EN IMAGES - Cet été, notre série évasion vous emmène à la découverte des sources des grands fleuves. Après le Gange, voici la Volga qui, avant un périple de 3 700 kilomètres s'achevant dans la mer Caspienne, s'élance modestement d'une colline boisée du Valdaï, entre Saint-Pétersbourg et Moscou.
Il s'est furtivement raclé la gorge. A cherché du regard l'assentiment de l'higoumène lui faisant face dans le réfectoire du monastère. Esquissé un sourire gêné. Enfin, il s'est lancé. Sous l'icône d'une Vierge éclairée par un rayon de soleil vespéral, le jeune moine a entonné d'une voix caverneuse et limpide ce chant que fredonnaient jadis tous les petits Russes:
«De loin longuement coule la Volga, coule la Volga, sans fin ni bord. Parmi les blés mûrs, parmi les neiges blanches coule ma Volga et j'ai 17 ans. Ma mère m'a dit: “ Tout peut arriver, mon fils, peut-être te fatigueras-tu des routes, Lorsque tu rentreras à la maison, au bout du chemin, plonge tes mains dans la Volga”»…
Nous saluons la performance en levant bien haut nos verres de kvas et de vodka au blé maison, puis reprenons, entrecoupée de toasts toujours plus enthousiastes, notre conversation avec l'archimandrite du monastère Nil Stolbenski (du nom de son fondateur), deuxième monastère orthodoxe le plus fréquenté au monde à la fin du XIXe siècle. Posés sur une petite presqu'île du lac Seliger, ses bâtiments, érigés dans la plus pure tradition pétersbourgeoise, sont un havre de paix fréquenté chaque année par des centaines de pèlerins. Plus de soixante moines y vivent et y travaillent sous l'autorité du père Arkadi. L'œil bleu pétillant derrière ses petites lunettes rondes, massif, l'homme est un cousin orthodoxe du rabelaisien frère Jean des Entommeures («Seigneur Dieu, donne-moi à boire!»). Ses propos n'en demeurent pas moins d'une grande clarté lorsqu'on lui demande de nous parler des sources de la Volga: «Vous les trouverez à quelques dizaines de kilomètres à l'ouest d'ici, de l'autre côté des 300 lacs qui arrosent la région du Valdaï. C'est un homme de Dieu, Nektari, qui les a découvertes et bénites au XVIIe siècle. Deux siècles avant que les scientifiques n'achèvent leurs calculs savants (en l'espèce: le Pr P.E. Beliavski) et ne confirment ce que le Seigneur lui avait révélé.» A peine sa phrase achevée, le père Arkadi se dresse soudain, nous attrape fermement par le bras et nous conduit, en cette heure de moins en moins chrétienne, à l'intérieur de la cathédrale du monastère, bâtie sur le modèle de celle de Saint-Isaac, à SaintPétersbourg. D'un geste autoritaire, il fait ôter la vitre et les tissus recouvrant la châsse de bois doré trônant devant l'iconostase et nous invite à baiser la relique exceptionnellement découverte: le crâne de Nektari en personne! L'homme qui mit à jour les sources de la Volga…
Avant de rejoindre les lacs de Valdaï, la Volga n'est qu'un ruisseau au milieu d'une forêt sombre et impénétrable. Crédits photo : ERIC MARTIN
Une heure plus tard, sous un ciel blanchi par l'aube naissante, nous quittons Arkadi avec sa bénédiction, ses indications topographiques et la promesse de saluer les moniales qui gardent le lieu sacré.
La route conduisant jusqu'à l'endroit où naît le plus grand fleuve d'Europe n'en est pas vraiment une: une piste de terre et de graviers défoncée, déformée, parfois effondrée. Et déserte, à l'exception de quelques jeunes à vélo portant des tee-shirts patriotiques «drink vodka, not soda»() et de babouchkas sorties d'une nouvelle de Tchekhov ou d'un roman de Bounine - cheveux rassemblés sous un fichu coloré, robe sombre recouverte d'un tablier blanc, chaussons de teille, fagot sur l'épaule. Ici, la vieille Russie n'est pas un vain mot ni une vue de l'esprit. Ni les Suédois, ni les chevaliers Teutoniques, ni la Horde d'Or, ni la Wehrmacht, ni les Rouges, ni les prédateurs capitalistes n'auront réussi à changer en profondeur ce peuple des champs, des rivières et des forêts, éternellement insensible aux soubresauts du monde terrestre.
