date se trouve d'ailleurs corroborée par la technique photographique qui fut employée pour réaliser le cliché. Il nous faut, sur ce point, dire notre dette aux spécialistes de l'art photographique au XIXe siècle qui nous ont fourni ces précisions.

    À l'encontre de ce que nous supposions, il n'est pas du tout certain que le flou cernant le visage de Rimbaud soit dû au fait que le modèle ait bougé pendant la pose: le cliché serait plutôt affecté par un léger "bougé de plaque", qui est, de même que d'autres caractéristiques techniques, typique d'une technique alors toute nouvelle: l'instantané au gélatino-bromure d'argent.

    Si l'on examine bien la photographie, les autres personnages, ainsi que les objets, ne sont pas tout à fait nets: leurs bords sont masqués par un léger tremblement, plus ou moins apparent selon le contraste des zones, et ceci constitue, d'après M. André Gunthert, une caractéristique des premiers essais d'instantanés au gelatino-bromure d'argent. Avec de telles plaques, le temps de pose était très bref, mais le plus infime choc transparaissait sur le cliché.

    Par ailleurs, le cliché apparaît trop clair par excès de pose, avec une surexposition manifeste, le négatif verre au gelatino-bromure d'argent étant beaucoup plus sensible que le collodion, et le tirage ayant été réalisé sur un papier albuminé pas encore adapté à ces nouveaux négatifs. C'est en tout cas cette surexposition qui a donné à Rimbaud, plus que sa maladie récente, cette pâleur de visage: venant de passer quelques mois comme contremaître de chantier sous le soleil de Chypre, son teint devait être plutôt hâlé lorsqu'il arriva à Aden.

    Ce sont là des renseignements précieux, mais ils soulèvent un problème: a priori, personne, à Aden, en 1880, ne pouvait disposer d'une technologie aussi moderne, le gelatino-bromure d'argent ou "plaque sèche" s'étant surtout répandu quelques années plus tard, rares furent, de par le monde, les photographes qui l'utilisèrent à cette date, surtout outre-mer.

     

    Or, le 25 juillet 1880, l'explorateur-photographe Georges Révoil s'embarquait à Marseille, sur le navire Peï-Ho des Messageries maritimes, à destination d'Aden, où il prit pied le 7 août. Chargé, par le ministère de l'Instruction publique, d'une mission scientifique et géographique dans ce pays somali qu'il allait parcourir pour la seconde fois, il avait emporté un matériel photographique flambant neuf, qu'il comptait tester en réalisant de nombreux clichés à Aden. Il fut accueilli dans la ville par Jules Suel, qui lui fit naturellement visiter son hôtel, et écrivit par la suite à la Société de géographie de Marseille, laquelle publia son récit dans son bulletin trimestriel: "Je séjourne un mois dans cette ville, où je reçois le meilleur accueil de notre agent consulaire, M. Delagenières [sic], et des résidents et sous-résidents anglais, MM. Godfelow [sic] et Hunter, ainsi que de l'honorable M. César Tian [le futur associé de Rimbaud] et de tous nos compatriotes. J'utilise mon séjour à Aden à faire de nombreux essais photographiques".

    Sur place, Révoil fera aussi la connaissance de Lucereau avant le départ d'Aden de ce dernier, ce dont il fera part aux Sociétés savantes dont il était membre correspondant. Lui-même n'allait pas s'éterniser à Aden, embarquant le 12 septembre à bord de l'Émile-Héloïse, petit vapeur d'une maison marseillaise.

    Si nous avons évoqué la présence de ce Révoil à Aden, en ce mois d'août 1880, c'est parce que, le 28 du même mois, il écrivait de là à Henri Duveyrier, secrétaire de la Société de géographie de Paris, qu'il "se félicit[ait] beaucoup de l'emploi du gélatino-bromure de M. Rigault [sic], de Marseille". Révoil s'était donc embarqué pour Aden avec les plaques photographiques dernier modèle qu'il s'était procurées auprès de la Maison Jules Rigaut, sise au 37, rue Vacon, à Marseille, et dont des réclames de l'époque vantent les « plaques au gélatino-bromure » (ce Rigaut est l'auteur d'une monographie intitulée La Photographie pratique à l'usage des débutants traitant le procédé au gélatino-Bromure d'argent). Quoique la photographie du coin de table d'Aden ne porte aucun nom de photographe, il faut ainsi reconnaître que Révoil n'est pas le plus mauvais candidat pour en être l'auteur.

    Les autres personnes identifiées

    Revenons aux personnages figurant sur la photographie. En août 1880, Alfred Bardey, futur employeur de Rimbaud, vient de partir pour son voyage d'exploration commerciale en Abyssinie. Son absence sur ce portrait de groupe ne saurait donc surprendre. Avant de connaître la date du cliché, nous nous étions posé la question de son identification au personnage assis à l'extrême-gauche, mais ne regrettons pas aujourd'hui d'avoir formulé cette hypothèse au conditionnel.

    Le seul portrait connu de Bardey est une photographie communiquée en novembre 1883 à la Société de géographie: son examen établit que Bardey, personnage à la physionomie pleine d'énergie, aux cheveux denses et coupés court, âgé de 26 ans en 1880 (il avait exactement le même âge que Rimbaud) n'est pas le barbu notablement plus âgé et déjà dégarni, même sur les tempes, qui apparaît sur la photographie d'Aden.

    En revanche, d'autres personnages ont été reconnus par un de leurs descendants directs, à l'aide de photographies d'époque: l'un, le second barbu, pourrait être Maurice Riès, et une confirmation familiale est en cours, en provenance... d'Aden. Deux autres, Édouard-Joseph Bidault de Glatigné et son épouse. Lui serait le second homme debout, un peu penché et dirigeant son regard vers son épouse Augustine-Émilie, laquelle a toutes les raisons d'être assise: c'est une dame et elle est enceinte de six mois (elle donnera naissance à une petite Cécile, qui verra le jour à Aden le 11 novembre 1880).

    Bidault, qui a trente ans sur la photographie et a épousé à Aden, le 19 mai 1878, Augustine-Émilie Porte, est bien connu des biographes de Rimbaud: photographe et voyageur --plus photographe que voyageur--, il sera hébergé quelques mois par Rimbaud dans sa maison de Harar. L'italien Robecchi-Bricchetti, qui les reçut l'un et l'autre chez lui le soir de Noël 1888, mentionnera, dans son livre Nell'Harrar, paru en 1896, "Bidault et son ami Rimbaud".

    Bidault, qui s'était lancé dans la photographie dès son arrivée à Aden, aura par la suite le projet --comme Rimbaud-- de constituer un album sur le Harar et sa région, et prendra des photographies du pays et de ses habitants. Mais ni Bidault ni Rimbaud ne parviendront à réaliser leur album.

    Si le nom de Bidault revient à plusieurs reprises dans la correspondance africaine de Rimbaud, parfois avec quelque ironie ("il vit toujours dans la contemplation"), il n'y est jamais question d'une Mme Bidault: c'est que celle-ci n'avait pas suivi son époux en Abyssinie, s'étant séparée de lui pour refaire sa vie avec un ancien officier italien reconverti dans le commerce colonial par penchant pour les voyages, qu'elle suivit dans son pays natal avant de revenir du côté de la Mer Rouge.

    Ceci explique pourquoi, en avril 1888, Alfred Ilg, correspondant de Rimbaud dans le Choa, écrivait au pauvre Bidault: "De votre dame je n'ai pu avoir autre nouvelle que celle qu'elle était parti[e] en Italie, mais personne ne savait me dire où. J'en suis très fâché parce que j'aurais bien voulu vous donner de bonnes nouvelles surtout de votre chère petite."

    Deux personnes pas encore renconnues

    L'homme qui avait pris son épouse à Bidault n'est pas non plus un inconnu des biographes du Rimbaud africain: il s'agit de Pietro Felter, qui écrira à Rimbaud, en juillet 1891, de Harar : "Maintenant il me faudrait savoir l'époque précise a laquelle vous descendrez à Aden, et si de la côte (Djibutil ou Zeylah) vous seriez assez gentil de permettre à la caravane de ma femme de s'ajouter à la votre. » À cette date, Felter ignorait manifestement que Rimbaud, revenu en France, n'était plus en état de regagner Aden. Peu après, l'Italien prendra à son service l'ancien domestique de Rimbaud, ce Djami auquel son premier maître avait légué une somme qu'Isabelle Rimbaud eut à cœur de faire parvenir à destination.

    En définitive, seuls deux personnages de la photographie s'obstinent encore à garder pleinement le mystère de leur identité : le barbu de gauche et Pyjama. Nous entrons ici dans le domaine des hypothèses, mais, concernant le premier, dont le maintien ne manque pas de solennité, il serait intéressant de retrouver un portrait d'Albert Delagenière, le gérant de l'agence consulaire française à Aden qui fut en relations avec Lucereau avant son départ pour sa dernière aventure.

    Quant au second, ce Pyjama portant alliance et babouches, et qui fume le cigare, nous ne tomberions pas des nues si quelque descendant de Dubar, l'homme qui engagea Rimbaud à son arrivée à Aden, nous apprenait, photographies en main, qu'il s'agit de son aïeul. Son âge et son attitude pourraient correspondre à ceux du vieux colonial qu'était Dubar. Sa position sur la photographie s'expliquerait dès lors: il est le doyen du groupe, le vieux baroudeur, ses voisins n'étant que de jeunes expatriés. Dans ce qui n'est encore qu'une hypothèse, le cliché pourrait être, à l'origine, un portrait de Dubar, qui apparaîtrait en personnage central, entouré de quelques compatriotes, sur la véranda de l'Hôtel de l'Univers.

    Nous avons trouvé récemment quelques précisions biographiques sur ce Dubar, dont on ignorait jusqu'au prénom. Né à Lyon le 31 janvier 1829, François-Aimable Dubar avait été adjudant d'administration à l'intendance militaire de la VIIIe Division à Privas, avait participé à la guerre de Crimée et commandé, avec le grade de colonel -- titre qu'il continua à porter une fois revenu à la vie civile -- la Cinquième Légion du Rhône pendant la campagne de 1870. Il vint à Aden avec Bardey, en 1880, et en repartit en début d'année 1882. Il s'installa alors dans sa ville natale, où il mourut le 10 janvier 1888. Dubar était le beau-frère de Suel -- au moins devait-il se sentir en famille à l'Hôtel de l'Univers --, ayant épousé en 1864, à Lyon, sa sœur Zoe, née en 1833 à Aubenas. Si quelque descendant de Dubar retrouve un album de famille contenant une photographie du "colonel", il peut nous contacter sans hésiter, nous lui offrirons volontiers un verre.

    Quant à Jules Suel, qui était né le 17 mars 1831 à Aubenas et s'était marié le 19 avril 1882 à Aden devant le vice-consul de France, il est mort sans postérité à Ussy-sur-Marne, le 29 novembre 1898. L'état de sa succession montre qu'il n'avait pas réellement fait fortune à Aden. Il est sûr qu'il ne s'est jamais douté qu'un personnage d'une des photographies de son album allait rendre cette image célèbre dans le monde entier, plus d'un siècle plus tard.

    En attendant de nouvelles identifications --espérons qu'elles ne tarderont pas et pourront prendre place, avec l'ensemble des documents autour de cette photographie, dans l'article général que préparent activement Jacques Desse et Alban Caussé, les deux découvreurs du document--, il est désormais établi que cette photographie montre des membres de cette petite communauté française d'Aden qui constitua l'entourage de Rimbaud au cours des séjours qu'il passa dans la ville.

    Il s'agit bien d'habitués de l'Hôtel de l'Univers (pourquoi Suel, propriétaire de l'établissement où a été prise la photographie, aurait-il gardé dans son album les portraits d'inconnus de passage ?) et en aucun cas de simples touristes, comme le prétendaient récemment deux ou trois commentateurs qui parlaient sans savoir et s'exposaient hardiment au soupçon de vouloir faire parler d'eux en prenant des positions antagonistes. L'un de ces exégètes n'était pas loin de penser que c'étaient des estivants en transit (drôles d'estivants, revenant sans doute d'une après-midi de plongée en Mer Rouge !), un autre attestait qu'il ne s'agissait pas de Rimbaud avec autant d'assurance que s'il l'avait connu personnellement. On serait prêt à vouer à l'oubli de telles considérations si elles ne constituaient un matériau utile pour les futurs exégètes de l'acrimonie et de la balourdise au XXIe siècle.

    Un Rimbaud malade après un long périple

    Sans reprendre tous les éléments donnés dans l'article du n° 41 d'Histoires littéraires, la similitude, trait pour trait, du Rimbaud de ce coin de table adéni avec celui de la photographie attestée par un contemporain comme étant la plus ressemblante du poète, nous remarquons que le portrait retrouvé présente bien plus de similitude avec les portraits de jeunesse qu'avec les autres photographies connues de l'adulte. Certes, ces dernières sont souvent floues et ne montrent guère que l'allure générale d'un visage, mais si leur authenticité ne se trouvait pas attestée par la correspondance de Rimbaud, plus d'un exégète aurait à coup sûr mis en cause cette authenticité dans le cas où le destin n'aurait fait découvrir qu'aujourd'hui ces autoportraits photographiques pris à Harar en 1883.

    Au moins la nouvelle photographie aura-t-elle fait rouvrir le dossier de "Rimbaud africain": des données ont été vérifiées, d'autres complétées, et il a fallu admettre que des ouvrages de spécialistes reconnus colportaient des erreurs ou des approximations assez grossières.

    En réalité, jamais un document iconographique concernant Rimbaud n'a été étudié avec autant d'attention, et ceci suggère qu'il serait utile de se pencher sur les autres, y compris -- et surtout ? --les plus célèbres: qui a étudié attentivement, et sur un tirage original, la célèbre photographie prise par Étienne Carjat ?

    Avant de connaître la date exacte de la photographie du coin de table d'Aden, nous avions mentionné, dans l'article d'Histoires littéraires, que l'allure de Rimbaud y était "celle d'un homme fatigué et un peu égaré", affichant une "expression de lassitude".

    Nous savons maintenant que ce cliché a été pris alors que Rimbaud était malade ou se remettait tout juste d'une maladie, après un périple sans doute épuisant le long des ports de la Mer Rouge. Par ailleurs, une des réactions les plus communes, lorsque ce portrait a été rendu public, a été de prétendre que Rimbaud n'y avait pas une tête de poète, que l'on ne retrouvait plus du tout cette expression perdue dans le rêve qu'exprime la célèbre photographie prise par Carjat.

    C'est, de fait, peu contestable. Mais peut-on en vouloir à Rimbaud, arrivé depuis peu à Aden après des moments difficiles, et se remettant à peine d'une maladie, de n'avoir pas posé devant le photographe comme un poète, ni même comme un ancien poète ? Il faut souvent toucher à l'imaginaire pour revenir à la réalité, et pourtant cette réalité a ici, qu'on le veuille ou non, une certaine puissance d'évocation, qui n'est pas pour rien dans le retentissement impressionnant qu'a eu la photographie depuis sa publication.

    En supplément

     

    http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-photographie-de-rimbaud-authentifiee_897362.html?XTOR=EPR-618
  • Franz Hessel / Walter Benjamin : Camp des Milles, Marseille et Sanary, derniers jours en France

    Choses lues, choses vues
    Mercredi, 05 Janvier 2011 21:58
    "Promenades dans Berlin", livre provisoirement introuvable, préface de Jean-Michel Palmier.

    Voici 70 ans, le 6 janvier 1941, Franz Hessel vécut les ultimes heures de sa vie à Sanary, dans le Var. Ses parents relevaient d'une famille juive établie en Allemagne depuis plusieurs générations. Il naquit en 1880 et passa une grande partie de sa jeunesse à Munich et à Berlin. La césure de la première guerre mondiale n'altéra jamais son amour profond pour la France et pour Paris qu'il habita fréquemment. François Truffaut et Oskar Werner qui immortalisèrent sa présence dans Jules et Jim, de grands spécialistes et biographes de Walter Benjamin - Gershom Sholem, Jean-Michel Palmier, Bernd Witte - Manfred Klügge qui a beaucoup publié pour faire connaître l'exil des écrivains allemands à Sanary (1), et puis le fils cadet de Franz, Stephane Hessel ont maintes fois évoqué pour des connaisseurs de plus en plus nombreux son émouvante trajectoire. 

    On a souvent écrit pour silhouetter l'oeuvre de Franz Hessel qu'avec ses récits d'inlassables promenades urbaines, ce flâneur perpétuel avait inventé un nouveau genre littéraire. A propos de Berlin et de Paris, les deux cités qu'il parcourait à la manière d'un lecteur avide de retrouver l'intensité d'un livre passionnément élu, Hessel fut un irrépressible découvreur. Un peu comme son compatriote et ami Kracauer qui travailla dans des champs de grande proximité, il n'ignorait pas que "la valeur d'une ville se mesure au nombre de lieux qu'elle réserve à l'improvisation".

     

    En compagnie de Walter Benjamin, une magnifique commande lui fut confiée, la tâche aussi redoutable qu'exaltante de livrer à partir de 1926 et pendant trois années consécutives la première version allemande d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs et de La Duchesse de Guermantes. Les lecteurs d'outre-Rhin doivent également à Hessel des traductions d'André Salmon, d'Honoré de Balzac, de Baudelaire, de Stendhal, de Jules Romains, d'Yvette Guilbert et de Casanova. 

