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  • Hugo Pratt, une vie de roman

    medium_prattpere.gifLes Pratt, père et fils, en uniforme
    de la police de l'Afrique italienne

     par Tristan Savin
    Lire, mai 2007

     Aucune phrase ne pourrait mieux résumer la vie et l'œuvre du père de Corto Maltese: «J'ai appris à dessiner en Ethiopie, à écrire en Argentine», confiait Hugo Pratt. Une existence riche en rencontres, en aventures et en lectures. Une œuvre désormais reconnue pour son originalité, car Pratt fut l'inventeur de la bande dessinée littéraire. On lui doit le premier «roman dessiné», La ballade de la mer salée.

    «Je connais treize façons de raconter ma vie», déclarait Hugo Pratt. «La vie de nos rêves est peut-être la plus authentique», ajoutait-il en citant Pessoa. Plus prosaïquement, le futur géniteur de Corto est né en 1927 à Rimini (Italie). Pour comprendre son itinéraire, le contexte familial compte plus que le lieu de naissance qu'il ne cessera de fuir. Son grand-père paternel, Joseph Pratt, était un Lyonnais de lointaine origine anglaise et aristocratique. D'abord dessinateur en architecture militaire («Je lui dois mon don», déclarait Hugo), il trouva un poste de professeur de français dans un institut de Venise et mourut de la grippe espagnole. Du côté maternel, «ma généalogie est franchement romanesque», s'amusait le brasseur de légendes. Le père de sa mère était un enfant illégitime et ses ancêtres, des juifs de Tolède convertis en arrivant à Venise. Quant à sa grand-mère maternelle, également juive, ses aïeuls avaient quitté la Turquie pour travailler à Murano...

    On comprend pourquoi Hugo Pratt fera de Corto Maltese le fils d'un marin britannique et d'une gitane, élevé dans le barrio de la Judería, à Cordoue. La mère d'Hugo, Evelina Genero, était la fille d'un pédicure et poète, fondateur des Faisceaux de combat vénitiens. «La seule personne qui contestait le fascisme était mon oncle Ruggero, marin dans la marine marchande. Il avait beaucoup voyagé, était au courant de tout ce qui se disait, aussi bien en Russie qu'en Amérique. [...] Comme pas mal de marins, il était devenu plus ou moins anarchiste. Corto Maltese lui doit peut-être quelque chose!»

    Evelina n'avait pas fait d'études. Elle pratiquait l'astrologie et la cartomancie. «On la considérait comme la sorcière de la famille.» L'enfant hérita d'elle son intérêt pour l'occultisme et la magie, qui s'exprimera à travers les aventures oniriques de Corto. Quand il n'a que six ans, «Neno» (diminutif d'Hugo pour sa famille) est laissé au soleil par sa mère. On le croit déficient: il se retrouve dans une école pour malades mentaux. Il en sort six mois après, rétabli. La figure paternelle avait également de quoi frapper l'esprit d'un petit garçon: Rolando Pratt, orphelin, avait fait quelques mois de prison dans sa jeunesse, pour avoir cassé un nez au cours d'une rixe. Son casier judiciaire nuit à ses recherches d'emploi. La marche sur Rome lui en procurera un: servir Mussolini sous l'uniforme.

    Le plus jeune soldat de l'armée fasciste
    En 1936, Rolando Pratt est envoyé en Ethiopie, fraîchement colonisée par l'armée italienne. Il installe sa famille à Entotto, où Neno fréquente le lycée Vittorio Emanuele III. Les temps sont troubles. Un jour où il garde la maison, l'enfant ouvre la porte à un chef guérillero, bardé de cartouchières: «Il portait, suspendus à la ceinture, des testicules, des yeux et des oreilles qu'il avait coupés aux Italiens.» Un Abyssin évite à Hugo le même sort. En juin 1940, son père l'enrôle dans la police de l'Afrique italienne, malgré son âge, pour participer aux campagnes militaires. Un an plus tard, les Britanniques rentrent dans Addis-Abeba. L'adolescent est interné avec sa mère à Dirédaoua, à l'est du pays. Le voici plus jeune prisonnier italien, après avoir été le plus jeune soldat!

    Neno engrange les souvenirs, qui ressurgiront plus tard sous forme de dessins ou d'éléments scénaristiques. Il dort sur des sacs de sable; un homme meurt sous la fenêtre qu'il enjambe chaque soir; un nouvel évanouissement en plein soleil lui donne l'occasion d'être recueilli par des contrebandiers de qat et des voleurs de chameaux, «ces gens qui se mettent de la chaux sur les cheveux pour devenir roux». Il se souviendra encore: «J'étais devenu plus noir qu'un Danakil, toujours au milieu des chameaux sous le soleil le plus brûlant du monde.» Il découvre les plaisirs de l'amour à cette époque, d'abord avec une Abyssine, puis s'éprend d'une «Blanche-Neige de Walt Disney», Clara Pecci. Il la retrouvera deux ans plus tard à Vicence, tuée sous un bombardement.

    En 1942, Rolando Pratt est arrêté par les Anglais. Il meurt à la fin de l'année d'un cancer du foie. Hugo et sa mère sont rapatriés par la Croix-Rouge. Le canal de Suez étant fermé, leur cargo met plusieurs mois à contourner le continent africain. Mussolini et le roi d'Italie les accueillent à Naples pour leur souhaiter la bienvenue dans leur patrie. Mais après la vie en Abyssinie et la découverte du racisme des siens, Hugo Pratt a-t-il encore une patrie? Pour l'écrivain Alain Borer, il faudrait plutôt parler de «prattie», pays imaginaire qui engloberait Venise, Buenos Aires et la Corne de l'Afrique. Après l'armistice, le jeune homme s'engage dans le bataillon Lupo de la république de Salò. Il se fait ensuite passer pour un pilote sud-africain et se fait arrêter par les Allemands. Contraint à s'engager dans la police maritime du Reich, il parvient à déserter trois semaines plus tard. Aidé par des résistants, il franchit la ligne de front, rejoint les troupes alliées et s'enrôle en tant qu'interprète.

    En avril 1945, il revient à Venise pour assister à l'entrée des libérateurs, sur une voiture blindée canadienne, habillé en Ecossais. A l'époque, «Venise était un gigantesque bordel, un carnaval improvisé», déclarera-t-il. Il réussit à se faire engager dans l'armée néo-zélandaise, après s'être tatoué le visage comme un Maori, avec un stylo! Sa légende est en train de naître et avec elle le personnage du futur Corto: Hugo Pratt aura fait la guerre dans tous les camps, sous presque tous les uniformes...

    Guitariste, rugbyman et... dessinateur
    Dans l'euphorie de la paix, le Vénitien retrouve un lieutenant juif polonais, un certain Koinsky, dont il fera vingt-cinq ans plus tard le héros des Scorpions du désert. Hugo Pratt devient officiellement dessinateur de bande dessinée en décembre 1945, quand paraît le premier numéro de L'as de pique, revue de comics créée avec deux amis. Ce n'est plus un groupuscule militaire mais l'un des premiers mouvements artistiques italiens centrés sur la BD. Hugo ne vit pas pour autant de sa plume. Il devient organisateur de spectacles, rattaché à la Ve armée américaine. Entre autres talents, ce passionné de jazz joue de la guitare, chante et danse.

    En 1946, il est agent d'expéditions au port de Venise, joue au rugby en première division et tente d'intégrer la Légion étrangère. Il voyage en Europe et rêve de s'embarquer à destination de l'Amérique. Mais la police l'en empêche. La bande dessinée lui permet de s'évader autrement: il écrit l'histoire d'Indian River avec son ami Mario Faustinelli. Pratt peut enfin s'embarquer sur un transatlantique et gagne l'Argentine, sa troisième «prattie». Installé à Acassuso, il reprend la série Junglemen et en profite pour découvrir la Patagonie.

    En 1952, Hugo rencontre Anne Frognier, une jeune Belge installée à Buenos Aires, et Gucky Wogerer, d'origine yougoslave. Il épouse cette dernière, dont il aura deux enfants, Lucas et Marina. Pendant sa période argentine, il boit et dessine beaucoup. La vie sentimentale du don Juan se complique: après avoir fait la connaissance de Gisela Dester, une jolie Allemande devenue sa collaboratrice, il se sépare de Gucky. En 1959, Pratt s'installe à Londres et réalise plusieurs séries de guerre. L'un de ses premiers chefs-d'œuvre date de cette époque: il scénarise et dessine Ann de la jungle en s'inspirant d'Anne Frognier, sa nouvelle compagne.

    Une existence de héros de roman
    La décennie suivante montre l'intérêt d'Hugo Pratt pour la littérature. «Mon père avait hérité de son propre père le goût et le respect des livres. [...] Il me faisait lire Jules Verne, en français et avec un atlas.» Le dessinateur se passionne pour tous ces auteurs réunis sous la bannière des écrivains voyageurs: Joseph Conrad, Herman Melville, T.E. Lawrence, Jack London, Henry de Monfreid, Hemingway et Saint-Exupéry, auquel il consacrera un album hommage à la fin de sa vie. Après avoir réalisé le premier épisode de Capitaine Cormorant, il entreprend d'illustrer Sindbad le marin et Le retour d'Ulysse, puis L'île au trésor et David Balfour de Stevenson. «J'avais cinq ans quand mon père a commencé à me raconter des histoires de pirates.» Pratt, immense lecteur, dont le panthéon personnel s'élargissait à Hermann Hesse, D'Annunzio, John Reed et James Joyce, n'a cessé de démontrer à travers son œuvre qu'il était le plus érudit des dessinateurs de son époque. Tout en menant une existence de héros de roman, digne de celle de Blaise Cendrars ou de Joseph Kessel.

    Toujours marié officiellement à Gucky, il convole religieusement avec Anne à Venise. La naissance de leur fille Silvina ne l'empêche pas d'effectuer une exploration de l'Amazonie. En 1965, quand Jonas Pratt voit le jour, Hugo retourne au Brésil et apprend l'existence de Tebocua, son fils, que lui a donné une Indienne Xavantes. La même année, l'incorrigible coureur reconnaît d'autres enfants: la petite Victoriana Aureliana Gloriana dos Santos, sa fille avec une prêtresse de macumba, et «les enfants illégitimes des quatre sœurs. Voilà comment, à Salvador de Bahia, on peut aujourd'hui rencontrer un Lincoln Pratt, un Wilson Pratt ou un Washington Pratt». En donnant des noms de présidents américains, le dessinateur s'est donc amusé à composer un mont Rushmore à sa gloire!

    Après un périple aux Caraïbes, Pratt lance en 1967 la revue Sgt. Kirk avec deux amis. Cette date va marquer sa carrière d'une pierre blanche (et noire) puisque la publication de La ballade de la mer salée correspond à la première apparition de Corto Maltese. C'est aussi une véritable révolution dans le neuvième art. Pour la première fois, la narration compte autant que le dessin. L'intrigue et les personnages sont complexes, et l'atmosphère - magnifiée par l'encre de Chine - nous éloigne du monde de l'enfance cher à Walt Disney et à Hergé. Les errances et les rencontres de Pratt lui ont permis d'aboutir à une alchimie: «A force d'arpenter le monde et de faire la connaissance de tels personnages, cela devient assez facile pour quelqu'un qui écrit et dessine des comic-strips d'aventures de remplir ses histoires de beaux caractères, de jouer avec les psychologies...»

    Au sommet de son art, il publie le premier épisode des Scorpions du désert et confirme sa maîtrise de la narration, toujours basée sur de sérieuses recherches historiques. Il retourne en Ethiopie pour retrouver la tombe de son père, puis poursuit en Tanzanie et au Kenya à la recherche de l'épave du Königsberg. En avril 1970, les millions de lecteurs de Pif Gadget ont droit à la première apparition française de Corto Maltese. Puis Hugo se rend en Irlande, où il récolte des légendes dont il se servira pour Les celtiques.

    La reconnaissance tardive d'un véritable auteur
    Entre deux voyages, Pratt devient citoyen d'honneur de la ville de Wheeling et publie l'un de ses plus beaux albums: Corto Maltese en Sibérie. La presse s'arrache dorénavant les aventures du Maltais, des deux côtés des Alpes: Pilote, A suivre, Le Matin de Paris, l'hebdomadaire politique L'Europeo... Enfin, une nouvelle revue voit le jour: Corto Maltese. En 1978, le dessinateur aux semelles de vent est invité par le gouvernement révolutionnaire angolais. Il partage désormais sa vie entre l'Argentine, l'île Saint-Louis, Malamocco, Rome et Milan. Inspiré par ses voyages aux Etats-Unis et au Canada, Pratt écrit Un été indien, sombre histoire de colons américains dessinée par son ami Milo Manara. Avec le succès croissant de Corto Maltese (7 millions d'exemplaires écoulés à ce jour), les années 1980 sont celles de la consécration. La chanteuse Lio lui demande d'illustrer la pochette d'un disque. François Mitterrand offre à Jacques Laffite l'intégrale de Corto Maltese. Pratt dévoile une nouvelle facette de son personnage: il joue dans Mauvais sang de Leos Carax, aux côtés de Juliette Binoche et Michel Piccoli. Il avait déjà tourné dans quelques longs métrages italiens. Dans Blue Nude, un film noir, il jouait le rôle d'un tueur d'homosexuels...

    En 1984, il s'installe à Grandvaux, près de Lausanne, dans une grande maison remplie des milliers d'ouvrages amassés au cours des années. Il fréquentait assidûment les bouquinistes des quais parisiens et la librairie Ulysse, première de France consacrée aux voyages. Après une excursion en Patagonie, il publie Tango, histoire de la traite des Blanches en Argentine. Il fait des repérages à Djibouti pour la série des Scorpions puis s'embarque pour l'île de Pâques, qui lui inspire la dernière aventure de Corto Maltese: Mû. Il peut désormais se consacrer à la littérature et illustre les Lettres d'Afrique de Rimbaud, des Sonnets érotiques de Giorgio Baffo et des poésies de Rudyard Kipling.

    En 1992, le père de Corto pousse l'aventure toujours un peu plus loin et visite les îles Samoa: il rêvait de se rendre sur la tombe de Robert Louis Stevenson. A son retour, le parti socialiste italien lui commande un ouvrage sur Garibaldi. Pratt est hospitalisé en 1994 pour une tumeur. Comme en écho à son désir de ne pas disparaître, J'avais un rendez-vous, beau récit illustré de son voyage dans les mers du Sud, est publié au même moment.

    En serrant dans ses mains une croix éthiopienne, Hugo Pratt a définitivement rejoint le monde des fées le 20 août 1995 à Pully, près de Lausanne. Deux mois avant sa mort, l'infatigable travailleur avait eu le temps d'achever l'album Morgan.

    SOURCE DE CET ARTICLE:http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=51250/idR=200

  • Nicolas Bouvier ou l'essence du voyage

    5ccfe8001fa76d1889595c353b3ece8a.jpgLe livre culte de la littérature du voyage possède un nom, "L'Usage du Monde", et un auteur, Nicolas Bouvier. Dans "Indigo Street", les photos font écho aux phrases de l'écrivain, qui concentrent l'esprit du voyage.

    Indigo Street, sur les traces de Nicolas Bouvier

    Prilep, Macédoine. "Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait." (Nicolas Bouvier, L'Usage du Monde). Photo © Eric Rechsteiner
    Les écrivains-voyageurs (2)

     

    Nicolas Bouvier, le Suisse errant

     

     

     

    De Genève à Tokyo en passant par Ispahan, et de pannes de voiture en petits boulots, il sut oublier livres et horloges pour se laisser porter par les hasards de la route. Portrait un usager du monde et styliste admirable

     

     

     

     Dans les récits de Nicolas Bouvier passent parfois d'indomptables Américaines à chapeaux et caméras, de « l'espèce qui digère en une journée une douzaine de temples et une ou deux résidences impériales sans même sentir leur estomac ». Des Françaises en gants de fil, chagrines de ne s'être pas vu livrer, en même temps que leurs billets d'avion, « l'âme du Japon ». Des touristes en longues files résignées, attendant qu'un guide les « conduise au paysage », récriminants et dociles, pleins de mépris pour les autochtones, qui le leur rendent amplement. A ces activistes péremptoires et fébriles, Nicolas Bouvier a constamment opposé sa philosophie du voyage, édifiée sur les quatre piliers de l'ignorance, de la lenteur, du dénuement, de la fatigue.

    Vieux débat, celui de savoir s'il vaut mieux partir lesté de connaissances, ou dans un état d'ignorance bénie. Nicolas Bouvier dit ne pas vouloir se prononcer, mais sa pratique est éloquente. Quand il part, ce lecteur impénitent se soucie peu de se charger de livres. Il se contentera de ce que lui offriront, à l'étape, d'improbables bibliothèques, Stendhal à Téhéran et Dickens à Colombo. Il n'établit pas la liste des monuments à visiter, des points de vue célèbres à ne pas manquer. Sur ce que lui réserve le voyage, il s'interdit d'anticiper. « Voyager, c'est prévoir », avait dit Paul Morand. Rien de plus antipathique à Nicolas Bouvier, qui fait confiance à la surprise, à la rencontre, au hasard : à quoi bon savoir et prévoir, si on est empêché de voir ?

    A quoi bon encore se fixer des dates et des horaires, établir l'emploi d'un temps qu'il faut savoir perdre ? A tous les modes de locomotion qui se targuent d'en faire gagner, Nicolas Bouvier préfère la marche, moyen le plus sûr de s'approprier le monde à la semelle de ses souliers. En cheminant, « les paysages s'annoncent, se laissent percevoir et décrire avec la minutie d'une peinture flamande, et ne disparaissent pas sans crier gare ». Au rythme litanique des pas, mille détails sautent au visage, que l'homme pressé n'a aucune chance de capter : la couleur des fichus, l’odeur du pain, la taille des oignons, la forme des nids. A chaque pas, mille bifurcations s'ouvrent, mille contretemps contraignent à la halte. Les voyages de Nicolas Bouvier ont toujours été troués de pauses imprévues : à Tabriz, la neige l'a bloqué pendant six mois ; à Tokyo, c’est un séjour forcé à l’hôpital, et à Mahabad, celui dans une prison débonnaire. Le voyageur s'accommode de cette lenteur, et même la célèbre : « Tu te pousses à petite vitesse, un mois passe comme un rien. »

    Oublier le savoir des livres et le temps des horloges, c'est aussi rompre avec les commodités de l'existence ordinaire. Le père de Nicolas Bouvier avait averti le garçon en mal d'errance : il lui faudrait se débrouiller sur les routes, exercer partout les petits métiers de la survie. A chaque étape, il devrait trouver les quatre mètres carrés où poser sa paillasse, et gagner la pitance du jour. On le voit donc faire la plonge dans les soutes torrides du bateau des Messageries, tenir la caisse dans une troupe de baladins, graisser des ressorts dans un garage, vendre des dessins de nus, s'improviser photographe ambulant, jouer des valses musette dans les bars : tout cela pour trois œufs, deux chemises amidonnées, un esturgeon fumé. Parfois aussi, dans l'espoir de négocier une conférence pour l'Alliance française ou un article dans le journal local, il doit rendre visite aux autorités : il passe de la courette du chauffeur de taxi sikh qui le loge aux salons feutrés de l'ambassade, ludion sur l'échelle sociale. Que pèsent alors les statuts, les ambitions, les carrières ? Jour après jour, le voyageur se désencombre.

    Pour décrire cette marche au dénuement, Nicolas Bouvier use libéralement du lexique de la médecine (le voyage « décongestionne » et « purge »), de la lessive (le voyage « décape », « débarbouille », « essore », « étrille », « rince », « récure »), du cambriolage (le voyage « dépouille », « déleste », « détrousse »).

    Il arrive au dénuement de basculer dans la misère. Faim, fatigue, fièvre, folie même sont alors les mauvaises compagnes du voyageur. Nicolas Bouvier, pourtant, les juge parfois bénéfiques puisqu'elles sont des moyens de connaissance, d'illumination, voire de progrès spirituel : quand le corps est recru, les bandelettes du vieil homme tombent, des portes inconnues s’ouvrent. Mais on peut aussi y laisser sa vie et sa raison. Secoué par la malaria à Ceylan, dans une chambre termitière où le guettent des monstres à la carapace de chitine, où il sait pourrir, où il croit mourir, il frôle la démence : les soirs de lune, un jésuite fantôme, grand connaisseur de diableries, sort du pavé. Alors il s'interroge : pourquoi donc un gribouille comme lui va-t-il s’égarer sans profit dans des lieux aussi disgraciés ? Qui l'oblige à croupir dans l'étuve malsaine de Ceylan ? « Qu'est-ce que j'ai au monde à foutre ici ? »

    Par quel ressort, en effet, en vient-on au lâcher tout du voyage et au choix de conditions aussi rudes ? Un coup d'oeil sur les jeunes années de Nicolas Bouvier fait vaciller l'explication déterministe. Pas trace, ici, d'un malheur natif. Dans cette enfance, on ne trouve que la musique et les livres, la beauté des paysages, la tendresse de parents cultivés et polyglottes, les belles demeures d'été au bord du lac, barque sur la grève, bouquets sur le piano, ombres longues sur les pelouses, tintement des cuillers sur les tasses à thé, jolies cousines qu'on lutine sous la capote des calèches. Une brillante carrière universitaire attend l'adolescent, un beau mariage, tout ce que sa mère, dans les lettres qui l'attendent à la poste restante de Ceylan, lui rappelle avec une sournoise insistance, en évoquant le parcours des copains, « arrivés », eux, pendant qu'il partait, dûment mariés désormais et chargés de distinctions flatteuses.
    Rien ne semblait promettre le jeune homme rangé au staccato de cette vie étrange où l'errance ne s'arrêtera que pour raconter l'errance, puis embrasser des métiers incertains qui sont autant d'errances : devenu « iconographe » au retour de ses équipées, Nicolas Bouvier s’est fait chasseur d’images pour maisons d’édition, occupé à une collecte aussi hétéroclite, énigmatique et inépuisable que le butin rapporté des voyages.

    Peut-être peut-on apercevoir, malgré tout, quelques présages de la rupture avec une existence assise. L'enfant détestait la barrette sage dans ses cheveux, vivait l'école comme un éteignoir. Quelque chose en lui protestait contre la touche de raideur huguenote de l'éducation. Tout ce qui évoquait la carrière, ambitions, honneurs, médailles, lui semblait « appeler le cercueil ». A 12 ans, allongé sur le tapis avec un vieil atlas, le nez sur les cartes, il rêvait sur le vert olive des deltas, les bruns plissés des plateaux, et plus que tout sur les blancs mystérieux qui sa vie durant le rendront fou d'impatience. Les vignettes missionnaires de l'école du dimanche avec leurs jonques et leurs baleines, Jules Verne, Stevenson et les noms des villes inconnues le faisaient délirer. Et le fait d'être le citoyen d'un pays coincé dans son corset de montagnes a peut-être aussi joué sa partie dans la vocation pérégrine : la Suisse, comme on le sait peu, est une terre de nomades. Sous la solidité suisse, « ce comme il faut qu'on nous prête, vous trouverez cette quête incessante, ce mouvement brownien helvétique où se devine un fil d'incertitude et d'insatisfaction, une nostalgie qui ne se satisfait ni de présence, ni d'absence ».

    Pour ses premiers voyages, Nicolas Bouvier avait choisi les routes de l'Est. Le chemin du couchant, Irlande, Ecosse, Californie, Colombie-Britannique, il le prendra plus tard. Pour commencer donc, Yougoslavie, Macédoine, Afghanistan, Inde, Ceylan, Japon. Des pays où rien n'est mieux compris que le projet de voyager, constamment entouré de révérence, comme un emploi du temps du plus haut intérêt : « Que vous partiez pour échapper au poignard d'un cousin, visiter un lieu saint, vendre quelques balles de pistache ou satisfaire une curiosité importe peu, le trajet compte plus que les motifs. » L'Asie, mère de l'Europe, offre partout la profondeur de l'histoire, les traces écrites des ambassades, invasions, migrations, pèlerinages, négoces, le compagnonnage des vivants et des morts. Et la merveille paradoxale de cette profondeur est d'être alliée à la frugalité des êtres et à l'extrême dénuement des lieux.
    L'homme que la dérive du voyage a ramené à l'humilité se sent chez lui dans ces cantons dépouillés. Partout Nicolas Bouvier a élu les paysages déshérités, « les chemins qui ne vont nulle part, les paysages faits avec des chutes de paysages mieux foutus ». Il lui suffit, comme à Hokkaido, l'île du nord du Japon, de trois chevaux noirs sur le vert strident d'un pré plat, du brouillard, d'une mer grise sous le cri malveillant des corbeaux ; ou, au sud d'Ispahan, des berges d'une rivière tarie. Quand il ira vers l'ouest, ce sont encore les contrées où l'homme fait figure d'accident qu'il élira : tourbières désolées d'Irlande sous la balafre du vent, collines gorgées d'eau sous le ciel fou d"Ecosse. « Les lieux d’où un homme est quasiment absent nous piègent comme des miroirs aux alouettes. » Toute cette austérité a sa récompense : « Comme une eau, le monde vous traverse et vous prête ses couleurs. » Elle délivre le voyageur des souvenirs et des projets qui engourdissent ses sens et parasitent ordinairement sa vision. Elle libère l’attention, que Nicolas Bouvier, comme Alain jadis, tenait pour la plus haute des vertus intellectuelles. Le voici prêt, au long de la route, pour la collecte des images les plus fraîches :  « Les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues » ; les plus cocasses : dans la rue de Prilep, la boutique du marchand de cercueils jouxte celle du marchand de fusils, son frère, dont le commerce soutient le sien ; les plus efficaces : devant la porte d’un troquet afghan dont les samovars fument, un tronc d’arbre couché contraint la voiture à s’arrêter net, péremptoire argument publicitaire ; les plus insolites : au cimetière de Belgrade, croix de perles violettes et lampions font signe vers un au-delà, sur des tombes que l’étoile rouge frappe d’un emblème lourdement terrestre.

    Et il y a encore la merveilleuse diversité des visages. Sur les routes de l’Est, Nicolas Bouvier était devenu photographe. Il fallait vivre, il est plus facile de faire argent d’une photo que d’un texte, et comme les gens qui l’entouraient n’avaient que leur tête à offrir et étaient disposés à payer le travail en nature, il s’était fait portraitiste. Il avait appris les ficelles du métier : s’effacer, se faire le simple quidam qui passe par là, se taire, attendre l’instant où les émotions et les rêves réprimés affleurent aux visages, bondir alors sur l’instant décisif. Ce savoir-faire s’est communiqué à ses portraits écrits. Voici son copain Thierry Vernet, retrouvé à Belgrade derrière le rideau crocheté d’un café :  « Un jeune requin folâtre et harassé avec ses ailerons sur les oreilles et ses petits yeux bleus. » Voici l’important directeur de l’Institut franco-iranien et la rosette qui sur son veston noir « brillait comme un petit œil irrité ». Et voici encore un visage pompeux, « comme une porte à fronton derrière lequel on devine le filet de vie intérieure d’une courette ».

    Voir n’est encore rien en effet si on ne sait deviner. Derrière la profusion et le tumulte des signes, la présence d’un autre monde est constamment sensible dans la prose précise de Nicolas Bouvier. Il avait, il est vrai, choisi des pays où rôdent les forces irrationnelles : l’Asie des exorcistes, jeteurs de sorts, diseurs de bonne aventure qui détalent, pris de panique, à la seule vue d’une main aux lignes inquiétantes ; l’Irlande du « Side », ce monde souterrain, peuplé de visiteurs de l’ombre aux intentions suspectes. Mais l’extraordinaire peut loger aussi bien dans un paysage d’apparence banale : il suffit d’un roc que la foudre a fendu, d’une souche de cornouiller. Certains paysages ont une charge sacrale, une gravité particulière, une vertu maléfique ou thérapique ; ils recèlent une menace, ou une promesse. Et Nicolas Bouvier, pour les déchiffrer, fait confiance à la pulsion vitale qu’a aiguisée en lui le voyage : il y a des lieux à l’air malfaisant, où on file un mauvais coton, d’où il est urgent de déguerpir. Il y a, en revanche, des lieux qui vous font entrer en lévitation et paient d’un coup le voyage, « où le mot de bonheur paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive ».