Règne en ces lieux peu fréquentés le plus doux des vacarmes: des pommes de pin tombant des arbres, des mésanges sifflotant leur bonheur, des becs-croisés gringottant tout leur soûl. Serpentant au milieu de marécages et d'une forêt de conifères qui tutoient les nuages, le chemin cahoteux bute brusquement sur une clairière au sommet d'un monticule, à la sortie du village de Voronovo (une dizaine d'isbas traditionnelles plus ou moins habitées). Sur une pierre a été gravée cette adresse: «Pèlerin russe, prête ton attention à la source de la Volga. C'est ici que naissent la pureté et la grandeur de la terre russe. C'est ici que se trouvent les sources de l'âme populaire russe. Garde-les en toi.» Nous nous approchons silencieusement de la plate-forme de bois de quelques mètres carrés surplombant un marais aux eaux jaunâtres. Celui-ci (qui le croirait?) donne naissance au ru ridicule qui, bientôt, arrosera un tiers de la Russie d'Europe, léchera les murs de Tver, Iaroslav, Nijni Novgorod, Kazan, Volgograd (ex-Tsarytsine, ex-Stalingrad) et Astrakhan, prendra ses aises sur une largeur de près de un kilomètre, accueillera sur son cours inférieur des milliers de bateaux de croisière, excavera des sables désertiques brûlants et se jettera, à l'aide de ses vastes bras, dans le plus grand lac du monde, la mer Caspienne, après une course de 3 700 kilomètres (Madrid-Moscou!). Toute la force du seigneur des fleuves européens est ici, dans sa faiblesse, sa petitesse, sa modestie originelles.
Dans le monastère d'Iversky, la présence de ces fervents fidèles témoigne d'une force vivifiante de l'orthodoxie dans la région. Crédits photo : ERIC MARTIN
Une minuscule chapelle a été érigée: à l'intérieur, un trou symbolisant la source et une icône de saint Nicolas-le-Miraculeux. Un homme est assis là. Il prie les pieds dans l'eau, insensible aux dizaines de moustiques recouvrant son crâne et sa barbe blanche, qui le font ressembler à un starets de l'ère tsariste. Monarchiste, alcoolique repenti, Vladimir Federov a un peu plus de 60 ans et considère la Volga comme un fleuve aussi sacré que le Jourdain. Il n'est pas le seul. Des enfants sont régulièrement baptisés dans ce cloaque gonflé de petites bulles inquiétantes. Des femmes s'y lavent le visage et y trempent leurs lèvres. Des paysans y jettent des petits papiers pliés sur lesquels sont inscrits leurs vœux les plus chers. Tous les 6 janvier, au moment de la Théophanie (l'équivalent orthodoxe de notre catholique Epiphanie), une immense croix est creusée dans la glace formée par le général Hiver. Et en juin, une procession religieuse s'élance de la source de «matouchka Volga» («petite mère Volga») pour suivre, à pied puis en bateau, le cours du fleuve jusqu'à son delta.
A quelques dizaines de mètres de ce sanctuaire dont les piliers sont recouverts de grappes d'œufs de grenouille verdâtres, la cathédrale de la Transfiguration-du-Sauveur domine la colline arborée où nous nous trouvons. Elle est placée, comme la petite église en bois Saint-Nicolas toute proche, sous l'autorité de l'higoumena Sofia. «Au monastère bâti ici en 1649 sur oukase d'Alexis (le second tsar Romanov), raconte-t-elle, a succédé un couvent qui porte le nom d'Olga, première sainte russe orthodoxe. A l'époque communiste, les bâtiments ont été transformés en étables ou en entrepôts de bois et de légumes, les croix et les icônes abattues et brûlées, les moniales enlevées et pour certaines emmurées.» Réhabilité, le couvent abrite toute l'année une poignée de moniales et quelques novices. L'hiver, personne ne s'aventure dans les parages, recouverts de plusieurs mètres de neige. Les femmes de Dieu demeurent seules. Enfin presque. «Un ours vit à un kilomètre d'ici. On l'aperçoit parfois quand nous partons cueillir des champignons au printemps», précise l'higoumena, que la perspective d'une attaque du plantigrade semble moins effrayer que celle de manquer les vêpres. Gambadent aussi alentour des loups et des élans. «Tâchez de ne pas en croiser un avec votre voiture: vous finiriez ratatinés», nous glisse-t-elle avec un petit sourire, avant de regagner son austère isba - là où il y a de la simplicité, il y a une centaine d'anges, disent les orthodoxes.