    Franz Hessel fut un familier de Marie Laurencin, de Kurt Weill et de Marlène Dietrich. Parmi les amis artistes qu'il fréquenta à Montmartre et Montparnasse, il y eut Marcel Duchamp, Moïse Kisling, Jules Pascin et Man Ray. Ernst von Solomon estimait qu' "il vivait de Paris et de Berlin comme on vit de deux poumons, c'est là qu'il se sentait chez lui. Cet homme déja âgé restait, avec une inébranlable modestie, fidéle à son monde, qui était celui de la brume soyeuse sur la Seine et celui des feuilles mortes des marronniers sur le Landwehrkanal. Une violente nostalgie lui faisait quitter Berlin pour Paris et une non moins violente nostalgie lui faisait regagner Berlin".

    Le tourbillon de la vie

    La plus troublante love affair de son existence fut l'imprévisible ménage à trois, la tumultueuse passion qu'il éprouva, en compagnie du collectionneur et courtier d'art Henri-Pierre Roché, pour Helen Grund qu'il épousa en 1913 et qui fut la mère de ses deux enfants, Ulrich et Stéphane. Roché transposa les fils indémêlables de leur aventure dans un livre publié par Gallimard qui demeura inaperçu pendant quelques années. Henri-Pierre avait auparavant principalement écrit des critiques d'art, son premier roman parut en 1951. Parmi les premières pages de ce livre-culte, il est écrit que "Jules et Jim se virent tous les jours. Chacun enseignait à l'autre, jusque tard dans la nuit, sa langue et sa littérature. Ils se montraient leurs poèmes et traduisaient ensemble... Ils causaient sans hâte, et aucun d'eux n'avait jamais trouvé un auditeur si attentif"

    François Truffaut éprouva une manière de coup de foudre lorsqu'il découvrit en 1955 la couverture blanche et rouge de ce roman parmi les invendus de la librairie Stock (aujourd'hui, Delamain) de la Place du Palais-Royal. Après plusieurs saisons de mâturation pendant lesquelles il devint l'un des confidents d'Henri-Pierre Roché, Truffaut sut avec son co-scénariste Jean Gruault convertir les phrase laconiques de ce livre en un merveilleux chef d'oeuvre cinématographique. 

    "Oskar Werner et Jeanne Moreau, scène de Jules et Jim"

    "Je suis morte et je vis encore", voilà ce qu'écrivait Helen Hessel dés 1964 : le roman de Roché devint un best-seller rapidement traduit en anglais, en espagnol, en italien et en allemand. Jim fut interprété par Henri Serre. Personne n'oublie que dans ce tourbillon de vie, parmi les géniales ellipses du film de Truffaut, Jeanne Moreau joua avec une extraordinaire simplicité le rôle de Catherine alias Helen Hessel. Avec son visage poupon, son étrange tranquillité, ses yeux clairs et son inimitable accent, Oskar Werner que Truffaut avait préalablement remarqué parmi les acteurs de la Lola Montès de Max Ophuls, incarna miraculeusement la figure de Jules, l'ami incomparable que fut dans la vie courante le très attachant Franz Hessel. 

    Dans la préface du livre majeur d'Hessel, Promenades dans Berlin qu'il faudrait bien évidemment rééditer et qui fut publié en 1989 par les Presses Universitaires de Grenoble, Jean-Michel Palmier saluait l'exceptionnelle justesse d'Oskar Werner. Il soulignait qu' "il est vrai que toute sa vie, Franz Hessel fut d'une étrange générosité. Tous ceux qui l'ont connu soulignent l'impression de gentillesse extrême, de bonté qui émanait de sa personne ... Cette bonté irradiante, ce sens de l'ironie, cette tendresse, on les retrouve à chaque ligne du portrait de Jules par Henri-Pierre Roché : Franz - comme Jules - semble perpétuellement vivre un rêve et rêver sa vie. Sa femme, Helen, restera à jamais celle dont les lèvres portent l'empreinte de ce sourire grec archaïque, contemplé sur une statue. Toute sa vie, il s'entourera d'êtres étranges, célèbres ou insignifiants, qui avaient en commun de l'avoir touché ou fait rêver". Quelques lignes plus loin, Jean-Michel Palmier rappelait que Walter Benjamin avait mis en relation Hessel "avec Ernst Bloch, Erns Shoen et Siegfried Kracauer. Comme tous ceux qui approchèrent Hessel, Benjamin éprouvait à son égard un mélange d'admiration et de fascination". 

    1939, retour en France

    Hessel habita Berlin entre 1928 et 1938, l'éditeur Rowohlt l'employait comme lecteur et traducteur. Il n'avait pas d'immenses convictions politiques, assez peu d'illusions lorsque la République de Weimar fut proclamée. Il n'avait pas non plus immédiatement cru que les victoires du national-socialisme seraient durables, il ne se résignait pas à devoir s'exiler loin de Berlin. Les nazis interdisaient aux éditeurs d'employer des collaborateurs juifs, Ernest Rowolht affectionnait son traducteur du Cousin Pons : Hessel tenta de dissimuler sa situation personnelle. Ses amis et sa famille s'inquiétaient vivement de la précarité de son existence quasiment clandestine. In extremis, ils parvinrent à le persuader de quitter l'Allemagne. 

    Helen Hessel avait sollicité l'aide de Jean Giraudoux et accompli pour lui de laborieuses démarches afin qu'il puisse regagner la France en novembre 1938, quelques jours avant la Nuit de cristal. Franz Hessel passa l'été de 1939 en compagnie de son épouse et de ses deux enfants : dans la proximité de Paris, Maurice Betz qui fut le traducteur de Rilke, leur prêta sa maison de campagne. L'automne venu, puisque le gouvernement français décidait d'interner en tant que "citoyens ennemis" tous les allemands dans des camps, il se rendit en compagnie d'autres exilés au centre de rassemblement du stade de Colombes. Ce fut une première alerte, le pire pouvait survenir, il fallait quitter Paris afin de se rendre dans la zone que l'on disait "libre".

    Sanary, Les Milles, le train fantôme.

    Franz Hessel a 60 ans lorsqu'Aldous Huxley qui possédait depuis 1929 une villa à Sanary et qui travaillait désormais pour Hollywood, l'invita à séjourner sur les bords de la Méditerranée : l'auteur du Brave new world craignait très justement que les pouvoirs de cette époque ne réquisitionnent sa villégiature. L'expression vient de Ludwig Marcuse qui séjourna pendant six ans et rédigea là-bas une vie d'Ignace de Loyola, Sanary fut au milieu des années trente une manière de petite capitale secrète pour la littérature allemande. La vie quotidienne et les locations n'étaient pas onéreuses, les terrasses des cafés et les hôtels étaient accueillants : des peintres comme Walter Bondy ainsi que l'historien d'art Julius Meier-Grafe, des écrivains comme Thomas et Klauss Mann, Lion Feutchwanger, Berthold Brecht, Herman Kesten et Ernst Toller, Alma et Franz Werfel séjournèrent parmi les maisons de ce port de pêche de 4.000 habitants.

    Helen et Franz Hessel arrivèrent à Sanary en avril 1940. Leur fils aîné Ulrich les accompagnait, Stephane combattait sur le front de guerre en tant qu'aspirant-officier. Les Hessel ne restèrent pas longtemps chez Huxley, le couple prit assez vite un plus modeste logement situable comme son nom l'indiquait, sur une pente raide : le mas Carreiredo leur fut loué par une ancienne chanteuse d'opéra qui s'appelait Madame Richarme. L'endroit était spacieux, un escalier conduisait jusque vers une petite tour où Franz Hessel installa son bureau. Dans un témoignage recueilli par Bernd Witte (2), Helen Hessel décrivait ainsi ses habitudes de travail : "Sur sa table, sa petite machine à écrire branlante. Derrière des livres qui s'entassaient. A côté des cahiers : cahiers d'écoliers aux couleurs vives, décolorées par le soleil. Tout avait un air un peu fantastique mais nullement désordonné".

    Tout était prêt, Franz Hessel eut trop peu de journées pour se consacrer à l'écriture. Un mois plus tard, il se trouve interné dans la briqueterie du Camp des Milles en compagnie de son fils Ulrich qui a raconté (3) comment sa mère refusa de se soumettre aux autorités françaises. "Lorsque les gendarmes vinrent la chercher, ils la trouvèrent couchée, nue sous ses couvertures, et elle leur dit : "Vous n'allez pas déshonorer la France en arrêtant la mère d'un officier français ? ". Les gendarmes appelèrent un médecin qui fit un certificat attestant que pour cause de maladie elle n'était pas transportable".

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    "Les Tuileries du Camp des Milles" photo récente.

    Franz et Ulrich Hessel se retrouvèrent derrière les barbelés en compagnie de trois mille cinq cents autres détenus. Parmi eux se trouvaient d'autres "apatrides" comme Max Ernst et Hans Bellmer, des anciens des Brigades internationales de la Guerre d'Espagne, des juifs de l'Europe de l'Est, Walter Hasenclever qui se suicida pendant la nuit du 20 au 21 juin ainsi que Lion Feutchwanger qui évoqua sa détention dans Le Diable en France. Les Hessel subirent également les séquences du train fantôme qui les emmena du 22 au 27 juin jusqu'à Bayonne en passant par Sète, Toulouse et Lourdes, avant de faire retour au camp de Saint Nicolas, près de Nîmes.

    6 Janvier 1941, jour des Rois.

    Franz et Ulrich furent libérés du Camp des Milles le 27 juillet 1940. Après quoi, ce fut le retour à Sanary et très peu de rémissions : Franz Hessel est épuisé, les fatigues et les privations endurées au camp lui sont fatales, son coeur est malade. Ulrich Hessel a raconté qu' "à deux reprises, mon père se rendit au Lavandou chez Emil Alphons Rheinhardt qui était avec nous aux Milles. La première fois, c'était à la fin de l'été et il resta trois semaines". Un plus bref séjour s'effectua entre la fin novembre et le 10 décembre. "Nous passâmes agréablement Noël et le jour de l'an ensemble. Puis soudain le 6 janvier, le jour des Rois, il s'allongea au début de l'après-midi sur son lit et poussa deux ou trois soupirs. A peine une demi-heure plus tard, il était mort".

    Dans des notes qu'il utilisa pour le livre non encore traduit qu'il intitula Exil en France, Alfred Kantorowicz raconte ce qui survint sans plaintes ni lutte, à compter du 4 janvier 1941: “Hier le vieux Hessel était chez nous. Nous le rencontrons souvent au village avec une brouette, un sac à provisions et un  sac plein de bois. Le brave vieillard (que son fils et sa femme ne peuvent décharger des soucis quotidiens) supporte la faim et le froid avec la même résignation souriante que les avanies du camp des Milles, le transport dans le train-fantôme et la maladie à St-Nicolas près de Nîmes. Il a même encore des projets littéraires. Il veut nous convaincre d’écrire avec  lui, pendant ce temps d’attente, un "Décameron" moderne. Sous le titre "Récits près du feu de camp à St Nicolas", il veut parler des aventures et des destins de notre  siècle ...

    Deux jours après que j’eus écrit ces lignes, Franz Hessel mourut. Nous l’avions raccompagné chez lui sous une bise glaciale, et il a fallu le soutenir. Il plaisantait, disait que c’était la faute du gel qui le raidissait ainsi, mais nous savions qu’il avait déjà eu une légère attaque au camp. Le lendemain, un samedi, Max Schröder, très inquiet à  son sujet, lui rendit visite et le trouva, extrêmement affaibli, dans sa chambre, sans chauffage ... Lundi matin, lorsque je voulus avec Friedel aller voir ce qu’il devenait, il s’était déjà éteint, sans une plainte, sans éclat, comme il avait vécu, sans souffrir, j’espère ...

    Le jour de ses obsèques, le temps changea. Au terrible gel succédèrent des averses diluviennes. Comme Mme Hessel avait demandé que le cortège funèbre ne traversât pas le village, nous avons attendu, transis de froid et trempés, près du mur du cimetière : Hans Siemsen, Hilde Stieler, les peintres Räderscheidt et Kaden, Mr Klossowski, Hans Arno Joachim, Max Schröder, une famille Benedikt, Friedel et moi. Lorsque le cercueil arriva avec Mme Hessel et ses deux fils, le plus vieil ami du défunt, Hans Siemsen, prononça quelques mots d’adieu, sans grande émotion ...  Nous avons serré la main à Mme Hessel et à ses fils, remis nos chapeaux, et nous nous sommes rapidement éloignés, pour nous réchauffer avec un grog au café de Lyon en compagnie des Räderscheidt et de Kaden. Personne ne parlait". 

    Walter Benjamin, rue Beauvau et quai du Vieux Port

    Franz Hessel connut le dernier été de sa vie en 1940. Son ami Walter Benjamin passa par Marseille pendant la seconde quinzaine du mois d'août de la même année. Un mois plus tard, le 26 septembre 1940, il se donnait la mort près de la frontière espagnole. On rappellera aussi que Carl Eistein acheva sa vie le 3 juillet 1940. Il faudrait l'immense talent de W.G Sebald pour évoquer sobrement des circonstances et des coïncidences à ce point désarmantes.

    Tout porte à croire que Franz Hessel et Walter Benjamin ne se retrouvèrent pas à Marseille pendant cet ultime été. Les rencontres que put faire Benjamin se révélèrent pourtant étrangement nombreuses lors de ses semaines passées près du Vieux Port, puisqu'il y croisa Arthur Koestler, Hannah Arendt et Heinrich Blücher ainsi que Lili et Siegfried Kracauer. Dans une lettre qu'il adressa plus tard à Pierre Missac (3), le 28 juillet 1945, Jean Ballard s'est souvenu être passé le voir pour lui transmettre un message à l'Hôtel Continental de la rue Beauvau. Le directeur des Cahiers du Sud raconte que Walter Benjamin était venu le voir dans son local du 10 du quai du Vieux Port "deux ou trois fois ; et comme il souffrait du coeur, il s'imposait une ascension ralentie de dix minutes dans mes escaliers, plutôt que de me voir à l'air libre".

    Lisa Fittko qui fut son passeur vers Le Chemin des Pyrénées (éd. Maren Sell, 1985, pages 151-152) a restitué quelques séquences de ce séjour dans la fournaise des rues et des quais écrasés de chaleur. Elle n'oubliait pas que "dans l'ambiance apocalyptique de ce Marseille de 1940, chaque jour apportait sa moisson de plans rocambolesques et d'histoires insensées ... Malgré tout nous ne pouvions pas nous empêcher de rire, parfois du côté burlesque de pareilles tragédies. Imaginez le spectacle : le Dr Fritz Fräenkel, frêle silhouette aux cheveux gris, et son ami Walter Benjamin, allure un peu pataude, tête d'intellectuel, regard scrutateur derrière des lunettes aux verres épais, déguisés en matelots français. Et cet étrange couple embarquant - moyennant un joli pot de vin - sur un cargo. Ils n'étaient pas allés loin. Et s'ils avaient réussi à s'en tirer, c'est à la faveur de la pagaille générale".

    Stéphane Hessel a plusieurs fois raconté avoir conversé avec Walter Benjamin lors de l'une de ces journées de l'été 1940. Il était alors un jeune homme de vingt-quatre ans, il s'était rendu jusque vers ce petit hôtel de la rue Beauvau qu'il trouva "pauvre et minable". Au terme de son essai Walter Benjamin / Une vie dans les textes (éd. Actes-Sud, mars 2009) Bruno Tackels laisse entrevoir la sombre désespérance qui habitait le philosophe : "Stéphane Hessel, le fils de Franz, en route pour rejoindre les forces françaises libres à Londres via l'Algérie, est sans doute l'un des derniers hommes à l'avoir vu vivant, et à avoir tenu une réelle conversation avec lui. Dans un entretien récent avec Laure Adler (4), il a évoqué un homme complètement abattu, meurtri et désespéré, les sourcils  froncés en permanence, qui portait en lui la catastrophe, comme un être foudroyé, mais encore doté de quelques mouvements de vie, qui le mettaient violemment en colère, y compris contre lui-même. Son témoignage est bouleversant. Le jeune Hessel est confiant, il veut en découdre, persuadé que la liberté va triompher. Benjamin lui répond: "Certes, certes, mais là n'est pas le problème. Nous sommes au point le plus bas de la démocratie dans le monde. La France croit en Pétain. Partout c'est la guerre. L'Allemagne est vainqueur sur tous les fronts. La Grande-Bretagne ne sera pas capable de s'opposer seule. Quel espoir encore puis-je avoir pour faire connaître mes idées ? Même des amis comme Horkheimer et Adorno qui m'aident ne semblent pas avoir besoin de mes réflexions". Tout est dit. Benjamin ne voit plus aucune issue, il sait parfaitement que ce mois de septembre est "le nadir des démocraties"."

