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Ouvrage original, puisqu'il mêle portraits d'écrivains et morceaux choisis de leurs meilleurs livres, Ces amis qui enchantent la vie est l'aboutissement et le fruit d'une longue histoire d'amour. Jean-Marie Rouart a toujours eu la passion de la littérature. Depuis sa prime adolescence, elle n'a cessé de l'accompagner. Il a même écrit qu'elle lui avait sauvé la vie, sauvé du désespoir en donnant un sens à une existence qui commençait sous les pires auspices. Grâce à elle, il a pu faire d'une passion une vie, puisqu'il s'y est consacré avec enthousiasme comme écrivain et en tant que directeur du Figaro littéraire pendant vingt ans. Rassemblant 120 écrivains français et étrangers, ne visant pas à rivaliser avec la critique universitaire, ce livre est avant tout celui d'un écrivain. À ce titre, il est subjectif, arbitraire, et cherche moins à donner des notes, des prix d'excellence, à établir des hiérarchies, qu'à mettre en valeur des créateurs sur le seul critère du plaisir qu'ils donnent, de la magie qu'ils font naître. Cet enchantement qui fait d'eux les plus indispensables et les plus fidèles des amis. C'est pourquoi, délaissant souvent les grands boulevards des auteurs consacrés, Jean-Marie Rouart n'hésite pas à suivre les chemins buissonniers qu'empruntent des écrivains plus rares comme Joseph Delteil, Malcolm de Chazal, Luc Dietrich ou Carson McCullers. Il a ainsi voulu rendre hommage à un grand nombre d'entre eux, notables ou non, qui ont fait plus que jalonner son propre parcours de romancier. De ces lectures il a tiré non seulement de grands moments d'ivresse littéraire, mais aussi une leçon de vie. Car c'est bel et bien la vie qui est au coeur de cette entreprise, comme il s'en explique dans sa préface : « Je demandais aux livres : comment fait-on pour vivre, pour aimer, pour être heureux ? » Cet ouvrage est, d'une certaine façon, aussi personnel qu'une confession, aussi intime qu'une autobiographie.
1. Les soleils païens........................................... 27
Rabelais : un Bacchus ivre de mots....................... 29 Brantôme : le gastronome de l’amour galant............... 38 Restif de la Bretonne : le diable au corps................45 Casanova : à la recherche du plaisir perdu............... 52 Nietzsche : la torche vivante de Sils-Maria.............. 61 Maupassant : le jouisseur tragique....................... 70 Colette : le naturel au service de la perversité......... 79 Hamsun : l’écrivain proscrit............................. 86 D. H. Lawrence : le dynamiteur de l’époque victorienne... 92 Henry Miller : Dionysos dans le cauchemar climatisé...... 98
2. Les magiciens................................................105 Lewis Carroll : professeur d’école buissonnière..........107 P.-J. Toulet : un goût de citron vert....................113 Pierre Louÿs : la descente aux enfers....................119 Cocteau : un feu d’artifice..............................125 Karen Blixen : l’opium de la légende.....................133 Gary : condamné à l’exil perpétuel.......................139 Blondin : l’enfant gâté du mal de vivre..................142 Malcolm de Chazal : un alchimiste des sensations.........149 Stefan Zweig : l’Européen foudroyé.......................157 Hermann Hesse : la quête de la mère......................165 Joseph Delteil : un grillon de la garrigue...............171 Borges : un jeu sur des ruines...........................175 Marcel Aymé : l’enchanteur du réel.......................182 Bachelard : le philosophe buissonnier....................188
3. Les cœurs en écharpe..........................................195
Musset : les insolences d’un enfant perdu............... 197 Apollinaire : le troubadour des dames galantes.......... 205 Tchékhov : en marge de la vie........................... 212 Fitzgerald : l’ivresse des Années folles................ 220 Aragon : un adolescent dans une cage de fer............. 227 Rilke : trop fragile pour vivre......................... 236 Edmund Wilson : un frère méconnu de Fitzgerald.......... 241 Gladys Huntington : la désenchantée du lac.............. 247
4. Les amants malheureux de l’Histoire.......................... 253
Machiavel : les recettes du pouvoir..................... 255 Retz : un frondeur-né................................... 260 Bernis : un convalescent de l’ambition.................. 267 Chateaubriand : l’enchanteur au cœur multiple........... 275 Stendhal : un conte de fées pour adultes................ 285 Benjamin Constant : un chef- d’œuvre de contradictions. 292 Michelet : le poète de l’Histoire....................... 298 Taine : l’entomologiste de la Révolution................ 304 Barrès : l’aigle lorrain................................ 310 Zola : le paratonnerre de la haine...................... 320 Péguy : un pur dans la mêlée.
Lambeau, subst. masc. 1. Morceau d'étoffe, de papier, de matière souple, déchiré ou arraché, détaché du tout ou y attenant en partie. 2. Par analogie : morceau de chair ou de peau arrachée volontairement ou accidentellement. Lambeau sanglant ; lambeaux de chair et de sang. Juan, désespéré, le mordit à la joue, déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire (Borel, Champavert, 1833, p. 55). 3. Chirurgie : segment de parties molles conservées lors de l'amputation d'un membre pour recouvrir les parties osseuses et obtenir une cicatrice souple. Il ne restait plus après l'amputation qu'à rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi qu'une épaulette à plat (Zola, Débâcle, 1892, p. 338). (Définitions extraites du Trésor de la Langue Française).
Philippe Lançon est journaliste à Libération et Charlie Hebdo, et écrivain.
LE MONDE DES LIVRES | 12.11.09 | 11h41 • Mis à jour le 12.11.09 | 11h42
Au cours de sa vie, Voltaire s'est engagé dans plusieurs "affaires" : il a défendu le chevalier de La Barre, Montbailli, Etallonde, Morangiés, Lally-Tollendal, Sirven... Parmi toutes ces affaires, quelle est la singularité de l'affaire Calas ?
C'est la cause inaugurale, celle qui, pour Voltaire, a servi de modèle, réel ou imaginaire, à toutes les autres. Cela explique qu'elle occupe dans les mémoires une place prééminente. Ainsi, au moment de la mort de Voltaire, en 1778, c'est d'abord le défenseur de Calas à qui la foule parisienne rend hommage. Cela demeure vrai pendant la plus grande partie du XIXe siècle : chez les républicains positivistes, c'est le Voltaire du Traité sur la tolérance (écrit, comme l'indique le titre, "à l'occasion de la mort de Jean Calas") qui est cité, beaucoup plus que le Voltaire philosophe, dramaturge ou conteur.
Cette fortune mémorielle de l'affaire Calas s'est-elle prolongée jusqu'à nos jours ?
Globalement, oui. Sauf au début de la IIIe République. A cette époque, dominée par l'anticléricalisme, les républicains francs-maçons ont préféré mettre en avant la figure du chevalier de La Barre, ce jeune homme de 19 ans condamné à mort, roué et brûlé en 1766 parce que soupçonné d'avoir profané un crucifix. Sa jeunesse et son supplice atroce en faisaient une figure émouvante. De nombreuses mairies ont alors baptisé des rues en son honneur, et le plus souvent à côté d'édifices religieux, en signe de défi. Regardez où est la rue du Chevalier-de-la-Barre à Paris : à côté de la basilique du Sacré-Coeur, ce symbole du catholicisme militant...
Plus tard, après la séparation des Eglises et de l'Etat, quand les rapports de la République avec l'Eglise catholique se sont pacifiés, Calas est revenu au premier plan, comme victime emblématique de l'injustice au sens large. C'est alors le côté "erreur judiciaire" qui a été mis en avant. Sartre a joué un grand rôle dans ce processus de réactivation mémorielle, en mettant en parallèle le rôle de Voltaire dans l'affaire Calas et celui de Zola dans l'affaire Dreyfus. Depuis, une image s'est imposée : celle d'un Voltaire qui aurait inventé la figure de l'intellectuel engagé.