    Il n’était pas parti sans espoir de retour. Dès son premier voyage d’adolescent, son père lui avait imposé la contrainte d’avoir à raconter. Il savait qu’il devrait, après les grands espaces, se colleter avec les mots. Il avait toujours aimé l’habileté artisane, les trucs du métier, les tours de main réussis qu’on souligne d’un « et voilà le travail ! » triomphant. Sur l’édredon bleu de la chambrette irlandaise où le clouait la fièvre, il contemplait affectueusement ses mains tavelées qui avaient tenu mille emplois, « bricolé des carburateurs et des arbres à cames, fait la plonge, tenu l’accordéon dans un bar de Quetta, caressé force matous puceux et quelques dames ». Il en a usé avec les mots comme avec les choses, pratiqué sur eux un long, un épuisant bricolage ; les forgeant comme des clous ; les tisonnant sans relâche pour leur faire rendre un peu de couleur ; les considérant souvent avec suspicion comme tous ces mots en « aque », arnaque, barbaque, « liés par un fil de poisse » ; heureux, parfois, de découvrir un mot « frais comme un œuf sur la paille ». Il a parfois regretté cette application maniaque, souhaité avoir plus de désinvolture. Il a tort : pour son lecteur, le charme de cette écriture, comme de l’homme, tient à l’alliage rare de la précision et du lyrisme, de la profusion et de l’ascétisme, du prosaïque et du merveilleux, de la rigueur et du tremblement, du burlesque et de l’angoisse. Celle-ci n’est jamais absente des écrits de Nicolas Bouvier. Le voyage et la mort ont de temps immémorial partie liée, et il aurait volontiers dit que voyager, plus sûrement que philosopher, c’est apprendre à mourir. Se mettre en route, c’est nécessairement penser à l’ultime dénouement, qui accompagne comme une basse les pas du voyageur. S’il aime tant Hölderlin, Michaux, Lorca, et davantage encore la nudité liturgique des poèmes d’Akhmatova, c’est que tous rendent palpable l’approche de ce qu’il appelle la « dernière douane ». Il ne faudrait pourtant pas croire que la méditation de la mort engendre chez lui le désespoir, car « derrière ce dénouement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l’existence et du bout de la route, il doit encore y avoir quelque chose ». En attendant cette révélation dernière, la mort « invite à ouvrir l’œil, dresser l’oreille, froncer le nez comme un lapin, à prendre au plus court, à ne rien perdre de la cambrure des femmes, de l’odeur du chèvrefeuille, du fumet d’un gigot, ou du chant du loriot ». Sans son obscure présence, on ne pourrait goûter l’allégresse d’être au monde, ce miracle élémentaire que célèbre l’œuvre amicale de Nicolas Bouvier. 


    Nicolas Bouvier est né en 1929 près de Genève, où il est mort en 1998. Il a reçu de nombreux prix, dont ceux de la critique (1982) et des belles-lettres (1986), le prix Louis-Guilloux (1991) et le grand prix Ramuz (1995).

    A LIRE
    • « L’Usage du monde », Payot, 364 p., 10,40 euros.
    • « Le Poisson-scorpion », Gallimard, « Folio », 172 p., 5,10 euros.
    • « Chronique japonaise », Payot, 228 p., 9 euros.
    • « Journal d’Aran et d’autres lieux », Payot, 182 p., 7,30 euros.
    • « Dans la vapeur blanche du soleil. Les photographies de Nicolas Bouvier », Zoé, 212 p., 37 euros.
    • « Œuvres », préface de Christine Jordis, dessins de Thierry Vernet, Gallimard, « Quarto », 1 428 p., 30 euros.

     

     

     

    Mona Ozouf

     

    Le Nouvel Observateur - 2228 - 19/07/2007

     

     

     

    http://artsetspectacles.nouvelobs.com/p2228/a350322.html

     

     

     

  • Erik Orsenna sur la route du papier

    Par Delphine Peras (Lire), publié le 29/02/2012 à 12:00

    Erik Orsenna sur la route du papier

    Erik Orsenna à Aix-en-Provence en juillet 2009.

    REUTERS/Pascal Parrot

    Infatigable voyageur, Erik Orsenna se penche à nouveau sur l'éclatement des frontières et des cultures, en regardant de près la fabuleuse histoire du papier et des livres. Un récit d'aventurier et d'écrivain. Extrait. 

    Infatigable voyageur, Erik Orsenna se penche à nouveau sur l'éclatement des frontières et des cultures, en regardant de près la fabuleuse histoire du papier et des livres. Un récit d'aventurier et d'écrivain. Extrait. 

    ERIK ORSENNA

    Erik Orsenna - de son vrai nom, Erik Arnoult -, né en 1947 à Paris, docteur en économie, a été conseiller culturel de François Mitterrand puis conseiller d'Etat ou encore membre de la commission Attali et directeur de l'Ecole nationale du paysage à Versailles. Ce spécialiste des matières premières, géographe et grand voyageur, est également un écrivain multi-cartes : il a signé plusieurs essais et récits à succès, tels que La grammaire est une chanson douce, ainsi que de nombreux romans dont L'Exposition coloniale, prix Goncourt en 1988. Dix ans plus tard, il a été élu à l'Académie française. 

    Après son Voyage aux pays du coton, paru en 2006, puis L'avenir de l'eau, en 2008, l'infatigable Erik Orsenna décrypte à nouveau l'histoire de la mondialisation, cette fois à travers celle du papier : celui d'hier, "allié de la mémoire" et "dépositaire de tous les anciens temps", celui d'aujourd'hui, recyclé à 60 %, issu de technologies ultra-modernes, mais aussi celui de demain, que l'on dit menacé. Notre globe-trotter encyclopédiste nous propose ainsi un voyage dans le temps et aux quatre coins du monde, aux côtés des plus éminents spécialistes. Et de passer de la bibliothèque murée de Dunhuang, dernière ville chinoise de la route de la Soie, où l'on a retrouvé les plus vieux papiers du monde, à la Bibliothèque nationale de France - où l'on apprend que Victor Hugo était maniaque au point d'écrire Les Misérables uniquement sur du papier azuré et Les Travailleurs de la mer sur du papier blanc ; de la conquête de l'Ouest à l'invention de la montgolfière ; de la forêt canadienne à celle des Landes ; du Japon au Brésil, de l'Italie à l'Inde, de la Suède au Portugal. On sent bien ici le "petit grouillot du candidat Mitterrand", selon ses propres termes, en osmose avec son sujet, écrivain oblige. Pour autant, Erik Orsenna n'oublie jamais le lecteur en route : son livre fourmille d'anecdotes et sa plume enjouée, sans chichis, en fait une balade passionnante, aux antipodes du pensum - quand bien même il aborde des aspects plus pointus de la fabrication de cette "soupe de fibres qu'on étale puis qu'on assèche". Cet esprit curieux, qui n'hésite pas non plus à battre en brèche les idées reçues, signe là une enquête captivante et promise au succès, assurément.  

    Un jour, je me suis dit que je ne l'avais jamais remercié. 

    Pourtant, je lui devais mes lectures. 

    Et que serais-je, qui serais-je sans lire et surtout sans avoir lu ? 

    Pourtant, c'est sur son dos que chaque matin, depuis près de soixante années, je tente de faire avancer, pas à pas et gomme aidant, mes histoires. 

    Et que serait ma vie sans raconter ? 

    Je n'avais que trop tardé. 

    L'heure était venue de lui rendre hommage. 

    D'autant qu'on le disait fragile et menacé. 

    Alors j'ai pris la route. Sa route. 

    Cher papier ! 

    Chère pâte magique de fibres végétales ! 

    Comme pour me souhaiter bon voyage, un souvenir m'est revenu. Lorsque, début juillet, nous partions pour deux mois de Bretagne, le bonheur de retrouver ma chère île de Bréhat était gâché par l'obligation de quitter mes amis livres. J'avais beau ruser, cacher Les Trois Mousquetaires entre les cirés, le catalogue des Armes et Cycles de Saint-Etienne sous les bottes, Sans famille ou le Bon Petit Diable au milieu des boîtes de confiture cinq kilos fraises et pommes ou prunes et pommes, ou pêches et pommes (pourquoi toujours de la pomme dans les confitures de l'après-guerre ?), mon père détectait infailliblement ces intrus et les renvoyait dans ma chambre. 

    - Mais qu'est-ce que tu crois ? Regarde par la fenêtre. Je n'ai pas un camion mais une Frégate (ou une Chambord: Voitures moyennes de ce temps-là, marque Renault pour la première, Simca pour la seconde.). 

    C'est alors que, rituellement, ma mère s'exclamait, sans doute pour me consoler, et aussi pour humilier mon père dont elle avait une bonne fois pour toutes décidé que les connaissances historiques étaient nulles : 

    - Ma parole ! Erik se prend pour le vizir de Perse ! 

    Je jouais la stupéfaction. 

    - Quel vizir maman ? 

    - Mais voyons, Abdul Kassem Ismaïl. 

    Internet n'existait pas à l'époque, je ne parvenais pas à en savoir plus sur ce Grand Vizir, relation personnelle de ma mère. 

    Son principal trait de caractère semblait être la passion qu'il éprouvait pour ses cent dix-sept mille livres. L'idée de se séparer d'eux un seul jour lui était insupportable. 

    Alors chaque fois qu'il se déplaçait, il les emportait. Ou plutôt, il avait confié cette tâche de confiance à quatre cents chameaux. 

    Mais le plus étonnant n'était pas là. Nombre de monarques et de présidents se font suivre en convois par leurs objets et courtisans favoris. Abdul Kassem Ismaïl avait le goût de l'ordre autant que des livres. En conséquence, les quatre cents chameaux avançaient selon l'ordre alphabétique des ouvrages dont ils avaient la charge. 

    Comme on s'en doute, ma mère ne laissait pas passer cette occasion d'une petite leçon de vie. 

    Soudain, elle soupirait à fendre l'âme. 

    - Quand je constate le désordre de ta chambre, je me dis que tu ne seras jamais vizir. 

    In petto, je jurais, bien sûr, de lui donner tort. Et, durant tout notre long voyage, je m'évadais de cette RN 12 qui nous menait vers l'Ouest, je rêvais de sable et d'oasis, de ma future bibliothèque nomade de cent dix-sept mille volumes. 

    Quand mon premier chameau (livres AA à AC) atteindrait Saint-Hilaire-du-Harcouët, où en serait le 400e, celui des Z ? 

    Une enclave de Chine au milieu de la Bretagne 

    Plogonnec (France) 

    D'après mes souvenirs d'école, nous devons à la Chine quatre inventions majeures : la poudre à canon, la boussole, l'imprimerie ; et le papier. 

    C'est donc là-bas que devait commencer ma route. 

    Mais la Chine est vaste. 

    Je me suis renseigné. 

    Par une sorte de paradoxe fréquemment constaté, le plus grand connaisseur de ces antiquités asiatiques habitait... l'Ouest. Peut-être pour se remettre d'avoir dirigé longtemps l'Ecole française d'Extrême-Orient. 

    C'est ainsi qu'un matin pluvieux d'octobre, je me retrouvai derrière l'église de Plogonnec, petite localité discrète située, si vous voulez savoir, entre Quimper et Douarnenez (Finistère Sud). 

    Rue de la presqu'île, dans l'ancienne maison du notaire, un chat noir et Jean-Pierre Drège m'attendaient. 

    J'espère que M. Drège ne m'en voudra pas mais au premier regard, je nous ai trouvés, lui le savant et moi l'ignorant, certaines ressemblances physiques : même taille modeste, mêmes lunettes, même rondeur de la tête et semblable calvitie... 

    Sans plus tarder, l'animal et son maître me donnèrent leçon. 

    Contrairement à ce qu'on avait longtemps cru, Cai Lun, chef des ateliers impériaux et mort en l'an 121 de notre ère, n'était pas l'inventeur. 

    Des archéologues avaient, dans des tombes ou dans des tours de guet, découvert des papiers bien plus anciens. Quelques-uns remontaient à deux siècles avant Jésus-Christ. 

    Pauvre Cai Lun dépossédé de sa gloire par la vérité des dates ! 

    - Ces ancêtres de notre papier, en connaissons-nous la composition ? 

    - Ils étaient faits de fibres végétales broyées, principalement du chanvre. Il y avait aussi du lin, du bambou, de l'écorce de mûrier. Certains... Jean-Pierre Drège sourit : Certains parlent de restes de vêtements et même de filets de pêche pourris... Mais ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre, il ne faut pas toujours faire confiance à l'imagination. 

    Le chat noir allait, venait, comme font les chats. Il avait l'air de prêter l'oreille. On aurait dit qu'il contrôlait, en inspecteur, l'enseignement du professeur. 

    - Et savons-nous dans quel endroit de Chine fut produit le premier papier ? 

    - Sans doute un peu partout dans l'Empire. Et si toutes les découvertes se concentrent dans le Nord, aux abords des déserts, Taklamakan et Gobi, c'est que, par définition, le climat y est sec. Le papier est un faux fragile : il résiste à presque tout. Il n'a qu'un ennemi : l'humidité. 

    Depuis l'enfance, je rêvais de prendre un jour la route de la Soie. 

    Le papier allait-il me faire ce cadeau ? 

    Jean-Pierre Drège continuait sa leçon : 

    - Dans la langue chinoise, soie se dit "sssi" et s'écrit ? .  

    Le mot papier se prononce "dje" et s'écrit? 

    Le caractère de gauche est donc le même que celui qui désigne la soie. Il rappelle le fil, l'écheveau. 

    Le caractère de droite est une indication phonétique qui indique comment prononcer le caractère de gauche. Grâce à lui, on ne confondra pas la soie et le papier. Observez l'intelligence de la langue chinoise : soie et papier se ressemblent, non ? On a écrit sur la soie avant d'écrire sur le papier. Et si la soie est le plus luxueux des textiles, dans beaucoup d'endroits du monde, on a confectionné des vêtements de papier, en les huilant par exemple. Au fond, le papier c'est de la soie en plus humble. 

    J'avais sorti mon carnet et notais, notais avec la frénésie du bon élève. 

    - Peut-être serez-vous curieux d'apprendre que le caractère de droite a aussi une signification pour lui-même : il veut dire "nom de famille". Intéressant, non, quand on veut parler de "papier", voire de "sans-papiers" ? 

    Maintenant, nous avions rejoint le bureau du savant : une vaste pièce au premier étage tapissée de livres et donc d'idéogrammes car rares étaient les tranches sur lesquelles on pouvait reconnaître les lettres de notre cher alphabet. 

    Le chat me regardait, dubitatif, pas sûr que je mérite l'honneur d'une telle invitation. 

    Jean-Pierre Drège avait ouvert un carton et me montrait les cadeaux qu'il avait reçus, des morceaux de très vieux papiers, la plupart très rustiques, venus de toute l'Asie : Chine mais aussi Corée, Japon, Inde, Vietnam. A la lumière de la fenêtre on voyait par transparence des amas de matières non identifiables et de longues fibres intactes, comme autant de fossiles. 

    Timidement, je revins à mon rêve de route de la Soie. 

    Jean-Pierre Drège releva le nez de ses trésors. 

    - Vous devriez prendre contact avec une collègue sinologue. Elle s'appelle Catherine Despeux. Une spécialiste du corps dans la pensée chinoise. Elle a travaillé sur les manuscrits de la bibliothèque murée. 

    Une bibliothèque murée ? Je sursautai, voulus en apprendre un peu plus. 

    - Oh, elle vous racontera elle-même. Si elle veut. Je sais qu'elle prépare un voyage. Peut-être acceptera-t-elle votre compagnie ? 

    J'ai quitté titubant le savant et son chat. J'ai retrouvé Plogonnec. La crêperie La Chandeleur fait face à l'ancienne maison du notaire. Je me sentais vertigineux comme après avoir traversé une enfilade de pièces tapissées de trop de miroirs. 

    Mon enquête s'annonçait riche en échos, ressemblances, allégories et métaphores de toutes sortes. 

    Commerce et frontière 

    Urumqi (Chine) 

    Qui inventa la route de la Soie ? 

    A tout empereur tout honneur, on peut avancer le nom de Wudi, de la dynastie des Han. Un siècle et demi avant Jésus-Christ, il régna sur la Chine. 

    Un beau jour, il décide d'en apprendre un peu plus sur les régions mystérieuses de l'Ouest dont personne ne savait rien sauf qu'elles abritaient des barbares qui n'arrêtaient pas d'envahir et de détruire. Contre eux on avait, cent ans plus tôt, commencé d'élever la Grande Muraille. 

    Bref, un fonctionnaire est désigné. Il s'appelle Chang Ch'ien. Une escorte lui est fournie, forte de cent hommes. Quand il revient, treize ans plus tard (dont onze d'emprisonnement), un seul compagnon lui reste. Il raconte, il fascine, il éveille des vocations. Nombreux, en l'écoutant, se rêvent commerçants. A leur tour, ils partent. L'empereur proclame Chang Ch'ien "Grand Voyageur". 

    L'armée romaine aussi a joué son rôle dans l'invention de la Route. La légende veut que ses soldats, en guerre contre les Parthes, se soient émerveillés des bannières que ceux-ci déployaient : le tissu en était incomparable de souplesse, de brillance et, si l'on parvenait à s'en approcher, de douceur. 

    La passion pour la soie était née en même temps que l'acceptation de tous les périls à encourir pour aller la chercher à sa source mystérieuse, la Chine. On croyait alors qu'elle poussait sur les arbres. 

    Tout au long du vol AF 124 pour Pékin, j'écoutais Catherine Despeux me raconter la Route. Ou plutôt les routes. 

    Car le seul obstacle que même les chameaux ne pouvaient franchir était le terrible désert du Taklamakan. On pouvait le contourner par le Nord (Dunhuang, Turpan, Urumqi) ou par le Sud (Dunhuang, Khotan, Kashgar). Avec, pour chaque itinéraire, d'innombrables variantes. 

    Seize siècles durant, les caravanes ne vont pas cesser de se croiser. 

    Celles qui viennent de Chine transportent vers l'Occident, outre la soie, le fer, le bronze, les céramiques, les épices. 

    Celles qui viennent d'Europe ou d'Arabie apportent l'or, le verre, la laine, le lin... Sans oublier des religions. 

    - Et d'abord le bouddhisme, venu de l'Inde. Vous en verrez les manifestations dans toutes les oasis, à Turpan, à Dunhuang... 

    - Dunhuang, n'est-ce pas là qu'on a trouvé dans une grotte, murée par des moines vers l'an 1000, les plus vieux papiers du monde ? 

    Catherine ne releva pas. Elle était trop plongée dans l'un de ses sujets de prédilection : l'imbrication des croyances et leurs influences réciproques. Un autre jour, je vous raconterai tout ce que cette dame m'a enseigné sur les manichéens et les nestoriens. Pour le moment, sachez qu'eux aussi arrivèrent de l'Ouest, grâce à la Route. 

    Rien à signaler sur l'étape suivante, le vol CZ 6904 vers l'extrémité Ouest de l'Empire, sinon que le cours de gymnastique genre taï-chi, offert gracieusement par la compagnie China Southern Airlines juste avant l'atterrissage, fut scrupuleusement suivi par la plupart des passagers. Et l'avion se mit à ressembler au central de Roland-Garros. En plus sportif. Car l'on y tournait en cadence pas seulement la tête, à droite, à gauche, mais tout le corps, les épaules, les bras, la cage thoracique, les jambes, la droite et la gauche puis les chevilles, mais s'il vous plaît, gardez les talons bien arrimés au sol. 

    Urumqi. 

    En langue mongole, le mot veut dire "prairie fleurie", alors que la ville, avec ses gratte-ciel, ressemble à Houston ou Dallas, une à deux tailles au-dessus. 

    Les Chinois aiment les maquettes : elles rendent visibles l'ambition et le progrès. Dans une pagode qui surplombe le principal jardin public, on peut voir Urumqi à trois âges de sa vie : 

    1947 : une sorte de campement ; 

    2000 : un million d'habitants, le développement commence ; 

    2010 : trois millions, en attendant beaucoup plus. 

    Urumqi fut jadis capitale des Ouïghours. Mais pas question pour Pékin de laisser un peuple, qui plus est de religion musulmane, revendiquer la moindre autonomie en cette extrémité de l'Empire. La Chine est trop vaste et trop diverse, habitée de trop de minorités pour laisser prospérer les forces centrifuges. Alors le Comité central, dans son brutal souci d'unité nationale, a employé la même méthode qu'au Tibet : envoyer dans ces confins, sans leur demander leur avis, des millions de Hans, Chinois d'origine. 

    En moins d'une génération, les Ouïghours ont été marginalisés et rejetés dans les périphéries. De temps en temps, ils protestent. Des émeutes éclatent. Ouïghours contre Hans. Plusieurs centaines de morts en juillet 2009. Et la croissance de la ville reprend, effrénée. 

    Il faut dire que le sol de la région, le Xinjiang, regorge de richesses : pétrole, charbon, fer... Et la chaîne de hautes montagnes voisine, le Tianshan, offre toute l'eau nécessaire à l'agriculture. C'est ainsi qu'Urumqi, entre autres titres de gloire économique, abrite le deuxième producteur mondial de tomates. 

    Vous étiez venu, appelé par une route. 

    Dès les premiers kilomètres, vous constatez qu'elle est morte. 

    Non qu'elle manque d'activité : les caravanes continuent de se succéder et qu'importe si les camions ont remplacé les chameaux, qu'importe si d'autres chargements se sont substitués à la soie. Et la quatre-voies, le futur TGV suivent scrupuleusement le tracé légendaire de sable et de cailloux entre des neiges éternelles. 

    La mort d'une route, c'est quand elle s'arrête. 

    Et la route désormais s'arrête à Urumqi. 

    Tout ce qui vient de l'Est ne sert qu'à construire ce bastion le plus occidental de l'Empire. 

    Autrefois, la route de la Soie était le point de départ de cette grande entreprise de tissage entre les humains qui s'appelle le commerce. 

    Aujourd'hui, le Comité central l'a mise au service d'une affirmation, celle de la frontière. 

    Pour un peu, je reprenais l'avion. 

    Mais la grotte aux trésors m'attendait, la bibliothèque de Dunhuang, si longtemps murée. 

    Copyright Stock. En librairie le 29 février. 

    LIVRE]

    Sur la rout

  • Une Chine de carte postale

    20/08/2010 | Mise à jour : 18:15 Réagir


    Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

    SUR LES TRACES DE MARCO POLO (7) - Repéré et apprécié par le grand Khan, Marco Polo devient son homme de confiance. Pendant dix-sept ans, il sillonne l'empire du Milieu pour le compte du souverain mongol. Des missions qui lui font notamment découvrir la Chine du sud-est, sa finesse et sa beauté.

    L'un des grands mystères liés à Marco Polo n'a jamais été élucidé: qu'a-t-il fait pendant les dix-sept ans de son séjour chinois, de 1274 à 1291? Prolixe sur les contrées et les peuplades qu'il a vues, il est discret, voire secret, sur ses activités personnelles. En lisant entre les lignes, on suppose qu'il fut une sorte d'envoyé spécial, d'ambassadeur extraordinaire de Kubilay Khan. Agé de 20 ans, débrouillard et polyglotte (1), il est curieux de tout. Cela tombe bien: l'empereur mongol aussi. Pour des raisons différentes. Marco veut connaître ce nouveau monde ; le grand Khan veut savoir ce qui s'y passe. Conjonction d'intérêts et affinités électives. Les annales officielles mongoles yuan sse mentionnent à deux reprises le nom d'un «Po-lo», comme «enquêteur-privé», puis «envoyé-adjoint». L'œil de l'empereur, son homme de confiance...

     

    À Tongli, près de Suzhou, le temps semble s'être arrêté. Une chine médiévale et féérique.
    À Tongli, près de Suzhou, le temps semble s'être arrêté. Une chine médiévale et féérique. Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

     

    En tant que tel, Marco Polo sillonne les provinces conquises par son maître: le Tibet, le Yunnan et, surtout, la Chine du sud. Là, le royaume Song vient juste de s'incliner devant les armées mongoles. Pour administrer cet immense territoire, Kubilay ne peut se fier aux Hans, rétifs à l'ordre nouveau. Il leur préfère les se mu, les étrangers, à savoir des Arabes, des Persans, des Ouïgours, et même des Européens comme notre Vénitien. Nous sommes au pays de la soie, des rizières et des salines. Autant de richesses transportées jusqu'à Pékin via le Grand Canal (2), une artère commerciale longue de 2 000 kilomètres. Il s'agit d'y maintenir l'activité économique et la stabilité politique. C'est ainsi que Marco Polo se voit promu gouverneur de Yangzhou, chef-lieu du Jiangsu, où

    La ville se situe à la jonction entre le Grand Canal et le Yangzi Jiang, «le plus grant flun qui soit au monde» et «qui va si loings et par toutes pars et par tant de citez que nulz ne le vous porroit dire». Au XIIIe siècle, Yangzhou est d'une importance stratégique, car «on y fait harnois de chevaliers et d'ommes d'armes en grant quantité». Aujourd'hui, elle vit essentiellement de l'industrie du jouet: 40% des ours en peluche made in China y sont fabriqués. Une reconversion qui illustre, s'il en était besoin, les extraordinaires facultés d'adaptation du Chinois, darwinien invétéré.

     

    La Bible sous la patte droite

     

    Ironie de l'histoire, c'est au musée de la Culture bouddhique, dans l'ancien temple Tianning, et donc chez ces «ydolastres» qu'il n'aimait guère, qu'on entretient le souvenir de Marco Polo! Une salle est entièrement dédiée à «celui qui fut gouverneur de Yangzhou de 1282 à 1284». Revu et corrigé par Marx et Mao, il y est présenté comme «le porte- drapeau de la coopération et de l'amitié entre les peuples». Un lion de bronze, réalisé par un sculpteur contemporain et inspiré (très librement!) par ceux de la place Saint-Marc, a été offert au musée en 1987 par la municipalité de Venise. Massif à défaut d'être gracieux, il monte la garde devant l'autel polien, la Bible sous sa patte droite. Rcuménisme, œcuménisme, quand tu nous tiens...

     

    A Suzhou, le jardin du Maître des filets est l'archétype du paysagisme à la chinoise.
    A Suzhou, le jardin du Maître des filets est l'archétype du paysagisme à la chinoise. Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

     

    Les missions assignées à Marco Polo le conduisent plus au sud, vers les deux villes-phares de la région: Suzhou et Hangzhou. «Au ciel, il y a le paradis, sur terre, il y a Hang et Su», dit un proverbe chinois. Métropole de 8 millions d'habitants, dotée d'une gare aux dimensions mussoliniennes, Suzhou a quelque peu pâti de l'urbanisme et de la modernité. Seul le centre de la ville conserve les canaux qui lui ont valu naguère le qualificatif de «Venise de l'Orient». Marco Polo, avec l'exagération qui le caractérise en matière de chiffres, y recense 6 000 ponts, «trestous de pierre», si hauts «que bien passeroit dessous une bien grant galie». En vérité, il y en a environ 300, dont le vieux pont Wumen, en dos d'âne, suffisamment élevé en effet pour laisser passer une galère.