    Epilogues

    Henri-Pierre Roché quitta ce monde le 9 avril 1959. Le grand ami de Marcel Duchamp - avant de prendre son bateau pour les Etats-Unis, Duchamp fut également un habitant de Sanary - l'homme qui sut organiser la rencontre de Gertrud Stein et de Pablo Picasso n'eut pas la chance inouïe de découvrir sur l'écran le film de Truffaut qui sortit en salles le 24 janvier 1962. On sait qu'Helen Hessel fut profondément heureuse de pouvoir regarder ce film et qu'elle adressa une lettre à François Truffaut dont voici quelques extraits, une lettre comme rarement un réalisateur de films en a pu recevoir : "Assise dans cette salle obscure, appréhendant des ressemblances déguisées, des parallèles plus ou moins irritants, j'ai été très vite emportée, saisie par le pouvoir magique, le vôtre et celui de Jeanne Moreau de ressusciter ce qui a été vécu aveuglément. Que Henri-Pierre Roché ait su raconter notre histoire à nous trois en se tenant très proche de la suite des événements n'a rien de miraculeux. Mais quelle disposition en vous, quelle affinité a pu vous éclairer au point de rendre sensible - malgré les déviations et les compromis inévitables  - l'essentiel de nos mémoires intimes ? Sur ce plan, je suis votre seul juge authentique puisque les deux autres témoins ne sont plus là pour vous dire leur oui".

    Helen survécut à Franz jusqu'en juin 1982 : elle mourut à Berlin à l'âge de 96 ans et fut inhumée au cimetière de Montparnasse. Après le décés de Franz Hessel, elle avait pris contact avec Varian Fry dont elle sollicita l'aide, comme le rappellent plusieurs courriers publiés dans le livre d'Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens / Ecrivains allemands dans le sud de la France (éd. du Seuil, 2009, pages 264-269). Vitia, l'épouse de Stephan Hessel et ses beaux-parents, les Mirkine-Getzévitch obtinrent  grâce à Fry les visas qui leur permirent de rejoindre les Etats-Unis, Helen accompagna Varian Fry jusqu'à la frontière espagnole lorsqu'il fut expulsé de France.

    Pour tenter d'atténuer l'ineffaçable atmosphère de pluie battante et de froid qui marqua l'enterrement de Franz Hessel, il faut réécouter le générique de Jules et Jim, les premiers accords de la musique composée par Georges Delerue, ou mieux encore retrouver ce fragment miséricordieux de Walter Benjamin qui figure au terme de la préface déja citée de Jean-Michel Palmier : "C'est à lui, assurément, que pourrait s'appliquer la belle maxime de "Sens unique" : "Car qui peut dire de son existence davantage que ceci : il a traversé la vie de deux ou trois êtres aussi doucement et aussi intimement que la couleur du ciel".

    Alain Paire

    (1) Cf de Manfred Klügge, Le tourbillon de la vie /La véritable histoire de Jules et Jim, éd Albin Michel 1994 et Amer azur / Artistes et écrivains à Sanary, éd du Félin 2007. M. Klügge coordonne du 28 au 31 janvier 2011 une rencontre "Sur les pas des écrivains allemands à Sanary". 

    (2) cf la post-face de Bernd Witte pour Le dernier voyage par Franz Hessel, éd. Le Promeneur / Gallimard 1997.

    (3) Propos recueillis par Manfred Klügge, page 249 de Le tourbillon de la vie /La véritable histoire de Jules et Jim, éd Albin Michel 1994.

    (4) Pierre Missac avait connu Benjamin entre 1937 et 1940 par  l'intermédiaire de Georges Bataille. Originaire de Marseille, il publia des articles dans Critique et Les Cahiers du Sud. Il mourut en octobre 1986, quelques mois avant la parution de son premier livre, Passage de Walter Benjamin, collection Esprit/ Seuil.

    (5) Page 181, in Laure Adler Dans les pas d'Hannah Arendt, éd. Gallimard 2005.

    A propos d'Helen Hessel et d'Henri-Pierre Roché, cf une bibliographie de l'Association des Amis de Jules et Jim consultable sur ce lien ainsi que trois livres édités par André DimancheCarnets d'Henri-Pierre Roché, Les années Jules et Jim, avant-propos de François Truffaut 1990, Journal d'Helen, Lettres à Henri-Pierre Roché, traduction d'Antoine Raybaud, 1991 et Ecrits sur l'art, d'Henri-Pierre Roché, préface et notes de Serge Fauchereau, 1998. Cf également par Scarlette et Philippe Reliquet, Henri-Pierre Roché l'enchanteur collectionneur, éditions Ramsay, 1999. A propos de Jules et Jim, cf sur ce lien un dossier avec  images et entretiens en compagnie de Tuffaut et de Jean Gruault.

    Pour les livres de Franz Hessel : Promenades dans Berlin est presque introuvable. Chez Maren Sell, Romance parisienne (1990) et Le Bazar du bonheur (1993). Le dernier voyage chez Le Promeneur / Gallimard, 1997, avec une post-face de Bernd Witte. Aux éditions du Felin Marlène, un portrait.  

    Un Prix Franz Hessel vient d'être créé en décembre 2010. D'un montant de 10.000 euros, il est destiné à soutenir  des livres et des autuers capables "d'approfondir le dialogue littéraire entre l'Allemagne et la France". Il est décerné par la Fondation Genshagen et la Villa Gillet de Lyon.

    Pour Stéphane Hessel, il faut relire Danse avec le siècle (éd, du Seuil). Cf sur les liens qui suivent l'enregistrement d'un entretien de Stéphane Hessel avec Olivier Morel, ou bien à propos de Walter Benjamin, cet autre extrait sonore.

      http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=124:franz-hessel-walter-benjamin-camp-des-milles-marseille-sanary-derniers-jours-en-france&catid=7:choses-lues-choses-vues&Itemid=6

  • Mes Prisons

    SAINTE-PÉLAGIE EN 1831

    Ces souvenirs ne réussiront jamais à faire de moi un Silvio Pellico, pas même un Magallon... Peut-être encore ai-je moins pourri dans les cachots que bien des gardes nationaux littéraires de mes amis ; cependant, j’ai eu le privilège d’émotions plus variées ; j’ai secoué plus de chaînes, j’ai vu filtrer le jour à travers plus de grilles ; j’ai été un prisonnier plus sérieux, plus considérable ; en un mot, si à cause de mes prisons je ne me suis point posé sur un piédestal héroïque, je puis dire que ce fut pure modestie de ma part.

    L’aventure remonte à quelques années ; les Mémoires de M. Gisquet viennent de préciser l’époque dans mon souvenir ; cela se rattache, d’ailleurs, à des circonstances fort connues ; c’était dans un certain hiver où quelques artistes et poètes s’étaient mis à parodier les soupers et les nuits de la Régence. On avait la prétention de s’enivrer au cabaret ; on était raffiné, truand et talon rouge tout à la fois. Et ce qu’il y avait de plus réel dans cette réaction vers les vieilles mœurs de la jeunesse française, c’était, non le talon rouge, mais le cabaret et l’orgie ; c’était le vin de la barrière bu dans des crânes en chantant la ronde de Lucrèce Borgia ; au total, peu de filles enlevées, moins encore de bourgeois battus ; et, quant au guet, formulé par des gardes municipaux et des sergents de ville, loin de se laisser charger de coups de bâton et de coups d’épée, il comprenait assez mal la couleur d’une époque illustre, pour mettre parfois les soupeurs au violon, en qualité de simples tapageurs nocturnes. C’est ce qui arriva à quelques amis et à moi, un certain soir où la ville était en rumeur par des motifs politiques que nous ignorions profondément ; nous traversions l’émeute en chantant et en raillant, comme les épicuriens d’Alexandrie (du moins, nous nous en, flattions). Un instant après, les rues voisines étaient cernées, et, du sein d’une foule immense, composée, comme toujours, en majorité de simples curieux, on extrayait les plus barbus et les plus chevelus, d’après un renseignement fallacieux qui, à cette époque, amenait souvent de pareilles erreurs.

    Je ne peindrai pas les douleurs d’une nuit passée au violon ; à l’âge que j’avais alors, on dort parfaitement sur la planche inclinée de ces sortes de lieux ; le réveil est plus pénible. On nous avait divisés ; nous étions trois sous la même clef au corps de garde de la place du Palais-Royal. Le violon de ce poste est un véritable cachot, et je ne conseille à personne de se faire arrêter de ce côté. Après avoir probablement dormi plusieurs heures, nous nous réveillâmes au bruit qui se faisait dans le corps de garde ; du reste, nous ne savions s’il était jour on nuit.

    Nous commençâmes par appeler ; on nous enjoignit de nous tenir tranquilles. Nous demandions d’abord à sortir, puis à déjeuner, puis à fumer quelques cigares : refus sur tous ces points ; ensuite personne ne songea plus à nous ; alors, nous agitons la porte, nous frappons sur les planches, nous faisons rendre au violon toute l’harmonie qui lui est propre ; ce fut de quoi nous fatiguer une heure ; le jour ne venait pas encore ; enfin, quelques heures après, vers midi probablement, l’ombre à peine perceptible d’une certaine lueur se projeta sur le plafond et s’y promena dès lors comme une aiguille de pendule. Nous regrettâmes le sort des prisonniers célèbres, qui avaient pu du moins élever une fleur ou apprivoiser une araignée ; le donjon de Fouquet, les plombs de Casanova, nous revinrent longuement en mémoire ; puis, comme nous étions privés de toute nourriture, il fallut nous arrêter au supplice d’Ugolin... Vers quatre heures, nous entendîmes un bruit actif de verres et de fourchettes : c’étaient les municipaux qui dînaient.

    Je regretterais de prolonger ce journal d’impressions fort vulgaires partagées par tant d’ivrognes, de tapageurs ou de cochers en contravention ; après dix-huit heures de violon, nous sommes conduits devant un commissaire, qui nous envoie à la Préfecture, toujours sous le poids des mêmes préventions. Dès lors, notre position prenait du moins de l’intérêt. Nous pouvions écrire aux journaux, faire appel à l’opinion, nous plaindre amèrement d’être traités en criminels ; mais nous préférâmes prendre bien les choses et profiter gaiement de cette occasion d’étudier des détails nouveaux pour nous. Malheureusement, nous eûmes la faiblesse de nous faire mettre à la pistole, au lieu de partager la salle commune, ce qui ôte beaucoup à la valeur de nos observations. La pistole se compose de petites chambres fort propres à un ou deux lits, où le concierge fournit tout ce qu’on demande, comme à la prison de la garde nationale ; le plancher est en dalles, les murs sont couverts de dessins et d’inscriptions ; on boit, on lit et on fume ; la situation est donc fort supportable.

    Vers midi, le concierge nous demanda si nous voulions passer avec la société pendant qu’on faisait le service. Cette proposition n’était que dans le but de nous distraire, car nous pouvions simplement attendre dans une autre chambre. La société, c’étaient les voleurs.

    Nous entrâmes dans une vaste salle garnie de bancs et de tables ; cela ressemblait simplement à un cabaret de bas étage. On nous fit voir près du poêle un homme en redingote verte qu’on nous dit être le célèbre Fossard, arrêté pour le vol des médailles de la Bibliothèque.

    C’était une figure assez farouche et refrognée, des cheveux grisonnants, un œil hypocrite. Un de mes compagnons se mit à causer avec lui. Il crut pouvoir le plaindre d’être une haute intelligence mal dirigée peut-être ; il émit une foule d’idées sociales et de paradoxes de l’époque, lui trouva au front du génie et lui demanda la permission de lui tâter la tète, pour examiner les bosses phrénologiques.

    Là-dessus, M. Fossard se fâcha très-vertement, s’écriant qu’il n’était nullement un homme d’intelligence, mais un bijoutier fort honorable et fort connu dans son quartier, arrêté par erreur ; qu’il n’y avait que des mouchards qui pussent l’interroger comme on le faisait.

    — Apprenez, monsieur, dit un voisin à notre camarade, qu’il ne se trouve que d’honnêtes gens ici.

    Nous nous hâtâmes d’excuser et d’expliquer la sollicitude d’artiste de notre ami, qui, pour dissiper la malveillance naissante, se mit à dessiner un superbe Napoléon sur le mur ; on le reconnut aussitôt pour un peintre fort distingué. En rentrant dans nos cellules, nous apprîmes du concierge que le Fossard auquel nous avions parlé n’était pas le forçat célébré par Vidocq, mais son frère, arrêté en même temps que lui.

    Quelques heures après, nous comparûmes devant un juge d’instruction, qui envoya deux d’entre nous à Sainte-Pélagie sous la prévention de complot contre l’État. Il s’agissait alors, autant que je puis m’en souvenir, du célèbre complot de la rue des Prouvaires, auquel on avait rattaché notre pauvre souper par je ne sais quels fils très-embrouillés.

    À cette époque, Sainte-Pélagie offrait trois grandes divisions complètement séparées. Les détenus politiques occupaient la plus belle partie de la prison. Une cour très-vaste, entourée de grilles et de galeries couvertes, servait toute la journée à la promenade et à la circulation. Il y avait le quartier des carlistes et le quartier des républicains. Beaucoup d’illustrations des deux partis se trouvaient alors sous les verrous. Les gérants de journaux, destinés à rester longtemps prisonniers, avaient tous obtenu de fort jolies chambres. Ceux du National, de la Tribune et de la Révolution étaient les mieux logés dans le pavillon de droite. La Gazette et la Quotidienne habitaient le pavillon de gauche, au dessus du chauffoir public.

    Je viens de-citer l’aristocratie de la prison ; les détenus non journalistes, mais payant la pistole, étaient répartis en plusieurs chambrées de sept à huit personnes ; on avait égard dans ces divisions non-seulement aux opinions prononcées, mais même aux nuances. Il y avait plusieurs chambrées de républicains, parmi lesquels on distinguait rigoureusement les unitaires, les fédéralistes, et même les socialistes, peu nombreux encore. Les bonapartistes, qui avaient pour journal la Révolution de 1830, éteinte depuis, étaient aussi représentés ; les combattants carlistes de la Vendée et les conspirateurs de la rue des Pronvaires ne le cédaient guère en nombre aux républicains ; de plus, il y avait tout un vaste dortoir rempli des malheureux Suisses arrêtés en Vendée et constituant la plèbe du parti légitimiste. Celle des divers partis populaires, le résidu de tant d’émeutes et de tant de complots d’alors, composait encore la partie la plus nombreuse et la plus turbulente de la prison ; toutefois, il était merveilleux de voir l’ordre parfait et même l’union qui régnaient entre tous ces prisonniers de diverses origines ; jamais une dispute, jamais une parole hostile ou railleuse ; les légitimistes chantaient Ô Richard ou Vive Henri IV d’un côté, les républicains répondaient avec la Marseillaise ou le Chant du départ ; mais cela sans trouble, sans affectation, sans inimitié, et comme les apôtres de deux religions opprimées qui protestent chacun devant leur autel.

    J’étais arrivé fort tard à Sainte-Pélagie, et l’on ne pouvait me donner place à la pistole que le lendemain. Il me fallut donc coucher dans l’un des dortoirs communs. C’était une vaste galerie qui contenait une quarantaine de lits. J’étais fatigué, ennuyé du bruit qui se faisait dans le chauffoir, où l’on m’avait introduit d’abord, et où j’avais le droit de rester jusqu’à l’heure du couvre-feu ; je préférai gagner le lit de sangle qu’on m’avait assigné, et où je m’endormis profondément.

    L’arrivée de mes camarades de chambre ne tarda pas à me réveiller. Ces messieurs montaient l’escalier en chantant la Marseillaise à gorge déployée ; on appelait cela la prière du soir. Après la Marseillaise arrivait naturellement le Chant du départ, puis le Ça ira, à la suite duquel j’espérais pouvoir me rendormir en paix ; mais j’étais bien loin de compte. Ces braves gens eurent l’idée de compléter la cérémonie par une représentation de la révolution de Juillet. C’était une sorte de pièce de leur composition, une charade à grand spectacle, qu’ils exécutaient fort souvent, à ce qu’on m’apprit. On commençait par réunir deux ou trois tables ; quelques-uns se dévouaient et représentaient Charles X et ses ministres tenant conseil sur cette scène improvisée ; on peut penser avec quel déguisement et quel dialogue. Ensuite venait la prise de l’hôtel de ville ; puis une soirée de la cour à Saint-Cloud, le gouvernement provisoire, la Fayette, Laffitte, etc. : chacun avait son rôle et parlait en conséquence. Le bouquet de la représentation était un vaste combat des barricades, pour lequel on avait dû renverser lits et matelas ; les traversins de crin, durs comme des bûches, servaient de projectiles. Pour moi qui m’étais obstiné à garder mon lit, je ne peux point cacher que je reçus quelques éclaboussures de la bataille. Enfin, quand le triomphe fut regardé comme suffisamment décidé, vainqueurs et vaincus se réunirent pour chanter de nouveau la Marseillaise, ce qui dura jusqu’à une heure du matin. En me réveillant, le lendemain, d’un sommeil si interrompu, j’entendis une voix partir du lit de sangle situé à ma gauche. Cette voix s’adressait à l’habitant du lit de sangle situé à ma droite ; personne encore n’était levé.

    — Pierre !

    — Qu’est-ce que c’est ?

    — C’est-il toi qui es de corvée ce matin ?