Précisément, cette comparaison avec l'affaire Dreyfus vous paraît-elle justifiée ?
Ce sont certes deux erreurs judiciaires, deux affaires dans lesquelles les préjugés - antiprotestants dans le cas de Calas et antijuifs dans le cas de Dreyfus - ont beaucoup pesé. Mais la comparaison s'arrête là.
La grande différence entre les deux affaires tient au fait que l'opinion publique, à l'époque de Voltaire, n'existait pas, faute d'une presse moderne capable de relayer, à l'échelle nationale et auprès de larges fractions de la population, ce qui se passe au niveau local. Pour cela, il faudra attendre la Révolution et, surtout, la Restauration. L'illettrisme fait aussi la différence : à la fin du XVIIIe siècle, seulement 40 % des Français sont capables de signer un acte notarié.
Cette absence d'écho dans une opinion publique qui n'existe pas explique pourquoi l'affaire Calas n'a pas eu de réelles conséquences politiques. C'est une affaire qui est restée, de bout en bout, relativement confidentielle. Voltaire, d'ailleurs, n'a pas cherché pas à mobiliser les foules. Ce qu'il voulait, c'était obtenir une révision du procès. Du coup, ce furent principalement les élites qui pouvaient avoir de l'influence au Conseil du roi qu'il essaya de rallier à sa cause, comme l'avocat Elie de Beaumont, qu'il chargea de rédiger un mémoire. De même, il fit pression sur ses amis haut placés, se gardant bien de faire appel aux autres philosophes. Voltaire, en somme, a mobilisé des réseaux.
Quelles valeurs Voltaire met-il en avant dans son combat en faveur de Calas ?
La première, c'est la vérité. C'est, je crois, le moteur de son engagement. C'est quand il se plonge dans le dossier, et qu'il commence à comprendre à quel point l'enquête a été bâclée, qu'il se prend de passion pour une affaire qui lui était d'abord apparue comme un simple fait divers. Il mène alors une véritable enquête.
La deuxième valeur, c'est la justice. Ce qui choque Voltaire, ce n'est pas seulement la condamnation d'un innocent, mais la sévérité de la peine qui lui a été infligée. Calas, même coupable, ne méritait pas d'être torturé en place publique et mis sur le bûcher.
Cette dénonciation d'une justice d'un autre temps, qui se délégitime elle-même en appliquant des peines d'une cruauté extrême, est un aspect essentiel de l'engagement de Voltaire. La question ne cessera, d'ailleurs, de le travailler, comme en témoigne le Commentaire qu'il publiera en 1766 à propos du traité de Beccaria, Des délits et des peines.
Ce qui anime Voltaire, enfin, c'est la lutte contre l'intolérance, c'est-à-dire la dénonciation de toutes les institutions qui menacent la liberté de pensée. Je préfère parler d'un combat contre l'intolérance plutôt que d'une exaltation de la tolérance, parce que Voltaire peut être fanatique dans sa dénonciation des fanatismes. Il y a ainsi chez lui une haine des Eglises, qui le pousse parfois à dire des horreurs - contre les juifs, par exemple. Ce qui explique que des pamphlétaires antisémites aient pu s'en réclamer sous l'Occupation.
Dans l'Inventaire Voltaire (Gallimard, "Quarto", 1995), vous écrivez que, pour lui, "les affaires constitu(èrent) aussi un fait d'écriture", au point de faire l'objet d'une "mise en scène littéraire". Que voulez-vous dire ?
Il ne faut pas oublier que les premiers textes de Voltaire sur l'affaire Calas, avant le Traité sur la tolérance, écrit en 1763, sont les "Pièces originales concernant l'affaire Calas", qui datent, elles, de 1762. Or ces pièces n'ont rien d'original puisque ce sont des lettres fictives signées des membres de la famille Calas, mais écrites par Voltaire lui-même. Voilà pourquoi je parle de "mise en scène". Voltaire, en quelque sorte, a été un grand manipulateur. Au nom de la justice et de la vérité, certes, mais un grand et subtil manipulateur quand même.
Quant à la dimension littéraire, elle est intéressante : quand on étudie les textes, on s'aperçoit que Voltaire, pour toucher ses lecteurs, a utilisé certains procédés du style dit "larmoyant", alors en vogue dans le théâtre. Ces emprunts, que l'on retrouvera plus tard dans les textes écrits par Beaumarchais à l'occasion de ses procès, ont été très bien étudiés par Sarah Maza dans Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire (Fayard, 1997).
Deux siècles et demi plus tard, ces textes de Voltaire sur l'affaire Calas vous paraissent-ils encore d'actualité ?
Je vous ai dit tout à l'heure qu'il ne fallait pas pousser trop loin les analogies avec l'affaire Dreyfus. Toutefois, je vous dirai aussi que c'est parce que Sartre avait fait de Voltaire l'ancêtre de Zola que j'ai commencé à m'intéresser au XVIIIe siècle dans les années 1950. Pendant la guerre d'Algérie, c'était très important pour des jeunes gens de ma génération - je suis né en 1937 - de pouvoir montrer à ceux qui nous appelaient "l'anti-France" qu'il y avait eu, dans ce pays, des hommes comme Voltaire ayant eu le courage de s'élever contre la torture. Voltaire, comme l'ensemble des philosophes des Lumières, fut d'abord pour nous un garant culturel de nos engagements.
Plus tard, les choses ont évolué : quand on travaille en détail sur la pensée des Lumières, on s'aperçoit que les choses sont plus complexes, qu'il y a des contradictions, des zones d'ombre - j'évoquais tout à l'heure l'antisémitisme... -, et cette dimension militante de mon attachement au XVIIIe siècle s'est estompée.
Et puis, dans les vingt dernières années, mon regard a de nouveau évolué. Quand je vois qu'on profane des cimetières juifs ou musulmans, qu'il y a des pays où on lapide des femmes pour adultère, où on coupe la main des voleurs, où on exécute des gens en place publique, alors je repense à Voltaire, aux pages superbes du Traité sur la tolérance, en me disant, avec la chair de poule, qu'elles n'ont malheureusement rien perdu de leur force ni de leur pertinence.
Pour vous accompagner durant cette période de confinement, Connaissance des Arts a décidé de vous offrir l'intégralité du contenu de son magazine d'avril en version numérique. Aujourd'hui, pénétrez sur l'exceptionnel chantier de restauration de la Samaritaine, chef-d'oeuvre de l'Art nouveau parisien, qui doit rouvrir ses portes cette année, après quinze ans de fermeture.
En 1900, Paris accueille le monde entier dans une atmosphère de fête. À l’occasion de l’Exposition universelle fleurissent, à côté des grosses « pâtisseries » dans le style Beaux-Arts, des édifices à l’architecture aussi inédite que fantastique, de la porte monumentale de René Binet au pavillon de Loïe Fuller, sans oublier les stations de métro signées Hector Guimard. La Samaritaine, chef-d’œuvre de l’Art Nouveau parisien, est l’enfant de ce moment d’effusion architecturale.