     

    Rue piétonne de Hangzhou.
    Rue piétonne de Hangzhou. Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

     

    L'auteur du Devisement ne mentionne pas la splendeur des jardins de Suzhou puisqu'ils lui sont postérieurs. De purs chefs-d'œuvre d'époque Ming ou Qing, dont les seuls noms font rêver: le jardin de la Politique des humbles, le jardin du Pavillon des vagues azurées, le jardin du Couple retraité, le jardin du Maître des filets. Ce dernier, conçu par un haut fonctionnaire passionné de pêche (d'où le nom), est l'archétype du jardin chinois. Un décor pour miniaturiste, où chaque détail contribue à l'esthétique et à l'enchantement de l'ensemble. Avec un lac central, un labyrinthe d'allées et des pavillons, il obéit aux trois règles du paysagisme classique: dissimulé (angles et cloisons), emprunté (miniponts, rochers et arbustes), encadré (par des murs).

     

    Le quartier des plaisirs à Hangzhou, vile des intellectuels et des hédonistes.
    Le quartier des plaisirs à Hangzhou, vile des intellectuels et des hédonistes. Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

     

    Si la réputation de Suzhou est quelque peu usurpée, celle de Hangzhou est amplement méritée. L'ancienne capitale des Song (3), à laquelle Marco Polo consacre deux copieux chapitres et qu'il appelle «la cité du ciel» (Qinsay), est un joyau placé dans un écrin de verdure. Au Moyen Age, Hangzhou compte déjà 1,5 million de personnes, dix fois plus que Venise! De quoi épater l'Italien qui y relève plusieurs innovations: les bains publics, les rues pavées de pierre, l'inscription obligatoire du nom des habitants, ainsi que du nombre des esclaves et des animaux (informations utiles au recensement et à la fiscalité!). Mais ce qui le subjugue, comme nous aujourd'hui, c'est le lac de l'Ouest (Xihu) (4), à la magie intacte: «Tout entour ce lac si a moult biaux palés et de belles maisons, et si desmesureement belles et si riches que plus ne porroient estre.» Des lieux voués aux plaisirs: «Quant l'en voloit faire grans noces ou aucune grant feste, si aloient a ces palés et y faisoient leurs festes.»

     

    À Tongli, petite Venise chinoise, on pratique toujours la pêche au cormoran dans les canaux.
    À Tongli, petite Venise chinoise, on pratique toujours la pêche au cormoran dans les canaux. Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

     

    Célébrée par les poètes et magnifiée par les peintres, Hangzhou était la résidence préférée des artistes, des érudits et des hédonistes. Comme pour les jardins de Suzhou, la toponymie constitue à elle seule une invitation au songe: île des Trois pagodes reflétant la lune, pont de la Ceinture de jade, Reste de neige sur le pont brisé, Début du printemps sur la digue de Su, etc. Toute l'année, mousson ou pas, les bateaux du lac de l'Ouest sont remplis de touristes chinois, littéralement aux anges, qui mitraillent ce décor de carte postale avec leurs appareils photo. Ils s'émeuvent devant le tombeau de Su Xiaoxiao, une courtisane du VIe siècle morte de chagrin à la suite d'amours contrariées. Ils s'extasient devant l'étang de la Carpe rouge (où pullulent des milliers de carpes nourries ou plutôt gavées par les humains, car ce poisson est censé porter bonheur). Ils admirent les rives bordées de saules, de pruniers, de pêchers, de bambous et de fleurs de lotus.

    Entre deux visites, ils se régalent dans les restaurants huppés comme le Lou Wai Lou. A Hangzhou, on se targue de manger «tout ce qui marche, rampe, nage ou vole». Une particularité gastronomique notée par Marco :

    Il est vrai que le «Chrétien» a souvent tendance à hésiter devant certains mets, comme les holothuries, invertébrés plus connus sous le nom de concombres de mer. En revanche (et heureusement), le chien est désormais absent des menus. Même si, nous a-t-on assuré, quelques adresses en proposent en hiver parce que «sa chair est calorigène»...

     

    18 survivants

     

    On se lasse de tout, et pas seulement de la nourriture. Au cours de ces dix-sept années d'exil, le mal du pays n'a pas dû épargner Marco Polo, son père et son oncle. L'hospitalité du grand Khan était aussi possessive qu'intéressée. Et donc pesante. L'occasion de rentrer en Europe se présente en 1291 lorsque des émissaires de l'Ilkhan de Perse, Arghun, viennent demander une épouse de sang royal à Kubilay. Celui-ci accède à la requête et charge les Polo d'accompagner une princesse mongole jusqu'en Iran. Depuis Homère et L'Odyssée, on sait que, d'une manière ou d'une autre, c'est toujours pour une femme qu'on finit par rentrer au port. Le voyage à travers la mer de Chine et l'océan Indien ne fut pas de tout repos, à en croire le Devisement. Sur les 600 personnes embarquées à Quanzhou, seules 18 survivront (dont les Polo et la princesse) à la traversée jusqu'à Ormuz! Et il faudra attendre 1295 (quatre ans) pour que Marco revoie enfin sa Venise natale. Mais cela est une autre histoire...

     

    Le pont des Cinq pavillons, sur le «lac étroit de l'Ouest», Yangzhou, ville dont Marco Polo fut gouverneur pendant trois ans.
    Le pont des Cinq pavillons, sur le «lac étroit de l'Ouest», Yangzhou, ville dont Marco Polo fut gouverneur pendant trois ans. Crédits photo : FIGARO MAGAZINE

     

    (1) Le Devisement du monde indique que, outre l'italien, il pouvait lire quatre langues. Il s'agit probablement du grec (utilisé dans les comptoirs familiaux de Constantinople et Soudak), du mongol, langue officielle de l'empire, du persan et de l'ouïgour.

    (2)Avec la Grande Muraille, le Grand Canal est le second ouvrage pharaonique de l'empire du Milieu. Il relie Pékin à Hang zhou, dans la province du Zhejiang. Commencé au Vesiècle avant J.-C., il fut prolongé et achevé par Kubilay Khan au XIIIe siècle.

    (3) Entre 1138 et 1279, date de sa prise par les Mongols.

    (4)Un plan d'eau de 8 km2 , créé au VIIIe siècle et constamment réaménagé, perfectionné, embelli. C'est l'endroit que chaque Chinois rêve de visiter en priorité une fois dans sa vie.

    CARNET DE VOYGAE

    Formalités

    Le service consulaire de l'ambassade de la République populaire de Chine délivre un visa tourisme valable 3 mois. Compter un délai de dix jours pour l'obtenir.

    Organiser le séjour

    La Maison de la Chine, 76, rue Bonaparte, 75006, Paris (01.40.51.95.00) organise un circuit de 21 jours intitulé « Toute la Chine», à partir de 4 560€ TTC. Spécialement étudié pour une première rencontre avec l'empire du Milieu. Vol Paris-Pékin, retour de Hongkong. Parmi les sites et les villes au programme: Pékin, Taiyuan, Pingyao, Xian, Suzhou, Tangyue, Tunxi, Nanping, Chengdu, Hangzhou, Guilin et Hongkong. Tarif incluant tous les transports, les taxes aériennes, la pension complète (sauf 5 repas), les visites et les spectacles, le service des guides locaux et l'accompagnement par un sinologue. Prochain départ le 8 octobre.

    Comment y aller ?

    KLM Royal Dutch Airlines propose un vol aller-retour Paris-Amsterdam-Hangzhou à partir de 450€ (hors taxes aériennes). Tarif valable jusqu'au 31 octobre.

    Se loger

    A Hangzhou: Lily Hotel, 156, Shuguang road, Hangzhou. Très bien situé, à un kilomètre du lac de l'Ouest. Hôtel moderne avec piscine. A partir de 70€ la chambre simple.

    A Suzhou: Garden Hotel, 477, Liuyuan road, Suzhou Construit dans le style propre à la ville, avec un jardin et des bassins classiques. De 70 à 180€.

    Se restaurer

    A Hangzhou:Lou Wai Lou, 30, Gushan road, Hangzhou. Le meilleur restaurant de Hangzhou. Tous les caciques chinois, de Chou En-Lai à Jiang Zemin, y sont passés, ainsi qu'en attestent les photos sur les murs. Un décor de palais, un menu de seigneur aux noms évocateurs: poulet vagabond drapé dans sa feuille de lotus, anguille braisée aux pousses de bambou, poisson du lac de l'Ouest à la sauce vinaigrée... Compter un minimum de 30€ par personne.

    A Yangzhou: Fuchunchashe, 35, Desheng Qiao, Guoqing Lu, Yangzhou Réputé pour son «banquet des trois têtes» (qui doit être réservé à l'avance): tête de carpe, tête de porc (entière et désossée), tête de lion (en fait, des boulettes de viande farcies). Entre 20 et 60 €, selon les plats commandés.

    Ne pas manquer

    A Hangzhou: la rue piétonne Qinghefang Gujie offre une promenade dépaysante: théâtre à l'ancienne et camelots en tout genre. Il faut absolument y visiter le musée de la Médecine chinoise Hu Qingyu Tang, magnifique établissement toujours en activité (pharmacie et dispensaire). Les remèdes chinois ne laissent pas d'étonner: vers à soie séchés pour décoction et présentés comme des confiseries en boîte, racines de ginseng pouvant atteindre 1 000€ l'unité, pour les notables chinois à libido déclinante...

    A Suzhou: le jardin du Maître des filets, archétype du jardin à la chinoise: étang central, ponts, canaux, pavillons, paravents. Le tout harmonieusement disposé dans un espace retreint.

    Que rapporter?

    De Hangzhou: Au musée du Thé, où est retracée l'histoire de cette feuille, on trouve toutes les variétés possibles de thé, dont le fameux longjing (puits du dragon), ainsi que les accessoires nécessaires au rituel chinois de la dégustation.

    LIRE AUSSI :

    » Sur les traces de Marco Polo

    » 1 - Venise, la jeunesse et la genèse

    » 2- Quête en Terre sainte

    » 3 - À travers la Perse

    » 4 - Boukhara et Samarkand, cités mythiques

    » 6 - Dans le Far West chinois

    http://www.lefigaro.fr/voyages/2010/08/21/03007-20100821ARTFIG00087-une-chine-de-carte-postale.php

     

  • Les écrivains voyageurs 3. Joseph Kessel, le moujik de la NRF

    Né en Argentine, il grandit dans l'Oural avant de rejoindre Paris. Il devient. écrivain à la Nouvelle Revue française, parcourt le monde pour «France Soir» et bâtit sa légende à force de livres éblouissants et de verres broyés entre les dents

     

    C'est un Kessel étonnamment sobre, indifférent aux oeillades des jolies inconnues sur le pont de l'«Astu-rias», qui vogue vers Buenos Aires ce 12 août 1937. Jean Mermoz est mort huit mois plus tôt. La jeune gloire de l'Aéropostale, disparu au large de Dakar aux manettes de la «Croix-du-Sud», était son ami, son frère. Joseph Kessel, polygame sentimental, le coeur ouvert à toutes les aventures, place au plus haut la camaraderie virile et l'amitié. En guise d'adieu au disparu, il va écrire un livre. Tout au long de la traversée, on le voit sous la Voie lactée, crinière au vent, se recueillir sur cet océan que l'ami, le frère, tant de fois, a survolé.

    Comme à son habitude, Joseph Kessel a vu les choses en grand. Son enquête sur Mermoz et «sa cohorte ailée» fera l'objet d'une série d'articles dans «France-Soir». La biographie sera publiée par Gallimard. Au Kessel de la fin des années 1930, au romancier de «la Steppe rouge» et de «Belle de jour», au grand reporter, auteur d'articles retentissants sur le trafic d'esclaves en mer Rouge, au prince noctambule des cabarets russes parisiens déterminé à «faire de civique jour un dimanche» et qui, au petit matin, signe en titubant des chèques en blanc pour payer la vodka et tous les verres fracassés, à cet homme-là, on ne refuse rien. Il est déjà, à l'aube de ses 40 ans, l'Homo kesselianus qu'André Chamson accueillera en ces termes en 1962 à l'Académie française. En attendant, le voici qui aborde après trois semaines de traversée la terre de Mermoz - en ce temps-là, seul le courrier franchit par avion les océans. Des journalistes l'attendent à hôtel, pressés de célébrer comme il se doit le retour au pays du «juif argentin». Car Kessel a vu le jour non loin d'ici, dans la pampa. Le 10 février 1898, à Clara, dans une colonie agricole de Mosesville, peuplée d'émigrés des ghettos de Russie, naissait Joseph-Elie. Sur les bords du Tigre, là où les eaux du Panama rejoignent celles de l'Uruguay, là où Mermoz se baignait à la saison chaude, «Jef» Kessel sait que sa famille avait embarqué un jour pour la Russie et qu'il avait failli mourir de dysenterie au cours de ce périple de 18 000 kilomètres. Au beau milieu de l'Atlantique, ni son père médecin ni l'infirmier de bord ne savaient que faire pour sauver la vie de la petite chose famélique qui dépérissait dans les bras de Raïssa, sa mère, paniquée, épuisée au sixième mois de sa deuxième grossesse. Le capitaine avait prévu de jeter le peut corps par-dessus bord.

    Quarante ans plus tard, Joseph Kessel n'oublie pas qu'il doit la vie à une jeune émigrante italienne qui proposa de nourrir au sein, en même temps que son propre enfant, un bébé squelettique qu'elle ne reverrait pas. Les Kessel s'installeront donc avec leur Yossienka (petit Joseph adoré) à Orenbourg, dans l'Oural. Les premières années du garçon seront bercées par le tintinnabulement des caravanes afghanes venues se ravitailler à la maison Lesk, épicerie pour nomades impeccablement tenue par Anton, le grand-père maternel. Puis ils émigrent en France. Cette enfance errante fera de lui un vagabond intraitable.

    Mais pour l'heure, l'écrivain a rejoint Marcel Reine, autre figure de l'Aéropostale, pour refaire après Mermoz la traversée de la meurtrière cordillère des Andes, «cette chevauchée de neige et déglace, cette fureur pétrifiée dans un éternel assaut». Sur un authentique vieux zinc des débuts de la ligne, un Latécoère-28, les deux pèlerins volent jusqu'en Patagonie, bravant les vents des Andes et provoquant le destin - un atterrissage forcé est souvent fatal. Quelques archanges intrépides morts pour l'Aéropostale passent dans son beau roman sur Mermoz.

    Des bateaux, Kessel en a pris bien d'autres avant l'«Asturias». «A moi venaient les mers de Chine, l'océan Indien, la mer Rouge et toutes leurs escales», écrira-t-il. Embarquer le 10 novembre 1918, à 20 ans, à bord du «Président-Grant» à destination de New York, fut sa première échappée vers un glorieux destin. Ce jour-là, la France fête une victoire à laquelle l'adolescent, qui sera toute sa vie «pressé d'avoir peur», a participé de justesse: son jeune âge ne l'a pas autorisé à s'engager dans l'aviation avant 1917. Dans l'escadrille S.29 qui lui inspirera «l'Equipage», premier roman à la gloire des mess enfumés et de la fraternité d'armes, il s'est découvert une fascination pour la guerre et un «attrait morbide pour la violence élémentaire des instincts». Afin de goûter davantage encore cette drogue dure, il rejoint les volontaires du «Président-Grant» pour une improbable mission de «soutien» aux forces blanches de Sibérie mobilisées contre l'Armée rouge naissante. C'est Corto Maltese à Vladivostok. Dans une invraisemblable pagaille qui comble son désir de chaos, des soldats des quatre coins du monde se demandent ce qu'ils font là, chaque nation ayant envoyé ses représentants dans l'affolement collectif. A l'Aquarium, on trinque à la russe au bras des entraîneuses, et les verres de vodka vides explosent sur le sol. Kessel fera sienne la bizarrerie locale.

    Cette guerre finie, il va en trouver d'autres. Justement, l'Irlande gronde. L'insurrection contre la Couronne d'Angleterre devient sanglante et c'est bientôt pour «la Liberté», un des grands journaux français, qu'il met le cap sur Londres. Arrêté par les Anglais pour activité terroriste, le maire de Cork, embastillé à Brixton, refuse d'être jugé par ces «étrangers». Fasciné par «la foi la plus ardente» des sinn-feiners, Joseph Kessel raconte à ses lecteurs qui sont vraiment les hommes invisibles de l'IRA. La France aimait l'écrivain, elle se passionne pour le journaliste. Dix articles, et sa réputation de grand reporter est faite. Il a 22 ans.

    Un autre bateau, pour la Russie soviétique cette fois. Joseph Kessel en rapporte une série d'articles sur la face cachée du bolchevisme et la «boue sanglante» de sa police secrète, la Tcheka, qui recrute parmi les illettrés et les repris de justice. Pour «la Revue de France i>, férocement anticommuniste, il signe un article mémorable intitulé «Silhouette de la Tcheka», fusillant Trotski d'une formule: «bourreau hors cadre». «Le Caveau n° 7», une nouvelle publiée au Mercure de France, achève de discréditer un régime qui transforme en monstres des hommes qui rêvaient d'égalité. Gaston Gallimard, directeur de la maison d'édition la Nouvelle Revue française, le remarque et lui demande un roman. «La Steppe rouge» sera publié en novembre 1922, sept nouvelles glaçantes sur la banalité du mal. Si Paul Valéry admire son talent pour traduire «l'épouvante et l'angoisse tontes mies et toute la force d'une vérité actuelle et incroyable», Paulhan et Rivière regardent de haut ce moujik échevelé qui considère que le sang et la misère sont le lot de la plupart des hommes. Qu'importe, Kessel est chez lui à la NRF.

    Kessel est désormais partout où l'Histoire bascule. Et quand il n'y est pas, c'est elle qui vient à lui. Elle se présente en 1926 sous les traits d'un certain Haïm Weizmann, qui, à la mort de Theodor Herzl, a repris le flambeau du sionisme mondial. Celui qui sera un jour le premier président de l'Etat d'lsraël veut entraîner à Jaffa le grand Kessel, qui n'est pas très motivé. Le sionisme? Chimère attendrissante. Rêve sans lendemain de rescapés des pogroms russes. Le plus sage, pense-t-il, est que les juifs s'intègrent dans leurs pays d'accueil. Mais la passerelle du «Champollion» à peine franchie, Kessel, d'abord meurtri par le spectacle de ces pionniers en haillons, est ému par le chant d'un rabbin. Puis la joie intranquille du sionisme le gagne quand il découvre Tel-Aviv la fragile, où des préfabriqués s'alignent et buttent au pied des dunes de sable - à vaincre elles aussi. La vallée de Jezréel, ancien marécage infecté de malaria transformé en jardin fécond, achève de conquérir un homme conscient que «le plus petit brin d'herbe vous met l'âme à l'envers».

    Israël ne se fera plus sans Kessel. Jef a trouvé sa «Terre d'amour» et lui restera fidèle quand elle sera terre de feu. Pour «France- Soir» il reviendra, le 14 mai 1948. A la douane de Haïfa, un jeune garçon apposera en caractères hébraïques sur son passeport avec un tendre sourire le visa n° 1 d'un Etat qui n'a même pas un jour, événement dont il fera le récit pour le quotidien parisien dans un article de une éblouissant entré depuis dans les annales de la presse. Sa signature sera si fortement liée à «France-Soir» et à son directeur, le légendaire Pierre Lazareff, que ce dernier demandera qu'on aille débusquer «le vieux lion» dans sa retraite d'Avernes pour écrire sa nécrologie, le jour venu.

    Jef Kessel, qui disposait à «France-Soir» d'un crédit illimité pour parcourir le monde, était capable de faire grimper sur son seul nom les ventes d'un numéro de 100 000 exemplaires. Mais malgré cette ahurissante popularité, il faisait volontiers une brève non signée sur un incendie de poubelle au coin de la rue. Lui qui couvrira la Seconde Guerre mondiale et écrira avec son neveu Maurice Druon «le Chant des partisans»; lui qui à Londres promettra à de Gaulle un grand livre sur «l'Armée des ombres» ne sombra pas dans l'arrogance - sans doute s'adressait-il trop de reproches pour être vaniteux.

    Car l'auteur du «Lion», livre vingt fois réédité en cinquante ans, perçu comme un demi-dieu, était miné par de puissants remords. Jamais il se s'est pardonné de n'avoir pas senti le désarroi de son jeune frère, Lazare, mort suicidé l'année de ses 20 ans, ni d'avoir trouvé sa mère mourante, boulevard Brune, l'hiver 1956, alors qu'il rentrait d'un interminable périple afghan. Rassemblant ses dernières forces, Raïssa Kessel s'était accrochée à la vie dans l'unique espoir d'embrasser une dernière fois l'éternel absent. Ce souvenir-là aussi brouillerait plus d'une fois ses yeux gris. Mais son tourment le plus lancinant fut d'avoir négligé Sandi, son premier grand amour, son coup de foudre en mer de Chine, sur un bateau, encore, que les amis du couple appelaient parfois «la sainte», tant elle pardonnait tout à son chien fou de mari, ses absences et ses nuits dans d'autres alcôves. De son vrai nom Nadia-Alexandra Polizu-Michsunesti, Sandi la Roumaine fut toute sa courte vie subjuguée par son Jef et accepta les sacrifices qu'exigeait l'amour pour un homme qui s'était juré de ne jamais rien se refuser.

    Kessel aima passionnément sa «Sandinette» jusqu'à embrasser chaque soir un petit portrait d'elle soigneusement glissé dans ses bagages aux heures du départ. Mais au cours des longs mois où Sandi s'éteindra lentement au sanatorium de Davos, son héros préférera souvent aux visites à la malade les nuits tsiganes du Caveau caucasien ou l'oubli de soi dans une guerre lointaine. Les regrets seront terribles. Trente ans plus tard, il verra dans la déchéance alcoolisée de son autre amour, sa femme, la tumultueuse Michèle, la punition de tous ces manquements. Et nul ne sait s'il fit le lien entre le désespoir inguérissable de la belle Irlandaise et le refus de son mari de; lui donner ce qu'elle désirait de toute son âme: un enfant.

    Superstitieux - pas un voyage sans prononcer le salvateur «Dobri tchass zbogom»«Que l'heure soit favorable et que Dieu nous protège.» , persuadé que tout bonheur se paie d'un chagrin et chaque rire d'une larme, il puisera dans tous ses remords d'admirables pages du «Tour du malheur», le plus tolstoïen de ses livres. Son ami Yves Courrière parlera du «vide affreux de son mie qu'il devait remplir à tout prix». Pour s'étourdir à ce point, il lui fallait bien trois patries.

    Attaché à la France qui l'avait sauvé, puis à Israël qu'il fallait aider à vivre, Kessel sera ensorcelé par l'Afghanistan, découvert sur le tard. Avec une énergie intacte, à peine altérée par soixante ans de cavale et d'embardées alcoolisées, il s'enfonce jusqu'aux confins russo-afghans pour en humer les parfums, si proches de l'Oural de son enfance. C'est par l'image que cet écrivain décide de faire aimer cette terre encore inconnue. Cette fois encore, il voit grand et rêve d'un film. Il a déjà le titre: «la Passe du diable». Derrière la caméra, le jeune chef opérateur débutant s'appelle Pierre Schoendoerffer. Un jeu cruel, le bouzkachi, où les meilleurs cavaliers du pays se disputent avec sauvagerie la dépouille d'un bouc remplie d'eau et de sable, sert de prétexte à montrer du pays. A la tombée de la nuit, l'équipe de jeunes cinéastes découvre avec stupéfaction l'attaché-case usé de Kessel: un bar miniature dont l'académicien fait un usage immodéré, devant les «frères» afghans scandalisés. Car Kessel fut toute sa vie un bad boy incontrôlable, qui broyait ses verres de vodka avec les dents dans toutes les tavernes du monde comme dans les très sélectes réceptions chez Gallimard, devant la femme de Gaston tétanisée par ce Capitaine Fracasse - c'est ainsi qu'on l'appelait du côté de Montmartre - en train de croquer le cristal familial avec aplomb.

    «La Passe du diable» fut occulté par la guerre d'Algérie. En revanche, «les Cavaliers» fut salué comme un chef d'oeuvre, ce qui lui vaudra lors d'un retour à Kaboul une standing ovation des moudjahidin reconnaissants. L'écrivain glissa son testament d'homme et de voyageur dans cette bible ethnologique, qui continue d'influencer les grands reporters de la presse écrite à l'heure du bouquet satellite et des tour-opérateurs. Mais cette passion afghane, qui remplirait à elle seule la vie d'un honnête homme, fut presque un détail dans l'existence de ce géant hyperactif. Il faudra d'ailleurs à son amiYves Courrière, qui fit pour Kessel ce que Kessel avait fait pour Mermoz, pas moins de mille pages intenses pour faire le tour de l'Homo kesselianus.

    «Le Tour du malheur», tomes 1 et 2 Folio
    «Mermoz», Folio.«Les Coeurs purs», Folio
    «Nuits de prince», Folio«Le Lion», Folio
    «La Passante du Sans-Souci», Folio.
    «Le Petit Ane blanc», Folio
    «Les Cavaliers», Folio.
    «Terre d'amour et de feu», 10/18.
    «Joseph Kessel ou Sur la piste du lion», par Yves Courrière, Plon.
    «Kessel. Le nomade éternel», par Olivier Weber, Arthaud.

    Né en 1898 à Clara, dans la pampa argentine, Joseph Kessel fut grand reporter pour "France-Soir". Il est l'auteur d'une soixantaine de romans, de nouvelles et de récits. En 1962, il est élu à l'Académie française au siège du Duc de la Force. Il meurt en juillet 1979 devant le journal télévisé, après avoir allumé sa dernière cigarette.



    Anne Crignon

    Le Nouvel Observateur - 2229 - 26/07/2007


    Source:http://livres.nouvelobs.com/p2229/a350688.html

  • ”Jamais sans ma fille”

    Vers la liberté: la fille de "Jamais sans ma fille" raconte son histoire

    Par L'Express, publié le 11/09/2013 à  12:22, mis à jour à  12:28

    Vers la liberté: la fille de "Jamais sans ma fille" raconte son histoire

    Dans 'Vers la liberté', Mahtob Mahmoody (à gauche), la fille de 'Jamais sans ma fille', raconte son histoire, cette fois de son point de vue. À droite, sa mère, Betty.

     

    Éditions Gawsewitch/Balland


    En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/vers-la-liberte-la-fille-de-jamais-sans-ma-fille-raconte-son-histoire_1280396.html#Uq6xMsu3xB3WeLHP.99

     

    Mahtob Mahmoody, la fille de Jamais sans ma fille, raconte sa vie après la fuite d'Iran dans Vers la liberté. L'Express vous propose de découvrir le premier chapitre du livre. 


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    1988. Betty Mahmoody écrit Jamais sans ma fille. Résultat: un best-seller mondial, un succès fou en France avec trois millions d'exemplaires vendus. Forcément, l'histoire est portée sur grand écran (avec Sally Field et Alfred Molina), le film est sacré aux Oscars. 25 ans plus tard, la fille de Betty, Mahtob Mahmoody, se décide à écrire sa version des faits. 