    — Non, ce n’est pas moi ; j’ai fait la chambre hier.

    — Eh bien, qui donc ?

    — C’est le nouveau ; c’est un qui est là, qui dort.

    Il devenait clair que le nouveau, c’était moi-même ; je feignis de continuer à dormir ; mais déjà ce n’était plus possible ; tout le monde se levait aux coups d’une cloche, et je fus forcé d’en faire autant.

    Je songeais tristement à la corvée et à l’ennui de travailler pour les représentants du peuple libre ; les inconvénients de l’égalité m’apparaissaient cette fois bien positivement ; mais je ne tardai pas à apprendre que, là aussi, l’argent était une aristocratie. Mon voisin de droite vint me dire à l’oreille :

    — Monsieur, si vous voulez, je ferai votre corvée ; cela coûte cinq sous.

    On comprend avec quel plaisir je me rachetai de la charge que m’imposait l’égalité républicaine, et je me disais, en y songeant, qu’il eût été peut-être moins pénible, en fait de corvée, de faire la chambre d’un roi que celle d’un peuple. Les gens qui ont fait la Jacquerie n’avaient peut-être pas prévu ma position.

    Une demi-heure après, un second coup de cloche nous avertit que toute la prison était rendue à sa liberté intérieure ; c’était en même temps le signal de la distribution des vivres. Chacun prit une sébile de terre et une cruche, ce qui nous faisait un peu ressembler à l’armée de Gédéon. Dans une galerie inférieure, la distribution était déjà commencée ; elle se faisait à tous les prisonniers sans exception, et se composait d’un pain de munition et d’une cruche d’eau ; après quoi, on remplissait les sébiles d’une sorte de bouillon sur lequel flottait un très-léger morceau de bœuf ; au fond de ce bouillon limpide on trouvait encore de gros pois ou des haricots que les prisonniers appelaient des vestiges, en raison sans doute de leur rareté.

    Du reste, la cantine était ouverte au fond de la cour et desservait les trois divisions de Sainte-Pélagie. Seulement, les prisonniers politiques avaient seuls l’avantage de pouvoir y entrer et s’y mettre à table. Deux petites lucarnes suffisaient au service des prisonniers de la dette (qui n’étaient pas encore à Clichy) et des voleurs, situés dans une aile différente. La communication n’était même pas tout à fait interdite entre ces prisonniers si divers. Quelques lucarnes percées dans le mur servaient à faire passer d’une prison à l’autre de l’eau-de-vie, du vin ou des livres. Ainsi, les voleurs manquaient d’eau-de-vie, mais l’un d’eux tenait une sorte de cabinet de lecture ; on échangeait, à l’aide de ficelles, des bouteilles et des romans ; les dettiers envoyaient des journaux ; on leur rendait leurs politesses en provisions de bouche, dont la section politique était mieux fournie que toute autre.

    En effet, le parti légitimiste nourrissait libéralement ses défenseurs. Tous les matins, des montagnes de pâtés, de volailles et de bouteilles s’amoncelaient au parloir de la prison. Les Suisses-Vendéens étaient surtout l’objet de ces attentions et tenaient table ouverte. Je fus invité à prendre part à l’un de ces repas, ou plutôt à ce repas, qui dura tout le temps de mon séjour ; car la plupart des convives restaient à table toute la journée, et sous la table toute la nuit, et l’on pouvait appliquer là ce vers de Victor Hugo :

    Toujours, par quelque bout, le festin recommence.

    D’ailleurs, les liaisons étaient rapides, et toutes les opinions prenaient part à cette hospitalité, chacun apportant, en outre, ce qu’il pouvait, en comestibles et en vins ; il n’y avait qu’un fort petit nombre de républicains farouches qui se tinssent à part de ces réunions ; encore cherchaient-ils à n’y point mettre d’affectation. Vers le milieu du jour, la grande cour, le promenoir, présentait un spectacle fort animé ; quelques bonnets phrygiens indiquaient seuls la nuance la plus prononcée ; du reste, il y avait parfaite liberté de costumes, de paroles et de chants. Cette prison était l’idéal de l’indépendance absolue rêvée par un grand nombre de ces messieurs, et, hormis la faculté de franchir la porte extérieure, ils s’applaudissaient d’y jouir de toutes les libertés et de tous les droits de l’homme et du citoyen.

    Cependant, si la liberté régnait avec évidence dans ce petit coin du monde, il n’en était pas de même de l’égalité. Ainsi que je l’ai remarqué déjà, la question d’argent mettait une grande différence dans les positions, comme celle de costume et d’éducation dans les relations et dans les amitiés. Mes anciens camarades de dortoir y étaient si accoutumés, qu’à partir du moment où je fus logé à la pistole, aucun d’entre eux n’osa plus m’adresser la parole ; de même, on ne voyait presque jamais un républicain en redingote se promener on causer familièrement avec un républicain en veste. J’eus lieu souvent de remarquer que ces derniers s’en apercevaient fort bien, et l’on s’en convaincra par une aventure assez amusante qui arriva pendant mon séjour. L’un des garçons de l’établissement portait un poulet à l’un des gros bonnets du parti, logé dans le pavillon de droite. Il avait en même temps à remettre une bouteille de vin à des ouvriers qui jouaient aux cartes dans le chauffoir. Il entre là, tenant d’une main la bouteille, et de l’autre le plat dans une serviette :

    — À qui portes-tu cela ? lui dit un gamin de Juillet familier.

    — C’est un poulet pour M. M***.

    — Tiens ! tiens ! mais cela doit être bon...

    — C’est meilleur que ton bouilli et tes vestiges, observe un autre.

    — Il n’y a pas une patte pour moi ? dit l’enfant de Paris...

    Et il tire un peu une patte qui sortait de la serviette. Par malheur, la patte se détache. On comprend dès lors ce qui dut arriver. Le poulet disparut en un clin d’œil. Le garçon de la cantine se désolait, ne sachant à qui s’en prendre.

    — Porte-lui cela, dit un plaisant de la chambrée.

    Il réunit tous les os dans l’assiette et écrivit sur un morceau de papier : « Les républicains ne doivent pas manger de poulet. »

    De temps en temps, une grande voiture, dite panier à salade venait chercher quelques-uns des prisonniers qui n’étaient que prévenus, et les transportait au Palais de Justice, devant le juge d’instruction. Je dus moi-même y comparaître deux fois. C’était alors une journée entière perdue ; car, arrivé à la Préfecture, il fallait attendre son tour dans une grande salle rempli

  • La troisième vie de Jacqueline Lamba

    Choses lues, choses vues
    Lundi, 17 Mai 2010 21:39
     
    Jacqueline Lamba et André Breton,
    photographie de Claude Cahun
    et couverture du livre.

    Entre 1934 et 1942, Jacqueline Lamba fut la compagne d'André Breton. Man Ray la photographia lumineuse et nue, son époque estimait qu'elle était "scandaleusement belle". Longtemps confondue avec quelques-unes des plus vives incarnations du surréalisme, son aventure la plus personnelle ne fut pas immédiatement visible. Les désirs de création et l'impétuosité qui l'habitaient la situent à présent dans la fascinante proximité de trois grandes artistes de sa génération qui furent ses fidèles amies, Frida Kahlo, Dora Maar et Claude Cahun. Georgina Colville qui publiait en 1999 chez Jean-Michel Place un ouvrage à propos de "trente-quatre femmes surréalistes" affirmait qu'elle était d'abord peintre et qu'elle fut "scandaleusement oubliée".

    Après d'autres recherches comme celles de Salomon Grimberg ou bien grâce aux images de deux réalisateurs de courts métrages - Teri Wehn Damish qui l'interviewa en octobre 1987, et Fabrice Maze qui a mis en diffusion un DVD de 2 x 55 minutes - l'historienne d'art italienne Alba Romano Pace achève de faire sortir de l'oubli la trajectoire de Jacqueline Lamba. Issu d'une thèse soutenue à Palerme, son livre vient de paraître chez Gallimard, dans la collection Témoins de l'art de Jean-Loup Champion, "Jacqueline Lamba, peintre rebelle, muse de l'amour fou".

    Entre Nuit du Tournesol et Maison bleue

    Jacqueline Lamba était née le 17 novembre 1910. D'origine italienne, son père mourut alors qu'elle avait à peine trois ans et demi. Française, sa mère succomba à la tuberculose en 1927. Jacqueline suivit des cours à l'union centrale des arts décoratifs ainsi que dans l'atelier d'André Lhote où elle se lia d'amitié avec Dora Maar. Son cousin André Delons (1909-1940) qui fut proche du Grand Jeu et de l'AEAR, l'initia à la littérature d'avant-garde et renforça ses convictions politiques proches de l'extrême-gauche : celui qu'elle désignait comme "le seul de la famille à qui je parlais" lui prêta Nadja et Les Vases communicants. José Corti avait par ailleurs publié depuis la Place Clichy des photographies de Jacqueline dans sa revue Du Cinéma.

    La suite nous est familière, les biographes d'André Breton ainsi qu'un chapitre de L'Amour fou en témoignent. Pendant la Nuit du Tournesol, le 29 mai 1934, Jacqueline Lamba provoque sa rencontre avec André Breton au Café Cyrano de la Place Blanche. "Je l'avais déja vu pénétrer, écrivit Breton, deux ou trois fois dans ce lieu : il m'avait à chaque fois été annoncé, avant de s'offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement de saisissement d'épaule à épaule ondulant jusqu'à moi à travers cette salle de café depuis la porte ... Ce mouvement, que ce soit dans la vie ou dans l'art, m'a toujours averti de la présence du beau". Entre "Café des oiseaux", place d'Anvers, du côté des Halles et de la Tour Saint Jacques, depuis Pigalle jusqu'à la rue Gît-le-Coeur, une longue promenade nocturne s'ensuivit. Jacqueline a 24 ans. A cette époque, comme le rappellent des photographies de Rogi André qui fut la compagne de Kertesz, plusieurs soirs par semaine, on pouvait l'apercevoir plongeant entièrement nue et dansant dans l'eau : elle joue le rôle d'une "ballerine aquatique", rue Rochechouart, dans le cabaret / music hall du Coliseum. André Breton est bouleversé par l'apparition de cette jeune femme qu'il nomme "Ondine". Eluard et Giacometti sont les témoins de leur mariage le 14 août, à la mairie du IX° arrondissement. Leur fille unique Aube naîtra le 20 décembre 1935. La plus magnifique des photographies de Jacqueline et d'André est évidemment celle qui figure en couverture du livre d'Alba Romana Pace. Tous deux sont rêveusement émus, Claude Cahun a rapproché leurs profils : sur les deux bords de son image, des jeux de miroirs transfigurent et multiplient leurs visages.

    Pendant les cinq années qui précèdent la guerre, André Breton quitte assez souvent l'hexagone, Jacqueline l'accompagne. Leur couple voyage à Prague (mars 1935) aux Iles Canaries en compagnie de Péret et de Dominguez (mai 1935) ainsi qu'au Mexique où ils rencontrent dans la Maison bleue Frida Kahlo, Diego Rivera et Léon Trotsky (septembre 1938). Ces débuts de notoriété internationale n'empêchent pas de grandes difficultés financières. Au lendemain de son mariage, Breton accepte de vendre à Joë Bousquet une aquarelle de Kandinsky et une sanguine de Derain. L'année suivante, Alfred Barr et le Moma de New York lui achètent deux tableaux de Tanguy. En 1937 l'aide d'un ami notaire lui permet d'ouvrir au 27 de la rue de Seine la galerie Gradiva qui lui valut maintes désillusions comme l'indique ce fragment de courrier adressé à Jacqueline : "On nous laisse fort tranquilles : on ne voit toujours pas tomber la pluie d'étoiles qui nous permettra de partir en vacances".

    Les rêves et les espérances du Front Populaire, la fréquentation d'artistes comme Ernst et Masson ou bien d'écrivains souverainement atypiques comme Artaud, toute l'effervescence de l'entre-deux guerres furent favorables à sa création picturale. Pas plus qu'une "ondine", Jacqueline Lamba refusait clairement d'être considérée comme une muse ou bien comme une mère. Elle ne savait qu'une chose : "la peinture est pour moi un besoin", sentiment qu'André Breton n'admit jamais véritablement pour ce qui la concernait. Il lui fallut constamment lutter pour ne pas être marginalisée dans les expositions et les revues surréalistes, parmi les cadavres exquis d'un univers principalement masculin : il arriva que ses oeuvres soient accrochées sans que son nom figure dans le catalogue.

    Leur vie conjugale restait précaire et passionnelle pour ne pas dire chaotique. Aube pour laquelle il n'y eut jamais de baby-sitter se souvient avoir maintes fois accompagné les réunions de ses parents sous les tables des cafés, jusqu'à très tard dans la nuit. Le dialogue avec Breton fut souvent orageux. D'autres aventures la requéraient, Jacqueline n'était pas fidèle : elle menaçait de quitter le 42 rue Fontaine et fit plusieurs fois ses valises.

    Son témoignage est infiniment précieux lorsqu'elle évoque les journées pendant lesquelles Breton découvrait le Mexique en compagnie de Léon Trotsky, Diego Rivera et Frida Kahlo. A propos de ce séjour au Mexique, Marguerite Bonnet avait réuni dans le catalogue André Breton du Centre Georges Pompidou (1991) quelques-uns des indices qui furent également livrés à Arturo Schwarz. On retrouve dans son article un texte de Jacqueline Lamba qui se souvient de leur première rencontre avec Trotsky : "Un des Américains a demandé de prendre des photos. Sur quelques-uns de ces clichés on peut remarquer sur le visage d'André un état de tension, d'émotion et de surprise émerveillée, presque douloureuse. Je voyais qu'il devait souvent se maîtriser pour retenir ses larmes".

     

     

    Jerzey, Antibes et Villa Air Bel

    Imaginer ce que pouvaient être les options personnelles et les combats de Jacqueline Lamba implique qu'on puisse songer précisément aux moments de forte intensité qu'elle vécut sans que Breton soit à ses côtés : par exemple, lorsqu'entre le 25 avril et le 26 mai 1939, elle vient retrouver à Jersey Claude Cahun et Suzanne Malherbe, ou bien quelques semaines plus tard, à Antibes lors d'un mois d'août vécu auprès de Pablo Picasso et de Dora Maar. Grâce au grand travail biographique de François Leperlier (1) qui l'avait interrogée, quelques-unes des minutes heureuses de cette époque nous sont restituées. La guerre était imminente : dans l'île lointaine, ce furent pourtant des journées de détente et de création qui furent rapportées lors d'une longue lettre de Claude Cahun envoyée en 1946 chez Gaston Ferdière (2) : "près des mimosas dont je viens juste de vous parler, nous avons souvent discuté d'Antonin Artaud avec qui elle correspondait. Jacqueline aimait ce jardin, elle l'ornait de petites épaves déposées par la mer. Les plus fréquentes étaient ce que nous appelions des "porcelaines", des coquillages et des fragments de miroir ; tout cela, lié à l'aide d'un peu de ciment, s'incrustait entre les dalles de granit du sentier qui menait à la plage".

    "Elle vint à nous qu'elle connaissait peu, convalescente d'une bronchite, pâle et maigrie ; Aube assez fatiguée du voyage. Ici, elles prirent bonne mine toutes les deux. L'amitié de Jacqueline pour nous se manifesta par-delà son séjour ici. Elle nous écrivit jusqu'en juin 1940, et cela avec une enfance et une continuité singulières." Pour celles qui furent arrêtées par la Gestapo et emprisonnées entre juillet 1944 et mai 1945, le souvenir de ces journées était extrêmement vif, comme le rappelle une seconde lettre adressée en 1946 à André Breton : "nous parlons souvent de Jacqueline, Suzanne et moi. Dans la maison et le jardin que les évênements ont rendus plus favorables aux "oublis" qu'aux immortelles fleuries dans ses cheveux, les heures vivaces de juin 1939 ressuscitent notre insouciance. Elles eurent ce pouvoir jusque dans la cellule n°5". Les photographies qu'avait réalisées Claude Cahun lors de ce séjour à "La Rocquaise" furent brutalement détruites par les nazis en 1944 : subsiste tout de même, reproduite en page 58 du Photopoche de Claude Cahun une image de Jacqueline "prise sous l'eau dans la mer ; son corps nu est strié par les reflets du soleil, son visage sort de l'ombre".

    A la fin de juillet 1939, Jacqueline partait seule pour rejoindre à Antibes Picasso et Dora Maar qui habitaient alors un ancien atelier de Man Ray, le troisième étage d'une maison qui donnait sur la mer. En ce temps-là, Dora Maar n'était pas "La Femme qui pleure" que Pablo délaissa. Celle qui fut la maîtresse de Georges Bataille et d'Yves Tanguy ressemblait au portrait qu'en donna autrefois Brassaï. "Encline aux orages et aux éclats", dotée d'une voix "ferme, gutturale, catégorique" elle "avait des mains magnifiques aux longs ongles vernis de rouge" : pour L'amour fou, Dora Maar avait auparavant magiquement photographié L'objet invisible d'Alberto Giacometti.