Toutefois sa genèse, fruit d’un long cheminement, commence deux décennies plus tôt. En 1882, Émile Zola travaille à l’écriture d’Au Bonheur des dames, onzième volume de la saga des Rougon-Macquart dans lequel il évoque le monde des grands magasins sous le Second Empire. Pour donner de la crédibilité à sa description, l’auteur demande à Frantz Jourdain d’imaginer le projet d’une de ces « cathédrales du commerce moderne ». L’architecte soumet à Zola une proposition extrêmement détaillée. Quoiqu’un peu visionnaire pour un roman se déroulant dans les années 1860, celle-ci n’en inspire pas moins l’écrivain, qui reprend l’idée phare de Jourdain : une construction de métal et de verre, ornée d’une décoration colorée soulignant la structure du bâtiment. Aussi fictif soit-il, le grand magasin rêvé par Jourdain constitue bien la base de son projet pour la Samaritaine, développé après 1900. Entre-temps, la découverte de l’Exposition universelle de 1889, celle de la tour Eiffel et de la galerie des Machines, a achevé de le convaincre des vertus de l’architecture métallique.
Raconter l’histoire de la Samaritaine, ce n’est pas seulement tenir la chronique d’un succès commercial fulgurant, c’est aussi narrer une véritable épopée architecturale. Créée en 1871 face au grand magasin La Belle Jardinière, l’enseigne ne va cesser de s’étendre en direction de la rue de Rivoli et de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Son fondateur, Ernest Cognacq, et son épouse, Marie-Louise Jaÿ, achètent alors à tour de bras les parcelles dans ce périmètre, puis relient entre eux les rez-de-chaussée pour en faire de vastes surfaces de vente. Dès 1885, Jourdain collabore à cette entreprise. Mais ce bricolage touche bientôt ses limites : l’agglomération de bâtiments hétéroclites, souvent anciens, aux hauteurs sous plafond médiocres, entrave le développement de la Samaritaine. Après plusieurs opérations ponctuelles de reconstruction, l’architecte convainc les Cognacq-Jaÿ d’unifier l’îlot, situé entre les rues de la Monnaie et de l’Arbre-Sec, et d’édifier un magasin entièrement neuf. Promoteur du modernisme sous toutes ses formes, Frantz Jourdain milite pour une architecture de son temps, qui en exprime le caractère, position résumée dans sa maxime : « À des besoins nouveaux, des formes nouvelles ». Projet ambitieux, la Samaritaine constitue « le manifeste de Jourdain autant qu’un manifeste bâti de la théorie de l’Art Nouveau », considère l’historienne Meredith Clausen.
Elle se présente d’abord comme un manifeste pour l’architecture métallique. Grâce à la préfabrication, celle-ci est gage d’efficacité lors de la construction ; elle est aussi, à l’usage, une promesse de lumière et d’espace, grâce à la suppression des maçonneries, la réduction des éléments porteurs et la couverture par une grande verrière. La Samaritaine se veut également un manifeste pour ce que Jourdain appelle, dans un de ses articles, « l’art dans la rue ». Grâce à la couleur et à l’ornement, son édifice participe d’une esthétique urbaine offerte à tous, dans un esprit social et démocratique. C’était du moins le projet à l’origine, car les vicissitudes dont a été victime le bâtiment ont occulté cette généreuse ambition.
En effet, lorsque le nouveau magasin est inauguré en 1910, l’Art Nouveau est quasiment passé de mode. Mais c’est la construction de l’extension côté Seine, sous la houlette d’Henri Sauvage, qui dénature l’aspect du magasin 2. Dès les années 1930, il est soumis à une cure d’austérité. Ainsi, sont badigeonnés les décors peints à l’intérieur et une partie des panneaux en lave émaillée en façade pour mieux s’accorder au style Art Déco, plus dépouillé, du nouveau bâtiment. Diverses interventions, dans les années 1980, en avaient ressorti une partie au jour, mais la restauration qui s’achève permet vraiment de rendre justice aux intuitions de Jourdain et aux qualités visuelles et spatiales de son œuvre. Menée sous la direction de Jean-François Lagneau, architecte en chef des Monuments historiques, cette opération prend pour repère l’année 1932, époque à laquelle l’ouvrage originel avait déjà subi certaines transformations, du fait notamment de la construction de l’extension.
Un geste architectural radical
En 2001, le groupe LVMH (ndlr : propriétaire de « Connaissance des Arts ») acquiert la Samaritaine, quatre ans avant que le magasin soit fermé pour des raisons de sécurité. Progressivement, prend forme une ambitieuse opération de restructuration du magasin 2, entre la Seine et la rue de Rivoli. Celle-ci conduit à redistribuer les espaces entre différentes fonctions : commerces, bureaux, logements, hôtel. Chargé de la conception générale du projet, l’agence japonaise Sanaa Architecture renoue avec l’audace de ses prédécesseurs, en construisant un bâtiment sur la rue de Rivoli, enveloppé dans une façade de verre ondulé. Un geste architectural qui n’a pas fini de faire parler.
Si, au terme de la restructuration, une partie du bâtiment Jourdain a été convertie en logements, l’essentiel, c’est-à-dire l’espace coiffé de la grande verrière, reste dévolu au commerce. Les mots lumière et couleur viennent spontanément à l’esprit lorsque l’on découvre la Samaritaine nouvelle. En façade comme dans le magasin, toute la structure métallique a retrouvé ce coloris gris bleu d’origine, mis en évidence par les études stratigraphiques menées avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France. Comme en écho, les plumes des paons arborent la même teinte sur la monumentale peinture ceinturant le dernier étage sous la verrière. À ce genre de détail, se révèle la conception puissamment unitaire du magasin, où Jourdain a œuvré en osmose avec dessinateurs, décorateurs, peintres et sculpteurs, pour créer une véritable œuvre d’art totale.
Les restaurateurs se sont mis au diapason de ces artistes dans une entreprise véritablement colossale : 600 mètres linéaires de balustrades en ferronnerie, une peinture de 400 mètres carrés, des panneaux en lave émaillée sur 680 mètres linéaires, etc. Ces derniers apparaissent comme l’élément essentiel de l’identité visuelle du magasin. Œuvre de Francis Jourdain, fils de l’architecte, et de l’affichiste Eugène Grasset, ils avaient particulièrement souffert. Aussi, une vingtaine de panneaux, trop endommagés ou disparus, ont été refaits par Maria da Costa, une des dernières émailleuses sur lave. Non moins essentielle dans l’économie esthétique du projet, la peinture aux paons a été découpée en trois cent trente-six panneaux, dont le support en briques de liège a été aminci, puis renforcé par un mélange de plâtre et de métal. Ensuite, les restaurateurs se sont attachés à débarrasser la surface des repeints à l’acrylique des années 1980 et des restes du badigeon antérieur, retrouvant enfin le délicat chromatisme de la peinture originelle.
Pour chaque élément du décor ou de l’architecture, un même travail aussi patient et minutieux que technique a permis de ressusciter l’œuvre de Jourdain et de tous les artisans qui l’ont accompagné dans son entreprise. Pour ceux qui se souviennent de la Samaritaine un peu lugubre des années 1990, le choc promet d’être saisissant.
Découvrez les autres articles parus dans notre numéro d’avril.
1857. Un état de l’imaginaire littéraire, revue Études françaises, numéro préparé par Geneviève Sicotte, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, vol. 43, no 2, 2007, 162 p.
L’idée est accrocheuse et engage d’emblée le lecteur : parce que 1857 est « sans conteste un étonnant millésime » (p. 6) au cours duquel « s’exposent les grandes tensions qui structurent le champ littéraire au long du XIXe siècle » (p. 9), les articles réunis par Geneviève Sicotte se proposent de « faire l’exploration de l’imaginaire [que l’année 1857] met en jeu » (p. 7). Séduit par ce programme, le lecteur part de bon gré à la recherche de « cette entité organique de 1857 » (p. 8), il veut qu’on dirige son attention vers « le système générique, les esthétiques, la carrière des auteurs, les formes » (p. 8) et il se tarde de voir « émerger de ces analyses, en mosaïque, le tableau partiel, mais plausible de l’imaginaire littéraire de l’époque » (p. 8). Disons-le de suite : le lecteur, à l’arrivée, ne sera pas déçu, et cela malgré quelques petits écueils qui le feront d’abord voguer de Charybde en Scylla.