    Sans surprise, Vers la liberté reprend donc la vie de la jeune Mahtob, 4 ans, dont le père -un médecin iranien installé depuis plusieurs années aux États-Unis, et la mère -une américaine- décident de partir en Iran pour les vacances. Une fois sur place, le cauchemar commence: le père révèle la véritable raison de ce voyage: "Maintenant, vous êtes dans mon pays. Vous devrez respecter mes règles. Vous resterez ici jusqu'à la mort". Pendant un an et demi, la fillette et sa mère seront retenus prisonnières, subissant les coups et la folie d'un père. Elles finiront par s'évader


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    Si Vers la liberté livre un nouveau regard sur cette folle histoire, celui de la fille, c'est aussi l'occasion pour Mahtob de raconter sa vie après leur fuite d'Iran: la peur de l'enlèvement, les noms d'emprunts, l'ombre menaçante (un renard) et les menaces de son père puis la célébrité de sa mère, les trahisons, la haine et les cauchemars (toujours le renard)... La force de l'espérance, aussi. Page après page, Mahtob Mahmoody décrit comment elle est parvenue à surmonter la haine de son père, à lui pardonner et à accepter sa culture perse. 

    Ci-dessous, l'extrait du premier chapitre de Vers la liberté

    TRENTE-DEUX déménagements en autant d'années. Cette dernière transition a peut-être été la plus joyeuse de toutes. Pour la première fois, je suis propriétaire. Je prends racine, je me suis décidée à rester en place... au moins plus longtemps que d'habitude... je l'espère. Assise dans mon solarium, je me prélasse dans la lumière qui entre à flots par les fenêtres. Réchauffant mes mains autour d'un mug de mon café Berres Brothers préféré, éclairci de lait, je m'interroge: Comment puis-je être aussi heureuse? 

    Ma vie a été plus mouvementée ces derniers mois. Il y a des moments où le travail et le quotidien valsent avec une telle frénésie qu'essayer de garder le rythme m'étourdit. C'est généralement au cours de ces périodes que mes cauchemars disparus refont surface. Le renard qui me pourchassait pendant mon enfance s'est volatilisé, mais le sentiment familier d'appréhension s'offre de temps à autre une petite visite nocturne. Malgré tout, là, c'est un instant de paix que je goûte. 

    Dehors les oiseaux chantent pour me remercier d'avoir récemment suspendu des mangeoires débordantes de graines. Le printemps est magnifique dans le Michigan. La neige adisparu pour dévoiler une couverture de terre d'un brun mat, teintée de mèches d'un vert jaunâtre. Près de moi, au boutdu canapé, une petite table resplendit sous l'amoncellement de colifichets de Norouz, le Nouvel An perse. Le Haft Sîn -littéralement les sept objets dont le nom commence par "s" et qu'on dispose sur une table- sert de carte de la sagesse ancestrale destinée à guider lors du passage d'une année à l'autre. La purification est la principale tâche de Norouz. Purifier sonâme de toute négativité; purifier son corps et même purifier son foyer.  

    Tout en sirotant mon café, je suis prise d'un élan ambitieux. Je ne sais si c'est lié à ce babillage de nettoyage de printemps oubien si c'est la proximité du Haft Sîn, mais aujourd'hui, c'est décidé, je m'attaque aux derniers cartons étiquetés "divers" entreposés au sous-sol. Trois mois que j'ignore ce fouillis bien caché, ça suffit. 

    En descendant l'escalier qui mène au niveau inférieur, je suis plus que ravie de me sentir propriétaire de ces marches couvertes de moquette douce. Dans la pièce vide qui deviendra un jour un bureau, je m'attarde devant la baie vitrée coulissante et examine attentivement la bande de terre presque inoccupée bordant mon patio. Les premières pointes de tulipes et de jonquilles poussent leurs têtes au travers du sol à demi gelé.Les buissons de lilas sont encore nus. J'ai hâte de remplir cet espace de fleurs et d'herbes, peut-être même de quelques plants de tomates. Cela attendra cependant un autre jour. 

    Au fond du sous-sol, une porte, bien trop facile à fermer puis à oublier, donne sur une partie inachevée de la maison, l'endroit idéal où cacher tout un fouillis. Avant même de pousser la porte, un soupir m'échappe. Il n'y a pas tant de cartons que ça à vider, me dis-je en entrant. Je me sentirai mieux une fois que ce sera fait

    Mon poste de travail m'attend. Il y a même un carton à l'extrémité de la table pliante, je n'ai qu'à l'ouvrir. Prenant le couteau posé à côté, je me lance. Le dessus du carton est rempli de papier journal chiffonné que je parcours rapidement en quête de mots croisés non résolus. N'en trouvant pas, je balance les feuilles dans la poubelle sous la table. O.K., voyons ça. Qu'avons-nous là-dedans? Le terme "divers" convient tout à fait: des lettres, des coupures de journaux, des photos, des souches de billets, le porte-clés rouge que j'ai gagné au concours de Jeunes Talents du lycée -objets divers, rassemblés sans cohérence, choses sans ou de peu de valeur autre que celle de l'attachement sentimental. Voilà pourquoi il est si difficilede vider ces cartons. Ils sont emplis de vestiges de mon passé qui ne s'intègrent pas vraiment à mon présent mais dont je ne peux me résoudre à me défaire. Je progresse en creusant au travers des couches successives, repérant des souvenirs qui couvrent ma vie passée, et je me rends compte que ça ne va pas être une affaire rapide. Je vais avoir besoin d'un fauteuil confortable et d'une autre tasse de café. Le carton posé sur la hanche, j'éteins la lumière, ferme la porte et me replie dans le solarium. 

    La première chose qui attire mon attention est un album photo. Sa couverture bleu foncé est imprimée d'une poignée d'étoiles et d'un croissant de lune jaune... parce que "Mahtob signifie clair de lune." Un sourire étire les commissures de mes lèvres au souvenir de mes amis me taquinant à ce sujet. Maman m'avait offert cet album pour rire, des années plus tôt. Au moment où je le sors du carton, une enveloppe s'en échappe, et mon esprit dérive des années en arrière jusqu'à ce jour où, pour la dernière fois, j'ai tenté d'achever cet album. 

    Je travaillais comme responsable des relations avec la collectivité pour un organisme de santé mentale du Michigan. J'aimais mon travail, mes collègues, ma ville, mon groupe d'amis excentriques. La vie était belle... incroyablement trépidante. Pourtant, je savais que vivre trop de bonnes choses pouvait parfois être insupportable. Aussi, quand l'occasion s'était présentée de quitter la ville pour un long week-end, je l'avais saisie et, sur un coup de tête, en préparant mon sac,j'y avais jeté cet album et une enveloppe pleine de photos. Pendant le vol, je m'étais affairée à transférer le paquet de photos dans l'album en me demandant pour quelle raison je ne parvenais pas à trouver cinq minutes chez moi pourcette petite tâche. Pourquoi devais-je traverser le pays avec ces photos pour réussir à les ranger dans l'album? La vie devait-elle vraiment être aussi trépidante?  

    Instinctivement, je jetais un oeil au dos des photos avant de les glisser dans les feuilles plastifiées libres de l'album. Le renard n'habitait plus mes rêves d'adulte, mais l'habitude deguetter son retour faisait partie de moi au même titre que la respiration. C'était une habitude inconsciente issue de toute une existence d'hypervigilance.  

    Depuis quelques années, maman, sentimentale jusqu'à la moelle, m'avait transmis de grosses quantités d'héritages familiaux. À chacune de ses visites, elle apportait une voiture entière de trésors de divers aspects de mon héritage -le rocking-chair de sa grand-mère... les tapis persans qui avaient rempli la maison de mon enfance... une peinture à l'huile qui avait appartenu à mon père avant que mes parents se rencontrent... le délicat service à thé iranien dont nous avions utilisé, chaque année, les soucoupes bordées d'or pour présenter les sept objets du Haft Sîn; des cartons remplis detoute une existence de photos en vrac... Au verso des photos qui marquent les premiers mois de mon existence se trouve le dessin d'un renard bondissant effrontément -le même renard que dans mes rêves. Ce n'est que sa silhouette imprimée enrouge, mais la ressemblance est manifeste. Il bondit, les pattes étirées, les oreilles en arrière, la queue allongée derrière lui, clairement à la poursuite d'une proie. Sous le dessin, en lettres majuscules, est écrit FOX PHOTO. 

    Les photos que je tenais étaient plus récentes. Elles n'avaient pas été développées chez Fox Photo. Il n'y aurait pas de prédateur sur leur verso et, pourtant, sans réfléchir, je vérifiai malgré tout. Ce n'est pas une coïncidence si cette image est celle que mon esprit a capturée pour symboliser mon père. Il était, après tout, le photographe de la famille et j'étais son modèle préféré. Les cartons et les albums qui ont fini par atterrir aujourd'hui dans ma maison sont les reflets de milliers d'instants figés dansle temps par l'objectif de son appareil photo. Ma vie aurait pu être si différente. Quelle personne serais-je devenue si les choses s'étaient déroulées selon les plans de mon père?  

    J'étais perdue dans mes souvenirs et le grondement des moteurs de l'avion quand la femme assise à côté de moi s'est penchée et a entamé la conversation. Je l'avais tout de suite remarquée au moment de l'embarquement. Sa présence était frappante, elle était habillée tout en noir à l'exception de ses escarpins à talons aiguilles imprimés léopard. Elle transportaitune besace disproportionnée et un chapeau de paille. Une paire de gigantesques lunettes de soleil haute coutureretenait ses courts cheveux blonds en arrière. Comme il m'arrive souvent, la conversation a rapidement dérivé versles livres et, avant que je m'en rende compte, je griffonnais ses conseils de lecture dans la marge du carnet de mots croisés du New York Times que j'avais emporté pour le voyage. Le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates, La Couleur dessentiments, L'École de détectives privés du Limpopo. Il n'a pas fallu longtemps pour que je laisse de côté l'album de photos. J'ai glissé le reste des clichés dans l'enveloppe que j'ai fourrée à l'intérieur de l'album. Cette tâche attendrait un autre jour. Je ne sais ce qu'il y a chez moi mais les gens, souvent de parfaits étrangers, ont l'habitude de m'ouvrir leur coeur. Cela fait partie de ma personnalité au moins depuis mon année de CE1. Mes amis avaient l'habitude de faire la queue à l'extrémité de la cage à poules, attendant leur tour pour venir s'asseoir sur labalançoire à côté de moi et, comme on dit dans le jargon dela psychiatrie, "exprimer leurs ressentis". Aussi peu probableque cela puisse paraître, on aurait dit qu'une bulle flottait au-dessus de ma tête avec la mention " Conseil en psychiatrie5 cents" ou que j'arborais une pancarte racoleuse autour du cou annonçant que "le docteur consultait" -dans le style du personnage de Lucy de la bande dessinée Peanuts. Il fallait aussi que cela m'arrive avec une étrangère. 

    Nous avons discuté pendant tout le vol. C'était une femme charmante, au sourire chaleureux et au regard aimable. Elle s'est avérée être agent immobilier dans une petite ville rurale près de l'endroit où j'avais grandi. Son mari et elle, me dit-elle, vivaient dans un décor pastoral paisible où elle m'invitait à venir lui rendre visite si j'avais besoin d'un refuge plus proche de chez moi. Quand l'avion a atterri, nous avions évoqué, le temps de la conversation, Le Château de verre, De l'eau pourles éléphants et Le Secret des abeilles, comme deux amies de longue date. 

    "Combien de temps dure votre escale? m'a-t-elle demandé alors que nous attendions notre tour pour nous joindre à la queue qui débarquait 

    -Environ deux heures. 

    -Bien, vous avez le temps de déjeuner alors." 

    Ce n'était pas une question. J'ai tenté de protester mais elle a insisté. Nous nous sommes dirigées vers un restaurant de fruits de mer où nous avons poursuivi notre conversation littéraire en buvant du vin et en partageant une assiette de calamars. Comme dans toute discussion, un sujet nous a menées à un autre et, de fil en aiguille, cette superbe femme a fini par me confier un épisode incroyablement douloureux de son existence. Pendant de nombreuses années, me dit-elle, elle avait porté en elle, en silence, la charge émotionnelle de cette expérience, sans même partager sa douleur avec ses plus proches amis.  

    Voyant ses yeux s'emplir de larmes, je n'ai pu m'empêcher de penser au vieux cadre noir qui était posé sur mon bureau, au travail. J'avais imprimé, sur une feuille de papier à lettres en lin couleur ivoire, les vers du Weaver's Poem. C'était, mot pour mot, le poème tel que ma chère amie, Hannah, me l'avait appris le jour de notre remise de diplôme. J'avais 18 ans etcela avait été un des jours les plus tristes de ma vie. C'étaient sans aucun doute des fils sombres que ma nouvelle amie me décrivait. Et pour chaque fil sombre, j'en suis convaincue, il y a un bienfait à trouver quelque part, visible ou pas. Je me suis demandé si elle comprenait cela. 

    "Je n'arrive pas à croire que je vous raconte tout cela, a-t-elle dit en reniflant. C'est bizarre, j'ai l'impression de vous connaître depuis des années et je me rends compte que je ne sais même pas votre nom. 

    -Je m'appelle Mahtob, ai-je répondu en souriant et entendant la main par-dessus la table. 

    -Mahtob. Quel beau nom. De quelle origine est-il? 

    -Perse 

    -Perse, comme iranien? 

    -Hmm, ai-je fait en buvant une gorgée de riesling. Monpère était originaire d'Iran. 

    - 'ai lu un livre vraiment très intéressant il y a quelques années, a-t-elle commencé et j'ai aussitôt su où cela allait nous mener. Il parlait d'une femme qui habitait dans le Michigan. Elle a épousé un Iranien. Il l'a emmenée, avec sa fille, en Iran pour voir sa famille puis il les y a séquestrées. Pour arranger les choses, c'était en temps de guerre et la ville où elles se trouvaient était bombardée. C'est une histoire vraie. Peut-on imaginer une histoire pareille? Après plusieurs tentatives et autant d'échecs, la femme a finalement réussi à s'échapper avec sa petite fille. Cette histoire était tout simplement étonnante. Il y a même eu un film. Comment s'appelait-il déjà? 

    -Jamais sans ma fille. 

    -C'est ça, Jamais sans ma fille. Vous l'avez lu? 

    -Non, répondis-je en gloussant. Je l'ai vécu!" 

    Vers la liberté, par Mahtob Mahmoody. Jean-Claude Gawsewitch, 464 p., 22,90 euros. 

     

    En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/vers-la-liberte-la-fille-de-jamais-sans-ma-fille-raconte-son-histoire_1280396.html#Uq6xMsu3xB3WeLHP.99
  • Dans ma lecture du ”Journal” d'Hélène Berr 2.

    journal.jpgPage 42, Hélène Berr évoque "J'ai pleuré en rêve" d'Henri Heine:ampuis 23 mai 2010 013.jpg

    J’ai pleuré en rêve ! je rêvais que tu étais morte ! je m’éveillai, et les larmes coulèrent de mes joues.

    J’ai pleuré en rêve ! je rêvais que tu me quittais ! je m’éveillai, et je pleurai amèrement longtemps après.

    J’ai pleuré en rêve ! je rêvais que tu m’aimais encore ! je m’éveillai, et le torrent de mes larmes coule toujours.

     

    57

    Toutes les nuits je te vois en rêve, et je te vois souriant gracieusement, et je me précipite en sanglotant à tes pieds chéris.

    Tu me regardes d’un air triste, et tu secoues ta blonde petite tête ! de tes yeux coulent les perles humides de tes larmes.

    Tu me dis tout bas un mot, et tu me donnes un bouquet de roses blanches. Je m’éveille, et le bouquet est disparu, et j’ai oublié le mot.

     

    58

    La pluie et le vent d’automne hurlent et mugissent dans la nuit ! où peut se trouver à cette heure ma pauvre, ma timide enfant ?

    Je la vois appuyée à sa fenêtre, dans sa chambrette solitaire ! les yeux remplis de larmes, elle plonge ses regards dans les ténèbres profondes.

     

    59

    Le vent d’automne secoue les arbres, la nuit est humide et froide ! enveloppé d’un manteau gris, je traverse à cheval le bois.

    Et tandis que je chevauche, mes pensées galopent devant moi ! elles me portent léger et joyeux à la maison de ma bien- aimée.

    Les chiens aboient, les valets paraissent avec des flambeaux ! je gravis l’escalier de marbre en faisant retentir mes éperons sonores.

    Dans une chambre garnie de tapis et brillamment éclairée, au milieu d’une atmosphère tiède et parfumée, ma bien-aimée m’attend. Je me précipite dans ses bras.

    Le vent murmure dans les feuilles, le chêne chuchote dans ses rameaux : « Que veux-tu, fou cavalier, avec ton rêve insensé ? »

     

    60

    Une étoile tombe de son étincelante demeure, c’est l’étoile de l’amour que je vois tomber !

    Il tombe des pommiers beaucoup de fleurs et de feuilles blanches ! les vents taquins les emportent et se jouent avec elles.

    Le cygne chante dans l’étang, il s’approche et s’éloigne du rivage, et, toujours chantant plus bas, il plonge dans sa tombe liquide.

    Tout alentour est calme et sombre ! feuilles et fleurs sont emportées ! l’étoile a tristement disparu dans sa chute, et le chant du cygne a cessé.

     

    61

    Un rêve m’a transporté dans un château gigantesque, rempli de lumières et de vapeurs magiques, et où une foule bariolée se répandait à travers le dédale des appartements. La troupe, blême, cherchait la porte de sortie en se tordant convulsivement les mains et en poussant des cris d’angoisse. Des dames et des chevaliers se voyaient dans la foule ! je me vis moi-même entraîné par la cohue.

    Cependant, tout à coup je me trouvai seul, et je me demandai comment cette multitude avait pu s’évanouir aussi promptement. Et je me mis à marcher, me précipitant à travers les salles, qui s’embrouillaient étrangement. Mes pieds étaient de plomb, une angoisse mortelle m’étreignait le cœur ! je désespérai bientôt de trouver une issue. — J’arrivai enfin à la dernière porte ! j’allais la franchir… O Dieu ! qui m’en défend le passage ?

    C’était ma bien-aimée qui se tenait devant la porte, le chagrin sur les lèvres, le souci sur le front. Je dus reculer, elle me fit signe de la main ! je ne savais si c’était un avertissement ou un reproche. Pourtant, dans ses yeux brillait un doux feu qui me fit tressaillir le cœur. Tandis qu’elle me regardait d’un air sévère et singulier, mais pourtant si plein d’amour,… je m’éveillai.

     

    62

    La nuit était froide et muette ! je parcourais lamentablement la forêt. J’ai secoué les arbres de leur sommeil, ils ont hoché la tête d’un air de compassion.

    Au carrefour sont enterrés ceux qui ont péri par le suicide ! une fleur bleue s’épanouit là ! on la nomme la fleur de l’âme damnée.

    Je m’arrêtai au carrefour et je soupirai ! la nuit était froide et muette. Au clair de la lune, se balançait lentement la fleur de l’âme damnée.

    64

    D’épaisses ténèbres m’enveloppent, depuis que la lumière de tes yeux ne m’éblouit plus, ma bien-aimée.

    Pour moi s’est éteinte la douce clarté de l’étoile d’amour ! un abîme s’ouvre à mes pieds : engloutis-moi, nuit éternelle !

     

    65

    La nuit s’étendait sur mes yeux, j’avais du plomb sur ma bouche ! le cœur et la tête engourdis, je gisais au fond de la tombe.

    Après avoir dormi, je ne puis dire pendant combien de temps, je m’éveillai, et il me sembla qu’on frappait à mon tombeau.

    — « Ne vas-tu pas te lever, Henri ? Le jour éternel luit, les morts sont ressuscités : l’éternelle félicité commence. »

    — « Mon amour je ne puis me lever car je suis toujours aveugle ! à force de pleurer, mes yeux se sont éteints. »

    — « Je veux, par mes baisers, Henri, enlever la nuit qui te couvre les yeux ! il faut que tu voies les anges et la splendeur des cieux. »

    — « Mon amour, je ne puis me lever ! la blessure qu’un mot de toi m’a faite au cœur saigne toujours. »

    — « Je pose légèrement ma main sur ton cœur, Henri ! cela ne saignera plus ! ta blessure est guérie. »

    — « Mon amour, je ne puis me lever, j’ai aussi une blessure qui saigne à la tête ! je m’y suis logé une balle de plomb lorsque tu m’as été ravie. »

    — « Avec les boucles de mes cheveux, Henri, je bouche la blessure de ta tête, et j’arrête le flot de ton sang, et je te rends la tête saine. »

    La voix priait d’une façon si charmante et si douce, que je ne pus résister ! je voulus me lever et aller vers la bien-aimée.

    Soudain mes blessures se rouvrirent, un flot de sang s’élança avec violence de ma tête et de ma poitrine, et voilà que je suis éveillé.

     

    66

    Il s’agit d’enterrer les vieilles et méchantes chansons, les lourds et tristes rêves ! allez me chercher un grand cercueil.

    J’y mettrai bien des choses, vous verrez tout à l’heure ! il faut que le cercueil soit encore plus grand que la tonne de Heidelberg.

    Allez me chercher aussi une civière de planche solides et épaisses ! il faut qu’elle soit plus longue que le pont de Mayence.

    Et amenez-moi aussi douze géants encore plus forts que le saint Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin.

    Il faut qu’ils transportent le cercueil et le jettent à la mer ! un aussi grand cercueil demande une grande fosse.

    Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances.

     

     

     

    APPENDICE


    1

    Belles et pures étoiles d’or, saluez ma bien-aimée dans son lointain pays. Dites-lui mon cœur toujours malade, ma pâleur et ma fidélité.

     

    2

    Enveloppe-moi de tes caresses, ô belle femme, bien-aimée ! Entoure-moi de tes bras et de tes jambes et de tout ton corps flexible.

    C’est ainsi que le plus beau des serpents procéda avec le bien heureux Laocoon.

     

    3

    Je ne crois pas au ciel dont parle la prêtraille ! je ne crois qu’à tes yeux qui, pour moi, sont le ciel.

    Je ne crois pas au Seigneur Dieu dont parle la prêtraille ! je ne crois qu’à ton cœur et n’ai pas d’autre Dieu.

    Je ne crois pas au Diable, à l’Enfer et à ses tourments ! je ne crois qu’à tes yeux et à ton cœur perfide.

     

    4

    Amitié, amour, pierre philosophale, j’entendais célébrer ces trois choses ! je les ai célébrées et je les ai cherchées, mais hélas ! je ne les ai jamais rencontrées.

     

    5

    Les fleurs regardent toutes vers le soleil étincelant ! tous les fleuves prennent leur course vers la mer étincelante.

    Tous les lieder vont voltigeant vers mon étincelante aimée. Emportez-lui mes larmes et mes soupirs, ô lieder tristes et dolents !

    http://fr.wikisource.org/wiki/Intermezzo_lyrique_(Heine,_Nerval)

    Pour lire le début de ce poème,cf.ci-dessous.

    Pour voir mes 2 autres notes sur ce livre:

    http://www.lauravanel-coytte.com/archive/2008/07/10/je-viens-de-commencer-helene-berr-journal.html

    http://www.lauravanel-coytte.com/archive/2008/07/10/dans-ma-lecture-du-journal-d-helene-berr.html

     

    INTERMEZZO LYRIQUE
    (1822 - 1823)
    traduction de Gérard de Nerval

     

    Ma misère et mes doléances, je les ai mises dans ce livre ! et lorsque tu l’as ouvert, tu as pu lire dans mon cœur.

     

     

     

    PROLOGUE

     

    Il y avait une fois un chevalier qui était taciturne et sombre ! ses joues creuses avaient le blanc de la neige. Il errait çà et là d’un pas chancelante perdu en de vagues rêves. On eût dit qu’il était de bois, tant il était lourd et gauche ! les fleurettes et les fillettes se mettaient à rire sans bruit quand il passait près d’elles, trébuchant à chaque pas.

    Souvent il se retirait dans le coin le plus sombre de sa demeure, dissimulé aux yeux des hommes. Alors il étendait les bras, comme mû d’un désir qu’il n’exprimait jamais. Mais à minuit on entendait un chant étrange, et à sa porte quelqu’un frappait.

    La bien-aimée entrait, dans le doux bruissement de sa robe blanche comme l’écume ! elle brille et rayonne comme une jeune rose. Son voile est brodé de diamants et ses boucles dorées lui font une tuniques Ses yeux ont une douce puissance. — Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.

    Le chevalier l’enlace avec la force de l’amour. Lui qui semblait de bois, le voilà qui s’enflamme. Ses joues pâles se colorent de pourpre ! il sort de son rêve ! il s’émancipe, lui, le timide. Mais elle, espiègle et mutine, lui couvre gentiment la tête avec son voile blanc broché de diamants.

    Tout-à-coup, le chevalier est transporté au fond des ondes, dans un palais de cristal. Il regarde, les yeux à demi aveuglés par la lumière qui l’inonde. L’ondine le presse sur son cœur ! il est l’époux, elle est l’épouse, et ses compagnes jouent de la cithare.

    Elles jouent et elles chantent un air mélodieux, tandis qu’elles tournent en cadence. Le chevalier est sur le point de défaillir ! plus étroitement encore il enlace son aimée. Mais voilà que les feux s’éteignent. Le chevalier se retrouve chez lui tout seul, dans sa pauvre petite chambre de poète.

     

    1

    Au splendide mois de mai, alors que tous les bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur.

    Au splendide mois de mai, alors que tous les oiseaux commençaient à chanter, j’ai confessé à ma toute belle mes vœux et mes tendres désirs.

     

    2

    De mes larmes naît une multitude de fleurs brillantes, et mes soupirs deviennent un chœur de rossignols.

    Et si tu veux m’aimer, petite, toutes ces fleurs sont à toi, et devant ta fenêtre retentira le chant des rossignols.

     

    3

    Roses, lis, colombes, soleil, autrefois j’aimais tout cela avec délices ! maintenant je ne l’aime plus, je n’aime que toi, source de tout amour, et qui es à la fois pour moi la rose, le lis, la colombe et le soleil.

     

    4

    Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur, et, quand je baise ta bouche, je me sens guéri tout à fait.

    Si je m’appuie sur ton sein, une joie céleste plane au-dessus de moi ! pourtant, si tu dis : Je t’aime ! soudain je pleure amèrement.

     

    5

    Ta figure si chére et si belle, récemment je l’ai vue en rêve ! elle est si douce, si semblable à celle des anges, et cependant, si pâle, si pâle de douleur !

    Et ce sont seulement tes lèvres qui sont rouges ! mais bientôt la blême mort les baisera, et la clarté du ciel qui sort de tes yeux purs, s’évanouira.

     

    6

    Appuie ta joue sur ma joue, afin que nos pleurs se confondent ! presse ton cœur contre mon cœur, pour qu’ils ne brûlent que d’une seule flamme.

    Et quand dans cette grande flamme coulera le torrent de nos larmes, et que mon bras t’étreindra avec force, alors je mourrai de bonheur dans un transport d’amour.

     

    7

    Je voudrais plonger mon âme dans le calice d’un lis blanc ! le lis blanc doit alors soupirer une chanson pour ma bien-aimée.

    La chanson doit trembler et frissonner comme le baiser que m’ont donné autrefois ses lèvres dans une heure mystérieuse et tendre.

     

    8

    Là-haut, depuis des milliers d’années, se tiennent immobiles les étoiles, et elles se regardent avec un douloureux amour.

    Elles parlent une langue fort riche et fort belle ! pourtant aucun philologue ne saurait comprendre cette langue.

    Moi, je l’ai apprise, et je ne l’oublierai jamais ! le visage de ma bien-aimée m’a servi de grammaire.

     

    9

    Sur l’aile de mes chants je te transporterai ! je te transporterai jusqu’aux rives du Gange ! là, je sais un endroit délicieux.

    Là fleurit un jardin embaumé sous les calmes rayons de la lune ! les fleurs du lotus attendent leur chère petite sœur.

    Les hyacinthes rient et jasent entre elles, et clignotent du regard avec les étoiles ! les roses se content à l’oreille des propos parfumés.