    Quatre photographies et puis la grande toile de la Pêche de nuit à Antibes - où l'on aperçoit sur le côté droit Dora et Jacqueline, adossées sur des bicyclettes en train de croquer des cornets de glace - témoignent des moments de rémission de ce mois d'août. On retrouve les ombres et les jeux de lumière de ces quatre photographies dans l'ouvrage d'Ann Marie Caws, en page 142 des Vies de Dora Maar. Les trois personnages sont réunis dans l'intimité d'une chambre, Jacqueline Lamba est assise nue par terre, elle porte un collier de coquillages. Ou bien elle est auprès d'un lit, aux côtés de Dora Maar qui porte une merveilleuses couronne de fleurs : l'ombre silhouettée qu'on aperçoit à gauche de l'un de ces clichés permet d'identifier Pablo, auteur de ces images infiniment complices. Pour Jacqueline qui souhaitait souvent, pour sa peinture, se dégager du surréalisme, l'immense espagnol fut "l'être que j'ai le plus admiré au monde, aimé comme ami". En ce temps-là la relation de Picasso avec André Breton était chaleureuse : pendant son temps de mobilisation entre janvier et juillet 1940, André Breton passa tous ses jours de permission à Royan auprès de Jacqueline et d'Aube qui étaient hébergées par Picasso et Dora Maar. Alors que Breton se trouvait une fois de plus désargenté, Pablo lui offrit l'un de ses tableaux pour qu'il puisse le vendre immédiatement.

    Le dernier épisode heureux de la liaison de Jacqueline Lamba avec André Breton se situe pendant leur séjour à Martigues et Marseille, juste avant que le bateau du Capitaine Paul Lemerle ne les emmène vers la Martinique. Le 1 août, à la faveur de la démobilisation, Breton s'était rendu dans le Sud à Salon de Provence chez son ami le docteur Pierre Mabille. L'émancipation de Jacqueline était déja fortement entamée, comme le rappelle l'un des propos qu'elle livrera à Teri Wehn Damisch : "j'ai quitté les autres - le couple Picasso - à mon grand regret, j'aurais préféré rester". Les retrouvailles des époux sont pourtant émouvantes, tous deux décident d'habiter les alentours de Martigues : "A Martigues, c'était très beau. Il y avait des paysans à moitié italiens qui nous prêtaient une masure avec un puits pour l'eau et je faisais la cuisine au feu de bois dans la cheminée, c'était exquis". Jacqueline écrit presque tous les jours une lettre à Dora Maar. Voici ce qu'elle relate le 8 septembre 1940 : "j'ai fait une aquarelle. André a commencé un poème magnifique très long, vraiment très très beau".

    André Breton écrivait alors Fata Morgana dont la première parution en revue fut assumée par les Cahiers du Sud, en dépit des dangers que représentait la censure de Vichy. Quelques jours après la nouvelle de l'assassinat de Trotsky survenu le 20 août, Breton décidait d'habiter Marseille où il devait négocier son visa et ses réservations de bateau pour s'exiler à New-York. Fin octobre Aube, André et Jacqueline s'installaient au 63 de l'avenue Alfred Lombard, dans une chambre de la Villa Air Bel dont quelques-uns des pensionnaires furent Daniel Benedite, Varian Fry, Mary Jane Gold, Victor Serge, Vlady et Laurette Séjourné. Dans La Filière Marseillaise, Benedite décrit Jacqueline "très blonde, vive et loquace, d'une beauté sauvage ... elle porte souvent des jupes longues, se laque les ongles des orteils, parsème sa coiffure de petits morceaux de verre ou de glace, adore les colliers en dents de tigre et les bracelets tintinnabulants de médailles, de camées, de pierres brutes".

    Chaque fin de semaine, Air Bel devenait le rendez-vous de tous les amis d'André Breton et du surréalisme réfugiés dans la proche région de Marseille : René Char, Benjamin Péret et Remédios Varo, Victor Brauner, Oscar Dominguez, Jacques Herold, Sylvain Itkine, Marcel Duchamp, Max Ernst, Peggy Guggenheim ou bien Frédéric Delanglade rejoignent La Pomme et l'avenue Alfred Lombard. Wifredo Lam qui était chargé d'illustrer Fata Morgana trace un portrait aigu de Jacqueline, André Masson qui habitait un pavillon de la Campagne Pastre dessine le couple Breton-Lamba : la tête de Jacqueline est amoureusement renversée tandis que le front léonin d'André semble indiquer qu'une proue reste valide. Rétrospectivement, sans doute parce qu'au milieu des féroces dangers qui se tramaient dans toute l'Europe, un climat de révolte, d'estime et de solidarité se perpétuait entre Villa Air Bel et Café du Brûleur de loups, Jacqueline ressentait de manière positive ce fragment de son existence. Les jeux multiples, les amitiés, les provocations et les discussions ardentes qui faisaient l'ordre du jour des réunions parisiennes gardaient leur prégnance : sur fond de terribles inquiétudes, la très sérieuse injonction de Breton qui exigeait que l'on joue gardait sa force d'apaisement et son pouvoir d'invention. Comme en témoigna plus tard Jacques Hérold dans une conversation avec Alain Jouffroy, pendant ces fins de semaine, "on se trouvait un chemin, une étincelle qui donnait lieu à une autre étincelle, qui court ailleurs".

     
    Jacqueline Lamba, à la Villa Air Bel
    (archives Aube Breton).

    Ici encore, l'entretien avec Teri Wehn Damisch dont on aurait aimé pouvoir lire l'intégralité restitue d'importants indices. Jacqueline Lamba qu'on aperçoit souvent sur les photographies qui évoquent la vie quotidienne à la Villa Air Bel est une femme de trente ans incroyablement libre, sa beauté et son sourire sont éclatants, il lui arrive souvent de faire du trapèze dans le grand parc : "toutes les choses désagréables, je ne m'en souviens pas ... la vie à Air Bel était merveilleuse. Et j'ai le regret de le dire parce que c'était une époque terrible ... Avec le Secours américain, nous y avons joué, rêvé, créé avec un sentiment de calme et de bonheur comme sont les maisons d'enfance". Dans son souvenir, la présence et le charisme involontaire de Varian Fry revêtent une importance particulière : "un homme extraordinaire d'altruisme, de courage, de ténacité et qui menait cette lutte avec une simplicité qui forçait l'admiration, une modestie, une gaieté permanente ... sur son visage, dans les yeux, ce regard ouvert qu'il avait et ... doux ... Nous étions tous, les plus divers, sous la protection de bons génies".

    Tout n'était certes pas idyllique entre André et Jacqueline, des témoins rapportent qu'il arrivait que surgissent entre eux de violentes disputes. L'un des points d'orgue du séjour en Villa Air Bel restera la création du Jeu de cartes de Marseille à l'intérieur duquel Jacqueline Lamba fut pleinement associée. Deux atouts de première importance lui furent confiés, "L'As de la Révolution" ainsi que "Baudelaire, le génie de l'amour". Sa Révolution fut une roue avec des taches d'encre rouge projetées sur le papier, son Baudelaire est une figure qui frôle l'abstraction, une gouache, des couleurs primaires et de l'encre de Chine.

    Depuis les Etats-Unis jusqu'à Simiane la Rotonde

    Le départ de Marseille s'effectua le 24 mars 1941, l'arrivée à Fort de France survint le 24 avril, New York fut atteint au tout début de juin. Dans les lettres qu'elle continue d'écrire à Dora Maar, Jacqueline raconte : "nous parlons avec tendresse de Picasso ... André s'ennuie mortellement". Vis à vis du nouveau Monde, ses sentiments sont partagés, comme l'indique un courrier adressé à Varian Fry "L'Amérique est vraiment l'arbre de Noël du monde... mais je ne sais pas si j'aime vraiment New York, chaque chose y est excessivement neuve et semble avoir la prétention de vous plaire à tout prix".

    Son élégance vestimentaire continue de s'affirmer : "Dans les soirées, elle portait des vêtements du XVIII° siècle achetés chez les costumiers de théatre, toujours longs, avec la taille étroite, et ample sur les hanches". Simultanément son statut personnel se modifie, les américains apprécient sa mâturité, son indépendance et ses multiples capacités : elle parle anglais et devient dans des moments-clés "la voix de Breton" qu'elle éclipse partiellement puisque ce dernier refuse de s'exprimer dans une langue qu'il pratique mal. Pendant toute la préparation de la revue VVV dont le premier numéro paraîtra en juin 1942, son rôle d'interprète est capital : elle s'entretient constamment avec David Hare, un jeune homme de vingt-cinq ans, un sculpteur et photographe auquel Breton a décidé de confier le secrétariat de la revue.

    Entre elle et Breton, les affrontements deviennent irréversibles. Jacqueline qui se consacre plus que jamais à sa peinture et délaisse volontiers les tâches domestiques, décide de quitter définitivement Breton pendant l'automne de 1942 ; elle emmène Aube avec elle et déclare avoir noué une liaison amoureuse avec David Hare. André Breton est très affecté par son départ, Charles Duits avec lequel il lie connaissance à cette époque le décrira "sans âge, comme un arbre ou un rocher. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme dans une lave qui achevait de se durcir". Le 9 ou bien le 10 décembre 1943, pendant un déjeuner avec Marcel Duchamp, Breton rencontrera Elisa Claro dont il célèbrera l'amour dans Arcane 17.

    Entretemps Jacqueline qui a fourni une ou plusieurs oeuvres pour chaque numéro de VVV prépare sa toute première exposition personnelle à la Norlyst Gallery de New York, exposition inaugurée le 10 avril 1944, pour laquelle elle va rédiger un Manifeste de peinture. Elle installe son nouvel atelier de peintre à Roxbury dans le Connecticut où Calder et Tanguy sont ses voisins. En 1946, elle épouse David Hare et part voyager en sa compagnie à travers l'Ouest américain, dans l'Arizona, le Montana et le Colorado, dans les réserves des Indiens Hopi et des Navajos. On voit apparaître dans ses toiles de luxuriantes forêtes, des rivières et des totems. Sa toute dernière exposition en liaison avec le surréalisme s'effectue en 1947, à la Galerie Maeght de Paris : après quoi, elle rompt toute allégeance avec le mouvement.

    Au début des années cinquante, elle doit se résoudre à se séparer de David Hare qui continuera de garder relations avec elle. Il achètera pour Jacqueline deux appartements à Paris et lui enverra un chèque chaque mois, jusqu'à sa mort qui surviendra en 1992. Elle revient définitivement vivre en France avec son fils Merlin qui était né à New York, en juin 1948. Elle déclare à son mari d'autrefois : "Si un jour tu entendras dire que je ne peins plus cela voudra dire que je suis morte". Elle loue tout d'abord une villa à Cannes, au 93 du Boulevard Eugène-Gazanaire. Sa biographe mentionne que pendant le premier été de ce retour en France, "Aube, Jean Hélion, Henri Michaux, Charles Duits et sa femme Lucy qui devient une grande amie de Jacqueline" lui rendent visite.

    Paris est son domicile permanent, son fils choisit de faire ses études aux Etats-Unis. Elle exposera ses travaux personnels en janvier 1958 à la galerie Lucy Krogh et en avril 1959 à la Galerie Saint-Placide. Une invitation de ses amis Henri Laugier et Marie Cuttoli lui permet de découvrir pendant l'été de 1963 le village de Simiane la Rotonde. Pendant dix-sept étés consécutifs, elle y fera pour sa plus grande joie de longs séjours : Laugier lui permet d'habiter parmi les escarpements du village, dans les grandes salles d'un ancien manoir du XVI° siècle, la pièce la plus haute devient son atelier. Ce sont ses toiles et les lumières de chaque été qu'elle achève de peindre dans son atelier parisien. Lors de ses derniers séjours dans les Alpes de Haute-Provence, le peintre Jacques Bibonne et la sculptrice-céramiste Martine Cazin sont ses proches amis.

    Son souci de l'engagement politique n'a pas varié. Elle fut comme André Breton l'une des signataires du Manifeste de 121 pour le Droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Elle s'opposa farouchement à l'installation de missiles nucléaires sur le Plateau d'Albion et milita contre l'extension du camp militaire du Larzac, le mouvement de Mai 1968 avait sa très vive sympathie.

    Conformément aux souhaits de Pablo Picasso et de Marie Cuttoli, sa dernière grande exposition personnelle se déroule au Musée d'Antibes, du 11 août au 31 octobre 1967 : cinquante toiles de 1962 à 1967 étaient réunies, la préface du catalogue fut signée par Yves Bonnefoy. En septembre 1980 Jacqueline Lamba accomplit un ultime voyage aux Etats-Unis : elle retrouve à San Diego son fils Merlin et son épouse, revoit l'Arizona et le Nouveau Mexique. Son visage bruni par le soleil s'est amaigri, ses amis disent qu'elle ressemble à présent à un "vieil inca".En page 279 de sa monographie, Alba Romano Pace écrit que jusqu'en 1988, "chaque jour, Jacqueline monte à pied les six étages de l'immeuble du Boulevard Bonne-Nouvelle ; elle sort et continue ses activités. Chaque jour elle peint du matin au soir".

    Sa vie s'achève le 20 juillet 1993. Atteinte par la maladie d'Alzheimer, elle s'est retirée dans une maison de santé de Touraine, à Rochecourbon où sa fille Aube vient lui rendre visite. Dans sa chambre, il y avait un petit chevalet. Jusqu'à sa mort, elle y travaillait des pastels. Au cimetière de Saché en Indre et Loire, on peut lire gravée sur sa tombe cette inscription "Jacqueline Lamba 1910-1993, la Nuit du Tournesol".

    Pour partie arc-boutée sur ce livre qui vient de paraître, la troisième vie de Jacqueline Lamba vient de commencer. Deux expositions de Jacqueline Lamba ont été organisées ces dernières années : au château de Tours, du 8 septembre au 4 novembre 2007 et à Simiane la Rotonde du 29 juin au 31 juillet 2008, avec un catalogue composé par Martine Cazin. Son oeuvre figurait dans l'exposition Elles@/Artistes femmes de mai 2009 au Centre Georges Pompidou.


    Alain PAIRE

    (1) Cf "Claude Cahun : l'exotisme intérieur", éd Fayard, 2006. A propos de ce livre, un article d'Agnès Lhermite dans le site "La revue des ressources".

    (2) page 667 des Ecrits de Claude Cahun, éd. Jean-Michel Place, 2002.

    Pour d'autes renseignements et plus d'iconographie, cf le site Jacqueline Lamba. Parmi les autres publications qui lui sont consacrées, cf le n° 44, décembre 2006 de la revue Pleine Marge, dossier présenté par Martine Monteau avec des lettres adressées à Jacques Bibonne et Martine Cazin.

    La Galerie 1900-2000 de David et Marcel Fleiss présente 8 rue Bonaparte, 75006 Paris, une exposition Jacqueline Lamba du 24 au 29 mai 2010. Une présentation et une signature du livre d'Alba Romano Pace sont prévues le 27 mai.

    http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=108:la-troisieme-vie-de-jacqueline-lamba&catid=7:choses-lues-choses-vues&Itemid=6

  • Turquie. Istanbul, cosmopolitismes d’hier et d’aujourd’hui

    Turquie. Istanbul, cosmopolitismes d’hier et d’aujourd’hui

    Publié le 13/03/2015 - 17:19

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    Vue aérienne d'Istanbul.– AFP

    La métropole turque a accueilli au cours de son histoire nombre d’étrangers. De cette tradition d’accueil que reste-t-il aujourd’hui ? Voyage aux côtés de l’auteur allemand Bernd Brunner, qui s’est installé dans l’ancienne Constantinople.

    En 1850, Gustave Flaubert se rend à Istanbul, ou Constantinople comme on l’appelait encore, et dans sa correspondance il raconte sa découverte d’une fantastique “fourmilière humaine” qu’il s’attend à voir devenir “la capitale de la Terre” : “Ce sentiment d’écrasement que tu as éprouvé à ton entrée à Paris, c’est ici qu’il vous pénètre, en coudoyant tant d’hommes inconnus, depuis le Persan et l’Indien jusqu’à l’Américain et l’Anglais, tant d’individualités séparées dont l’addition formidable aplatit la vôtre.” Herman Melville, qui passe six jours à Constantinople en décembre 1856, trouve la cité labyrinthique et s’y perd à répétition. “Rentré par les vastes faubourgs de Galata, écrit-il dans son journal. Foules nombreuses de toutes les nations… Des monnaies de toutes les nations circulent. Affiches dans quatre ou cinq langues (turc, français, grec, arménien)… On se sent parmi les nations… Une malédiction dans pareille Babel que de ne pouvoir parler à l’un de ses semblables.”

    Ces illustres visiteurs sont loin d’être les premiers, aux temps modernes, à décrire la diversité de Constantinople et l’excessive hospitalité de ses habitants, qu’on attribue au fait que les Turcs arrivés des steppes d’Asie centrale dépendaient en chemin de l’aide des étrangers. Déjà au XIe siècle, les marchands génois et vénitiens qui s’y rendaient étaient émerveillés par l’accueil. Si les Juifs étaient présents de longue date en Anatolie, Constantinople fut aussi une terre d’asile pour les Séfarades fuyant l’Inquisition espagnole à la fin du XVe siècle : le sultan Bayezid II les avait officiellement invités à s’installer dans l’Empire, et ils y jouissaient d’une tolérance relative, sans subir de restrictions professionnelles ni connaître de tensions majeures avec les Turcs.