C’est avec précaution qu’il devra ainsi naviguer, dans les premières pages, entre certains postulats de la « Présentations » (pp. 5-12) où s’entrechoquent des propositions qui apparaissent contradictoires ; lorsqu’il s’agit de saisir les discours sociaux d’une époque, on nous rappelle, par exemple, que « la simultanéité n’engendre pas nécessairement du sens » (p. 7) ; le paragraphe suivant dit pourtant, et sans détour, que « la coexistence génère du sens » (p. 8). Or comment la « simultanéité » diffère-t-elle de la « coexistence » ?
Est-il juste, aussi, d’affirmer que la mort de Victor Hugo en 1885, ou encore celle d’Émile Zola en 1902, sont des « moments où, indépendamment de toute autre considération, le littéraire fait date » (p. 6) ? Sont-ce là des exemples purs de cette « hétéronomie des scansions politiques et littéraires » (p. 6) qui « s’accentue tout au long du siècle » (p. 6) ? Le décès d’un des plus célèbres pairs de France, le député à l’Assemblée législative qui fit le coup de feu sur les barricades de la rue Saint-Louis en juin 48, et celui de l’auteur de « J’accuse » ne furent-ils pas, au moins en partie, des événements proprement politiques ? Les cendres de ces deux « grands hommes » (dont la grandeur, justement, provient du fait qu’ils ont transcendé le littéraire pour toucher au politique) n’ont-elles pas été rapidement panthéonisées par « la patrie reconnaissante » ? La mort d’Honoré de Balzac le 18 août 1850 eut peut-être fourni, à cet égard, un meilleur exemple. À la page 19 de la revue, Stéphane Vachon rappelle justement à quel point la disparition de l’auteur de La Comédie humaine « fut pour la littérature une date, un événement » (p. 19)1.
La « Présentation » (p. 5-12) décrit également 1857 comme étant, entre autre, « l’année du manifeste sur le réalisme de Champfleury » (p. 7). S’il est vrai que Champfleury fit paraître chez Michel Lévy un ouvrage intitulé Le Réalisme, est-il exact de qualifier cette publication de « manifeste » (et l’expression est reprise au verso de la revue et encore une fois à la page 10 où l’ouvrage de Champfleury est désigné cette fois comme un « recueil-manifeste ») ? Le Réalisme fut-il vraiment un « exposé théorique lançant un mouvement littéraire », selon une des définitions classiques de ce substantif, attestée dès 1828, et donnée par Le Petit Robert de la langue française dans son édition 2007 ? À notre connaissance, le mot « manifeste » ne figure pas dans Le Réalisme et Champfleury lui-même invite son lecteur à ne pas voir son volume comme « une bible, une charte, un codex »2 sur le réalisme. Plutôt que sous sa propre plume, c’est sous celle de Gustave Courbet que Champfleury a reconnu, en juin 55, les formes d’un « manifeste réaliste » ; décrivant à « Madame Sand » le scandale que cause dans tout Paris l’exposition que Courbet inaugure, au rond-point de l’Alma, avenue Montaigne, le 28 juin 1855 et le catalogue que Courbet avait assemblé pour l’occasion, vendu 10 centimes pièce, et qui comportait un avant-propos intitulé « Le Réalisme », l’auteur de Chien-Caillou s’extasie du fait que « non content de faire bâtir un atelier, d’y accrocher des toiles, le peintre a lancé un manifeste »3; plus loin, Champfleury donne même quelques-uns des « mots excellents » que Courbet a mis « dans son manifeste »4. Et s’il fallait chercher un manifeste réaliste, n’est-ce pas chez Edmond Duranty que nous le trouverions? Qu’on se rappelle simplement le ton revendicateur avec lequel il expose les dictats de l’esthétique réaliste, en décembre 1856 par exemple, dans le second numéro du Réalisme, une revue qu’il avait lui-même fondée et qui ne verra que six parutions entre juillet 56 et mai 57 ; Duranty rappelle à ses lecteurs : « Que le Réalisme proscrivait l’historique dans la peinture, dans la peinture et dans le théâtre afin qu’il ne s’y trouvât aucun mensonge, et que l’artiste ne pût pas emprunter son intelligence aux autres. Que le Réalisme ne voulait des artistes que l’étude de leur époque. Que dans cette étude de leur époque il leur demandait de ne rien déformer, mais de conserver à chaque chose son exacte proportion. »5 Le ton, on l’entend, est doctrinaire.
Enfin, Le Réalisme de Champfleury pose une autre question quant à la pertinence de son invocation répétée dans les pages de cette réflexion consacrée à l’année 1857 : que reste-t-il, justement, de l’année 1857 dans cet ouvrage où l’auteur dit avoir « imprimé ce que j’ai pensé à diverses époques »6 ? De fait, le premier article intitulé « L’aventurier Challes » est daté de mai 1854, et la « Lettre à M. Ampère touchant la poésie populaire » est d’octobre 1853 ; le texte intitulé « Est-il bon ? Est-il méchant ? Lettre à Monsieur le Ministre d’État » date du 1er décembre 1856, et l’article sur « La littérature en Suisse » date, lui, du mois d’août 1853 ; enfin, l’avant-dernier texte du recueil, « Sur Monsieur Courbet. Lettre à Madame Sand », est de septembre 1855 (et avait d’ailleurs déjà paru dans l’édition du 2 septembre 1855 de L’Artiste, 5e série, Tome XVI, 1ère livraison, pp. 1-5.) tandis que le texte final, « Une vieille maîtresse. Lettre à M. Louis Veuillot » est de novembre 1856. L’approche synchronique, quoique fructueuse comme on le verra, n’est pas sans poser quelques problèmes de méthode7.
Le voyage en 1857 continue ensuite de fort belle manière avec l’article de Stéphane Vachon dont on peut regretter, toutefois, le titre un peu trop neutre, trop générique, « Balzac entre 1856 et 1857 » (p.13-29), un intitulé qui n’annonce pas suffisamment la thèse originale développée dans ce texte. Après cinq pages d’éphémérides, des pages vivantes où l’auteur présente, en accéléré, le film de ceux qui meurent, qui naissent, qui vivent, qui se marient, qui votent ou qui sont poursuivis en justice cette année-là, Stéphane Vachon, informe le lecteur qu’il ne s’interdira pas de déborder l’année 1857 « sur chacune de ses franges » (p. 19) et que celle-ci « constitue un moment essentiel dans l’histoire de la critique balzacienne » (p. 19) car y « foisonnent [d]es études inédites sur Balzac » (p. 20). Une retiendra particulièrement son attention : « rien d’autre, en février 1858, que la grande étude de Taine sur Balzac » (p. 26). Analysant cette étude, Stéphane Vachon montre, bousculant plusieurs idées reçues, que ce qui est en jeu dans le champ discursif littéraire de l’époque, ce ne sont pas tant les célèbres querelles entre les réalistes et les romantiques car, « hormis Pinard, Champfleury et Montalembert, personne ne sait ce qu’est le réalisme, personne n’y croit, personne n’en veut » (p. 26), mais rien de moins que « le passage du romantisme au naturalisme » (p. 26). Taine, explique Stéphane Vachon, en « naturalis[ant] Balzac » (p. 26), en reprenant, avec lui, et à son compte, la notion de « milieu » tout en s’efforçant de « saisir Balzac dans toutes ses dimensions et dans sa complexité » (p. 27), aurait créé un quelque chose comme un modèle de production littéraire, une nouvelle façon « d’expliquer les œuvres par les faits historiques et physiologiques » (p. 28), une matrice esthétique qui aura sur le jeune Zola qui, on le sait, rencontrera Taine chez Hachette, « une importance déterminante » (p. 28). Et l’auteur de conclure que cette transmission de savoirs entre Balzac et Zola, médiatisée par Taine, ce télescopage dialogique, Zola lisant Taine lisant Balzac, « invite à penser directement, autour de 1857, le […] passage […] d’une poétique de la réalité à une autre » (p. 29). On verrait bien cet article figurer, comme un contrepoint essentiel, dans plusieurs manuels d’histoire littéraire.