    Les timides et bondissantes gazelles s’approchent et écoutent, et, dans le lointain, bruissent les eaux solennelles du fleuve sacré.

    Là, nous nous étendrons sous les palmiers dont l’ombre nous versera des rêves d’une béatitude céleste.

     

    10

    Le lotus ne peut supporter la splendeur du soleil, et, la tête penchée, il attend, en rêvant, la nuit.

    La lune, qui est son amante, l’éveille avec sa lumière, et il lui dévoile amoureusement son doux visage de fleur.

    Il regarde, rougit et brille, et se dresse muet dans l’air ! il soupire, pleure et tressaille d’amour et d’angoisse d’amour.

     

    11

    Dans les eaux du Rhin, le saint fleuve, se joue, avec son rend dôme, la grande, la sainte Cologne.

    Dans le dôme est une figure peinte sur cuir doré ! sur le désert de ma vie elle a doucement rayonné.

    Des fleurs et des anges flottent au-dessus de Notre-Dame ! les yeux, les lèvres, les joues ressemblent à ceux de ma bien-aimée.

     

    12

    Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas ! ce n’est pas cela qui me chagrine ! cependant, pourvu que je puisse regarder tes yeux, je suis content comme un roi.

    Tu vas me haïr, tu me hais ! ta bouche rose me le dit. Tends ta bouche rose à mon baiser, et je serai consolé.

     

    13

    Oh ! ne jure pas, et embrasse-moi seulement ! je ne crois pas aux serments des femmes. Ta parole est douce, mais plus doux encore est le baiser que je t’ai ravi. Je te possède, et je crois que la parole n’est qu’un souffle vain.

    Oh ! jure, ma bien-aimée, jure toujours ! je te crois sur un seul mot. Je me laisse tomber sur ton sein, et je crois que je suis bien heureux ! je crois, ma bien-aimée, que tu m’aimeras éternellement et plus longtemps encore.

     

    14

    Sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus beaux canzones ! sur la petite bouche de ma bien-aimée j’ai fait les meilleurs terzines ! sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus magnifiques stances. Et si ma bien-aimée avait un cœur, je lui ferais sur son cœur quelque beau sonnet.

     

    15

    Le monde est stupide, le monde est aveugle ! il devient tous les jours plus absurde : il dit de toi, ma belle petite, que tu n’as pas un bon caractère.

    Le monde est stupide, le monde est aveugle ! et il te méconnaîtra toujours : il ne sait pas combien tes étreintes font frémir de bonheur et combien tes baisers sont brûlants.

     

    16

    Ma bien-aimée, il faut que tu me le dises aujourd’hui ! es-tu une de ces visions qui, aux jours étouffants de l’été, sortent du cerveau du poète ?

    Mais non : une si jolie petite bouche, des yeux si enchanteurs, une si belle, si aimable enfant, un poète ne crée pas cela.

    Des basilics et des vampires, des dragons et des monstres, tout ces vilains animaux fabuleux, l’imagination du poète les crée.

    Mais toi, et ta malice, et ton gracieux visage, et tes perfides et doux regards, le ponte ne crée pas cela.

     

    17

    Comme Vénus sortant des ondes écumeuses, ma bien-aimée rayonne dans tout l’éclat de sa beauté, car c’est aujourd’hui son jour de noces.

    Mon cœur, mon cœur, toi qui es si patient, ne lui garde pas rancune de cette trahison ! supporte la douleur, supporte et excuse, quelque chose que la chère folle ait faite.

     

    18

    Je ne t’en veux pas ! et si mon cœur se brise, bien-aimée que j’ai perdue pour toujours, je ne t’en veux pas ! Tu brilles de tout l’éclat de la parure nuptiale, mais aucun rayon de tes diamants ne tombe dans la nuit de ton cœur.

    Je le sais depuis longtemps. Je t’ai vue naguère en rêve, et j’ai vu la nuit qui remplit ton âme et les vipères qui serpentent dans cette nuit. J’ai vu, ma bien-aimée, combien au fond tu es malheureuse.

     

    19

    Oui tu es malheureuse, et je ne t’en veux pas ! ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux tous les deux. Jusqu’à ce que la mort brise notre cœur, ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux.

    Je vois bien la moquerie qui voltige autour de tes lèvres, je vois l’éclat insolent de tes yeux, je vois l’orgueil qui gonfle ton sein, et pourtant je dis : Tu es aussi misérable que moi-même.

    Une invisible souffrance fait palpiter tes lèvres, une larme cachée ternit l’éclat de tes yeux, une plaie secrète ronge ton sein orgueilleux ! ma chère bien-aimée, nous devons être misérables tous les deux.

     

    20

    C’est un chant de flûtes et de violons, mêlé à des éclats de trompettes. La bien-aimée de mon cœur danse la danse nuptiale.

    C’est une sonnerie de timbales, un ronflement de chalumeaux, cependant que les bons petits anges ont des sanglots et des soupirs.

     

    21

    Tu as donc entièrement oublié que bien longtemps j’ai possédé ton cœur, ton petit cœur, si doux, si faux et si mignon, que rien au monde ne peut être plus mignon et plus faux ?

    Tu as donc oublié l’amour et le chagrin qui me serraient à la fois le cœur ?. .. Je ne sais pas si l’amour était plus grand que le chagrin, je sais qu’ils étaient suffisamment grands tous les deux.

     

    22

    Et si les fleurs, les bonnes petites, savaient combien mon cœur est profondément blessé, elles verseraient dans ma plaie le baume de leurs parfums.

    Et si les rossignols savaient combien je suis triste et malade, ils feraient entendre un chant joyeux pour me distraire de mes souffrances.

    Et si là-haut, les étoiles d’or savaient ma douleur, elles quitteraient le firmament et viendraient m’apporter des consolations étincelantes.

    Aucun d’entre tous, personne ne peut savoir ma peine ! elle seule la connaît, elle qui m’a déchiré le cœur !

     

    23

    Pourquoi les roses sont-elles si pâles, dis-moi, ma bien-aimée? pourquoi ? Pourquoi, dans le vert gazon, les violettes sont-elles si flétries et si ennuyées ?

    Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air ! Pourquoi s’exhale-t-il des bosquets de jasmins une odeur funéraire ?

    Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide ? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morne comme une tombe ?

    Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée, dis-le-moi ? Oh ! dis-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné ?

     

    24

    Ils ont beaucoup jasé sur mon compte et fait bien des plaintes ! mais ce qui réellement accablait mon âme, ils ne te l’ont pas dit.

    Ils ont pris de grands airs et secoué gravement la tête ! ils m’ont appelé le diable, et tu as tout cru.

    Cependant, le pire de tout, ils ne l’ont pas su ! ce qu’il y avait de pire et de plus stupide, je le tenais bien caché dans mon cœur.

     

    25

    Le tilleul fleurissait, le rossignol chantait, le soleil souriait d’un air gracieux ! tu m’embrassais alors, et ton bras était enlacé autour de moi ! alors tu me pressais sur ta poitrine agitée.

    Les feuilles tombaient, le corbeau croassait, le soleil jetait sur nous des regards maussades ! alors nous nous disions froide- ment : « Adieu ! » et tu me faisais poliment la révérence la plus civile du monde.

     

    26

    Nous nous sommes beaucoup aimés, et pourtant nous ne nous boudions jamais trop. Enfants, nous avons souvent joué au mari et à la femme, et pourtant alors nous ne nous sommes ni chamaillés ni battus. Plus tard, nous avons ri et plaisanté ensemble, et nous nous sommes donné, comme autrefois, de tendres baisers. Enfin, évoquant les plaisirs de notre enfance, nous avons joué à cache-cache dans les champs et les bois, et nous avons si bien su nous cacher, que nous ne nous retrouverons jamais !

     

    27

    Tu m’es restée fidèle longtemps, tu t’es intéressée à moi, tu m’as consolé et assisté dans mes misères et dans mes angoisses.

    Tu m’as donné le boire et le manger ! tu m’as prêté de l’argent, fourni du linge et le passeport pour le voyage.

    Mais bien-aimée ! que Dieu te préserve encore longtemps du chaud et du froid, et qu’il ne te récompense jamais du bien que tu m’as fait !

     

    28

    La terre a été si longtemps avare. Voici mai de retour, elle redevient prodigue, et tout rit et jubile et s’égaie ! mais moi, je n’ai pas la force de sourire.

    Les fleurs éclatent, les clochettes tintent, les oiseaux parlent comme dans la fable ! mais leur conversation me déplais ! je trouve tout cela misérable.

    La foule des hommes m’ennuie, même l’ami, au demeurant passable. Cela vient de ce qu’on donne du « Madame » à ma douce bien-aimée, tant douce et tant aimable.

     

    29

    Et tandis que je m’arrêtais si longtemps à rêvasser et à extravaguer dans des pays étrangers, le temps parut long à ma bien-aimée, et elle se fit faire une robe de noces, et elle entoura de ses tendres bras le plus sot des fiancés.

    Ma bien-aimée est si belle et si charmante, sa gracieuse image est encore devant mes yeux ! les violettes de ses yeux, les roses de ses joues et les lis de son front brillent et fleurissent toute l’année. Croire que je pusse m’éloigner d’une telle maîtresse était la plus sotte de mes sottises.

     

    30

    Les violettes bleues de ses petits yeux, les roses rouges de ses petites joues, les blancs lis de ses toutes petites mains, cela fleurit, fleurit toujours : et seul son petit cœur est desséché.

     

    31

    Le monde est si beau et le ciel si bleu, et les souffles du ciel si doux et si purs ! et sur la pelouse éclatante, les fleurs scintillent sous la claire rosée du matin ! et partout où je tourne mes regards, les hommes sont heureux. Et pourtant je voudrais être étendu dans la tombe et serrer contre moi ma bien-aimée morte.

     

    32

    Ma douce bien-aimée quand tu seras couchée dans le sombre tombeau, je descendrai à tes côtés et je me serrerai près de toi.

    Je t’embrasse, je t’enlace, je te presse avec ardeur, toi muette, toi froide, toi blanche ! Je crie, je frissonne, je tressaille, je meurs.

    Minuit sonne, les morts se lèvent, ils dansent en troupes nébuleuses. Quant à nous, nous resterons tous les deux dans la fosse, l’un dans les bras de l’autre.

    Au jour du jugement les morts se lèvent, les trompettes les appellent aux joies et aux tortures ! quant à nous, nous ne nous inquiéterons de rien et nous resterons couchés et enlacés.

     

    33

    Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du Nord. Il sommeille ! la glace et la neige l’enveloppent d’un manteau blanc.

    Il rêve d’un palmier, qui, là-bas, dans l’Orient lointain, se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brûlant.

     

    34

    La tête dit : Ah ! si j’étais seulement le tabouret où reposent les pieds de la bien-aimée ! Elle trépignerait sur moi que je ne ferais pas même entendre une plainte.

    Le cœur dit : Ah ! si j’étais seulement la pelote sur laquelle elle plante des aiguilles ! Elle me piquerait jusqu’au sang que je me réjouirais de ma blessure.

    La chanson dit : Ah ! si j’étais seulement le chiffon de papier dont elle se sert pour faire des papillotes ! je lui murmurerais à l’oreille tout ce qui vit et respire en moi.

     

    35

    Lorsque ma bien-aimée était loin de moi, je perdais entièrement le rire. Beaucoup de pauvres héros s’évertuaient à dire de mauvaises plaisanteries, mais moi je ne pouvais pas rire.

    Depuis que je l’ai perdue, je n’ai plus la faculté de pleurer, mon cœur se brise de douleur, mais je ne puis pas pleurer.

     

    36

    De mes grands chagrins je fais de petites chansons ! elles agitent leur plumage sonore et prennent leur vol vers le cœur de ma bien-aimée.

    Elles en trouvent le chemin, puis elles reviennent et se plaignent ! elles se plaignent et ne veulent pas dire ce qu’elles ont vu dans son cœur.

     

    37 1

    Je ne puis pas oublier, ô ma maîtresse, ma douce amie, que je t’ai autrefois possédée corps et âme.

    Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ! quant à l’âme, vous pouvez bien la mettre en terre… J’ai assez d’âme moi-même.

    Je veux partager mon âme et t’en insuffler la moitié, puis je m’entrelacerai avec toi et nous formerons un tout de corps et d’âme.


    1. Cette pièce, qui, dans les éditions allemandes de l’Intermezzo, figure à l’appendice, a été intercalée à cette place dans la traduction française faite par Gérard de Nerval sous les yeux de Heine lui-même. (note des éditeurs).


    38

    Des bourgeois endimanchés s’ébaudissent parmi les bois et les prés ! ils poussent des cris de joie, il bondissent comme des chevreaux, saluant la belle nature.

    Ils regardent avec des yeux éblouis la romantique efflorescence de la verdure nouvelle. ils absorbent avec leurs longues oreilles les mélodies des moineaux.

    Moi, je couvre la fenêtre de ma chambre d’un rideau sombre, cela me vaut en plein jour une visite de mes spectres chéris.

    L’amour défunt m’apparaît, il revient du royaume des ombres, il s’assied prés de moi, et par ses larmes me navre le cœur.

     

    39

    Maintes images des temps oubliés sortent de leur tombe et me montrent comment je vivais jadis prés de toi ma bien- aimée.

    Le jour je vaguais en rêvant par les rues ! les voisins me regardaient étonnés, tant j’étais triste et taciturne.

    La nuit, c’était mieux ! les rues étaient désertes ! moi et mon ombre, nous errions silencieusement de compagnie.

    D’ un pas retentissant j’arpentais le pont ! la lune perçait les nuages et me saluait d’un air sérieux.

    Je me tenais immobile devant ta maison, et je regardais en l’air ! je regardais vers ta fenêtre, et le cœur me saignait.

    Je sais que tu as fort souvent jeté un regard du haut de ta fenêtre, et que tu as bien pu m’apercevoir au clair de lune planté là comme une colonne.

     

    40

    Un jeune homme aime une jeune fille, laquelle en a choisi un autre ! l’autre en aime une autre et il s’est marié avec elle.

    De chagrin, la jeune fille épouse le premier freluquet venu qu’elle rencontre sur son chemin ! le jeune homme s’en trouve fort mal.

    C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.

     

    41

    Quand j’entends résonner la petite chanson que ma bien- aimée chantait autrefois, il me semble que ma poitrine va se rompre sous l’étreinte de ma douleur.

    Un obscur désir me pousse vers les hauteurs des bois ! là, se dissout en larmes mon immense chagrin.

     

    42

    J’ai rêvé d’une enfant de roi aux joues pâles et humides ! nous étions assis sous les tilleuls vert, et nous nous tenions amoureusement embrassés.

    « Je ne veux pas le trône de ton père, je ne veux pas son sceptre d’or, je ne veux pas sa couronne de diamants ! je veux toi-même, toi, fleur de beauté !

    — « Cela ne se peut pas, me répondit-elle ! j’habite la tombe, et je ne peux venir à toi que la nuit, et je viens parce que je t’aime.

     

    43

    Ma chère bien-aimée, nous nous étions tendrement assis ensemble dans une nacelle légère. La nuit était calme, et nous voguions sur une vaste nappe d’eau.

    La mystérieuse île des esprits se dessinait vaguement aux lueurs du clair de lune ! là résonnaient des sons délicieux, là flottaient des danses nébuleuses.

    Les sons devenaient de plus en plus suaves, la ronde tourbillonnait plus entraînante. Cependant, nous deux, nous voguions sans espoir sur la vaste mer.

     

    44

    Des légendes du vieux temps, une blanche main me fait signe : elles chantent un pays enchanté,

    Où de grandes fleurs languissent dans l’or du crépuscule du soir et se regardent tendrement avec des yeux de fiancées !

    Où tous les arbres, comme un chœur, parlent et chantent ! où les sources, en jaillissant, font entendre des airs de danse !

    Où des hymnes d’amour s’élèvent comme tu n’en entendis jamais, jusqu’à ce qu’un désir très doux ait pris possession de toi.

    Ah ! je voudrais aller là-bas ! là-bas mon cœur se réjouirait, et délivré de toute peine je serais libre et heureux !

    Ah ! ce pays de volupté, je le vois bien souvent en songe ! mais dès que l’aurore se lève, il s’évanouit comme une fumée.

     

    45

    Je t’ai aimée, et je t’aime encore ! Et le monde s’écroulerait, que de ses ruines s’élanceraient encore les flammes de mon amour.

     

    46

    Par une brillante matinée, je me promenais dans le jardin. Les fleurs chuchotaient et parlaient ensemble, mais moi je marchais silencieux.

    Les fleurs chuchotaient et parlaient, et me regardaient avec compassion. « Ne te fâche pas contre notre sœur, ô toi, triste et pâle amoureux ! »

     

    47

    Mon amour luit dans sa sombre magnificence, comme un conte fantastique raconté dans une nuit d’été :

    « Dans un jardin enchanté, deux amants erraient solitaires et muets. Les rossignols chantaient, la lune brillait.

    « La belle adorée s’arrêta, calme comme une statue ! le chevalier s’agenouilla devant elle. — Vint le géant du désert, la timide jeune fille s’enfuit.

    « Le chevalier pourfendu tomba sanglant sur la terre ! le géant retourna lourdement dans sa caverne. » — Je suis parfaitement occis, on n’a plus qu’à m’enterrer, et le conte est fini.

     

    48

    Ils m’ont tourmenté, fait pâlir et blêmir de chagrin, les uns avec leur amours les autres avec leur haine.

    Ils ont empoisonné mon pain, versé du poison dans mon verre, les uns avec leur haine, les autres avec leur amour.

    Pourtant la personne qui m’a le plus tourmenté, chagriné et navré, est celle qui ne m’a jamais haï et ne m’a jamais aimé.

     

    49

    L’été brûlant réside sur tes joues ! l’hiver, le froid hiver habite dans ton cœur.

    Cela changera un jour, ô ma bien-aimée ! L’hiver sera sur tes joues, l’été sera dans ton cœur.

     

    50

    Lorsque deux amants se quittent, ils se donnent la main et se mettent à pleurer et à soupirer sans fin.

    Nous n’avons pas pleuré, nous n’avons pas soupiré : les larmes et les soupirs ne sont venus qu’après.

     

    51

    Assis autour d’une table de thé, ils parlaient beaucoup de l’amour. Les hommes faisaient de l’esthétique, les dames faisaient du sentiment.

    « L’amour doit être platonique, » dit le maigre conseiller. La conseillère sourit ironiquement, et cependant elle soupira tout bas : « Hélas ! »

    Le chanoine ouvrit une large bouche : « L’amour ne doit pas être trop sensuel ! autrement il nuit à la santé. » La jeune demoiselle murmura : « Pourquoi donc ? »

    La comtesse dit d’un air dolent : « L’amour est une passion ! » Et elle présenta poliment une tasse à M. le baron.

    Il y avait encore à la table une petite place ! ma chère, tu y manquais. Toi, tu aurais si bien dit ton opinion sur l’amour !

     

    52

    Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Tu as versé du poison sur la fleur de ma vie.

    Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Je porte dans le cœur une multitude de serpents, et toi, ma bien-aimée !

     

    53

    Mon ancien rêve m’est revenu : c’était par une nuit du mois de mai ! nous étions assis sous les tilleuls, et nous nous jurions une fidélité éternelle.

    Et les serments succédaient aux serments, entremêles de rires, de confidences et de baisers ! pour que je me souvienne du serment, tu m’ as mordu la main !

    O bien-aimée aux yeux bleus ! ô bien-aimée aux blanches dents ! le serment aurait bien suffi ! la morsure était de trop.

     

    54

    Je montai au sommet de la montagne et je devins sentimental. « Si j’étais un oiseau ! » soupirai-je tendrement.

    Si j’étais une hirondelle, je volerais vers toi, ma mignonne, et je bâtirais mon petit nid sous les corniches de ta fenêtre.

    Si j’étais un rossignol, je volerais vers toi, ma mignonne, et, du milieu des verts tilleuls, je t’enverrais, la nuit, mes chansons.

    Si j’étais un serin, je volerais aussitôt vers ton cœur, car, comme on me l’a dit, ma mignonne, tu aimes les serins, et tu te réjouis de leur bavardage.

     

    55

    Ma voiture, lentement, roule à travers la forêt joyeuse et les vallons fleuris qui resplendissent merveilleusement sous le soleil.

    Je suis assis, et je réfléchis, et je rêve ! et je pense à ma bien-aimée : soudain trois fantômes paraissent qui me font un salut de la tête.

    Ils fringuent et prennent des airs, si moqueurs et pourtant timides ! Ils s’agitent comme des ombres, et ricanent, et puis s’en vont.

     

    http://fr.wikisource.org/wiki/Intermezzo_lyrique_(Heine,_Nerval)

    Photo perso du 23 mai 2010

  • Charles Baudelaire, ”Le Salon de 1859”, ”Le paysage

    Si tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par l’idée ou le sentiment que j’y attache. C’est dire suffisamment, je pense, que tout paysagiste qui ne sait pas traduire un sentiment par un assemblage de matière végétale ou minérale n’est pas un artiste. Je sais bien que l’imagination humaine peut, par un effort singulier, concevoir un instant la nature sans l’homme, et toute la masse suggestive éparpillée dans l’espace sans un contemplateur pour en extraire la comparaison, la métaphore et l’allégorie. Il est certain que tout cet ordre et toute cette harmonie n’en gardent pas moins la qualité inspiratrice qui y est providentiellement déposée ; mais, dans ce cas, faute d’une intelligence qu’elle pût inspirer, cette qualité serait comme si elle n’était pas. Les artistes qui veulent exprimer la nature, moins les sentiments qu’elle inspire, se soumettent à une opération bizarre qui consiste à tuer en eux l’homme pensant et sentant, et malheureusement, croyez que, pour la plupart, cette opération n’a rien de bizarre ni de douloureux. Telle est l’école qui, aujourd’hui et depuis longtemps, a prévalu. J’avouerai, avec tout le monde, que l’école moderne des paysagistes est singulièrement forte et habile ; mais dans ce triomphe et cette prédominance d’un genre inférieur, dans ce culte niais de la nature, non épurée, non expliquée par l’imagination, je vois un signe évident d’abaissement général. Nous saisirons sans doute quelques différences d’habileté pratique entre tel et tel paysagiste ; mais ces différences sont bien petites. Elèves de maîtres divers, ils peignent tous fort bien, et presque tous oublient qu’un site naturel n’a de valeur que le sentiment actuel que l’artiste y sait mettre. La plupart tombent dans le défaut que je signalais au commencement de cette étude : ils prennent le dictionnaire de l’art pour l’art lui-même ; ils copient un mot du dictionnaire, croyant copier un poème. Or un poème ne se copie jamais : il veut être composé. Ainsi ils ouvrent une fenêtre, et tout l’espace compris dans le carré de la fenêtre, arbres, ciel et maison, prend pour eux la valeur d’un poème tout fait. Quelques-uns vont plus loin encore. A leurs yeux, une étude est un tableau. M. Français nous montre un arbre, un arbre antique, énorme il est vrai, et il nous dit : voilà un paysage. La supériorité de pratique que montrent MM. Anastasi, Leroux, Breton, Belly, Chintreuil, etc., ne sert qu’à rendre plus désolante et visible la lacune universelle. Je sais que M. Daubigny veut et sait faire davantage. Ses paysages ont une grâce et une fraîcheur qui fascinent tout d’abord. Ils transmettent tout de suite à l’âme du spectateur le sentiment originel dont ils sont pénétrés. Mais on dirait que cette qualité n’est obtenue par M. Daubigny qu’aux dépens du fini et de la perfection dans le détail. Mainte peinture de lui, spirituelle d’ailleurs et charmante, manque de solidité. Elle a la grâce, mais aussi la mollesse et l’inconsistance d’une improvisation. Avant tout, cependant, il faut rendre à M. Daubigny cette justice que ses œuvres sont généralement poétiques, et je les préfère avec leurs défauts à beaucoup d’autres plus parfaites, mais privées de la qualité qui le distingue.
       M. Millet cherche particulièrement le style ; il ne s’en cache pas, il en fait montre et gloire. Mais une partie du ridicule que j’attribuais aux élèves de M. Ingres s’attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans sont des pédants qui ont d’eux-mêmes une trop haute opinion. Ils étalent une manière d’abrutissement sombre et fatal qui me donne l’envie de les haïr. Qu’ils moissonnent, qu’ils sèment, qu’ils fassent paître des vaches, qu’ils tondent des animaux, ils ont toujours l’air de dire : « Pauvres déshérités de ce monde, c’est pourtant nous qui le fécondons ! Nous accomplissons une mission, nous exerçons un sacerdoce ! » Au lieu d’extraire simplement la poésie naturelle de son sujet, M. Millet veut à tout prix y ajouter quelque chose. Dans leur monotone laideur, tous ces petits parias ont une prétention philosophique, mélancolique et raphaélesque. Ce malheur, dans la peinture de M. Millet gâte toutes les belles qualités qui attirent tout d’abord le regard vers lui.
       M. Troyon est le plus bel exemple de l’habileté sans âme. Aussi quelle popularité ! Chez un public sans âme, il la méritait. Tout jeune, M. Troyon a peint avec la même certitude, la même habileté, la même insensibilité. Il y a de longues années, il nous étonnait déjà par l’aplomb de sa fabrication, par la rondeur de son jeu, comme on dit au théâtre, par son mérite infaillible, modéré et continu. C’est une âme, je le veux bien, mais trop à la portée de toutes les âmes. L’usurpation de ces talents de second ordre ne peut pas avoir lieu sans créer des injustices. Quand un autre animal que le lion se fait la part du lion, il y a infailliblement de modestes créatures dont la modeste part se trouve beaucoup trop diminuée. Je veux dire que dans les talents de second ordre cultivant avec succès un genre inférieur, il y en a plusieurs qui valent bien M. Troyon, et qui peuvent trouver singulier de ne pas obtenir tout ce qui leur est dû, quand celui-ci prend beaucoup plus que ce qui lui appartient. Je me garderai bien de citer ces noms ; la victime se sentirait peut-être aussi offensée que l’usurpateur.
       Les deux hommes que l’opinion publique a toujours marqués comme les plus importants dans la spécialité du paysage sont MM. Rousseau et Corot. Avec de pareils artistes, il faut être plein de réserve et de respect. M. Rousseau a le travail compliqué, plein de ruses et de repentirs. Peu d’hommes ont plus sincèrement aimé la lumière et l’ont mieux rendue. Mais la silhouette générale des formes est souvent ici difficile à saisir. La vapeur lumineuse, pétillante et ballottée, trouble la carcasse des êtres. M. Rousseau m’a toujours ébloui ; mais il m’a quelquefois fatigué. Et puis il tombe dans le fameux défaut moderne, qui naît d’un amour aveugle de la nature, de rien que la nature ; il prend une simple étude pour une composition. Un marécage miroitant, fourmillant d’herbes humides et marqueté de plaques lumineuses, un tronc d’arbre rugueux, une chaumière à la toiture fleurie, un petit bout de nature enfin, deviennent à ses yeux amoureux un tableau suffisant et parfait. Tout le charme qu’il sait mettre dans ce lambeau arraché à la planète ne suffit pas toujours pour faire oublier l’absence de construction.
       Si M. Rousseau, souvent incomplet, mais sans cesse inquiet et palpitant, a l’air d’un homme qui, tourmenté de plusieurs diables, ne sait auquel entendre, M. Corot, qui est son antithèse absolue, n’a pas assez souvent le diable au corps. Si défectueuse et même injuste que soit cette expression, je la choisis comme rendant approximativement la raison qui empêche ce savant artiste d’éblouir et d’étonner. Il étonne lentement, je le veux bien, il enchante peu à peu ; mais il faut savoir pénétrer dans sa science, car, chez lui, il n’y a pas de papillotage, mais partout une infaillible rigueur d’harmonie. De plus, il est un des rares, le seul peut-être, qui ait gardé un profond sentiment de la construction, qui observe la valeur proportionnelle de chaque détail dans l’ensemble, et, s’il est permis de comparer la composition d’un paysage à la structure humaine, qui sache toujours où placer les ossements et quelle dimension il leur faut donner. On sent, on devine que M. Corot dessine abréviativement et largement, ce qui est la seule méthode pour amasser avec célérité une grande quantité de matériaux précieux. Si un seul homme avait pu retenir l’école française moderne dans son amour impertinent et fastidieux du détail, certes c’était lui. Nous avons entendu reprocher à cet éminent artiste sa couleur un peu trop douce et sa lumière presque crépusculaire. On dirait que pour lui toute la lumière qui inonde le monde est partout baissée d’un ou de plusieurs tons. Son regard, fin et judicieux, comprend plutôt tout ce qui confirme l’harmonie que ce qui accuse le contraste. Mais, en supposant qu’il n’y ait pas trop d’injustice dans ce reproche, il faut remarquer que nos expositions de peinture ne sont pas propices à l’effet des bons tableaux, surtout de ceux qui sont conçus et exécutés avec sagesse et modération. Un son de voix clair, mais modeste et harmonieux, se perd dans une réunion de cris étourdissants ou ronflants, et les Véronèse les plus lumineux paraîtraient souvent gris et pâles s’ils étaient entourés de certaines peintures modernes plus criardes que des foulards de village.
       Il ne faut pas oublier, parmi les mérites de M. Corot, son excellent enseignement, solide, lumineux, méthodique. Des nombreux élèves qu’il a formés, soutenus ou retenus loin des entraînements de l’époque, M. Lavieille est celui que j’ai le plus agréablement remarqué. Il y a de lui un paysage fort simple : une chaumière sur une lisière de bois, avec une route qui s’y enfonce. La blancheur de la neige fait un contraste agréable avec l’incendie du soir qui s’éteint lentement derrière les innombrables mâtures de la forêt sans feuilles. Depuis quelques années, les paysagistes ont plus fréquemment appliqué leur esprit aux beautés pittoresques de la saison triste. Mais personne, je crois, ne les sent mieux que M. Lavieille. Quelques-uns des effets qu’il a souvent rendus me semblent des extraits du bonheur de l’hiver. Dans la tristesse de ce paysage, qui porte la livrée obscurément blanche et rose des beaux jours d’hiver à leur déclin, il y a une volupté élégiaque irrésistible que connaissent tous les amateurs de promenades solitaires.
       Permettez-moi, mon cher, de revenir encore à ma manie, je veux dire aux regrets que j’éprouve de voir la part de l’imagination dans le paysage de plus en plus réduite. Çà et là, de loin en loin, apparaît la trace d’une protestation, un talent libre et grand qui n’est plus dans le goût du siècle. M. Paul Huet, par exemple, un vieux de la vieille, celui-là ! (je puis appliquer aux débris d’une grandeur militante comme le Romantisme, déjà si lointaine, cette expression familière et grandiose) ; M. Paul Huet reste fidèle aux goûts de sa jeunesse. Les huit peintures, maritimes ou rustiques, qui doivent servir à la décoration d’un salon, sont de véritables poèmes pleins de légèreté, de richesse et de fraîcheur. Il me paraît superflu de détailler les talents d’un artiste aussi élevé et qui a autant produit ; mais ce qui me paraît en lui de plus louable et de plus remarquable, c’est que pendant que le goût de la minutie va gagnant tous les esprits de proche en proche, lui, constant dans son caractère et sa méthode, il donne à toutes ses compositions un caractère amoureusement poétique.
       Cependant il m’est venu cette année un peu de consolation, par deux artistes de qui je ne l’aurais pas attendue. M. Jadin, qui jusqu’ici avait trop modestement, cela est évident maintenant, limité sa gloire au chenil et à l’écurie, a envoyé une splendide vue de Rome prise de l’Arco di Parma. Il y a là, d’abord les qualités habituelles de M. Jadin, l’énergie et la solidité, mais de plus une impression poétique parfaitement bien saisie et rendue. C’est l’impression glorieuse et mélancolique du soir descendant sur la cité sainte, un soir solennel, traversé de bandes pourprées, pompeux et ardent comme la religion romaine. M. Clésinger, à qui la sculpture ne suffit plus, ressemble à ces enfants d’un sang turbulent et d’une ardeur capricante, qui veulent escalader toutes les hauteurs pour y inscrire leur nom. Ses deux paysages, Isola Farnese et Castel Fusana, sont d’un aspect pénétrant, d’une native et sévère mélancolie. Les eaux y sont plus lourdes et plus solennelles qu’ailleurs, la solitude plus silencieuse, les arbres eux-mêmes plus monumentaux. On a souvent ri de l’emphase de M. Clésinger ; mais ce n’est pas par la petitesse qu’il prêtera jamais à rire. Vice pour vice, je pense comme lui que l’excès en tout vaut mieux que la mesquinerie.
       Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi, par exemple : 8 octobre, midi, vent de nord-ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pouvez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. A la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre, qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude.
       Ce n’est pas seulement les peintures de marine qui font défaut, un genre pourtant si poétique ! (je ne prends pas pour marines des drames militaires qui se jouent sur l’eau), mais aussi un genre que j’appellerais volontiers le paysage des grandes villes, c’est-à-dire la collection des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissante agglomération d’hommes et de monuments, le charme profond et compliqué d’une capitale âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la vie.
       Il y a quelques années, un homme puissant et singulier, un officier de marine, dit-on, avait commencé une série d’études à l’eau-forte d’après les points de vue les plus pittoresques de Paris. Par l’âpreté, la finesse et la certitude de son dessin, M. Meryon rappelait les vieux et excellents aquafortistes. J’ai rarement vu représentée avec plus de poésie la solennité naturelle d’une ville immense. Les majestés de la pierre accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps solide de l’architecture leur architecture à jour d’une beauté si paradoxale, le ciel tumultueux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée de tous les drames qui y sont contenus, aucun des éléments complexes dont se compose le douloureux et glorieux décor de la civilisation n’était oublié. Si Victor Hugo a vu ces excellentes estampes, il a dû être content ; il a retrouvé, dignement représentée, sa
       