    La frégate américaine George Washington, venue d’Alger, qui accoste à Constantinople en 1800, compte parmi les premiers navires américains à mouiller dans un port ottoman. Son capitaine, William Bainbridge, fait hisser le drapeau américain : les autorités ottomanes lui envoient alors, écrit un témoin, un messager qui veut savoir “si l’Amérique est bien ce que l’on appelle aussi le Nouveau Monde et qui, à la réponse par l’affirmative, assure le capitaine qu’il est le bienvenu et sera traité avec la plus grande cordialité et le plus grand respect”. Rapidement, les échanges prospèrent entre marchands américains et ottomans, le coton, l’huile et le rhum étant particulièrement demandés. Paradoxe du commerce : ces Américains qui bataillent alors chez eux pour la tempérance exportent des millions de litres d’alcool dans un pays musulman (qui l’exporte à son tour vers la Géorgie, l’Arménie et la Perse).

    Constantinople séduit aussi les voyageurs européens et américains désireux d’étendre leur Grand Tour, qui passait par l’Italie et la Grèce mais s’arrêtait généralement aux portes de l’Anatolie et à la Corne d’Or. Et ces aventuriers en profitent souvent pour pousser jusqu’en Terre sainte. Dans le Bosphore, ils trouvent une profonde tradition de cosmopolitisme mêlant influences musulmanes, juives et chrétiennes. Dans les années 1830, la présence de missionnaires américains (venus évangéliser les chrétiens grecs et arméniens, dont ils jugent la foi contaminée par de fausses doctrines) complète cet étonnant mélange diplomatique, commercial et religieux.

    Quand Flaubert et Melville visitent Constantinople, la ville est d’ailleurs en train de se faire plus cosmopolite encore, devenant une sorte de “Londres orientale”, qui non seulement tolère l’étranger, mais cherche même à le séduire et l’accueille d’où qu’il vienne. Les sultans ottomans de l’époque entendent imiter les progrès culturels, économiques et militaires qu’a faits l’Europe. Ils ambitionnent par là d’entrer dans le club des Etats européens de l’époque postnapoléonienne.

    Jusque-là, les efforts en ce sens se sont cantonnés au domaine militaire. A la fin du XVIIIe siècle, sous le sultan Selim III, les forces armées ottomanes ont adopté des armes et des méthodes de formation venues d’Occident, et les janissaires, ce corps d’élite formé essentiellement de chrétiens convertis, ont été dissous. Dès 1838, le pouvoir ottoman possède des ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Justice. Mais la nouvelle ère débute officiellement en 1839 avec le Hatt-i Serif de Gülhane, ou “noble rescrit de la Maison des roses”. Cette charte a pour objectifs, notamment, l’égalité entre toutes les confessions et l’instauration de lois et d’institutions laïques – et elle représente peut-être l’aveu, de la part de cet empire en lambeaux qui perd des territoires, qu’il a besoin d’idées neuves pour égaler la rapide croissance économique de l’Europe. L’ère politique du Tanzimat, qui réorganise l’Empire ottoman [tanzimat signifie “organisation”], va durer près de quatre décennies.

    Pendant cette période, de nombreux Ottomans se rendent à Paris et dans d’autres villes pour étudier ou se forger une expérience au travail. Parmi eux l’homme d’Etat Mustafa Reschid Pacha, qui a été ministre des Affaires étrangères de son pays et ambassadeur de la Sublime Porte à Paris. C’est à lui, le “père du Tanzimat”, que l’Empire doit l’introduction de lois d’inspiration française et l’abolition de l’esclavage. L’interdiction qui pesait sur la conscription de chrétiens est levée et une nouvelle armée fondée. Même les sultans s’adaptent à cette nouvelle vogue exotique : ils abandonnent la tenue traditionnelle, composée du kavuk (turban enroulé sur un haut couvre-chef), du caftan et du salvar (pantalon ample), au profit de pantalons droits rayés, du fez rouge et de vestes matelassées. D’autres réformes s’imposent dans les champs du commerce, du droit et de l’éducation, et les marchands étrangers sont autorisés à commercer librement dans l’Empire.

    Bien qu’il prenne fin dès 1876 sans avoir pu empêcher l’inévitable effondrement financier de l’Empire, le Tanzimat n’en a pas moins préparé le terrain à la modernisation à venir. Mustafa Kemal, fondateur de l’Etat turc (le futur Atatürk, “père des Turcs”), n’est pas sorti de nulle part : il est un pur produit du Tanzimat. Né à Salonique (ou Thessalonique) en 1881, il a très vite été en contact avec de grandes innovations comme le chemin de fer, l’électricité et le téléphone, et s’est formé dans une école militaire offrant un enseignement au carrefour entre traditions ottomanes et modernité française.

    Les Ottomans ne se contentent pas d’imiter les talents occidentaux : ils invitent des étrangers à les leur enseigner. D’où le nouvel afflux d’étrangers à Constantinople pendant le Tanzimat. L’Italien Donizetti Pacha [Giuseppe Donizetti, frère du célèbre compositeur Gaetano] est recruté pour faire de l’orchestre militaire un ensemble musical moderne. Le chimiste américain John L. Smith est chargé d’explorer les sous-sols et découvre du charbon et d’autres minerais. L’ingénieur français Eugène-Henri Gavand se voit confier la conception d’un funiculaire souterrain [le Tünel] de 573 mètres de long qui, inauguré en 1875, permet aux habitants de Constantinople de gravir sans effort l’abrupte colline de Galata (parfois appelée “colline des infidèles” en raison de sa proximité avec le quartier européen). Le missionnaire [américain] Cyrus Hamlin fonde le Robert College, qui deviendra l’université du Bosphore, l’une des plus prestigieuses universités publiques de Turquie.

    Mais l’une des importations les plus intéressantes du Tanzimat est un Anglais du nom de James Robertson, recruté en 1840 pour moderniser l’institution monétaire ottomane. Le seul fait qu’il accepte la proposition interpelle, à cette époque où la plupart de ses plus talentueux confrères assument de prestigieuses fonctions partout dans l’Empire britannique. Mais James Robertson a senti que Constantinople lui offrait une occasion historique. L’Anglais prend la direction de la Monnaie ottomane pour un coquet salaire de 40 livres sterling. Les premières pièces d’or frappées sous sa direction sont mises en circulation le 17 janvier 1843. Abdülmecid Ier, devenu le 31e sultan de l’Empire ottoman quatre ans plus tôt, entendait remettre l’institution au goût du jour, mais il ira finalement bien plus loin et fera construire, sur le domaine de son palais de Topkapi, une réplique de la Monnaie de Londres.

    Les pièces produites sous Abdülmecid Ier sont les plus délicates qu’ait jamais vues l’Empire ottoman, et son monogramme calligraphié (ou tughra, symbole du pouvoir du sultan) fait alors le tour du monde. Robertson, lui, reste discret, et n’appose sa signature que sur une seule pièce, celle qui commémore la restauration de Sainte-Sophie, œuvre d’ailleurs d’un autre étranger, l’architecte suisse Gaspare Fossati.

    Mais l’œuvre de Robertson à Constantinople ne s’arrête pas à la Monnaie. En mai 1854, il monte au sommet de la tour de Beyazit, une structure de 85 mètres qui fait partie du ministère ottoman de la Guerre. Construite trente ans plus tôt par l’Arménien Senekerim Amira Balyan, cette tour de pierre abrite un escalier en colimaçon en bois de 180 marches. Après une petite visite du sommet, Robertson se met au travail, et des fenêtres du dernier étage il prend douze photographies qu’il montera en un panorama.

    Du grec pan, “tout”, et horama “ce que l’on voit”, le panorama est depuis longtemps un genre bien connu de la peinture de paysages, mis au point parallèlement par divers artistes, et offrant une vue à 360 degrés. Peut-être James Robertson a-t-il tenté cette expérience photographique poussé par le désir d’immortaliser la vaste cité moderne à ses pieds, à moins qu’il n’ait été chargé par d’autres de réaliser ce cliché. Quoi qu’il en soit, Robertson le photographe est l’auteur du tout premier panorama photographique de Constantinople.

    Quand James Robertson réalise ce panorama, cela fait déjà plus de quinze ans qu’il vit à Constantinople, plus précisément rue Asmali Mescit, sur les hauteurs de Pera, où se concentrent les Européens expatriés. Les églises sont nombreuses par là, les fez et les turbans extrêmement rares. Comme dans les capitales occidentales, les femmes portent le corset, ne sortent pas sans leur ombrelle et se parent de savantes coiffures. Le Français Gérard de Nerval, qui passe trois mois à Constantinople en 1843, dit s’y être senti “toujours dans une ville européenne où le Turc est devenu lui-même un étranger”. Nul doute que cette impression lui est avant tout donnée par Pera, où il s’est lui-même installé et où, dit-il, “on se trouve entièrement dans un quartier parisien”. Le fait est que Pera réunit nombre des agréments des grandes villes occidentales, notamment des hôtels et des cafés où l’on mange avec couteau et fourchette. On croise des Arméniens, des Grecs, des Allemands, des Anglais, des Américains. Et non seulement ces résidents de Pera parlent de nombreuses langues étrangères, mais ils trouvent aussi des ouvrages étrangers dans les librairies et pléthore de quotidiens imprimés en Europe.

    Peuplée de plus de 14 millions d’habitants, l’Istanbul d’aujourd’hui est en passe de redevenir une cité cosmopolite, mais cette fois sans guère de similitude avec Londres ou Paris. Dans la plupart des quartiers, vous croiserez peu de passants immédiatement identifiables comme des étrangers. La Turquie est de nos jours un pays très majoritairement musulman – à plus de 99 %, selon une estimation récente. Pourtant, la ville renferme une foule d’étrangers arrivés de fraîche date – mais difficilement repérables. C’est que beaucoup viennent d’autres pays du Moyen-Orient, ou de l’ancienne Union soviétique (auquel cas leur langue maternelle appartient souvent à la famille des langues turques). Au sein de la population stambouliote musulmane, la diversité n’en est pas moins grande, avec de nombreux sunnites, Kurdes (eux-mêmes majoritairement sunnites, par ailleurs) et alevis (pour certains Kurdes).

    Le nombre de résidents permanents de confession chrétienne ou juive est aujourd’hui très faible, bien plus qu’il y a cent cinquante ans. Le XXe siècle a métamorphosé Istanbul et anéanti pour une large part sa diversité historique. En 1955, le pogrom d’Istanbul a chassé la plupart des Grecs, et l’essentiel de la communauté juive a émigré en Israël. Mais à Istanbul retentissent toujours aussi bien les cloches des églises que l’adhan, l’appel à la prière des mosquées. Rares sont les villes du monde musulman où c’est encore le cas : moi je les entends dans mon quartier, celui-là même où vivait jadis James Robertson.

    Istanbul doit son regain de cosmopolitisme aux populations qui fuient la guerre et le chaos, à des migrants en quête d’un refuge qu’ils espèrent trouver ici, ou en passant par ici. L’afflux de réfugiés venus d’Irak et de Syrie est aujourd’hui continu : plus de 1 million de Syriens sont entrés en Turquie depuis le début de la guerre civile dans leur pays, il y a quatre ans, l’une des grandes tragédies de notre jeune siècle. Ces nouveaux immigrés mettent à l’épreuve ces Turcs toujours réputés pour leur chaleur et leur générosité. Beaucoup de Stambouliotes estiment que les Syriens, par leur langue et leur mode de vie trop différents, n’ont pas leur place ici, et ils redoutent qu’ils ne leur prennent leur travail.

    Alors que les pays européens discutent quotas de réfugiés et gestion des demandes d’asile, les migrants du Moyen-Orient n’ont désormais presque plus aucune chance d’entrer en Europe sans risque et de façon légale, et moins encore depuis que la Grèce a renforcé sa frontière. Le sort des Kurdes d’Irak, de Syrie et de Turquie (et l’éventuelle création d’un Etat kurde indépendant) serait, dit-on, une préoccupation de premier plan en Turquie. Pourtant, on rappelle rarement que la première ville kurde par sa démographie n’est ni Diyarbakir, dans l’est de la Turquie, ni Erbil, en Irak, et qu’elle ne se trouve pas sur les territoires kurdes traditionnels : Istanbul concentre 3 millions de Kurdes, la plus importante population kurde au monde. La plupart parlent toujours le kurde, une langue sans aucun lien avec le turc, qui appartient comme le farsi (mais aussi l’anglais [ou le français]) aux langues indo-européennes. Les Kurdes d’Istanbul et des autres grandes villes de Turquie occidentale sont très souvent bien intégrés dans la société turque ; ils demandent le respect, et sont très loin d’être unis sur la question d’un Etat indépendant.

    Bien sûr, d’autres étrangers arrivent à Istanbul dans des circonstances bien plus privilégiées. Installés dans un hôtel de luxe, ils jouent quelques jours à être quelqu’un d’autre. Ou bien ils échouent là par choix, comme moi. Cette ville a eu une façon bien particulière de m’attirer à elle, et dont je commence seulement à prendre conscience : ce fut comme si je m’étais lancé dans une ascension dont j’ignorais le sommet, mais aussi le temps qu’elle me prendrait. Chaque fois que je venais ici, je restais un peu plus longtemps, aimanté par l’énergie et l’intensité du lieu, séduit par des sons, des odeurs et des goûts différents, et la promesse d’une vie autre, moins prévisible. Et, un beau jour, j’ai compris qu’Istanbul était devenu chez moi.

    Yabancı mısınız ?” “Etes-vous étranger ?” me demande-t-on parfois. Mais le terme qui désigne l’étranger en Turquie fait parfois simplement référence à celui qui n’est pas d’Istanbul, étranger à la ville. Or, dans la tradition turque, les étrangers jouissent toujours d’une protection particulière. Une attention délicate – je ne me suis d’ailleurs jamais senti en danger ici. Je me sens même plus en sécurité qu’à Berlin.

    Pera, qui fait aujourd’hui partie du plus vaste quartier de Beyoglu, n’est toujours pas représentatif de la Turquie, ni même d’Istanbul. C’est une sorte d’antichambre de la ville pour les étrangers. Foyer d’une scène artistique dynamique, il renferme la plupart des centres culturels étrangers et des consulats, ainsi que de nombreux hôtels chics. Les prix de l’immobilier flambent, et la conservation du patrimoine architectural est un combat. C’est aussi ici qu’on se rend quand on veut voir un concert et faire la fête, dans ces nombreuses boîtes bling-bling ou décaties, ici aussi que viennent ceux qui veulent boire de l’alcool ou prendre des drogues. Chaque week-end, 3 millions de personnes se pressent à Beyoglu, dit-on. Les nuits étourdissent parfois tous les sens. J’ai tenté plusieurs fois d’entrer dans l’un de ces clubs, mais j’ai toujours tourné les talons à la dernière minute.

    Un soir, de nouveau, je décide de découvrir ce monde. Devant l’entrée d’un club à quelques pas de la place Taksim passent des touristes arabes, les femmes intégralement voilées de noir hormis les yeux, tous ignorant apparemment tout de l’univers parallèle qu’ils frôlent. La piste de danse s’ouvre pourtant juste derrière la porte. Des rythmes métalliques rivalisent avec le bruit des voitures qui défilent à quelques mètres de la porte ouverte. Au moment où j’entre, un jeune homme aux cheveux blonds décolorés soulève son tee-shirt. Une bouffée d’eau de toilette m’enveloppe de son parfum intense et sommaire. Plus loin, une clientèle androgyne se dispute les regards d’autres chalands de sexe incontestablement masculin. Tout autour de moi, ça rit, ça chahute. Je fais la connaissance d’une femme, Sare, qui me salue d’un enthousiaste “Bienvenue en Turquie !”. Homme devenu femme, elle a fui l’Iran, et dans cet Istanbul nouvelle version elle peut vivre comme elle l’entend – sans toutefois espérer le moindre respect de la société qui l’entoure.

    J’essaie de regarder la ville avec les yeux de James Robertson. S’il devait photographier Istanbul aujourd’hui, quel poste d’observation choisirait-il ? Le toit-terrasse du 360, un restaurant branché de Beyoglu, ou l’une des nombreuses hautes tours ? Irait-il plutôt chercher du côté de Levent, le quartier des affaires, ou monterait-il en haut des tours jumelles d’Atasehir, sur la rive asiatique ? Les constructions d’où l’on peut voir la ville d’en haut se sont multipliées de façon spectaculaire ces dix dernières années (qui en ont vu soixante-dix sortir de terre), et rien ne présage un ralentissement de la tendance : en 2015, quinze nouvelles tours doivent être achevées.

    James Robertson a fait frapper sa dernière pièce de monnaie en 1876. Quand il prend sa retraite officielle, le 29 octobre 1881, il a servi quatre sultans successifs, au cours de quatre décennies, et passé une plus grande partie de sa vie à Constantinople qu’à Londres. Dix jours plus tard, il embarque pour le Japon avec sa femme et ses trois filles. James Robertson mourra le 18&

  • Dans ma lecture du ”Journal” d'Hélène Berr 2.

    journal.jpgPage 42, Hélène Berr évoque "J'ai pleuré en rêve" d'Henri Heine:ampuis 23 mai 2010 013.jpg

    J’ai pleuré en rêve ! je rêvais que tu étais morte ! je m’éveillai, et les larmes coulèrent de mes joues.