Dans un article intitulé « Le Réalisme de Champfleury ou la distinction des œuvres » (p. 31-43), Isabelle Daunais explique que l’auteur des Bourgeois de Molinchart, cherchant à définir « la singularité des œuvres du réalisme » (p. 33), s’est trouvé rapidement confronté à une question fondamentale : « comment discerner ce qui est une œuvre d’art de ce qui ne l’est pas ? » (p. 33) Plus encore, Isabelle Daunais s’attache à comparer les réponses avancées par Champfleury à celles proposées à la même époque par son illustre contemporain, Gustave Flaubert, qui lui aussi tentait alors de « comprendre ce que devient l’art lorsque l’artiste ne peut plus se justifier d’aucun lien avec son objet, sinon celui de la stricte observation » (p. 39). Isabelle Daunais explique que les arguments que Champfleury emploie pour identifier les tenants et les aboutissants de l’esthétique réaliste, dessinant une « vision idyllique de l’artiste » (p. 36), révèlent, au fond, son refus net de croire que l’art puisse côtoyer de si près ce qui n’est pas de l’art, « cette possibilité ouverte par le monde nouveau qu’est la dérision » (p. 40) ; en cela, Champfleury s’oppose diamétralement à Flaubert qui, « on le sait, fait de la ténuité de cette frontière l’un des paris de l’art » (p. 41), gageant d’abord que « la force du style sauvera son œuvre de l’insignifiance » (p. 41). Quoi que dise le titre de cette seconde contribution, c’est bien de la fulgurante nouveauté du réalisme flaubertien dont il est ici vraiment question ; écoutons la belle finale de cet article : « Pour l’auteur du Réalisme, 1857 ne pouvait être qu’une fin, pour celui de Madame Bovary, c’était un commencement » (p. 43).
Dans la troisième contribution, intitulée « Flaubert et la question des genres » (p. 45-58), Geneviève Sicotte montre habilement comment Flaubert a mis « systématiquement en cause les paramètres génériques de son temps » (p. 46). Si « 1857 est véritablement l’année de Madame Bovary » (p. 48), il ne faut oublier, nous dit l’auteur, que Flaubert a aussi cette, même année « un autre fer au feu » (p. 48), soit la deuxième version de La Tentation de Saint-Antoine dont des extraits seront publiés dans L’Artiste. Le fait que deux textes aussi différents « adviennent à l’existence de manière simultanée […] confère à la production de Flaubert en cette année 1857 une singulière complexité » (p.49). Avec la publication de Madame Bovary, qui place — et magistralement —, dans le champ littéraire de l’époque le genre romanesque « là où on l’attend[ait] pas » (p. 51), et celle de La Tentation de Saint-Antoine, ce texte à la « forme bâtarde » (p. 53), « hybride entre le roman et le théâtre » (p. 54), Flaubert conquiert le champ littéraire non pas en produisant de grands textes dans les formes hautement légitimées en 1857 (et l’auteur avance l’exemple du roman historique ou du roman feuilleton, p. 52, ceux, aussi, du vaudeville et du mélodrame, p. 54), mais en investissant des zones marginales du champ de production, soit les avant-gardes, « plus souples et dynamiques » (p. 56). Grâce à ce « repositionnement des genres » (p. 56), Flaubert parvient à la gloire littéraire comme « par le bas » (p. 56), en entrant par « la petite porte » (p. 56).
Dans « Le Journal des Goncourt en 1857 : le règne paradoxal de la Bohème » (p. 59-72), Anthony Glinoer demande aux frères Goncourt une « contre-expertise » (p. 63) aux analyses du phénomène socio-littéraire de la bohème faites « a posteriori » (p. 63) comme le dit l’auteur lui-même par Pierre Bourdieu d’abord dans Les règles de l’art, puis par Nathalie Heinich dans L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. L’auteur montre que les Goncourt ont proprement fustigé la bohème, qu’ils associent à une « gigantesque maison close » (p. 66) produisant une « littérature qui ne se montre pas digne d’elle-même » (p. 67). Les Goncourt répondront sur le plan littéraire à ce phénomène par « une pièce à faire, Les Hommes de lettres » (p. 68) et par la mise en place d’une « contre-sociabilité » (p. 69) ; ils « investissent le Café Riche » (p. 69) et forment un « cénacle » (p. 69), autant de geste, explique Anthony Glinoer, pour « élever ce que les Goncourt nomment le “capital littérateur” » (p. 67). La bohème forme donc le « camp adverse » (p. 70) et en cela, elle n’est pas « comme le déduisait Bourdieu, une matrice, mais un obstacle, ou encore un repoussoir pour les hommes de lettres » (p. 70). L’analyse des représentations de la bohème dans le Journal des Goncourt amène l’auteur à conclure que celle-ci est « l’objet d’une pluralité de discours » (p. 71) qui luttent pour « l’imposition d’une définition légitime » (p. 71) s’écartant en cela des analyses de Nathalie Heinich qui « font valoir que les représentations de la bohème […] sont multiples et que cette multiplicité est productive » (p. 71).
Jean-Pierre Bertrand, dans « La Poétique du fil : Odes funambulesques de Théodore de Banville » (p. 73-83), veut souligner la contribution de Banville à l’histoire de la poésie en cette année 1857. À cet égard, le mérite des Odes funambulesques, et celui de sa « préface-manifeste » (p. 77), fut de « transposer les techniques de la caricature dans le langage poétique » (p. 77) ce qui aura pour effet de « mettre en place un dispositif de pur langage qui conjure toute compromission avec le réel » (p. 77). Plus encore, Jean-Pierre Bertrand affirme que Banville, dans ce recueil, « invente la poésie jetable » (p. 83), une poésie moderne en ce qu’elle fait de sa situation de crise — son « nécessaire caractère éphémère » (p. 83) —, le matériau même qui la constitue. Banville touche donc ici à Flaubert, qui lui aussi approcha une forme littéraire, le roman, comme une chose qui n’allait pas de soi. Et c’est dans ces croisements inattendus que se révèle toute la qualité de ce numéro d’Études françaises qui invite à penser ensemble Banville, Flaubert, Taine, Champfleury, Zola et Balzac, à les prendre à la même époque — on a envie de dire au même coin de rue —, pour mieux entendre ce qu’il y avait de profondément harmonique dans leurs paroles imprimées.
Dans un article intitulé « Traduction négative et traduction littérale : les traducteurs de Poe en 1857 » (p. 85-98), Benoît Léger rappelle d’abord que Baudelaire ne fut pas le « seul agent de diffusion de Poe en France » (p. 89) puisqu’avant que ne paraissent les Histoires extraordinaires, on recense « au moins dix-sept traductions » (p. 90) différentes des contes du grand écrivain américain. Benoît Léger se propose ensuite de confronter les « premières lignes de […] trois nouvelles traduites à la fois par Hughes et Baudelaire » (p. 91). L’exercice, fort intéressant, révèlera que Hughes « s’inscrit dans une tradition classique de rationalisation, d’étoffement et de paraphrase » (p. 96) qui édulcore les textes de Poe tandis que les traductions de Baudelaire, plus « littéralistes » (p. 97) agissent davantage comme des « révélateur[s] » (p. 98) capables de transmettre au lecteur la « nature profonde » (p. 98) de ces Histoires extraordinaires.