    Morne Isis, couverte d’un voile !
       Araignée à l’immense toile,
       Où se prennent les nations !
       Fontaine d’urnes obsédée !
       Mamelle sans cesse inondée,
       Où, pour se nourrir de l’idée,
       Viennent les générations !
       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
       Ville qu’un orage enveloppe !


       Mais un démon cruel a touché le cerveau de M. Meryon ; un délire mystérieux a brouillé ces facultés qui semblaient aussi solides que brillantes. Sa gloire naissante et ses travaux ont été soudainement interrompus. Et depuis lors nous attendons toujours avec anxiété des nouvelles consolantes de ce singulier officier, qui était devenu en un jour un puissant artiste, et qui avait dit adieu aux solennelles aventures de l’Océan pour peindre la noire majesté de la plus inquiétante des capitales.
       Je regrette encore, et j’obéis peut-être à mon insu aux accoutumances de ma jeunesse, le paysage romantique, et même le paysage romanesque qui existait déjà au dix-huitième siècle. Nos paysagistes sont des animaux beaucoup trop herbivores. Ils ne se nourrissent pas volontiers des ruines, et, sauf un petit nombre d’hommes tels que Fromentin, le ciel et le désert les épouvantent. Je regrette ces grands lacs qui représentent l’immobilité dans le désespoir, les immenses montagnes, escaliers de la planète vers le ciel, d’où tout ce qui paraissait grand paraît petit, les châteaux forts (oui, mon cynisme ira jusque-là), les abbayes crénelées qui se mirent dans les mornes étangs, les ponts gigantesques, les constructions ninivites, habitées par le vertige, et enfin tout ce qu’il faudrait inventer, si tout cela n’existait pas !
       Je dois confesser en passant que, bien qu’il ne soit pas doué d’une originalité de manière bien décidée, M. Hildebrandt, par son énorme exposition d’aquarelles, m’a causé un vif plaisir. En parcourant ces amusants albums de voyage il me semble toujours que je revois, que je reconnais ce que je n’ai jamais vu. Grâce à lui, mon imagination fouettée s’est promenée à travers trente-huit paysages romantiques, depuis les remparts sonores de la Scandinavie jusqu’aux pays lumineux des ibis et des cigognes, depuis le Fiord de Séraphitus jusqu’au pic de Ténériffe. La lune et le soleil ont tour à tour illuminé ces décors, l’un versant sa tapageuse lumière, l’autre ses patients enchantements.
       Vous voyez, mon cher ami, que je ne puis jamais considérer le choix du sujet comme indifférent, et que, malgré l’amour nécessaire qui doit féconder le plus humble morceau, je crois que le sujet fait pour l’artiste une partie du génie, et pour moi, barbare malgré tout, une partie du plaisir. En somme, je n’ai trouvé parmi les paysagistes que des talents sages ou petits, avec une très grande paresse d’imagination. Je n’ai pas vu chez eux, chez tous, du moins, le charme naturel, si simplement exprimé, des savanes et des prairies de Catlin (je parie qu’ils ne savent même pas ce que c’est que Catlin), non plus que la beauté surnaturelle des paysages de Delacroix, non plus que la magnifique imagination qui coule dans les dessins de Victor Hugo, comme le mystère dans le ciel. Je parle de ses dessins à l’encre de Chine, car il est trop évident qu’en poésie notre poète est le roi des paysagistes.
       Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers : Ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir.

    http://baudelaire.litteratura.com/?rub=oeuvre&srub=cri&id=473

  • Jonathan Littell, homme de l'année 2006

     
    PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENT GEORGESCO.
     Publié le 29 décembre 2006
    Actualisé le 30 décembre 2006 : 07h44
    En attendant l'éventuelle rédaction d'un nouveau roman, Jonathan Littell publiera en mars un livre de conversations avec son éditeur Richard Millet dans la revue «Le Débat».
    En attendant l'éventuelle rédaction d'un nouveau roman, Jonathan Littell publiera en mars un livre de conversations avec son éditeur Richard Millet dans la revue «Le Débat».
    Ceccarini/ le Figaro

     

    FIGARO MAGAZINE. Vendu à plus de 600 000 exemplaires, «Les Bienveillantes» est un phénomène éditorial et sociétal qui dure. Entretien avec son auteur et enquête sur la signification de ce succès.

    Un mois et demi avant la sortie de son roman chez Gallimard, l'écrivain américain de langue française Jonathan Littell accordait à La Revue littéraire * (Editions Léo Scheer) un entretien inédit. Il y évoque aussi bien son itinéraire personnel - de ses passions adolescentes à son expérience dans l'humanitaire en zone de conflits en passant par l'influence de ses lectures de jeunesse -, que la genèse et les enjeux politiques, philosophiques et métaphysiques d'un livre écrit sous les auspices de la pensée grecque. Surtout, il s'explique en détail sur la figure à la fois fascinante, torturée et emblématique de son héros, l'officier nazi Maximilien Aue. Le Figaro Magazine en publie les principaux extraits.

    Florent Georgesco - Un premier roman, bien souvent, est un leurre : il y en a trois ou quatre derrière. C'est la partie émergée du tiroir. Dans votre cas, on a l'impression contraire : «Les Bienveillantes» est un livre si monumental, et si étrange, qu'il donne l'impression d'être l'oeuvre d'une vie. On n'imagine pas qu'un homme de votre âge (vous avez 38 ans, sauf erreur de ma part) puisse écrire un tel roman sans y mettre toute son énergie créatrice.

    Jonathan Littell - Et pourtant, ce n'est même pas le premier livre que je publie. J'ai sorti un roman de science-fiction aux Etats-Unis quand j'avais 19 ou 20 ans. Mais ça ne compte pas vraiment. C'était une commande pour une petite série assez merdique. A la même époque j'ai fait un scénario, une commande également. Je ne prenais pas ça au sérieux. Cela dit, techniquement, ce n'est pas un premier roman. C'est pourquoi j'ai refusé que Gallimard mette «premier roman» à l'arrière du livre. Nous sommes finalement tombés d'accord sur l'expression «première oeuvre littéraire», qui était plus juste.

     

    Vous avez une expérience de la technique littéraire, narrative en tout cas, déjà ancienne...

    Oui, en un sens. Ensuite, après la fac, entre 21 et 25 ans à peu près, j'ai pratiqué la traduction littéraire.

     

    Qu'avez-vous étudié à la fac ?

    Aux Etats-Unis, ce n'est pas spécialisé comme ici, j'ai fait un peu de tout : de l'art contemporain à la physique quantique en passant par la sociologie, le jazz... De la littérature aussi bien sûr, mais pas seulement.

     

    Avant vos études, vous viviez en France.

    Oui, je suis né à New York, mais je suis arrivé en France quand j'avais 3 ans. Je suis d'ailleurs reparti en Amérique entre-temps. J'y ai vécu entre 13 et 16 ans.

     

    Pour l'essentiel, vous avez d'abord été formé en France, dans la langue française.

    Oui, d'autant que de 13 à 16 ans, j'étais au lycée français de New York. Ensuite j'ai passé mon bac à Paris. Et après je suis parti à la fac...

     

    Est-ce qu'à ce moment-là vous écriviez, en dehors de ces commandes et de vos traductions ?

    Non, je ne savais même pas vraiment que ça existait. J'exagère un peu, mais je n'étais pas très calé dans ce domaine-là. Cependant, l'été où j'ai écrit ce petit livre de science-fiction, j'étais au Colorado, j'ai rencontré William Burroughs, et cela m'a ouvert de nouvelles dimensions. C'est un monsieur que j'aime beaucoup. Il m'a offert Le Festin nu. Il a lu quelques pages de mon bouquin. Il adorait la prose de série B. A partir de là j'ai commencé à lire tous les modernes, et à les traduire. J'ai traduit Blanchot, Genet, Sade... Mes traductions n'ont pas été publiées, d'ailleurs, sauf quelques lettres de Sade dans une revue littéraire. En fait, il était question d'en faire des livres, j'avais des éditeurs pour cela, et puis ça a capoté, on n'a jamais pu avoir les droits.

     

    Qu'aviez-vous en tête quand vous faisiez ces traductions ? Vous imaginiez-vous mener, simplement, une carrière de traducteur, ou étiez-vous conscient de faire vos gammes en vue d'une oeuvre personnelle ?

    J'avais envie écrire, mais je ne savais pas trop par quel bout prendre ça. J'écrivais de petites choses, un peu au hasard.

     

    Dans quelle langue ?

    Au début, c'était en anglais, et puis à un moment, pour des raisons diverses, je suis passé au français. Mais bon, de toute façon j'ai vite laissé tomber - c'était vers 1992...

     

    Vous avez laissé tomber quoi ? Tout, traductions comprises ?

    Oui. C'est là que je suis revenu en Europe. Au bout de six mois environ, j'ai été en Bosnie. J'ai fait de l'assistance humanitaire pendant sept ans. Sept ans de terrain...

     

    Vous étiez dans quelle association ?

    Action contre la faim. Mais purement par hasard. En fait je suis allé à Sarajevo en free lance. Je ne savais pas ce que je ferais. Je me baladais dans l'Europe de l'Est et puis je suis arrivé à Dubrovnik, où j'ai rencontré des gens qui m'ont dit : «Tu sais, c'est pas tellement compliqué d'aller à Sarajevo.» Je suis allé voir et j'ai compris que je ne pouvais pas rester là en touriste. Or, comme pour un certain nombre de raisons je ne voulais pas faire du journalisme, je me suis engagé dans la branche humanitaire. J'ai été recruté sur place. C'était fin 1993. A l'époque, les critères de recrutement étaient beaucoup plus souples qu'ils ne le sont maintenant, on prenait n'importe quel type qui était assez con pour venir à Sarajevo pendant la guerre... Maintenant, c'est très professionnalisé, il faut des formations, etc. Moi, j'ai été formé sur le tas. Je suis resté deux ans en Bosnie, jusqu'à la fin de la guerre, et j'ai enchaîné sur d'autres missions.

     

    Cet engagement a donc correspondu à un arrêt durable de vos activités littéraires, quelles qu'elles soient - les textes personnels comme les traductions, les séries B ou les scénarios ?

    Oui. Mais je continuais à lire beaucoup. C'est ça qui est bien dans les missions de guerre : on a du temps, on est planqué en permanence, il y a les couvre-feux, tout ça, on est enfermé à la maison. J'avais des piles de livres : surtout des Pléiades - les Pléiades sont ce qu'il y a de mieux dans ces circonstances, le rapport entre le nombre de pages et le poids est le bon, ça tient plus longtemps. J'ai lu énormément.

     

    Mais aviez-vous renoncé à écrire, un jour ?

    Oh, non... En fait, j'avais déjà l'idée de ce livre au fond de ma tête - depuis 1989.

     

    Quelle était cette première idée du livre ? Comment vous le représentiez-vous ?

    II y avait une photo sur laquelle j'étais tombé quand j'étais en fac. Je ne savais même pas ce que c'était à l'époque, je l'ai appris plus tard : le cadavre d'une partisane russe, une icône de la propagande soviétique de guerre, tuée par les nazis devant Moscou. On a retrouvé son cadavre à moitié nu et dévoré par les chiens. Dans le livre, je fais une brève description de ce cadavre-là, sans trop appuyer, en hommage à cette photo. A l'époque, ça m'avait beaucoup travaillé : le décalage entre la beauté de la fille et l'horreur de la scène, de ce cadavre dans la neige, déchiré par les chiens. C'est une photo atroce, mais qui est belle. Au départ, c'était axé sur ça, sur la guerre elle-même, en particulier sur le front de l'Est.

     

    Et vous vous disiez que vous alliez en faire quoi ?

    Oh... quelque chose...

     

    Ce n'était pas encore une idée définie ?

    Non.

     

    Mais elle a traversé tout ce temps-là ?

    Oui, il y a eu à peu près douze ou treize ans de réflexion avant que je commence vraiment à travailler. Pendant ce temps, des couches se formaient, certains blocs se mettaient en place. J'avais besoin d'accumuler le plus possible de ces couches, et qu'elles se décomposent, qu'elles s'interpénètrent, pour faire une sorte de compost. J'ai trouvé la structure fondamentale, inspirée d'Eschyle, de L'Orestie, en 1998. Jusque-là, j'avais de vagues notes, mais rien de systématique. A cette époque, j'ai pris six mois de break avec mon amie. On a fait un grand voyage en Asie centrale, au Pakistan, au Tadjikistan... et on est restés bloqués à Bichkek pendant trois semaines, dans des conditions un peu fatigantes... On attendait un visa iranien, ils ne voulaient pas nous le donner. Il n'y avait absolument rien à faire. On se promenait beaucoup. On avait le temps de réfléchir. C'est là que j'ai conçu le montage du livre.

     

    Est-ce à ce moment que vous avez imaginé de prendre un officier nazi comme personnage central, et de lui donner la parole ?

    Non, ça j'y pensais depuis le début. Ce qui est venu plus tard, c'est le fait de le situer au coeur des processus d'extermination. Comme je vous le disais, j'étais d'abord parti sur une idée de guerre. Mais après avoir travaillé un certain temps dans les guerres, je ne sais pas pourquoi, le projet a évolué vers les aspects bureaucratiques de l'extermination.

     

    L'essentiel était alors en place : le personnage, la structure... Avez-vous commencé à écrire ?

    Non, pas encore. Il est vrai que si avant 1998 je n'avais que des bribes, à partir de là je me suis dit : voilà, maintenant, je tiens le livre, je sais par quel bout le prendre. Seulement, on m'a offert un poste en Russie. Je devais m'occuper de prisons et d'orphelinats, c'était un poste très intéressant mais plutôt tranquille, qui permettait une vie normale. Ça a duré six mois : la guerre a recommencé en Tchétchénie, je suis reparti pour quinze mois de conflit, un peu contraint et forcé par les événements. Et puis, en 2001, j'ai dû arrêter de travailler. J'ai compris que c'était le moment de me mettre au livre. Je m'y suis consacré à plein temps. J'ai lu des centaines de bouquins, je suis allé sur le terrain... Mes recherches ont duré un an et demi à peu près.

     

    Ensuite, l'écriture était possible...

    Voilà.

     

    Est-ce que, avant ces recherches, vous voyiez votre personnage, est-ce qu'il avait déjà pour vous quelque chose de concret, de précis, ou est-ce à travers cette recherche que vous avez pu le dessiner ?

    Quand j'ai conçu la structure fondamentale, il avait... je ne dirai pas une existence psychologique, mais enfin, une existence de personnage. Par contre, il fallait que je l'inscrive dans une réalité historique déterminée. Je connaissais son ton, sa manière d'être, il me restait à préciser son environnement, son parcours, son CV si vous voulez.

     

    C'est ce qui frappe dès le début du livre : le personnage s'impose d'emblée, par son ton justement. On a quelqu'un devant soi. Il y a la masse documentaire, qui est considérable, tous ces détails, cette restitution des faits, mais sa présence à lui l'emporte sur tout.

    Le risque, c'était d'être noyé dans les faits. Je devais jongler avec tous les éléments que j'avais réunis et, en même temps, garder une unité d'un bout à l'autre. C'est pour ça que la première personne s'est imposée, comme une note fondamentale. J'ai essayé de maintenir cette tonalité.

     

    Je crois que vous y êtes arrivé, et que c'est ce qui fait la force du roman, ce qui lui donne sa puissance d'attraction. On a d'ailleurs l'impression qu'il a été écrit d'une traite, en un souffle.

    Oui, je l'ai écrit d'un coup, en quatre mois en fait, pour le premier jet. Je me disais : ça passe ou ça casse. Et ça a marché. C'est sorti d'un coup. Je m'étais complètement isolé, je ne voyais personne sauf mon amie et mon fils, et encore... Après j'ai passé quelques années à faire du nettoyage stylistique, mais l'essentiel était là. (...)

     

    Que diriez-vous aujourd'hui de votre narrateur ? Quels sentiments éprouvez-vous face à lui ?

    Il est difficile de dire du bien d'un aussi sale type...

     

    Oui, mais vous avez vécu longtemps avec lui.

    Je pourrais dire que c'est moi.

     

    Et il y a des moments où il est difficile de dire du bien de soi...

    Oui, bien sûr. Disons que c'est un moi possible, si j'étais né allemand en 1913 plutôt qu'américain en 1967. C'est aussi de cette manière que je l'ai abordé. Les gens ne choisissent pas forcément... Il y a beaucoup de moi dans ce type, à côté de beaucoup de choses qui ne sont pas de moi. Lui fait du nazisme avec autant de sincérité que moi j'ai fait de l'humanitaire. C'est un peu le propos du livre. Mais ça ne signifie pas que je l'innocente.

     

    De ce point de vue, le fait qu'en un certain sens vous ne vous innocentiez pas, vous, l'innocente tout de même partiellement, lui : il n'est pas né en 1967, mais en 1913, c'est le hasard.

    Oui, mais en même temps... L'influence de la pensée grecque sur le livre va bien au-delà de sa structure eschyléenne. J'aime beaucoup la façon qu'avaient les Grecs de penser la morale, qui est beaucoup plus pertinente pour essayer de comprendre ce genre de phénomène-là que l'approche judéo-chrétienne. Avec le judéo-christianisme, on est dans la faute, le péché, dans le jeu entre péché pensé et péché commis... L'attitude grecque est beaucoup plus carrée. Je le dis dans le livre : quand OEdipe tue Laïos il ne sait pas que c'est son père, mais les dieux s'en foutent : tu as tué ton père. Il baise Jocaste, il ne sait pas que c'est sa mère, ça ne change rien : tu es coupable, basta. L'intention n'entre pas en compte. C'est ainsi qu'on s'y est pris dans les procès d'après-guerre, et c'est la seule façon de le faire. Tel type a commis tel acte. Peu importe la raison qui l'a amené à le commettre. Qu'il ait été de bonne foi, de mauvaise foi, qu'il l'ait fait pour de l'argent ou parce qu'il y croyait, c'est son problème : il a commis cet acte, il va être jugé et condamné. C'est tout. Après, il y a des gens qui ont été exécutés, d'autres ont été emprisonnés, certains ont été relâchés, il y en a même qui n'ont jamais été arrêtés... Ce n'est pas juste. C'est comme ça. C'est le hasard des processus. Ça n'a rien à voir avec la culpabilité.

     

    C'est-à-dire que votre livre n'est pas un livre sur la culpabilité ou l'innocence. Ce n'est pas un livre sur la justice.

    Non, en effet. Le narrateur le dit au départ : j'ai fait ce que j'ai fait, je ne suis pas là pour me justifier, je vais juste vous expliquer comment ça se passe. Moi, ce qui m'intéresse, c'est ça, c'est comment les choses se passent. Dans mon travail, j'ai souvent été obligé de dealer avec des gens semblables à lui : des assassins serbes, rwandais, tchétchènes, russes, afghans... Je leur serrais la main avec un grand sourire. C'est une question professionnelle : on est là pour obtenir ce qu'on veut d'eux, point. On ne les juge pas.

     

    Mais en l'occurrence que vouliez-vous obtenir de votre personnage ?

    Eh bien, de savoir comment ça se passe. Confronté à des types pareils, je n'arrive pas à comprendre comment ils peuvent faire ce genre de choses. Ils sont très bizarres, voire complètement délirants. Un jour, à Sarajevo, ma voiture se fait tirer dessus à coups d'obus. Le lendemain, je vais chez les Serbes me plaindre, je trouve un colonel que je connais qui me dit : «Vous n'avez pas le droit de prendre cette route, donc c'est bien fait pour vous. De toute façon, si j'avais voulu vous dégommer je vous aurais dégommé.» Après, on a une grande discussion, et il m'explique pourquoi il fait tout ça : «Avant, j'étais pêcheur à la ligne, et chez moi, à Sarajevo, j'avais pour 20 000 marks d'appâts. Ces sales bougnoules, ils ont pillé mon appartement, ils ont piqué tous mes appâts.» Et ce type, ça faisait trois ans qu'il bombardait Sarajevo, qu'il snipait les gens... Pour une histoire d'appâts...

     

    Le narrateur, lui aussi, se retrouve pris dans le processus d'extermination d'une façon arbitraire, et absurde. Sa première intention n'est pas de massacrer les gens.

    Non, pas du tout ! Au départ, ce n'est pas un salaud, c'est plutôt quelqu'un de bien. Il dit à un moment, à peu près : «Qui aurait pu s'imaginer qu'on prendrait des juristes pour assassiner des gens sans procès ? Moi quand je me suis engagé là-dedans, je ne pensais pas du tout que c'était pour ça.» Et puis après... Il a fait ce qu'on lui a dit de faire. C'est malheureux, mais c'est comme ça. C'est un garçon obéissant. Moi, je ne le suis pas, j'aurais peut-être eu un réflexe de refus, je ne sais pas. Mais lui, il est dans sa logique à lui.

     

    Maintenant que vous avez fait tout cet énorme travail, et que vous êtes entré dans la vie de cet homme, avez-vous le sentiment de mieux comprendre ?

    Oui et non, ce n'est pas une compréhension intellectuelle, mais... D'une certaine manière, j'ai éprouvé les choses.

     

    Vous êtes passé par le chemin qu'il a suivi.