    J’ai pleuré en rêve ! je rêvais que tu me quittais ! je m’éveillai, et je pleurai amèrement longtemps après.

    J’ai pleuré en rêve ! je rêvais que tu m’aimais encore ! je m’éveillai, et le torrent de mes larmes coule toujours.

     

    57

    Toutes les nuits je te vois en rêve, et je te vois souriant gracieusement, et je me précipite en sanglotant à tes pieds chéris.

    Tu me regardes d’un air triste, et tu secoues ta blonde petite tête ! de tes yeux coulent les perles humides de tes larmes.

    Tu me dis tout bas un mot, et tu me donnes un bouquet de roses blanches. Je m’éveille, et le bouquet est disparu, et j’ai oublié le mot.

     

    58

    La pluie et le vent d’automne hurlent et mugissent dans la nuit ! où peut se trouver à cette heure ma pauvre, ma timide enfant ?

    Je la vois appuyée à sa fenêtre, dans sa chambrette solitaire ! les yeux remplis de larmes, elle plonge ses regards dans les ténèbres profondes.

     

    59

    Le vent d’automne secoue les arbres, la nuit est humide et froide ! enveloppé d’un manteau gris, je traverse à cheval le bois.

    Et tandis que je chevauche, mes pensées galopent devant moi ! elles me portent léger et joyeux à la maison de ma bien- aimée.

    Les chiens aboient, les valets paraissent avec des flambeaux ! je gravis l’escalier de marbre en faisant retentir mes éperons sonores.

    Dans une chambre garnie de tapis et brillamment éclairée, au milieu d’une atmosphère tiède et parfumée, ma bien-aimée m’attend. Je me précipite dans ses bras.

    Le vent murmure dans les feuilles, le chêne chuchote dans ses rameaux : « Que veux-tu, fou cavalier, avec ton rêve insensé ? »

     

    60

    Une étoile tombe de son étincelante demeure, c’est l’étoile de l’amour que je vois tomber !

    Il tombe des pommiers beaucoup de fleurs et de feuilles blanches ! les vents taquins les emportent et se jouent avec elles.

    Le cygne chante dans l’étang, il s’approche et s’éloigne du rivage, et, toujours chantant plus bas, il plonge dans sa tombe liquide.

    Tout alentour est calme et sombre ! feuilles et fleurs sont emportées ! l’étoile a tristement disparu dans sa chute, et le chant du cygne a cessé.

     

    61

    Un rêve m’a transporté dans un château gigantesque, rempli de lumières et de vapeurs magiques, et où une foule bariolée se répandait à travers le dédale des appartements. La troupe, blême, cherchait la porte de sortie en se tordant convulsivement les mains et en poussant des cris d’angoisse. Des dames et des chevaliers se voyaient dans la foule ! je me vis moi-même entraîné par la cohue.

    Cependant, tout à coup je me trouvai seul, et je me demandai comment cette multitude avait pu s’évanouir aussi promptement. Et je me mis à marcher, me précipitant à travers les salles, qui s’embrouillaient étrangement. Mes pieds étaient de plomb, une angoisse mortelle m’étreignait le cœur ! je désespérai bientôt de trouver une issue. — J’arrivai enfin à la dernière porte ! j’allais la franchir… O Dieu ! qui m’en défend le passage ?

    C’était ma bien-aimée qui se tenait devant la porte, le chagrin sur les lèvres, le souci sur le front. Je dus reculer, elle me fit signe de la main ! je ne savais si c’était un avertissement ou un reproche. Pourtant, dans ses yeux brillait un doux feu qui me fit tressaillir le cœur. Tandis qu’elle me regardait d’un air sévère et singulier, mais pourtant si plein d’amour,… je m’éveillai.

     

    62

    La nuit était froide et muette ! je parcourais lamentablement la forêt. J’ai secoué les arbres de leur sommeil, ils ont hoché la tête d’un air de compassion.

    Au carrefour sont enterrés ceux qui ont péri par le suicide ! une fleur bleue s’épanouit là ! on la nomme la fleur de l’âme damnée.

    Je m’arrêtai au carrefour et je soupirai ! la nuit était froide et muette. Au clair de la lune, se balançait lentement la fleur de l’âme damnée.

    64

    D’épaisses ténèbres m’enveloppent, depuis que la lumière de tes yeux ne m’éblouit plus, ma bien-aimée.

    Pour moi s’est éteinte la douce clarté de l’étoile d’amour ! un abîme s’ouvre à mes pieds : engloutis-moi, nuit éternelle !

     

    65

    La nuit s’étendait sur mes yeux, j’avais du plomb sur ma bouche ! le cœur et la tête engourdis, je gisais au fond de la tombe.

    Après avoir dormi, je ne puis dire pendant combien de temps, je m’éveillai, et il me sembla qu’on frappait à mon tombeau.

    — « Ne vas-tu pas te lever, Henri ? Le jour éternel luit, les morts sont ressuscités : l’éternelle félicité commence. »

    — « Mon amour je ne puis me lever car je suis toujours aveugle ! à force de pleurer, mes yeux se sont éteints. »

    — « Je veux, par mes baisers, Henri, enlever la nuit qui te couvre les yeux ! il faut que tu voies les anges et la splendeur des cieux. »

    — « Mon amour, je ne puis me lever ! la blessure qu’un mot de toi m’a faite au cœur saigne toujours. »

    — « Je pose légèrement ma main sur ton cœur, Henri ! cela ne saignera plus ! ta blessure est guérie. »

    — « Mon amour, je ne puis me lever, j’ai aussi une blessure qui saigne à la tête ! je m’y suis logé une balle de plomb lorsque tu m’as été ravie. »

    — « Avec les boucles de mes cheveux, Henri, je bouche la blessure de ta tête, et j’arrête le flot de ton sang, et je te rends la tête saine. »

    La voix priait d’une façon si charmante et si douce, que je ne pus résister ! je voulus me lever et aller vers la bien-aimée.

    Soudain mes blessures se rouvrirent, un flot de sang s’élança avec violence de ma tête et de ma poitrine, et voilà que je suis éveillé.

     

    66

    Il s’agit d’enterrer les vieilles et méchantes chansons, les lourds et tristes rêves ! allez me chercher un grand cercueil.

    J’y mettrai bien des choses, vous verrez tout à l’heure ! il faut que le cercueil soit encore plus grand que la tonne de Heidelberg.

    Allez me chercher aussi une civière de planche solides et épaisses ! il faut qu’elle soit plus longue que le pont de Mayence.

    Et amenez-moi aussi douze géants encore plus forts que le saint Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin.

    Il faut qu’ils transportent le cercueil et le jettent à la mer ! un aussi grand cercueil demande une grande fosse.

    Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances.

     

     

     

    APPENDICE


    1

    Belles et pures étoiles d’or, saluez ma bien-aimée dans son lointain pays. Dites-lui mon cœur toujours malade, ma pâleur et ma fidélité.

     

    2

    Enveloppe-moi de tes caresses, ô belle femme, bien-aimée ! Entoure-moi de tes bras et de tes jambes et de tout ton corps flexible.

    C’est ainsi que le plus beau des serpents procéda avec le bien heureux Laocoon.

     

    3

    Je ne crois pas au ciel dont parle la prêtraille ! je ne crois qu’à tes yeux qui, pour moi, sont le ciel.

    Je ne crois pas au Seigneur Dieu dont parle la prêtraille ! je ne crois qu’à ton cœur et n’ai pas d’autre Dieu.

    Je ne crois pas au Diable, à l’Enfer et à ses tourments ! je ne crois qu’à tes yeux et à ton cœur perfide.

     

    4

    Amitié, amour, pierre philosophale, j’entendais célébrer ces trois choses ! je les ai célébrées et je les ai cherchées, mais hélas ! je ne les ai jamais rencontrées.

     

    5

    Les fleurs regardent toutes vers le soleil étincelant ! tous les fleuves prennent leur course vers la mer étincelante.

    Tous les lieder vont voltigeant vers mon étincelante aimée. Emportez-lui mes larmes et mes soupirs, ô lieder tristes et dolents !

    http://fr.wikisource.org/wiki/Intermezzo_lyrique_(Heine,_Nerval)

    Pour lire le début de ce poème,cf.ci-dessous.

    Pour voir mes 2 autres notes sur ce livre:

    http://www.lauravanel-coytte.com/archive/2008/07/10/je-viens-de-commencer-helene-berr-journal.html

    http://www.lauravanel-coytte.com/archive/2008/07/10/dans-ma-lecture-du-journal-d-helene-berr.html

     

    INTERMEZZO LYRIQUE
    (1822 - 1823)
    traduction de Gérard de Nerval

     

    Ma misère et mes doléances, je les ai mises dans ce livre ! et lorsque tu l’as ouvert, tu as pu lire dans mon cœur.

     

     

     

    PROLOGUE

     

    Il y avait une fois un chevalier qui était taciturne et sombre ! ses joues creuses avaient le blanc de la neige. Il errait çà et là d’un pas chancelante perdu en de vagues rêves. On eût dit qu’il était de bois, tant il était lourd et gauche ! les fleurettes et les fillettes se mettaient à rire sans bruit quand il passait près d’elles, trébuchant à chaque pas.

    Souvent il se retirait dans le coin le plus sombre de sa demeure, dissimulé aux yeux des hommes. Alors il étendait les bras, comme mû d’un désir qu’il n’exprimait jamais. Mais à minuit on entendait un chant étrange, et à sa porte quelqu’un frappait.

    La bien-aimée entrait, dans le doux bruissement de sa robe blanche comme l’écume ! elle brille et rayonne comme une jeune rose. Son voile est brodé de diamants et ses boucles dorées lui font une tuniques Ses yeux ont une douce puissance. — Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.

    Le chevalier l’enlace avec la force de l’amour. Lui qui semblait de bois, le voilà qui s’enflamme. Ses joues pâles se colorent de pourpre ! il sort de son rêve ! il s’émancipe, lui, le timide. Mais elle, espiègle et mutine, lui couvre gentiment la tête avec son voile blanc broché de diamants.

    Tout-à-coup, le chevalier est transporté au fond des ondes, dans un palais de cristal. Il regarde, les yeux à demi aveuglés par la lumière qui l’inonde. L’ondine le presse sur son cœur ! il est l’époux, elle est l’épouse, et ses compagnes jouent de la cithare.

    Elles jouent et elles chantent un air mélodieux, tandis qu’elles tournent en cadence. Le chevalier est sur le point de défaillir ! plus étroitement encore il enlace son aimée. Mais voilà que les feux s’éteignent. Le chevalier se retrouve chez lui tout seul, dans sa pauvre petite chambre de poète.

     

    1

    Au splendide mois de mai, alors que tous les bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur.

    Au splendide mois de mai, alors que tous les oiseaux commençaient à chanter, j’ai confessé à ma toute belle mes vœux et mes tendres désirs.

     

    2

    De mes larmes naît une multitude de fleurs brillantes, et mes soupirs deviennent un chœur de rossignols.

    Et si tu veux m’aimer, petite, toutes ces fleurs sont à toi, et devant ta fenêtre retentira le chant des rossignols.

     

    3

    Roses, lis, colombes, soleil, autrefois j’aimais tout cela avec délices ! maintenant je ne l’aime plus, je n’aime que toi, source de tout amour, et qui es à la fois pour moi la rose, le lis, la colombe et le soleil.

     

    4

    Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur, et, quand je baise ta bouche, je me sens guéri tout à fait.

    Si je m’appuie sur ton sein, une joie céleste plane au-dessus de moi ! pourtant, si tu dis : Je t’aime ! soudain je pleure amèrement.

     

    5

    Ta figure si chére et si belle, récemment je l’ai vue en rêve ! elle est si douce, si semblable à celle des anges, et cependant, si pâle, si pâle de douleur !

    Et ce sont seulement tes lèvres qui sont rouges ! mais bientôt la blême mort les baisera, et la clarté du ciel qui sort de tes yeux purs, s’évanouira.

     

    6

    Appuie ta joue sur ma joue, afin que nos pleurs se confondent ! presse ton cœur contre mon cœur, pour qu’ils ne brûlent que d’une seule flamme.

    Et quand dans cette grande flamme coulera le torrent de nos larmes, et que mon bras t’étreindra avec force, alors je mourrai de bonheur dans un transport d’amour.

     

    7

    Je voudrais plonger mon âme dans le calice d’un lis blanc ! le lis blanc doit alors soupirer une chanson pour ma bien-aimée.

    La chanson doit trembler et frissonner comme le baiser que m’ont donné autrefois ses lèvres dans une heure mystérieuse et tendre.

     

    8

    Là-haut, depuis des milliers d’années, se tiennent immobiles les étoiles, et elles se regardent avec un douloureux amour.

    Elles parlent une langue fort riche et fort belle ! pourtant aucun philologue ne saurait comprendre cette langue.

    Moi, je l’ai apprise, et je ne l’oublierai jamais ! le visage de ma bien-aimée m’a servi de grammaire.

     

    9

    Sur l’aile de mes chants je te transporterai ! je te transporterai jusqu’aux rives du Gange ! là, je sais un endroit délicieux.

    Là fleurit un jardin embaumé sous les calmes rayons de la lune ! les fleurs du lotus attendent leur chère petite sœur.

    Les hyacinthes rient et jasent entre elles, et clignotent du regard avec les étoiles ! les roses se content à l’oreille des propos parfumés.

    Les timides et bondissantes gazelles s’approchent et écoutent, et, dans le lointain, bruissent les eaux solennelles du fleuve sacré.

    Là, nous nous étendrons sous les palmiers dont l’ombre nous versera des rêves d’une béatitude céleste.

     

    10

    Le lotus ne peut supporter la splendeur du soleil, et, la tête penchée, il attend, en rêvant, la nuit.

    La lune, qui est son amante, l’éveille avec sa lumière, et il lui dévoile amoureusement son doux visage de fleur.

    Il regarde, rougit et brille, et se dresse muet dans l’air ! il soupire, pleure et tressaille d’amour et d’angoisse d’amour.

     

    11

    Dans les eaux du Rhin, le saint fleuve, se joue, avec son rend dôme, la grande, la sainte Cologne.

    Dans le dôme est une figure peinte sur cuir doré ! sur le désert de ma vie elle a doucement rayonné.

    Des fleurs et des anges flottent au-dessus de Notre-Dame ! les yeux, les lèvres, les joues ressemblent à ceux de ma bien-aimée.

     

    12

    Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas ! ce n’est pas cela qui me chagrine ! cependant, pourvu que je puisse regarder tes yeux, je suis content comme un roi.

    Tu vas me haïr, tu me hais ! ta bouche rose me le dit. Tends ta bouche rose à mon baiser, et je serai consolé.

     

    13

    Oh ! ne jure pas, et embrasse-moi seulement ! je ne crois pas aux serments des femmes. Ta parole est douce, mais plus doux encore est le baiser que je t’ai ravi. Je te possède, et je crois que la parole n’est qu’un souffle vain.

    Oh ! jure, ma bien-aimée, jure toujours ! je te crois sur un seul mot. Je me laisse tomber sur ton sein, et je crois que je suis bien heureux ! je crois, ma bien-aimée, que tu m’aimeras éternellement et plus longtemps encore.

     

    14

    Sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus beaux canzones ! sur la petite bouche de ma bien-aimée j’ai fait les meilleurs terzines ! sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus magnifiques stances. Et si ma bien-aimée avait un cœur, je lui ferais sur son cœur quelque beau sonnet.

     

    15

    Le monde est stupide, le monde est aveugle ! il devient tous les jours plus absurde : il dit de toi, ma belle petite, que tu n’as pas un bon caractère.

    Le monde est stupide, le monde est aveugle ! et il te méconnaîtra toujours : il ne sait pas combien tes étreintes font frémir de bonheur et combien tes baisers sont brûlants.

     

    16

    Ma bien-aimée, il faut que tu me le dises aujourd’hui ! es-tu une de ces visions qui, aux jours étouffants de l’été, sortent du cerveau du poète ?

    Mais non : une si jolie petite bouche, des yeux si enchanteurs, une si belle, si aimable enfant, un poète ne crée pas cela.

    Des basilics et des vampires, des dragons et des monstres, tout ces vilains animaux fabuleux, l’imagination du poète les crée.

    Mais toi, et ta malice, et ton gracieux visage, et tes perfides et doux regards, le ponte ne crée pas cela.

     

    17

    Comme Vénus sortant des ondes écumeuses, ma bien-aimée rayonne dans tout l’éclat de sa beauté, car c’est aujourd’hui son jour de noces.

    Mon cœur, mon cœur, toi qui es si patient, ne lui garde pas rancune de cette trahison ! supporte la douleur, supporte et excuse, quelque chose que la chère folle ait faite.

     

    18

    Je ne t’en veux pas ! et si mon cœur se brise, bien-aimée que j’ai perdue pour toujours, je ne t’en veux pas ! Tu brilles de tout l’éclat de la parure nuptiale, mais aucun rayon de tes diamants ne tombe dans la nuit de ton cœur.