Un article signé Micheline Cambron et intitulé « Pédagogie et mondanité. Autour d’une dictée… » (p. 99-110), clôt la partie thématique de la revue. L’objet du texte de Micheline Cambron est la célèbre dictée que Prosper Mérimée composa et fit passer à la cour, en 1857, suivant, selon la légende, une commande de l’impératrice (qui aurait d’ailleurs « fait 62 fautes et Napoléon III, 75 », p. 99). L’argumentation se développe en trois temps : le premier propose une rapide histoire de la dictée en France et cherche particulièrement à replacer cet exercice dans le contexte de la « pédagogie naissante » (p. 102) de l’époque. Le second mouvement du texte déplace l’analyse du côté du discours social québécois ; le corpus analysé est le millésime 1857 du Journal de l’Instruction publique. En substance on apprend que le « discours sur l’école » (p. 106) a une puissante « force d’attraction […] qui entraîne dans son mouvement quantité d’autres types de discours » (p. 106) et que, en somme, tout le discours social peut potentiellement devenir « une machine à instruire » (p. 106). Le lecteur appréciera particulièrement la troisième partie de cet article. Dans un commentaire composé finement mené, l’auteure analyse ligne par ligne la dictée de Mérimée. L’analyse révèle tout le savoir historique, géographique, sociologique et littéraire à l’œuvre dans les trois paragraphes de Mérimée ; au-delà des questions d’orthographe et d’épellation, ce texte parle surtout « de pouvoir — celui de l’église l’emporte sur les valeurs bourgeoises » (p. 110), et « d’argent » (p. 110). Non, une dictée n’est jamais sociologiquement neutre.
Il y aurait encore tant de points de l’année 1857 à explorer, se dit-on, au sortir de cet ouvrage (le discours philosophique, le théâtre, la presse, notamment) ; on voudrait aussi explorer davantage un des conflits majeurs qui traversent le champ littéraire de cette année-là et qu’on entend gronder en arrière-plan dans la plupart des articles rassemblés ici par Geneviève Sicotte : la lutte pour la légitimité littéraire qui oppose le vers à la prose ; entre Flaubert qui prépare Madame Bovary en jurant contre cette « chienne de chose que la prose » et à laquelle il veut donner « la consistance du vers »8, Champfleury qui défend le « prosaïsme » mais étudie aussi « la poésie populaire », et Baudelaire qui travaillait, dès 55, à des textes qu’il joindra plus tard à ses Petits poèmes en prose, cette opposition est structurante dans le discours de l’époque. Aussi le lecteur appellera de ses vœux une suite prochaine à ce très bon numéro d’Études françaises (un second numéro ? un colloque ?).
En plus de la partie thématique consacrée à l’année 1857, le lecteur trouvera deux autres articles dans une section intitulée « Exercices de lecture ».
Le premier, signé par Frédérique Arroyas, intitulé « Les Variations Goldberg de Nancy Huston ou la désacralisation de l’œuvre musicale » (p. 113-135), veut montrer comment ce roman polyphonique de Nancy Huston récuse de part en part « une conception de la musique comme art sublime et désincarné » (p. 135). C’est avec tout le corps que s’écoute la musique de Jean-Sébastien Bach.
Le second texte, signé par Antoine P. Boisclair et intitulé « Présence et absence du portrait à l’École littéraire de Montréal. Les exemples de Charles Gill et d’Émile Nelligan » (p. 137-151), s’attachent à montrer « qu’en s’intéressant à peinture, Gill et Nelligan [ont ouvert] la voie au poème-paysage » (p. 150), et ont favorisé la venue, dans les beaux-arts québécois de « l’esprit de composition propre aux poétiques du paysage » (p. 150).
1 Stéphane Vachon développe plus à fond cette idée que « la mort d’Honoré de Balzac fut, pour la littérature autant que pour son histoire, un événement, une date » dans un ouvrage publié récemment et intitulé 1850. Tombeau d’Honoré de Balzac (Montréal, collection « documents », XYZ Éditeurs, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2007) ; la citation précédente est à la page 14.
2 CHAMPFLEURY : Le Réalisme, Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1857, p. 21.
3 CHAMPFLEURY : L’Artiste, 5e série, Tome XVI, 1ère livraison, 2 septembre 1855, p. 1.
5 DURANTY, Edmond : Le Réalisme, Paris, vol. I, no 2, décembre 1856, cité par Pierre Chartier, Introduction aux grandes théories du roman, Bordas, 1990, pp. 94-95.
6 CHAMPFLEURY : Le Réalisme, Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1857, p. 21.
7 Des problèmes, ou des inconforts méthodologiques disons, ressentis par plusieurs collaborateurs : Stéphane Vachon (« Balzac entre 1856 et 1857 », pp.13-29), pour poser son analyse, doit « déborder [1857] sur chacune de ses franges (avril 1856 – mars 1858) » (p. 19), Jean-Pierre Bertrand (« La Poétique du fil : Odes funambulesques de Théodore de Banville », pp. 73-83) se demande « Pourquoi 1857 et pas 1875 ou 1856 ou 1858 ? » (p. 73) et Benoît Leger (« Traduction négative et traduction littérale : les traducteurs de Poe en 1857 », pp. 85-98) avance d’entrée de jeu que « 1857 ne constitue pas une année charnière en matière de traduction » (p. 85).
8 FLAUBERT, Gustave : Correspondance, éd. établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, « Pléïade », Gallimard, t. 2, 1991 ; lettre à Louise Collet, 19 juillet 1852.
De passage ce samedi à Rouen pour passer la journée avec des amis normands, le retour se fit tranquillement vers Caen par ma route préférée: Canteleu, le port dans le grand méandre de la Seine, les mouvements des navires, les pentes verdoyantes des coteaux piqués de ravissantes bâtisses, les grues, les grands silos, le pavillon de Flaubert à Croisset et pour finir le bac à prendre sur la cale de Sahurs pour la Bouille histoire de connaître un début de grand frisson maritime.
A la radio, (une antenne nationale bien connue) des speakers font le malin en se prenant pour des Brésiliens (accent portugais "desafinado"...) On tourne le bouton et sur France Culture des carnets nomades nous invitent à poursuivre notre route normande en compagnie de Guy de Maupassant.
Un Carnet nomade qui vous conduira vers l’univers de Guy de Maupassant, celui qui était le sien quotidiennement mais aussi celui qui porte la matière même de ses Nouvelles et ses de ses Contes qui viennent d’être publiées dans la collection Quarto. Une matière à la fois simple et mystérieuse, souvent cruelle et terrifiante, toujours sensible, belle, profonde. Ses Paysages ? Ceux d’ Etretat, où il a vu travailler Corot et Courbet, où Delacroix, Boudin et Monet venaient régulièrement faire des séjours. Ceux de Bezons, de Chatou, de Bougival, de La Manche, de Méditerranée, des bords de Seine, des bords de Marne, de Paris et de Cannes mais aussi d’Algérie, de Tunisie. Ou encore de Croisset, en Normandie, chez Flaubert, son maître. Chez Flaubert, justement, on pouvait rencontrer Tourgueniev, Daudet, Zola, Henry James.