    Oui, mais ça reste de la fiction. Ce type est hors normes à bien des égards. La plupart de ceux qui étaient là-dedans étaient des amoraux complets, qui ne se posaient pas de questions, contrairement à lui. Mais avec son regard lucide à l'intérieur de la machine, il me permettait d'observer les autres, de disséquer tous les types de bourreaux qui étaient autour de lui. Cela dit, vous savez, ça ne change rien. Ce n'est pas parce qu'on comprend mieux qu'on va empêcher les Américains de faire des saloperies - qui ne sont pas comparables à celles dont je parle dans le livre, mais qui sont quand même de grosses saloperies. Parce que, non seulement ils ont la puissance, mais ils ont des armées de juristes, des gens qui ont fait de meilleures études que moi et qui touchent des salaires faramineux pour expliquer que les tortures, les emprisonnements arbitraires, et tout ça, sont légitimes. Ça n'a pas le même sens que dans la situation de mon narrateur, mais ça s'en rapproche.

     

    Comprendre ne sert à rien ?

    Si, mais après, il y a la politique, le social, et le social c'est la masse. La masse ne va pas forcément dans le bon sens. Aux Etats-Unis, elle vote une deuxième fois pour Bush, parce qu'elle l'aime bien, elle se reconnaît en lui, quoi qu'il fasse. Il est religieux, il croit en Dieu, tout va bien. Qu'est-ce qu'on peut contre ça ? Moi, simplement, je pars vivre à l'étranger.

     

     * Actuellement en kiosque. Le prochain numéro de La Revue littéraire paraîtra le 19 janvier, avec notamment un entretien avec Emmanuel Carrère.

    • Editions Léo Scheer

    http://www.lefigaro.fr/magazine/20061229.MAG000000304_maximilien_aue_je_pourrais_dire_que_c_est_moi.html

  • Je viens de lire: ”Une vie” de Simone Weil

    par Christophe Barbier, Philippe Broussard A 80 ans, elle se raconte. Son destin, ses combats: L'Express retrace ce parcours exceptionnel en publiant des extraits exclusifs de ses Mémoires. > Un destin exceptionnel parsemé de combats: à 80 ans, Simone Veil se raconte. Diaporama Une vie. Le titre que Simone Veil a emprunté à Maupassant pour ses Mémoires est inexact: «sa» vie n'en est pas simplement «une», tant elle est exceptionnelle. Par le tragique, d'abord, avec la déportation qui détruit sa famille; c'est en rescapée que Simone Veil a traversé le reste de l'existence. Dans le politique, ensuite, qui la voit occuper en France et en Europe de hautes fonctions, toujours liées à ses engagements les plus profonds. Enfin, son parcours est rare par sa grande valeur éthique et philosophique: presque jamais Mme Veil n'a transigé, pour des raisons électorales ou partisanes, avec ses convictions - elle confie, dans Une vie,quelques regrets. Plus que d'autres, elle est donc fondée à juger sévèrement certains acteurs politiques, et ne s'en prive pas.Alors qu'elle vient de franchir le cap des «quatre fois vingt ans», Simone Veil a encore voulu témoigner des épreuves surmontées et des victoires remportées. Au nom de ceux qui ont disparu: «A nos côtés, tous ces morts qui nous furent si chers, connus ou inconnus, se tiennent en silence. Je sais que nous n'en aurons jamais fini avec eux.» Mais, surtout, pour les vivants, parce que l'oubli serait une indécence à l'égard des principes et un affaiblissement face aux défis de l'avenir. Les grands combats de Simone Veil ont été ceux de L'Express. Pour la liberté des femmes, notamment en légalisant l'avortement; pour la construction européenne; pour la transmission aux générations futures de l'impérative mémoire de la Shoah. En publiant des extraits d'Une vie, nous voulons aussi rappeler que ces enjeux ne sont pas obsolètes. La lutte nous attend, pour laquelle Simone Veil s'adresse non seulement à notre intelligence, mais aussi, de page en page, à notre conscience. L'enfance (1927-1944) [La famille Jacob vit d'abord à Paris puis à Nice.] Les années 1920 furent pour eux [NDLR: ses parents] celles du bonheur. Ils s'étaient mariés en 1922. Mon père, André Jacob, avait alors trente-deux ans et Maman, Yvonne Steinmetz, onze de moins. A l'époque, l'éclat du jeune couple ne passe pas inaperçu. André porte l'élégance sobre et discrète à laquelle il tient, tout comme il est attaché à la créativité de son métier d'architecte, durement secoué par quatre années de captivité, peu de temps après son grand prix de Rome. D'Yvonne irradie une beauté rayonnante qui évoque pour beaucoup celle de la star de l'époque, Greta Garbo. Un an plus tard naît une première fille, Madeleine, surnommée Milou. Une nouvelle année s'écoule et Denise voit le jour, puis Jean en 1925, et moi en 1927. En moins de cinq ans, la famille Jacob s'est donc élargie de deux à six membres. (...) Papa veillait au grain. Il m'installait toujours à sa droite à table, au motif qu'il fallait me surveiller. Il estimait que trop souvent je n'en faisais qu'à ma tête, que je me tenais mal, qu'il fallait parfaire mon éducation et que lui seul pouvait compenser le laxisme maternel. Et puis, très vite, il n'a pas apprécié mon esprit contestataire. Toute surprise qu'il ne se rende pas compte du caractère exceptionnel de Maman, je ne me privais pas de dire que je considérais beaucoup de ses décisions et interdits comme autant de brimades qu'il lui infligeait. Pourtant, je n'avais pas l'impression de me conduire d'une manière bien originale. Je n'aimais rien plus que rester à la maison avec Maman. J'avais l'impression que je vivais mon plus grand bonheur en symbiose avec elle. Je me tenais contre elle, je lui donnais la main, je me blottissais sur ses genoux, je ne la lâchais pas. J'aurais volontiers vécu un amour exclusif avec elle. (...) Lorsque je repense à ces années heureuses de l'avant-guerre, j'éprouve une profonde nostalgie. Ce bonheur est difficile à restituer en mots, parce qu'il était fait d'ambiances calmes, de petits riens, de confidences entre nous, d'éclats de rire partagés, de moments à tout jamais perdus. C'est le parfum envolé de l'enfance, d'autant plus douloureux à évoquer que la suite fut terrible. La déportation (1944) [Dans les premières années de la guerre, la région de Nice est épargnée par les rafles. Mais, au printemps 1944, alors que la situation s'est brutalement détériorée, cinq membres de la famille Jacob sont arrêtés à Nice. Simone, sa mère et sa soeur Madeleine (alias Milou) sont transférées à Drancy puis à Auschwitz. Le père, André, et son fils, Jean, sont déportés en Lituanie. Denise, la troisième fille des Jacob, est entrée dans la Résistance. Elle sera par la suite arrêtée et déportée.] Quel fut le sort de mon père et de mon frère? Nous ne l'avons jamais su. Aucun des survivants ne connaissait Papa et Jean. Par la suite, les recherches menées par une association d'anciens déportés n'ont rien donné. De sorte que nous n'avons jamais su ce qu'étaient devenus notre père et notre frère. Aujourd'hui, je garde intact le souvenir des derniers regards et des ultimes mots échangés avec Jean. Je repense à nos efforts, à toutes les trois, pour le convaincre de ne pas nous suivre, et une épouvantable tristesse m'étreint de savoir que nos arguments, loin de le sauver, l'ont peut-être envoyé à la mort. Jean avait alors dix-huit ans.(...) [Dans la soirée du 15 avril 1944, Simone, Milou et leur mère arrivent au camp d'Auschwitz-Birkenau.] Nous avons marché avec les autres femmes, celles de la «bonne file», jusqu'à un bâtiment éloigné, en béton, muni d'une seule fenêtre, où nous attendaient les «kapos»; des brutes, même si c'étaient des déportées comme nous, et pas des SS. (...) Nous avons tout donné, bijoux, montres, alliances. Avec nous se trouvait une amie de Nice arrêtée le même jour que moi. Elle conservait sur elle un petit flacon de parfum de Lanvin. Elle m'a dit: «On va nous le prendre. Mais moi je ne veux pas le donner, mon parfum.» Alors, à trois ou quatre filles, nous nous sommes aspergées de parfum; notre dernier geste d'adolescentes coquettes. (...) A notre arrivée, il fallait à tout prix nous désinfecter. Nous nous sommes donc déshabillées avant de passer sous des jets de douche alternativement froids et chauds, puis, toujours nues, on nous a placées dans une vaste pièce munie de gradins, pour ce qui, en effet, était une sorte de sauna. La séance parut ne devoir jamais finir. Les mères qui se trouvaient là devaient subir pour la première fois le regard de leurs filles sur leur nudité. C'était très pénible. Quant au voyeurisme des kapos, il n'était pas supportable. Elles s'approchaient de nous et nous tâtaient comme de la viande à l'étal. On aurait dit qu'elles nous jaugeaient comme des esclaves. Je sentais leurs regards sur moi. J'étais jeune, brune, en bonne santé; de la viande fraîche, en somme. Une fille de seize ans et demi, arrivant du soleil, tout cela émoustillait les kapos et suscitait leurs commentaires. Depuis, je ne supporte plus une certaine promiscuité physique. (...) Vaille que vaille, nous nous faisions à l'effroyable ambiance qui régnait dans le camp, la pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcissait le ciel en permanence, la boue partout, l'humidité pénétrante des marais. (...) Pour nous, les filles de Birkenau, ce fut peut-être l'arrivée des Hongrois qui donna la véritable mesure du cauchemar dans lequel nous étions plongées. L'industrie du massacre atteignit alors des sommets: plus de quatre cent mille personnes furent exterminées en moins de trois mois. (...) Je voyais ces centaines de malheureux descendre du train, aussi démunis et hagards que nous, quelques semaines plus tôt. La plupart étaient directement envoyés à la chambre à gaz. (...) Un matin, alors que nous sortions du camp pour aller au travail, la chef du camp, Stenia, ancienne prostituée, terriblement dure avec les autres déportées, m'a sortie du rang: «Tu es vraiment trop jolie pour mourir ici. Je vais faire quelque chose pour toi, en t'envoyant ailleurs.» Je lui ai répondu: «Oui, mais j'ai une mère et une soeur. Je ne peux pas accepter d'aller ailleurs si elles ne viennent pas avec moi.» A ma grande surprise, elle a acquiescé: «D'accord, elles viendront avec toi.» Tous les gens auxquels j'ai par la suite raconté cet épisode sont restés stupéfaits. Il s'est pourtant déroulé ainsi. Fait incroyable, cette femme, que je n'ai par la suite croisée que deux ou trois fois dans le camp, ne m'a jamais rien demandé en échange. Tout s'est donc passé comme si ma jeunesse et le désir de vivre qui m'habitaient m'avaient protégée. (...) Les SS nous ont entassées sur des plates-formes de wagons plats, et nous avons été dirigées d'abord sur Maut-hausen, où le camp n'a pas pu nous accueillir, faute de place. Nous sommes alors reparties pour huit jours de train, en plein vent, sans rien à boire ni à manger. Nous tendions les rares gamelles que nous avions pu emporter afin de récupérer la neige et la boire. Lorsque notre convoi a traversé les faubourgs de Prague, les habitants, frappés par le spectacle de cet entassement de morts-vivants, nous ont jeté du pain depuis leurs fenêtres. Nous tendions les mains pour attraper ce que nous pouvions. La plupart des morceaux tombaient par terre. (...) Maman était déjà très affaiblie par la détention, le travail pénible, le voyage épuisant à travers la Pologne, la Tchécoslovaquie et l'Allemagne. Elle n'a pas tardé à attraper le typhus. Elle s'est battue avec le courage et l'abnégation dont elle était capable. Elle conservait la même lucidité sur les choses, le même jugement sur les êtres, la même stupeur face à ce que des hommes étaient capables de faire endurer à d'autres hommes. En dépit de l'attention que Milou et moi lui prêtions, malgré le peu de nourriture que je parvenais à voler pour la soutenir, son état s'est rapidement détérioré. (...) Elle est morte le 15 mars, alors que je travaillais à la cuisine. (...) Aujourd'hui encore, plus de soixante ans après, je me rends compte que je n'ai jamais pu me résigner à sa disparition. D'une certaine façon, je ne l'ai pas acceptée. Chaque jour, Maman se tient près de moi, et je sais que ce que j'ai pu accomplir dans ma vie l'a été grâce à elle. Le retour en France (1945) [23 mai 1945. De retour à Paris avec Milou, Simone Jacob retrouve bientôt son autre soeur, Denise, rescapée du camp de Ravensbrück. Une nouvelle vie commence.] Dès le retour des camps, nous avons ainsi entendu des propos plus déplaisants encore qu'incongrus, des jugements à l'emporte-pièce, des analyses géopolitiques aussi péremptoires que creuses. Mais il n'y a pas que de tels propos que nous aurions voulu ne jamais entendre. Nous nous serions dispensés de certains regards fuyants qui nous rendaient transparents. Et puis, combien de fois ai-je entendu des gens s'étonner: «Comment, ils sont revenus? Ça prouve bien que ce n'était pas si terrible que ça.» Quelques années plus tard, en 1950 ou 1951, lors d'une réception dans une ambassade, un fonctionnaire français de haut niveau, je dois le dire, pointant du doigt mon avant-bras et mon numéro de déportée, m'a demandé avec le sourire si c'était mon numéro de vestiaire! Après cela, pendant des années, j'ai privilégié les manches longues. (...) Le départ de De Gaulle en janvier 1946 ne m'était pas apparu comme une catastrophe nationale. Il avait tellement voulu jouer la réconciliation entre les Français qu'à mes yeux les comptes de l'Occupation n'étaient pas soldés. Au procès de Laval, comme à celui de Pétain, il n'y avait pas eu un mot sur la déportation. La question juive était complètement occultée. Du haut au bas de l'Etat, on constatait donc la même attitude: personne ne se sentait concerné par ce que les juifs avaient subi. La magistrature (1954) [En 1946, Simone Jacob a épousé Antoine Veil, un futur énarque. Ils ont eu trois fils, Jean, Nicolas et Pierre-François. Quelques années plus tard, la jeune femme intègre la magistrature. Elle travaille notamment dans l'administration pénitentiaire.] En mai 1954, j'ai enfin pu m'inscrire au parquet général comme attachée stagiaire, à l'issue d'une nouvelle discussion émaillée d'arguments qui se voulaient dissuasifs. Le secrétaire général du parquet de Paris et son adjoint, qui m'ont reçue, n'en revenaient pas: «Mais vous êtes mariée! Vous avez trois enfants, dont un nourrisson! En plus votre mari va sortir de l'ENA! Pourquoi voulez-vous travailler?» Je leur ai expliqué que cela ne regardait que moi. (...) Devant ma résolution inébranlable, ils ont fini par accepter ma candidature. (...) De la grisaille générale de la noria des gouvernements émerge pourtant la courte période du cabinet Mendès France, qui m'a passionnée. J'avais beaucoup plus de sympathie pour ce personnage hors du commun que mon mari, très lié au milieu MRP. Pour ma part, je me situais plus à gauche; j'ai d'ailleurs voté socialiste à plusieurs reprises, en fonction des programmes et des personnes. Malgré ces divergences, Antoine et moi nous retrouvions dans l'intérêt que nous portions à l'actualité. Comme beaucoup de non-gaullistes, nous observions le bouillonnement d'idées que symbolisaient entre autres la création de L'Express et l'espérance de voir émerger une troisième force (...). Au gouvernement (1974) [En 1974, Valéry Giscard d'Estaing est élu président de la République. Nommé Premier ministre, Jacques Chirac confie le ministère de la Santé à Simone Veil.] La personnalité du nouveau président s'imposait. Il était aussi impressionnant par sa rapidité d'esprit et sa capacité de travail que par sa prestance personnelle et la haute idée qu'il se faisait de sa fonction. Aussi les nouveaux ministres, moi-même et les autres, marchions-nous sur des oeufs. Lors des conseils, si l'un d'entre nous se mettait à bredouiller, ou s'emmêlait dans ses notes, il n'était pas rare de voir le président froncer les sourcils. Jacques Chirac venait alors à la rescousse du néophyte avec aménité: «Monsieur le Président, je tiens à dire que M. Untel ou Mme Unetelle a très bien travaillé sur ce dossier et a fait tout ce qu'il fallait faire.» La loi sur l'IVG (1975) [Peu de temps après son arrivée au gouvernement, Simone Veil s'attelle à un sujet qui fait débat depuis des années: l'avortement. Une loi sur l'interruption volontaire de grossesse est à l'étude.] Ma tâche me paraissait d'autant plus lourde que la profession médicale, dans l'ensemble, m'acceptait avec réticence. Il ne sert à rien de travestir les faits: face à un milieu au conservatisme très marqué, je présentais le triple défaut d'être une femme, d'être favorable à la légalisation de l'avortement et, enfin, d'être juive. Je me rappelle ma première rencontre avec le groupe de médecins conseillers que Robert Boulin avait constitué quelques années plus tôt. L'accueil qu'ils me réservèrent fut glacial. Je crois bien que, s'ils avaient pu m'assassiner, ils l'auraient fait. (...) J'ai rencontré chez les généralistes une quasi-unanimité en faveur de la loi. Quelles qu'aient pu être par ailleurs leurs convictions morales, ces hommes de terrain étaient effarés de voir les dégâts qu'entraînaient les avortements sauvages dans les couches populaires. Il fallait que la loi protège ces femmes. Les riches, si on peut dire, étaient mieux loties: elles partaient se faire avorter clandestinement à l'étranger, en Angleterre ou aux Pays-Bas. (...) Le texte du projet de loi, rapidement mis au point, a été déposé à l'Assemblée nationale pour examen en commission. C'est alors que les vraies difficultés ont commencé. Une partie de l'opinion, très minoritaire, mais d'une efficacité redoutable, s'est déchaînée. J'ai reçu des milliers de lettres au contenu souvent abominable, inouï. Pour l'essentiel, ce courrier émanait d'une extrême droite catholique et antisémite dont j'avais peine à imaginer que, trente ans après la fin de la guerre, elle demeure aussi présente et active dans le pays. (...) Plus nous nous rapprochions de l'échéance du débat, et plus les attaques se faisaient virulentes. Plusieurs fois, en sortant de chez moi, j'ai vu des croix gammées sur les murs de l'immeuble. A quelques reprises, des personnes m'ont injuriée en pleine rue. (...) Je n'avais pas d'états d'âme. Je savais où j'allais. Le fait de ne pas moi-même être croyante m'a-t-il aidée? Je n'en suis pas convaincue. Giscard était de culture et de pratique catholiques, et cela ne l'a pas empêché de vouloir cette réforme, de toutes ses forces. La rupture Chirac-Giscard (1976) [ Jacques Chirac quitte le gouvernement. Il est remplacé par Raymond Barre, en août.] Entre Giscard et Chirac, une fêlure s'était produite, que les entourages de l'un et de l'autre s'étaient vigoureusement employés à transformer en champ de bataille. Pierre Juillet et Marie-France Garaud, du côté de Jacques Chirac, s'en étaient donné à coeur joie, et avaient fini par convaincre le Premier ministre de prendre du champ. Jacques Chirac essaya de m'entraîner avec lui. Ne partageant pas sa critique du président, je n'en voyais pas la nécessité. J'ai donc accepté de conserver ma fonction dans le gouvernement que Giscard, sans surprise pour moi, a prié Barre de former. En fin d'année, j'ai refusé d'adhérer au RPR, nouvellement créé, à la fureur, je dois le dire, de Jacques Chirac et, pendant deux ans, j'ai continué de tracer mon sillon. (...) Giscard, privé de l'appui des gaullistes depuis le retrait de Chirac, se trouvait politiquement affaibli. Dé sormais, le 49-3 devenait monnaie courante. Au surplus, la crise économique, conjuguée aux délices et poisons de sa charge, tendait à faire litière de ses meilleures intentions. De plus en plus enfermé dans un palais où ses conseillers lui chantaient des airs convenus, il ne percevait pas qu'il se coupait d'un pays qu'il avait promis de toujours regarder au fond des yeux, mais dont il s'éloignait. Démarré en fanfare, son septennat avait perdu de son éclat. Comment s'en étonner? Dans notre système, le président est d'abord un homme seul. Rien ne l'incite au dialogue. Aussi longtemps qu'il est en place, il n'est remis en cause par rien ni personne. Evoluant dans un milieu aseptisé et de plus en plus artificiel, il n'échange qu'avec ses pairs, une poignée de journalistes et une noria de hauts fonctionnaires. (...) Raymond Barre et le "lobby juif "Dès 1978, un dérapage verbal en Conseil des ministres avait bien failli mettre le feu aux poudres. Raymond Barre avait évoqué le «lobby juif» dans des termes que j'avais jugés déplacés. Après le Conseil, j'avais déclaré au président qu'en cas de nouvelle sortie de son Premier ministre sur le prétendu «lobby juif» je quitterais aussitôt le gouvernement en disant pourquoi. Giscard était intervenu, et Barre avait ensuite doctement expliqué ce qu'il avait voulu dire; à l'entendre, j'avais mal interprété ses propos. Deux ans plus tard, après l'attentat de la synagogue de la rue Copernic, sa langue avait à nouveau fourché. Alors que son ministre de l'Intérieur, Christian Bonnet, évoquait l'hypothèse d'un coup monté et que le président de la République s'abstenait de toute déclaration, Raymond Barre avait déploré la mort, à côté de juifs, de «Français innocents». Mitterrand et le 10 mai 1981[Ministre de 1974 à 1979, Simone Veil soutient Valéry Giscard d'Estaing à l'approche des élections de 1981.] Malgré les réserves que m'inspirait la politique conduite pendant la seconde partie de son mandat, Valéry Giscard d'Estaing me paraissait le seul choix possible. C'est François Mitterrand qui l'emporta, et ce que j'avais redouté se produisit: la France marchait désormais à grands pas vers un désastre économique et monétaire. Pierre Mauroy, dont je connaissais la sagesse et la modération, s'était retrouvé l'otage d'une démarche qui n'avait rien de social-démocrate, mais où triomphaient l'incohérence et l'incompétence, comme je l'ai exprimé à l'époque. Heureusement, sous la pression des réalités internationales, une autre politique, plus modérée bien que très chaotique, se mit en place après le tournant de 1983. Il m'a alors semblé que des hommes de bon sens, tels Rocard ou Delors, retrouvaient une audience dans l'opinion face aux options catastrophiques de l'aile gauche du Parti socialiste et des communistes. Cela n'était pas pour me déplaire. [Elue présidente du Parlement européen en 1979, Simone Veil a pris une dimension internationale et juge, de Strasbourg, l'action du nouveau chef de l'Etat.] (...) Ainsi va la politique: Mitterrand, dont je détestais les ambiguïtés et condamnais vigoureusement l'alliance avec les communistes, ce nouveau président dont la politique intérieure me paraissait suicidaire pour le pays, se montra tout aussi attentif à la construction européenne que l'avait été son prédécesseur. Les élections européennes de 1984[Simone Veil est à la tête d'une liste unitaire (RPR-UDF) aux élections européennes.] Nous sommes partis au combat européen dans l'unité, plus que dans l'harmonie. La composition de la liste m'a presque totalement échappé. En particulier, la présence de Robert Hersant, dont le passé vichyssois était dé sormais connu de tous, ne me faisait aucun plaisir, c'est le moins que l'on puisse dire. On m'avait expliqué qu'il était difficile de se mettre à dos le propriétaire du tout-puissant Figaro. Une fois encore, la politique l'emportait ainsi sur les principes moraux. Ma seule échappatoire se référait à l'ancienne appartenance du patron de presse à la FGDS, le groupuscule politique qu'avait naguère dirigé François Mitterrand. J'avais donc tout loisir de renvoyer les socialistes qui m'attaquaient sévèrement sur ce sujet à leurs propres contradictions, ce que je ne me suis pas privée de faire. Il reste que, pour la première fois de ma vie, j'avais accepté, pour de basses raisons d'opportunité, un compromis qui avait à mes yeux l'allure d'une compromission. François Bayrou[En 1989, Simone Veil se présente à nouveau aux élections européennes. Son directeur de campagne est François Bayrou.] Je ne suis pas près d'oublier une visite calamiteuse que, sur les conseils de François Bayrou, mon directeur de campagne, j'ai rendue à Jean Lecanuet en son fief normand. Je ne me doutais de rien, connaissant Lecanuet depuis le MRP des années 1950, et me souvenant de sa volonté farouche, cinq années seulement plus tôt, de présenter une liste purement centriste. J'arrivais donc à Rouen, où m'attendait une conférence de presse réunie dans son bureau, à la mairie. Ce fut pour entendre Jean Lecanuet déclarer aux journalistes: «Je suis heureux d'accueillir Mme Veil. Simplement, nous ne figurerons pas sur la même liste. Je participerai quant à moi à la liste Giscard.» Je n'invente rien. François Bayrou, que je connaissais alors à peine et auquel je faisais confiance, tant il m'était apparu intelligent et dynamique, venait de me donner la vraie mesure de son caractère, capable en quelques jours d'énoncer avec la même assurance une chose et son contraire, uniquement préoccupé de son propre avenir, qui, depuis sa jeunesse, ne porte qu'un nom: l'Elysée. Le personnage demeure incompréhensible si l'on ne tient pas compte de cette donnée essentielle: il est convaincu qu'il a été touché par le doigt de Dieu pour devenir président. C'est une idée fixe, une obsession à laquelle il est capable de sacrifier principes, alliés, amis. Comme tous ceux qui sont atteints de ce mal, il se figure les autres à son image: intrigants et opportunistes. Il a donc pu inventer cette chimère que je risquais de lui faire de l'ombre dans sa propre trajectoire, puisqu'en toutes circonstances il s'imagine que les autres ne peuvent que le gêner. (...) Les calculs de François Bayrou me laissèrent donc indifférente. Je n'ai jamais eu envie de concourir pour une campagne présidentielle. Le Rwanda (1994) [En 1994, François Mitterrand est président de la République et Edouard Balladur, Premier ministre, quand éclatent les massacres interethniques dans ce petit pays d'Afrique. Simone Veil est alors ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville.] Alain Juppé était d'un commerce agréable. Il fut à l'époque un excellent ministre des Affaires étrangères, fin et attentif aux réalités mondiales. Seule ombre au tableau: l'attitude pour le moins frileuse de la France face au massacre des Tutsi perpétré au Rwanda. Aujourd'hui encore, cette affaire est loin d'être clarifiée. Sans doute la France était-elle plus engagée qu'on pouvait alors le supposer. François Mitterrand, comme ses prédécesseurs, soutenait les Hutu, et la cohabitation ne facilitait pas la tâche d'Alain Juppé. La politique étrangère, surtout africaine, restait à l'époque, comme aux plus beaux temps du gaullisme, l'apanage du président de la République et de quelques proches. Pendant que, par tradition, nous soutenions les Hutu, les Belges défendaient les Tutsi. Cette situation durait depuis longtemps; en somme, comme à l'époque des luttes coloniales en Afrique, chacun avait choisi sa tribu. A cela s'ajoutait la méfiance du gouvernement français à l'égard d'une influence américaine que l'on sentait croître dans la région. Il n'en fallait pas plus pour alimenter l'affrontement entre les ethnies. De tout cela, et de bien d'autres dossiers, il était du reste impossible de parler dans le cadre institutionnel de l'époque. Autant que je m'en souvienne, la question fut à peine abordée en Conseil des ministres et jamais soumise à débat. Aujourd'hui, quand des journalistes viennent reprocher leur silence aux ministres de l'époque, comme cela s'est encore produit dernièrement à mon encontre, ils ne comprennent pas quels freins multiples le système de la cohabitation mettait à notre action. Le référendum de 2005[Les Français votent majoritairement non au référendum sur la Constitution européenne.] Le rejet du texte a été, à mes yeux, catastrophique. Sans doute était-ce une erreur que de soumettre ce projet à référendum. Il est clair que le projet de traité constitutionnel aurait recueilli une majorité massive devant le Parlement, contrairement au résultat qui sortit des urnes. Certains ont toutefois approuvé Jacques Chirac d'avoir pris ce risque, au nom de l'importance de l'enjeu. Ils perdent de vue que telle n'était sans doute pas sa motivation. Comme souvent, celle-ci était purement politique, j'allais écrire politicienne. Le président pensait que le référendum mettrait en difficulté l'opposition, ce qui s'est d'ailleurs avéré, mais son principal résultat fut autre: la manoeuvre se retourna en boomerang contre son auteur, et l'Europe entra, du fait de la France, dans une longue parenthèse de paralysie institutionnelle et fonctionnelle, tandis que l'Elysée, le gouvernement et le pays se retrouvaient durablement affaiblis. De Sarkozy à Royal[Nommée ministre de la Santé, des Affaires sociales et de la Ville en 1993 (gouvernement Balladur), Simone Veil a alors côtoyé Nicolas Sarkozy, chargé du Budget.] C'est dans ce même gouvernement que j'ai fait la connaissance d'un homme aussi vif qu'intelligent, infatigable travailleur, exceptionnellement au fait de ses dossiers: Nicolas Sarkozy. (...) Depuis lors, ce jeune homme a fait parler de lui. Depuis lors, et sans faille, je lui ai conservé amitié et confiance. Nicolas Sarkozy aime se battre. Il n'est à l'aise que lorsqu'il défend ses convictions face à un adversaire de poids. A cet égard, on ne peut pas dire que la dernière élection présidentielle lui aura offert la possibilité d'un combat d'égal à égal. Je suis convaincue qu'il aurait préféré se retrouver face à Dominique Strauss-Kahn, homme d'expérience et de compétence, plutôt que face à Ségolène Royal, plus inconsistante, plus floue dans ses jugements, bien que plus entêtée, jusque dans l'erreur. Les femmesJe suis favorable à toutes les mesures de discrimination positive susceptibles de réduire les inégalités de chances, les inégalités sociales, les inégalités de rémunération, les inégalités de promotion dont souffrent encore les femmes. Avec l'âge, je suis devenue de plus en plus militante de leur cause. Paradoxalement peut-être, là aussi, je m'y sens d'autant plus portée que, ce que j'ai obtenu dans la vie, je l'ai souvent obtenu précisément parce que j'étais une femme. A l'école, dans les différentes classes où j'ai pu me trouver, j'étais toujours le chouchou des professeurs. A Auschwitz, le fait que je sois une femme m'a probablement sauvé la vie, puisqu'une femme, pour me protéger, m'avait désignée pour rejoindre un commando moins dur que le camp lui-même. 399 pages22,5 € 147,59 FFSource: L'express livres

  • Alexandre Blok

    Le poète de la musique des autres mondes

     

    Le rossignol au cœur gelé

     

     

    Blok

     

     

    Dans les bribes de paroles

    J’entends la marche brumeuse

    des autres mondes

    et du temps le sombre vol,

    je sais chanter avec le vent...