    Je le sais depuis longtemps. Je t’ai vue naguère en rêve, et j’ai vu la nuit qui remplit ton âme et les vipères qui serpentent dans cette nuit. J’ai vu, ma bien-aimée, combien au fond tu es malheureuse.

     

    19

    Oui tu es malheureuse, et je ne t’en veux pas ! ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux tous les deux. Jusqu’à ce que la mort brise notre cœur, ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux.

    Je vois bien la moquerie qui voltige autour de tes lèvres, je vois l’éclat insolent de tes yeux, je vois l’orgueil qui gonfle ton sein, et pourtant je dis : Tu es aussi misérable que moi-même.

    Une invisible souffrance fait palpiter tes lèvres, une larme cachée ternit l’éclat de tes yeux, une plaie secrète ronge ton sein orgueilleux ! ma chère bien-aimée, nous devons être misérables tous les deux.

     

    20

    C’est un chant de flûtes et de violons, mêlé à des éclats de trompettes. La bien-aimée de mon cœur danse la danse nuptiale.

    C’est une sonnerie de timbales, un ronflement de chalumeaux, cependant que les bons petits anges ont des sanglots et des soupirs.

     

    21

    Tu as donc entièrement oublié que bien longtemps j’ai possédé ton cœur, ton petit cœur, si doux, si faux et si mignon, que rien au monde ne peut être plus mignon et plus faux ?

    Tu as donc oublié l’amour et le chagrin qui me serraient à la fois le cœur ?. .. Je ne sais pas si l’amour était plus grand que le chagrin, je sais qu’ils étaient suffisamment grands tous les deux.

     

    22

    Et si les fleurs, les bonnes petites, savaient combien mon cœur est profondément blessé, elles verseraient dans ma plaie le baume de leurs parfums.

    Et si les rossignols savaient combien je suis triste et malade, ils feraient entendre un chant joyeux pour me distraire de mes souffrances.

    Et si là-haut, les étoiles d’or savaient ma douleur, elles quitteraient le firmament et viendraient m’apporter des consolations étincelantes.

    Aucun d’entre tous, personne ne peut savoir ma peine ! elle seule la connaît, elle qui m’a déchiré le cœur !

     

    23

    Pourquoi les roses sont-elles si pâles, dis-moi, ma bien-aimée? pourquoi ? Pourquoi, dans le vert gazon, les violettes sont-elles si flétries et si ennuyées ?

    Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air ! Pourquoi s’exhale-t-il des bosquets de jasmins une odeur funéraire ?

    Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide ? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morne comme une tombe ?

    Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée, dis-le-moi ? Oh ! dis-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné ?

     

    24

    Ils ont beaucoup jasé sur mon compte et fait bien des plaintes ! mais ce qui réellement accablait mon âme, ils ne te l’ont pas dit.

    Ils ont pris de grands airs et secoué gravement la tête ! ils m’ont appelé le diable, et tu as tout cru.

    Cependant, le pire de tout, ils ne l’ont pas su ! ce qu’il y avait de pire et de plus stupide, je le tenais bien caché dans mon cœur.

     

    25

    Le tilleul fleurissait, le rossignol chantait, le soleil souriait d’un air gracieux ! tu m’embrassais alors, et ton bras était enlacé autour de moi ! alors tu me pressais sur ta poitrine agitée.

    Les feuilles tombaient, le corbeau croassait, le soleil jetait sur nous des regards maussades ! alors nous nous disions froide- ment : « Adieu ! » et tu me faisais poliment la révérence la plus civile du monde.

     

    26

    Nous nous sommes beaucoup aimés, et pourtant nous ne nous boudions jamais trop. Enfants, nous avons souvent joué au mari et à la femme, et pourtant alors nous ne nous sommes ni chamaillés ni battus. Plus tard, nous avons ri et plaisanté ensemble, et nous nous sommes donné, comme autrefois, de tendres baisers. Enfin, évoquant les plaisirs de notre enfance, nous avons joué à cache-cache dans les champs et les bois, et nous avons si bien su nous cacher, que nous ne nous retrouverons jamais !

     

    27

    Tu m’es restée fidèle longtemps, tu t’es intéressée à moi, tu m’as consolé et assisté dans mes misères et dans mes angoisses.

    Tu m’as donné le boire et le manger ! tu m’as prêté de l’argent, fourni du linge et le passeport pour le voyage.

    Mais bien-aimée ! que Dieu te préserve encore longtemps du chaud et du froid, et qu’il ne te récompense jamais du bien que tu m’as fait !

     

    28

    La terre a été si longtemps avare. Voici mai de retour, elle redevient prodigue, et tout rit et jubile et s’égaie ! mais moi, je n’ai pas la force de sourire.

    Les fleurs éclatent, les clochettes tintent, les oiseaux parlent comme dans la fable ! mais leur conversation me déplais ! je trouve tout cela misérable.

    La foule des hommes m’ennuie, même l’ami, au demeurant passable. Cela vient de ce qu’on donne du « Madame » à ma douce bien-aimée, tant douce et tant aimable.

     

    29

    Et tandis que je m’arrêtais si longtemps à rêvasser et à extravaguer dans des pays étrangers, le temps parut long à ma bien-aimée, et elle se fit faire une robe de noces, et elle entoura de ses tendres bras le plus sot des fiancés.

    Ma bien-aimée est si belle et si charmante, sa gracieuse image est encore devant mes yeux ! les violettes de ses yeux, les roses de ses joues et les lis de son front brillent et fleurissent toute l’année. Croire que je pusse m’éloigner d’une telle maîtresse était la plus sotte de mes sottises.

     

    30

    Les violettes bleues de ses petits yeux, les roses rouges de ses petites joues, les blancs lis de ses toutes petites mains, cela fleurit, fleurit toujours : et seul son petit cœur est desséché.

     

    31

    Le monde est si beau et le ciel si bleu, et les souffles du ciel si doux et si purs ! et sur la pelouse éclatante, les fleurs scintillent sous la claire rosée du matin ! et partout où je tourne mes regards, les hommes sont heureux. Et pourtant je voudrais être étendu dans la tombe et serrer contre moi ma bien-aimée morte.

     

    32

    Ma douce bien-aimée quand tu seras couchée dans le sombre tombeau, je descendrai à tes côtés et je me serrerai près de toi.

    Je t’embrasse, je t’enlace, je te presse avec ardeur, toi muette, toi froide, toi blanche ! Je crie, je frissonne, je tressaille, je meurs.

    Minuit sonne, les morts se lèvent, ils dansent en troupes nébuleuses. Quant à nous, nous resterons tous les deux dans la fosse, l’un dans les bras de l’autre.

    Au jour du jugement les morts se lèvent, les trompettes les appellent aux joies et aux tortures ! quant à nous, nous ne nous inquiéterons de rien et nous resterons couchés et enlacés.

     

    33

    Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du Nord. Il sommeille ! la glace et la neige l’enveloppent d’un manteau blanc.

    Il rêve d’un palmier, qui, là-bas, dans l’Orient lointain, se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brûlant.

     

    34

    La tête dit : Ah ! si j’étais seulement le tabouret où reposent les pieds de la bien-aimée ! Elle trépignerait sur moi que je ne ferais pas même entendre une plainte.

    Le cœur dit : Ah ! si j’étais seulement la pelote sur laquelle elle plante des aiguilles ! Elle me piquerait jusqu’au sang que je me réjouirais de ma blessure.

    La chanson dit : Ah ! si j’étais seulement le chiffon de papier dont elle se sert pour faire des papillotes ! je lui murmurerais à l’oreille tout ce qui vit et respire en moi.

     

    35

    Lorsque ma bien-aimée était loin de moi, je perdais entièrement le rire. Beaucoup de pauvres héros s’évertuaient à dire de mauvaises plaisanteries, mais moi je ne pouvais pas rire.

    Depuis que je l’ai perdue, je n’ai plus la faculté de pleurer, mon cœur se brise de douleur, mais je ne puis pas pleurer.

     

    36

    De mes grands chagrins je fais de petites chansons ! elles agitent leur plumage sonore et prennent leur vol vers le cœur de ma bien-aimée.

    Elles en trouvent le chemin, puis elles reviennent et se plaignent ! elles se plaignent et ne veulent pas dire ce qu’elles ont vu dans son cœur.

     

    37 1

    Je ne puis pas oublier, ô ma maîtresse, ma douce amie, que je t’ai autrefois possédée corps et âme.

    Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ! quant à l’âme, vous pouvez bien la mettre en terre… J’ai assez d’âme moi-même.

    Je veux partager mon âme et t’en insuffler la moitié, puis je m’entrelacerai avec toi et nous formerons un tout de corps et d’âme.


    1. Cette pièce, qui, dans les éditions allemandes de l’Intermezzo, figure à l’appendice, a été intercalée à cette place dans la traduction française faite par Gérard de Nerval sous les yeux de Heine lui-même. (note des éditeurs).


    38

    Des bourgeois endimanchés s’ébaudissent parmi les bois et les prés ! ils poussent des cris de joie, il bondissent comme des chevreaux, saluant la belle nature.

    Ils regardent avec des yeux éblouis la romantique efflorescence de la verdure nouvelle. ils absorbent avec leurs longues oreilles les mélodies des moineaux.

    Moi, je couvre la fenêtre de ma chambre d’un rideau sombre, cela me vaut en plein jour une visite de mes spectres chéris.

    L’amour défunt m’apparaît, il revient du royaume des ombres, il s’assied prés de moi, et par ses larmes me navre le cœur.

     

    39

    Maintes images des temps oubliés sortent de leur tombe et me montrent comment je vivais jadis prés de toi ma bien- aimée.

    Le jour je vaguais en rêvant par les rues ! les voisins me regardaient étonnés, tant j’étais triste et taciturne.

    La nuit, c’était mieux ! les rues étaient désertes ! moi et mon ombre, nous errions silencieusement de compagnie.

    D’ un pas retentissant j’arpentais le pont ! la lune perçait les nuages et me saluait d’un air sérieux.

    Je me tenais immobile devant ta maison, et je regardais en l’air ! je regardais vers ta fenêtre, et le cœur me saignait.

    Je sais que tu as fort souvent jeté un regard du haut de ta fenêtre, et que tu as bien pu m’apercevoir au clair de lune planté là comme une colonne.

     

    40

    Un jeune homme aime une jeune fille, laquelle en a choisi un autre ! l’autre en aime une autre et il s’est marié avec elle.

    De chagrin, la jeune fille épouse le premier freluquet venu qu’elle rencontre sur son chemin ! le jeune homme s’en trouve fort mal.

    C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.

     

    41

    Quand j’entends résonner la petite chanson que ma bien- aimée chantait autrefois, il me semble que ma poitrine va se rompre sous l’étreinte de ma douleur.

    Un obscur désir me pousse vers les hauteurs des bois ! là, se dissout en larmes mon immense chagrin.

     

    42

    J’ai rêvé d’une enfant de roi aux joues pâles et humides ! nous étions assis sous les tilleuls vert, et nous nous tenions amoureusement embrassés.

    « Je ne veux pas le trône de ton père, je ne veux pas son sceptre d’or, je ne veux pas sa couronne de diamants ! je veux toi-même, toi, fleur de beauté !

    — « Cela ne se peut pas, me répondit-elle ! j’habite la tombe, et je ne peux venir à toi que la nuit, et je viens parce que je t’aime.

     

    43

    Ma chère bien-aimée, nous nous étions tendrement assis ensemble dans une nacelle légère. La nuit était calme, et nous voguions sur une vaste nappe d’eau.

    La mystérieuse île des esprits se dessinait vaguement aux lueurs du clair de lune ! là résonnaient des sons délicieux, là flottaient des danses nébuleuses.

    Les sons devenaient de plus en plus suaves, la ronde tourbillonnait plus entraînante. Cependant, nous deux, nous voguions sans espoir sur la vaste mer.

     

    44

    Des légendes du vieux temps, une blanche main me fait signe : elles chantent un pays enchanté,

    Où de grandes fleurs languissent dans l’or du crépuscule du soir et se regardent tendrement avec des yeux de fiancées !

    Où tous les arbres, comme un chœur, parlent et chantent ! où les sources, en jaillissant, font entendre des airs de danse !

    Où des hymnes d’amour s’élèvent comme tu n’en entendis jamais, jusqu’à ce qu’un désir très doux ait pris possession de toi.

    Ah ! je voudrais aller là-bas ! là-bas mon cœur se réjouirait, et délivré de toute peine je serais libre et heureux !

    Ah ! ce pays de volupté, je le vois bien souvent en songe ! mais dès que l’aurore se lève, il s’évanouit comme une fumée.

     

    45

    Je t’ai aimée, et je t’aime encore ! Et le monde s’écroulerait, que de ses ruines s’élanceraient encore les flammes de mon amour.

     

    46

    Par une brillante matinée, je me promenais dans le jardin. Les fleurs chuchotaient et parlaient ensemble, mais moi je marchais silencieux.

    Les fleurs chuchotaient et parlaient, et me regardaient avec compassion. « Ne te fâche pas contre notre sœur, ô toi, triste et pâle amoureux ! »

     

    47

    Mon amour luit dans sa sombre magnificence, comme un conte fantastique raconté dans une nuit d’été :

    « Dans un jardin enchanté, deux amants erraient solitaires et muets. Les rossignols chantaient, la lune brillait.

    « La belle adorée s’arrêta, calme comme une statue ! le chevalier s’agenouilla devant elle. — Vint le géant du désert, la timide jeune fille s’enfuit.

    « Le chevalier pourfendu tomba sanglant sur la terre ! le géant retourna lourdement dans sa caverne. » — Je suis parfaitement occis, on n’a plus qu’à m’enterrer, et le conte est fini.

     

    48

    Ils m’ont tourmenté, fait pâlir et blêmir de chagrin, les uns avec leur amours les autres avec leur haine.

    Ils ont empoisonné mon pain, versé du poison dans mon verre, les uns avec leur haine, les autres avec leur amour.

    Pourtant la personne qui m’a le plus tourmenté, chagriné et navré, est celle qui ne m’a jamais haï et ne m’a jamais aimé.

     

    49

    L’été brûlant réside sur tes joues ! l’hiver, le froid hiver habite dans ton cœur.

    Cela changera un jour, ô ma bien-aimée ! L’hiver sera sur tes joues, l’été sera dans ton cœur.

     

    50

    Lorsque deux amants se quittent, ils se donnent la main et se mettent à pleurer et à soupirer sans fin.

    Nous n’avons pas pleuré, nous n’avons pas soupiré : les larmes et les soupirs ne sont venus qu’après.

     

    51

    Assis autour d’une table de thé, ils parlaient beaucoup de l’amour. Les hommes faisaient de l’esthétique, les dames faisaient du sentiment.

    « L’amour doit être platonique, » dit le maigre conseiller. La conseillère sourit ironiquement, et cependant elle soupira tout bas : « Hélas ! »

    Le chanoine ouvrit une large bouche : « L’amour ne doit pas être trop sensuel ! autrement il nuit à la santé. » La jeune demoiselle murmura : « Pourquoi donc ? »

    La comtesse dit d’un air dolent : « L’amour est une passion ! » Et elle présenta poliment une tasse à M. le baron.

    Il y avait encore à la table une petite place ! ma chère, tu y manquais. Toi, tu aurais si bien dit ton opinion sur l’amour !

     

    52

    Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Tu as versé du poison sur la fleur de ma vie.

    Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Je porte dans le cœur une multitude de serpents, et toi, ma bien-aimée !

     

    53

    Mon ancien rêve m’est revenu : c’était par une nuit du mois de mai ! nous étions assis sous les tilleuls, et nous nous jurions une fidélité éternelle.

    Et les serments succédaient aux serments, entremêles de rires, de confidences et de baisers ! pour que je me souvienne du serment, tu m’ as mordu la main !

    O bien-aimée aux yeux bleus ! ô bien-aimée aux blanches dents ! le serment aurait bien suffi ! la morsure était de trop.

     

    54

    Je montai au sommet de la montagne et je devins sentimental. « Si j’étais un oiseau ! » soupirai-je tendrement.

    Si j’étais une hirondelle, je volerais vers toi, ma mignonne, et je bâtirais mon petit nid sous les corniches de ta fenêtre.

    Si j’étais un rossignol, je volerais vers toi, ma mignonne, et, du milieu des verts tilleuls, je t’enverrais, la nuit, mes chansons.

    Si j’étais un serin, je volerais aussitôt vers ton cœur, car, comme on me l’a dit, ma mignonne, tu aimes les serins, et tu te réjouis de leur bavardage.

     

    55

    Ma voiture, lentement, roule à travers la forêt joyeuse et les vallons fleuris qui resplendissent merveilleusement sous le soleil.

    Je suis assis, et je réfléchis, et je rêve ! et je pense à ma bien-aimée : soudain trois fantômes paraissent qui me font un salut de la tête.

    Ils fringuent et prennent des airs, si moqueurs et pourtant timides ! Ils s’agitent comme des ombres, et ricanent, et puis s’en vont.

     

    http://fr.wikisource.org/wiki/Intermezzo_lyrique_(Heine,_Nerval)

    Photo perso du 23 mai 2010