"Soyons des originaux, disait Maupassant. Soyons l’origine de quelque chose. »
Invitée :
Martine Reid qui a préface l’édition de Guy de Maupassant (ainsi que la rédaction de sa vie et son oeuvre), Contes et Nouvelles. Edition Quarto-Gallimard, établie par Louis Forestier
Et pour le plaisir, voici ci-après le début du Horla: tout y est quant au rapport de Maupassant à l'identité territoriale de la Normandie en son Val de Seine... Un témoignage écrit au bord de la folie, avant de mourir à 43 ans des ravages progressifs d'une terrible syphilis.
"8 mai. – Quelle journée admirable ! J’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière.
J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même.
J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.
À gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques.
Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que la
brise m’apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant qu’elle s’éveille ou s’assoupit.
Comme il faisait bon ce matin !
Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille. Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir."
Troyes enlève le bas PHILIPPE VIGUIE DESPLACES (mercredi 18 avril 2007)
Doté d’un magnifique Musée d’art moderne installé dans l’ancien évêché, Troyes propose depuis quelques jours une exposition intitulée « A fleur de peau ». Si l’on y ajoute un coeur de ville médiéval admirablement restauré et en périphérie plus d’une centaine de boutiques de marques à prix réduits… un week-end à Troyes s’impose.
Premières impressions Le vieux Troyes a la forme d’un bouchon de champagne avec des maisons à pans de bois, pour certaines, ventrues comme des outres trop pleines. La partie la plus étroite du bouchon est la plus commerçante et la plus animée. La rue Emile-Zola, dont les façades médiévales ont repris des couleurs d’autrefois – vert pomme ou rouge sang de boeuf –, les voies adjacentes étroites comme la ruelle des Chats qui découvrent de petites placettes conviviales, sont les entrailles de la ville. Au premier coup d’oeil, on comprend vite que Troyes est un petit bijou aux charmes moyenâgeux, renaissance ou dix-huitièmiste avec quelques splendeurs : la grille de l’Hôtel Dieu, ferronnerie d’or coiffée des pleines armes de Champagne ou la cathédrale. Sa verrerie d’origine est une splendeur et le souvenir de Bernard de Clairvaux, dictant sous la nef magistrale les règles de la chevalerie, ajoute à l’émotion engendrée par la majesté des lieux. Troyes, à l’ombre de ce clocher millénaire, y cultive son propre art de vivre. Dans le palais épiscopal, le Musée d’art moderne présente une grande exposition consacrée au bas, un élément de bonneterie qui fut la grande affaire industrielle de la ville.
« À fleur de peau » À travers du bas, c’est le thème de la nudité et du désir dans l’art qui est traité par cette exposition peu banale qui présente plus de 350 peintures. Pour réussir une telle entreprise, qui avait toutes les chances de tomber soit dans l’anecdotique et le cliché, soit dans le plus complet prosaïsme, il fallait deux ingrédients : un vrai contenu et une scénographie parfaitement adaptée. Conduit de mains de – jeunes – maîtres, sans aucune espèce de timidité, deux étudiants d’une vingtaine d’années de l’École nationale supérieure de création industrielle, Élodée Cardineaud et Julien Legras, ont été sélectionnés au terme d’un atelier de projets dirigé par le designer Jean-François Dingjian. Le résultat très prometteur décoiffe : les oeuvreJs sont accueillies dans des modules, ellipses de voilage aux formes lascives. Des dizaines de bas reposent dans des vitrines au design inventif qui rappellent celles que l’on voyait autrefois dans les magasins de bonneterie. Les étudiants de l’école ont poussé le détail jusqu’à filtrer la lumière des vitres extérieures par des motifs de bas grossis… ajoutant une touche d’humour à une mise en scène très réussie qui sert avec justesse l’autre trésor de l’exposition : les oeuvres. Elles sont signées des plus grands, un tour de force. Bien sûr, il y a Toulouse-Lautrec, celui auquel on pense immédiatement, mais encore Capiello pour de superbes affiches, Picasso pour un Nu aux jambes croisées, ou encore Matisse pour cette superbe Lorette à la terrasse d’un café. Des oeuvres de Van Dongen, Courbet, Degas, Gromaire, Chagall… défilent devant nous dans un luxe d’érotisme contenu, jamais vulgaire. « Le bas, objet de toutes les ambiguïtés, révèle la forme du corps nu sans montrer la peau », commente le commissaire de l’exposition, Emmanuel Coquery.
Le Musée d’art moderne. Il contient la collection de Pierre et Denise Lévy, amateurs d’art troyens éclairés et riches dont le goût très sûr s’est porté sur la peinture des XIXe et XXe siècle. Le Paysage de neige dans le Jura de Gustave Courbet ou Les deux hommes en pieds de Degas ou encore Les Coureurs de Delaunay, oeuvre célébrissime, valent à eux seuls le déplacement à Troyes. Mais il y a aussi de magnifiques Dufy, Derain, Matisse, cerise sur le gâteau on s’assoit sur un mobilier superbe de Paulin.
COMMENT Y ALLER En train, c’est à 1 h 30 à partir de la gare de l’Est, en voiture par l’A5. Troyes est à 160 km de Paris.
OÙ DORMIR ? À la Maison de Rhodes dans le centre historique de Troyes, un magnifique petit hôtel de charme d’une dizaine de chambres aménagé dans une jolie maison à pans de bois. 18, rue Linard-Gonthier. www.maisonderhodes.com
SHOPPING Troyes est le paradis des magasins d’usine de marques avec Mcarthurglen et Marques City et sur un second site Marque Avenue. Au total, plus de 300 boutiques.
SE RENSEIGNER ? Office de tourisme de Troyes, tél. : 03 25 82 62 70 et www.tourisme-troyes.com
EXPOSITION « A fleur de peau » au Musée d’art moderne de Troyes, 14, place Saint-Pierre. Tél. : 03 25 76 26 80. Tlj de 10 heures à 13 heures et de 14 heures à 18 heures Tarif : 5 € TR : 2,50 €. Gratuit pour les moins de 18 ans.
| 22.04.10 | 11h22 • Mis à jour le 22.04.10 | 11h35
Sotheby's
Arbres à Collioure, André Derain 1905.
Le sommeil d'Ambroise Vollard (1866-1939) était légendaire. Le célèbre négociant de tableaux, qui organisa la première rétrospective de Cézanne et fut le marchand de Gauguin, Picasso ou Matisse, s'endormait, dit-on, très facilement dès qu'il s'ennuyait. 140 œuvres ayant appartenu au marchand, disparues depuis 1939, ont roupillé dans un coffre pendant plus de soixante-dix ans. Et c'est une performance, de la part de la maison de vente Sotheby's, de réveiller ces belles endormies, et de les mettre en vente en juin.
Parmi lesquelles un tableau fauve d'André Derain (1880-1954), peint en 1905, un paysage de Collioure qui, d'après les experts de Sotheby's, n'a sans doute jamais été vu par le grand public. Estimé de 9 millions à 14 millions de livres sterling (de 10 à 15 millions d'euros), il sera la vedette d'une vente impressionniste et moderne à Londres, le 22 juin. Les 139 autres œuvres – estimées prudemment à environ 3 millions d'euros – seront dispersées à Paris une semaine plus tard, le 29 juin.
Ces ventes sont le dernier acte d'une aventure peu banale. Elle débuta en 1939, peu avant que Vollard ne se tue dans un accident de voiture. Le marchand confia à un collaborateur, Erich Slomovic, un ensemble hétéroclite comprenant le fameux Derain, mais aussi un portrait de Zola, alors très jeune, par son camarade de classe Paul Cézanne (estimé entre 500 000 et 800 000 euros, il pourrait intéresser les musées français, qui n'en possèdent aucun).