    (traduction Serge Venturini)

     

    Être poète russe, voulait dire encore il y a peu en Russie et sans doute encore, être un voyant.

    Alexandre Blok fut cela, et, autant que Pouchkine, il aura marqué les lettres russes. Il aura été sans le vouloir à la jonction des mondes qui s'opposaient, et dans le passage fiévreux d’espoir de l'un à l’autre. Il pressentait qu’il lui faudrait vivre dans un autre temps. Il le désirait : il en fut terrassé de déceptions.

    Et il se laissa quasiment mourir de désolation pour sa « patrie malade ». Alexandre Blok sera victime d'une sorte de non-désir de vivre : «  Le poète meurt parce qu'il ne peut plus respirer. La vie a perdu son sens », a-t-il écrit. Comme ses amis poètes - Nicolas Goumilev, Serge Essénine, Maïakovski, Marina Tsvétaéva, Ossip Mandelstam...- il sera fauché avant que les blés ne soient mûrs. À 41 ans, le 7 août 1921, il disparaît, laissant dans la glaciation qui s’étend, une Russie figée où n’émergent qu’Anna Akhmatova et Pasternak réduits au silence et à l’effroi.

    Guetteur de lumière, éveilleur d’aubes, il sera pris dans la tempête du « Monde Terrible », ces « années terribles » où s’étend la famine. Ces quelques années qui suivent 1917, années des dernières convulsions de la guerre civile et de prise totale de pouvoir bolchevique, début d'une nouvelle dictature en temps de paix qui tue les espoirs naissants.

     

    Alexandre Blok vient de l’autre Russie, celle de toujours, mais il ne s’apitoie pas sur une nostalgie du passé à la Tchekhov, il ne regrette pas le passé et il fait basculer tout son lyrisme dans le désir absolu de révolution en redoutant ce qui va advenir.

    « L’ancien monde est déjà disparu, le nouveau monde n'est pas encore là, et dans cet entre-deux les monstres apparaissent » disait Gramsci.

    Mais en Russie les monstres étaient présents à la fois dans le vieux monde et dans le nouveau. Angoisse et désarroi vont succéder à la poésie élégiaque de Blok, pur moment de musique, où l’ombre de Verlaine chante et bruit. Des « Vers à la belle Dame » aux « Douze » c’est la trajectoire d’un homme qui tente de continuer à vivre ses valeurs et son profond mysticisme dans une modernité qui se révélera barbare. Un homme qui en fait n'entend que ses chants intérieurs qui clament en lui au risque de recouvrir les bruits du monde, et il va leur rester fidèle avec ferveur. Digne et beau. « Blok a été merveilleusement beau en tant que poète et personnalité. D'une beauté enviable » (Maxime Gorki).

    Cette course brisée amenant une sorte d’aristocrate des lettres russes traversé de pressentiments mystiques et romantiques, totalement immergé de culture millénaire et classique, à devenir l’ardent thuriféraire des défenseurs du monde nouveau, les soldats de la Garde Rouge.

    Cette trajectoire était l’aboutissement et l'impasse de sa quête mystique. Le poids de son chaos intérieur cherchant rédemption.

     

     

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    La chute de l’enfant du siècle

     

    « Taisez-vous livres maudits, je ne vous ai jamais écrits ! »

     

    Alexandre Alexandrovitch Blok est né le 16 novembre 1880 à Saint–Petersbourg, sur les bords de la Neva. Sa trajectoire l’aura amené d’une enfance protégée, choyée, en une vie d’abord éclatante et célébrée puis enfin dans la tragédie noire et désespérée. Cet homme grand, aux gestes lents, aux paroles rares semblera toujours hors du temps. Somnambule de ce côté-ci du réel, il marchait à l’intérieur de lui-même. Fragile passant de l’enthousiasme à la dépression, cet aristocrate cherchera la rédemption et la fuite en avant par la mystique, et donc par la Révolution. Il avait un lien charnel avec la mère-patrie, la Russie éternelle. Il sera l’enfant de Chakhmatovo, la résidence familiale secondaire près de Moscou, qu’il aimait tant et où il venait chaque été.

    La poésie ouvrira toutes les résonances de ses lieux et des puits enfouis en lui. On a peine à se souvenir de ce poète de 24 ans aux longs cheveux blonds bouclés, au magnétisme absolu qui mettait la Russie à genoux dans son adoration. Il était le contemporain exact de Rilke et d'Apollinaire, le pur produit d'un milieu bourgeois et intellectuel, le nouveau Pouchkine. Il était un phare et tous se tournaient vers lui. Il ira de succès en succès, et écrira en 1906 « La baraque de foire » aujourd'hui considérée comme la première pièce du théâtre moderne russe. La gloire le bordera toute sa vie.

    L’étonnante relation avec Liouba Dmitrievna Mendéléeva qui jamais ne le quittera sera ses lumières et ses ténèbres : « Je n’ai eu que seulement deux femmes : la première est Liouba, la deuxième, toutes les autres ». Cet amour fou proche de Laure et Pétrarque, de Béatrice et Dante, donnera la belle floraison du recueil « Vers pour la belle dame » (1904). Amour exalté, intellectuel qui se traduira par un mariage le 17 août 1903. Liouba sera « le lieu saint » où s’arrimer, où respirer. Il l’aima comme un refuge, comme une divinité. Liouba ne partageait sans doute pas cet amour de noyé. L’unique, la Vierge, d’azur, la Belle-Dame apparue durant l’été 1901 sera son aurore, son éternel féminin. Cette fusion ne voudra pas connaître la chair.

    Les drames viendront assez vite, entre la déesse qui finit par ressembler à une statue froide, et par l’apparition du meilleur « ami-ennemi », André Biely, fou amoureux de Liouba et de la poésie de Blok et confondant les deux. Amour et haine seront les liens ambigus entre les deux plus grands poètes symbolistes russes.

     

    blok

    Les années 1900-1917 sont les années glorieuses de la poésie russe, « l’Âge d’argent »,grande floraison artistique en peinture, littérature et musique, succédant aux années Pouchkine, l’âge d’or du début du XIXè siècle. Cette effervescence fut une renaissance des lettres russe. Mais ce flot se brisera sur le couperet d’Octobre 1917. Blok participe, comme en passant, aux salons, aux cénacles et il lit ses vers éblouissant les gens par sa beauté romantique, par la mélancolie de ses vers. Il était un Dieu vivant. Le cycle « L’inconnue » d’avril 1906 le rend célèbre. Vin, et débauche marchent maintenant avec lui pour supporter la ville, de plus en plus maudite. Les Tziganes le fascinent et pourtant « on ne peut aimer les rêves tziganes, on ne peut qu’être que consumé par eux ». Chaque nuit Blok va se perdre ainsi. Il veut trouver son destin. Monde de tumulte pour une âme qui souffre et il y recherche la femme-démon sous les traits angéliques. Blok cherche le chaos, les ruptures et la nuit. Celle des bouges, celle des oublis.
     « Ce soir j'ai erré, erré. Une nuit blanche et des femmes... Où cours-tu ainsi, oh, la vie? » (lettre du 15 mai 1917). Dans le gouffre de sa vie il se perd dans le gouffre des sexes. Celle des « prostituées vermeilles », tant la peur de la sexualité avec des femmes belles le terrorisait :

    Fut-ce derrière ton épaule, ô ma compagne`

    Quelqu’un, des yeux, me guette (1913).

    Des années de crise, des amours hallucinés pour des actrices ou des cantatrices, des voyages à l’étranger, Italie, France, Allemagne..., qui l’ennuient, tout cela n’apaise pas son désarroi profond. « L’étranger m’est nuisible ».

    Il attend confusément un tremblement de terre intérieur, cloîtré à Saint – Petersbourg, l'immense désert pour lui. Les orages désirés n'arrivent pas, il doute.

    « Quand est-ce que je serai enfin libre de me tuer ! » (carnets 21 mars 1914)

    Il était prêt à tous les séismes et celui-ci survint avec la révolution de 1917. Blok va vers les tourbillons de neige de cette révolution qui se lève. Il s’y lance à corps perdu, exalté, mystique. Pris dans l’action il devient acteur et non plus poète sauf l’éruption des Douze et des Scythes. La suite est connue.

    Le temps de l’innocence au bord de la Neva du début des années 90 laissa la place aux années terribles, au monde terrible. Il va bravement se lancer dans la bataille et engager la poésie au service de la Cause. Mais il ne peut oublier ce qui est derrière, ce qui est perdu, ce qui est enfui à jamais. Fragile équilibriste entre ses abîmes, il en sortira broyé. Fasciné par l’ouragan révolutionnaire, anéanti par la cruauté et la bêtise meurtrière, il va se laisser glisser dans la déréliction.

    À sa mort, il était méconnaissable.

    Le très beau jeune homme, n’était plus qu’un vieillard chauve et hurlant de douleur. Son passeport pour l’étranger arriva la veille de sa mort. La terreur était là, sa fin était bien la fin d’un monde. Alexandre Blok, le protégé des muses, qui se prenait parfois pour Hamlet, a fini par tutoyer et éprouver l’horreur et les gouffres. Mort de chagrin, il aura vu s’écrouler tout ce qui pour lui était beau.

    « Il avait renoncé à la civilisation qui avait précédé la révolution. Une nouvelle civilisation ne se forma pas à la place de l’autre. Déjà les nouveaux officiers se promenaient la cravache à la main, comme leurs prédécesseurs. Ensuite tout alla comme auparavant. Le coup avait raté. Blok mourut de désespoir ». (Victor Chklovsky, Voyage sentimental, Gallimard, 1963)

     

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    Le témoin des autres mondes

     

    « L'art, c'est le pressentiment de la vérité » (Blok lettre 1903).

    Dans ses poèmes de 1901 à la fin de 1921, se dévoile la période la plus chaotique de l’histoire de la Russie, prise dans les convulsions de l’accouchement dramatique d’un nouvel ordre. Tous les orages semblaient crever à la fois sur cette terre endormie : les tragiques événements de la révolution de 1905, la fin de la boucherie de la première guerre mondiale, la montée du bolchevisme, la répression des années 1920. Le doux, le tendre Alexandre Blok se fit le témoin de l’Apocalypse qu’il avait depuis si longtemps pressenti. Dans ses années de fusion et d’éruption que furent principalement les quinze premières années du XXe siècle, tout bouillonnait. Mais tout sera emporté par la guerre et la révolution de 1917.

    L’élégiaque poète de Saint-Pétersbourg devint celui qui au travers des incertaines convulsions voyait se profiler la terreur. Il passa des grelots des traîneaux au tocsin annonciateur. Il voudra autant servir le Christ blanc de la foi russe, qu’il ne partageait d’ailleurs pas, et le Christ rouge de la révolution, et ce avec la même mystique enthousiaste. Fou d’espoir pour un monde nouveau où l’art et le peuple pourraient être réconciliés. Son ode de 1918 sur les « Douze » reste considérée comme le poème absolu de la révolution d'octobre, et sera placardée partout. Trotski l’admirera. Mais récupéré par le bolchevisme, détesté par ses amis, il n’était pas un poète engagé, il était le passeur du monde invisible. Utopiste intransigeant il ne pouvait envisager le monde qu'au travers de ce prisme.

    Il semblait un guetteur d’apparitions, placé comme une sentinelle entre les mondes. Une vigie de l'infini.

    J'ai simplement vu, en rêve et dans la réalité, certaines choses que les autres ne voient pas. (Journal de Blok, 14 novembre 1911).

     

    On saisit mal Alexandre Blok encore maintenant. Soit on le cantonne aux « Vers pour la belle dame », et une image séraphique, diaphane et outrageusement symboliste ne demeure que de lui. Soit on ne veut connaître que les deux derniers poèmes « révolutionnaires », pour bien le récupérer, et on n’a rien compris à sa profondeur, à son immensité.

    « Je n’aime que l’art, les enfants et la mort ». Pour comprendre cette phrase terrible de Blok, il faut admettre qu'il ne pouvait vraiment s’attacher à nos contingences : « Le naufrage du Titanic m'a réjoui hier profondément : il y a donc encore l'océan ! » (journal 5 avril 1912). Tout entier pris dans ce délire de rendre tangible toutes ses musiques intérieures, il était profondément ailleurs, dans des amours transcendés, dans son retour aux forces éternelles.

    Ouvre mes livres : là est dit tout ce qui doit arriver.

    Oui je suis un prophète.  (Le monde terrible février 1914)

    Blok était un capteur hypersensible, un sourcier des orages. Les guerres et les incendies s’imprimaient en lui avant d’advenir.

    Je vois, au-dessus de la Russie, au loin,

    Un vaste et silencieux incendie. (Sur le champ de Koulikovo, juillet 1908).
    Cette Russie en gésine et en sanglots « qui sera grande un jour. Mais qu'il faut attendre longtemps, et qu'il est dur d'attendre », (lettre du 22 avril 1917)

    Cette tradition des fous visionnaires est russe jusqu’à la moelle. Mais Blok ne prenait pas seulement appui sur les malheurs de la Russie, mais aussi depuis le haut des mondes invisibles. Il était regard, il était vision. Il se défendait de toute représentation personnelle, non, c’est une réalité plus haute et plus lointaine qu’il décrivait en poète.

    Pris entre ses rêves utopistes et ses tempêtes intérieures il ne pouvait vivre qu'écartelé: « Non, il ne faut pas rêver d'un âge d'or. Il faut serrer les lèvres et me retirer à nouveau dans mes rêves démoniaques », (lettre du 20 mai 1917).

    Blok est un témoin, un artiste. « Mais la démocratie a-t-elle besoin d’un artiste ? » se demande-t-il ?

     

    Son rapport avec la religion est complexe : Ses élans ne sont pas la poussée christique d’un croyant, Il n’aimait pas le Christ, pour lui « fantôme efféminé », mais le Christ en tant qu’attribut de la Russie, en tant qu’être humain en souffrance, il le chantera. Solidarité des crucifiés ! Il n’était pas vraiment chrétien, mais il avait en lui les élans messianiques et le sacré l'immergeait. Cette religion de l'enfance ne le satisfaisait pas, mais lui rappelait une époque et pouvait en annoncer une autre. Il était aussi croyant par utopie et par sa quête de « l'homme intérieur ». Il fut purement russe, à la fois exalté, pieux et rebelle. Mystique et non religieux, il devinait les signes de l’enfantement messianique de la terre russe. Son poème « La patrie » dénonce les hypocrisies de la religion mais aussi l'acceptation de cet héritage.

    Pécher sans pudeur, sans éveil

    perdre le compte des nuits et des jours,

    Et d'une tête par l'ivresse alourdie

    Se faufiler dans le temple de Dieu...

    ...

    Et sur les plumes de ses couettes,

    Dans un lourd sommeil se vautrer...

    Oui, même telle, ma Russie,

    C'est toi qu'entre toutes je chéris !

    ( Traduction Sophie Laffitte).

    Le véritable amour de Blok aura été la Russie. Il l’aime et la hait voyant ce mélange étroit de porcin et de divin, de vulgaire et de sublime. « Cet amour qui hait » sera le pivot de son œuvre et de sa vie. C’est vers cette terre que convergent les autres mondes. Terre sacrée, terre maudite, « sa vie, sa femme ». Terre mystique donc, déifiée, réinventée.

    Ce mysticisme romantique le poussera naturellement vers la révolution dont il ne perçoit au début que l’irruption d’un autre monde rédempteur : « je vois derrière les épaules de chaque soldat rouge des ailes d’ange ». Cette ivresse d’une révolution culturelle l’emportera dans le délire extraordinaire du poème « les Douze » écrit d’une seule coulée entre le 8 et le 28 janvier 1918. Un cyclone de vers répondait à un cyclone révolutionnaire. Blok était un médium entre les autres mondes. Celui de la révolution en était un monde possible. Mais Blok croyait surtout en une révolution cosmique du monde, en des chocs de l’âme. Le miracle attendu de l’irruption d’autres mondes, n’eut pas lieu.

    L’amertume ne pouvait que l’enfermer dans son drame. Il n’élèvera pas la voix, il fera silence et solitude, il s’éteindra au milieu des jours noirs, loin des mondes infinis. Mais ses mots étouffés dans sa gorge sont un terrible témoignage.

     

    Nous mourons tous, mais l’art reste.

     

    L’effacement de Blok

     

    Déliquescent, il sera devenu nuage. Indifférent et ayant presque cessé en d’exister.

    Il tombe malade dès 1918 et semble partir en lambeaux. « L’air est muet ; tout devient terriblement silencieux ». En fait l’air que le poète n’arrive plus à respirer est cette musique intérieure qui le nourrissait, passage entre les mondes. L’entre-deux est muet, il ne peut plus qu’errer. L’angoisse gonfle, gonfle en lui. Le vide lui fait un mal atroce. Il entre dans les « châtiments ».

    Je n’ai plus ni corps ni âme. Je suis malade comme je ne l’ai jamais été.

    La petite mère Russie l’a bien dévorée et les poèmes altiers des Douze et des Scythes, de 1918 n’auront pas été des chants de gloire mais des chants d’adieu à la Russie. D’ailleurs il n’écrira quasiment plus un seul vers après ceux-là. Il mourra moins de maladie, réelle toutefois, mais de profonde détresse morale. L’arrivée des petits fonctionnaires censeurs qui veulent mettre l’art au pas le blesse profondément. Il se laisse aller comme une épave, maigre, les cheveux blancs, mal habillé, souffrant de troubles mentaux. Pour lui il n’y a plus de Russie. Il n’a plus le poète Blok, dissout dans le néant qui s’avance comme une marée.

    « Et quand on nous prend la paix et la liberté... La paix de l’âme nécessaire pour créer… La liberté de créer, la liberté secrète. Et voici que le poète meurt, parce qu’il ne peut plus respirer ; la vie pour lui a perdu son sens » (Discours de Blok pour l’anniversaire de la mort de Pouchkine à la Maison des Écrivains en février 1921)

     

    Six mois plus tard Blok est mort. « Le manque d’air tue les poètes » ! Il aura donné un ultime récital de poésie avec ses textes préférés : La muse, Le champ de Koulikovo, des textes des Vers à la Belle dame.

    « Je deviens sourd, je deviens sourd ! » seront ses mots répétitifs car la musique s’est éteinte à jamais.

    Et après les deux éruptions des épopées des Douze, le 28 janvier 1918, et des Scythes, le 30 janvier 1918, le surlendemain, Blok n’écrira pratiquement plus un seul vers pendant trois ans. Trois ans de silence, de sons étranglés en lui de 1918 à 1921. Peut-on imaginer l’étendue de son désespoir pour en arriver à être un fantôme, un mort-vivant, trois ans avant sa mort physique ? Abandonné par l’espérance, rendu sourd aux vibrations, il se laissera glisser dans le silence. Pressentir la vérité à quoi bon ? La vérité était morte, l’art devait aussi mourir et ainsi du poète. Il pressentait l’abîme, l’abîme était vivant, le monde en douleurs. À quoi bon les vers, quand on meurt de faim ou d’une balle dans la tête tout alentour ? Il aura été ce Christ « irressuscité », martyr de cet effondrement de civilisation. Le paradis terrestre si proche d’après les nouveaux maîtres n’est que famine. « Cadavre parmi les hommes », sa mort réelle survint avant sa mort physique. Elle arriva après bien des jou

  • ”Le paysage dans les oeuvres poétiques de Baudelaire et Nerval”, mon mémoire de lettres modernes (mention bien) en vente

                              

                                580fc9e3a42e43cfaf5c1c11a4c7874b.jpgTABLE DES MATIERES                

     

     

     

     

     

     

    INTRODUCTION  

                                                                                                                                                    

    1.LE PAYSAGE 

                                                                                                                                                                                                           1. 1.  Définitions                                                                                                    

     

            1. 2. Problématiques                                                                                              

     

                    1. 2. 1. Le pays                                                                                                            

     

                  1. 2. 2. L'horizon                                                                                           

     

                  1. 2. 3. La nature                                                                                                          

     

                 1. 2. 4. Le paysage intérieur                                                                          

     

                  1 .2. 5.  Poétiques                                                                                          

     

                                    

     

        2. LES OEUVRES ETUDIEES                                                                                           

     

               2. 1. Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal                                                                        

     

               2. 2. Gérard de Nerval                                                                                            

     

      PREMIERE PARTIE: POETIQUE DU PAYSAGE                                                  

     

                      1.  LA CONSTRUCTION TYPOLOGIQUE DU PAYSAGE.                                             1. 1. Les quatre éléments                                                                                       

     

                                                                                                                               

     

    1. 2. Des paysages littérairement et culturellement construits                             

     

                      1. 2. 1. Poétique de l'eau                                                                               

     

                     1. 2. 2. Poétique du feu.                                                                              

     

                                                       

     

                    1. 2. 3. Poétique de l'air.                                                                             

     

                     

     

      1. 3.  Les états intermédiaires de la matière                                                        

     

                      1. 3. 1.La transmutation de l’air : l’écharpe d’Iris                                     

     

                    1. 3. 2. Les papillons,  les oiseaux et la verdure                                                          1. 3. 3. L’orage.                                                                                          

     

                    1. 3. 4. L’île.                                                                                                                1. 3. 5. La grotte                                                                                         

     

                    1. 3. 6. Le brouillard ou la brume                                                                               1. 3. 7. La neige et la glace                                                                                                      

     

        2. LA SYMBOLISATION DU PAYSAGE.                                                                                         2. 1. Lumière et saisons poétiques                                                                      

     

                      2. 1. 1. La représentation antithétique                                                        

     

                    2. 1. 2. L’ambivalence                                                                                                                                                2. 1. 3. L’ambiguïté                                                                                                   

     

      2. 2. La sexualisation du paysage dans Les Fleurs du Mal.                                

     

                      2. 2. 1. Le corps tout entier                                                                        

     

                    2. 2. 2. La chevelure                                                                                                    2. 2. 3. Le visage                                                                                        

     

                    2. 2. 4. Les yeux                                                                                         

     

                    2. 2. 5. Le sexe                                                                                           

     

      2. 3. La totalisation du paysage chez Nerval .                                                    

     

      DEUXIEME PARTIE : LE PAYSAGE ENTRE VISIBLE ET INVISIBLE.                      1. CORRESPONDANCES                                                                                  

     

                      1. 1. Les références occultistes                                                                            

     

                      1. 1. 1. L’alchimie                                                                                      

     

                   1. 1. 2.  L’illuminisme                                                                                

     

         2. La théorie des Correspondances                                                                 

     

                      1. 2. 1. Baudelaire                                                                                                     

     

                    1. 2. 2. Gérard de Nerval.                                                                           

     

      2.ONIRISATION DU PAYSAGE                                                                                      

     

          2. 1. Le sommeil                                                                                                                                   

     

          2.2. Le rêve                                                                                                       

     

     

       2. 3. L’ « épanchement du songe dans la vie réelle » (Aurélia )                             2. 4. Les paradis artificiels                                                                                                                           

     

                                                                                  

     3.  LA SYMBOLIQUE DES COULEURS                                                         

     

      3. 1. Les couleurs de la mort                                                                                

     

     

     3. 2. Les couleurs du soleil                                                                                  

     

       3. 3. Les couleurs de l’enfer                                                                                

     

     

      3. 4. Les couleurs des yeux.                                                                                

     

                    3. 4. 1. Les yeux noirs                                                                                

     

                    3. 4. 2. Les yeux verts                                                                                

     

      3. 5. Les couleurs de la nature                                                                             

     

      3. 6. Les couleurs du spleen                                                                                 

     

      3. 7. Les couleurs mystiques                                                                               

     

      4.  PAYSAGE, POESIE ET PEINTURE.                                                          

     

      4. 1. Le paysage réconciliateur                                                                            

     

                  4. 1. 1. Antoine Watteau. (1684 – 1721)                                                                                 4. 1. 2. Claude Lorrain. (1600 – 1682)                                                          4. 2. Le paysage romantique.                                                                                                                      

     

    4. 3.  Le paysage réaliste                                                                                                                                                                                                  .                                             

     

                    4. 3. 1. Gustave Courbet.(1819 – 1877)                                                     

     

                    4. 3. 2. Edouard Manet. (1832 – 1883)                                                      

     

                     4. 4. Le paysage comme horizon.                                                                                               

     

                    4. 4. 1. Caspar David Friedrich. (1774 – 1840)                                                                 

     

                    4. 4. 2. Eugène Fromentin. (1820 – 1876)                                                

     

                                                                                     

     

    TROISIEME  PARTIE: TEMPORALITE DU PAYSAGE.     1. LE PAYSAGE HISTORIQUE                                                                        

                    1. 1 Le contexte.   

     1. 1. 1. Une période agitée                                                                       

     

     

                             

     

     

                       1. 1. 2.  Paris au XIX e siècle                                                                           

     

     

                             

     

     

             1. 2. Modernité et historicité                                                                                            

     

     

    1. 2. 1. La géographie parisienne                                                              

     

     

                            .