Au moment de l'été, le soleil ne se couche que quelques heures... Minuit l'heure du bain au coeur national du parc du Valdaï. Crédits photo : ERIC MARTIN
Après le zoo, retour aux eaux. A peine s'est-elle affranchie des arbres et des herbages protecteurs l'entourant pour ses premiers mètres de liberté que la Volga perd pied et se noie dans un lac, puis deux, puis cinq, puis dix. Quarante kilomètres plein sud, quarante kilomètres plein est: elle n'en poursuit pas moins vaillamment son petit bonhomme de chemin sousmarin. A la surface, des îles, des monastères en bois ou en pierre et en brique rouge (faut-il le rappeler: krasnoié , en russe, signifie à la fois rouge et beau…), des villages de pêcheurs (Zabelino, Selichtche), des plages, des datchas de notables moscovites, des saules venant pleurer dans ses ondes invisibles. A Peno, la voilà qui se glisse sous un pont et passe à proximité de la maison de Zinaïda Grigorievna Samoilova qui, chaque matin que Dieu fait, sort la saluer dignement: jamais, nous assure-t-elle, il ne lui serait venu à l'esprit l'idée de vivre loin du fleuve-mère. Enfin la Volga parvient à s'échapper de ses prisons lacustres et à gagner son autonomie. Dans la bourgade de Selijarovo, une rivière gonflée des eaux pures du lac Seliger, paradis des pêcheurs et des chasseurs, se joint à elle au pied d'une petite église que nargue une fière statue de Lénine érigée tout près, devant la mairie dont on s'attend à voir à tout instant sortir un Peppone local.
Bientôt, la Volga régnera enfin. Mais ce sera une autre géographie. Et une autre histoire.
L'écolo Eco Club Valdaï, idéal pour les familles. Crédits photo : ERIC MARTIN
Le carnet de voyage
Avant de partir
Le plateau du Valdaï où la Volga prend sa source se situe dans la vieille Russie kiévienne, presque à mi-distance entre Moscou et Saint-Pétersbourg, métropoles dont il est éloigné de quelques centaines de kilomètres chacune. Climat rude entre octobre et fin mars (entre - 10 °C et 10 °C), relativement doux au printemps, agréable l'été (autour de 20 °C). Visa obligatoire. Monnaie: le rouble (1 € = 44 RUB environ).
Y aller
Air France (3654 ; www.airfrance.fr) propose l'aller-retour Paris-Moscou à partir de 477 € et Paris-Saint-Pétersbourg à partir de 350 €.
Organiser son voyage
Aucun tour-opérateur n'organise de séjour spécifique aux sources de la Volga, mais Voyages à la Une (01.40.54.99.20 ; www.voyages-a-la-une.com), spécialiste du voyage culturel, propose des séjours sur mesure de très grande qualité à Moscou et à Saint-Pétersbourg, avec possibilités d'extension dans les environs.
Se déplacer
Dans la région du Valdaï, les routes sont aussi incertaines que cahoteuses et aléatoirement bitumées. Prévoir une bonne carte (récente), un véhicule solide (4 x 4 de préférence) et des pneus de rechange. Mieux vaut être russophone ou voyager avec un interprète: 95 % des habitants parlent exclusivement russe.
Les isbas du resort Ozemaya, apprécié des chasseurs et des pêcheurs. Crédits photo : ERIC MARTIN
Se loger
A Novgorod: Park Inn Hotel, Studencheskaya ulitsa, 2 (www.parkinn.com/hotel-velikynovgorod). A partir de 122 €. Le confort classique de la chaîne Radisson.
A Valdaï: Eco Club Valdaï (www.valday-hotel.com). Inauguré en 2009, ce superbe resort écolo situé au cœur du Parc national du Valdaï propose à un excellent tarif 29 chambres et quelques cottages (environ 114 € pour deux en pension complète). Idéal pour les familles, l'hôtel est situé au bord du lac Boroïe sur lequel il possède un bateau-bania. Lieu et service féeriques.
A Ostachkov: SDL Park Hotel. (www.sdl-tour.ru). Vaste complexe hôtelier situé à quelques kilomètres au sud de la ville qui borde le lac Seliger. Des dizaines de cottages au confort correct, un spa, un mini-zoo, une église. Environ 114 € la nuit pour une chambre double.
A Peno: résidence Ozernaya (www.ozernaya.com). Au bord du lac Peno, de belles et vastes isbas traditionnelles tout confort: 3 catégories, de 182 à 568 € le gîte pour 8. Activités sur le lac (payantes).
Se restaurer
Paradis des pêcheurs, la région des lacs du Valdaï est réputée, sinon pour ses restaurants, du moins pour ses poissons (anguilles, brochets, carpes, sandres, perches). La plupart des auberges en proposent à la carte. A Novgorod, dîner recommandé sur la frégate Flagman, qui mouille sur la Volkhov, au pied des murs du Kremlin local.
Dîner recommandé sur la frégate Flagman qui mouille sur le Volkhov. Crédits photo : ERIC MARTIN
A lire
Espace et labyrinthes , de Vassili Golovanov (Verdier). Les Récits d'un pèlerin russe, (Albin Michel). Pour rester sur la Volga mais au-delà de ses sources: Michel Strogoff, de Jules Verne (Le Livre de Poche) ; La Volga naît en Europe, de Curzio Malaparte (Belles Lettres), évocation sentie du front russe en 1943-1944 ; L'Ame russe, de Dominique Fernandez et Olivier Martel (Philippe Rey).
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