On trouve encore des monotypes de Degas, dont un, particulièrement crapuleux, une nouba dans un bordel, est intitulé La Fête de la patronne. "Renoir, qui, comme Picasso, en posséda un exemplaire, disait qu'“il fallait avoir le génie de Degas pour donner à cette scène pornographique toute la noblesse et la dignité d'un bas-relief égyptien”", raconte, espiègle, Thomas Bompard, un des experts de Sotheby's.
"UNE TRANCHE D'HISTOIRE"
Son confrère de Sotheby's, Samuel Valette, renchérit: "Cette collection, c'est ce que les Anglo-Saxons nomment une “time-capsule”, une tranche d'histoire soigneusement préservée qui réapparaît soudain." Car en 1939, devant le conflit qui s'annonce, Erich Slomovic, dépose une partie des œuvres dans un coffre de la Société générale, et regagne son pays, la Yougoslavie, avec d'autres tableaux – environ 400 œuvres tout de même –, qui sont exposés à Zagreb en novembre 1940 et pour beaucoup sont encore conservés au Musée national de Belgrade.
Erich Slomovic est arrêté par les nazis et meurt en déportation en 1942, à l'âge de 27 ans. Les tableaux, désormais sans maître, dorment au coffre. Les banquiers sont gens patients, mais ils finissent par trouver le temps long. Après avoir fait procéder à une première ouverture du coffre en 1946, ils en expédient le contenu dans un dépôt à Nantes, jusqu'en 1977, date à laquelle ils décident de se débarrasser du "coffre Vollard" – c'est ainsi que Sotheby's a décidé de nommer sa vente – pour régler la facture de la location de la chambre forte. Deux commissaires-priseurs, Lenormand et Dayen, mandatés par la banque envisagent une vacation à Drouot, en mars 1981.
"A ce moment, expliquent les experts de Sotheby's, les ayants droit d'Ambroise Vollard ont découvert l'existence de cette collection, qu'ils ont revendiquée."Ceux de Slomovic aussi. L'affaire va jusqu'en Cour de cassation – c'est un cas d'école en matière de droit de propriété –, et la vente est annulée, non sans qu'un catalogue ait été imprimé.
Le Derain y figure, en couverture et en couleurs, et c'est la première fois, de mémoire d'expert, qu'il est reproduit. Nonobstant, il ne figure pas au catalogue raisonné, édité en 1992. Pour les spécialistes, c'est un tableau mythique. "Le fauvisme a été pour nous l'épreuve du feu, disait Derain. Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite, elles devaient décharger de la lumière."
UN SIÈCLE D'AVANT-GARDE
Posé sur un chevalet dans les locaux parisiens de Sotheby's, en face de l'Elysée, le tableau révèle ses couleurs, laissées dans le noir depuis plus de soixante-dix ans. Il n'a jamais été verni. La chose est rarissime. On en connaît quelques exemples dans les collections moscovites, au Musée Pouchkine notamment, mais la plupart du temps, les propriétaires, soucieux de protéger leur investissement des chiures de mouches, ont fait recouvrir les plus beaux tableaux d'un sombre mélange d'huile, de résine et de térébenthine, qui, avec le temps, s'encrasse et jaunit.
Ici, non. La couleur est pure, peut-être un peu mate à cause de son long séjour à l'ombre, mais elle devrait rapidement retrouver sa vivacité d'origine. Si on osait un conseil à son futur propriétaire, c'est bien de la conserver ainsi. Parce que ce tableau est un morceau d'histoire. Lorsque Derain le peint, en 1905, il séjourne à Collioure avec Matisse. Sans le savoir, ils sont en train de préparer une révolution aussi importante que l'impressionnisme: la couleur pure et subjective détachée du motif et de la réalité. Les œuvres qu'ils exposent au Salon d'Automne, en octobre 1905, dans une salle qui entrera dans les livres sous le nom de "cage aux fauves", marquent le début d'un siècle d'avant-garde. Vlaminck, l'ami de Derain, est de la partie, comme Marquet, l'ami de Matisse.
Ce tableau y a-t-il figuré? Rien ne permet de l'affirmer, ni de le nier. Derain y a montré quatre paysages peints à Collioure. Lesquels? Nul ne sait. Mais les dimensions du tableau correspondent à celles décrites au catalogue de 1905.
Dans la vente de Sotheby's, figurent aussi deux photographies de Man Ray (1890-1976): ce diable de Vollard, à la veille de sa mort, s'intéressait toujours à ce que l'art a de plus moderne. Autre point réjouissant: si le Derain devrait être hors de prix, d'autres œuvres, des dessins de Jean-Louis Forain notamment, commencent à une estimation de 500 euros. Enfin, le Derain sera visible chez Sotheby's (76, rue du Faubourg-Saint-Honoré) lundi 26 et mardi 27 avril. Et c'est gratuit.
Le Musée d'Orsay met en évidence la modernité paradoxale de ce peintre ultra-académique. Une rétrospective drôle et haute en couleurs.
Pour sa peinture léchée, Baudelaire l'avait hissé au rang de «premier des pointus». Dans la foulée, Zola l'avait habillé pour l'hiver. «Ici le sujet est tout, la peinture n'est rien: la reproduction vaut mieux que l'œuvre.» Cette carbonisation devait durer un siècle. Monsieur le peintre à rosette Jean-Léon Gérôme (1824-1904), académicien professeur, artiste parmi les mieux payés de son temps, ayant aggravé son cas en insultant Manet et en estimant que les impressionnistes déshonoraient la France.
Aujourd'hui le revoilà tel un capitaine des pompiers émergeant de cendres. Il est accroché en majesté (impériale) au Musée d'Orsay. Les murs vert notaire, bleu Iznik ou rouge pompéien donnent le ton: irrésistiblement kitsch. Devant les toiles, les rires jaillissent aussi nombreux que les figurants peuplant ces très grands spectacles. Voici de fausses esclaves nues qui jouent les saintes-nitouches sous le regard de bachi-bouzouks ou d'héliastes égrillards. Voici des prostituées grecques qui se tordent comme des odalisques ingresques, déportées dans un lupanar de Pompéi. Autre ménagerie incongrue: un tigre s'étale dans l'Alhambra et quantité de fauves en peluche bouffent du chrétien dans les arènes. Lorsqu'ils sont en cage, ils reniflent un Amour atterri là le zizi à l'air.
Bonaparte en Égypte joue les touristes à dos de chameau ou songe évidemment à Œdipe quand il découvre le Sphinx. De leur côté les coureurs d'Herculanum sprintent sous les remparts… du Caire ! Plus loin, c'est Versailles qui nous est conté. Louis XIV reçoit Molière dans un décor louis-philippard. Un saint Jean-Baptiste fait des poutounes au petit Jésus sur les genoux d'une Vierge plus bêtasse que raphaélite. Un Anacréon s'est costumé en Assurancetourix.
On peut s'amuser sans fin à compter ces citations, amalgames et invraisemblances: malgré ces hilarants collages, Gérôme n'annonce pas le surréalisme. C'est un peintre résolument réactionnaire. Quand même ses pairs le trouvent too much, il se lâche. Peint dans une enseigne pour opticien un fox-terrier à monocle qui repose sur le jeu de mot facile «o pti chien». Ou multiplie les cages à oiseaux dans ses compositions histoire de faire causer les muets. Mais ce n'est pas du dadaïsme, ni même du zutisme.
Durant toute sa carrière Gérôme a tenté de revivifier la peinture d'histoire. Son truc: n'en considérer que l'anecdote choc. On mesure combien il s'est fourvoyé. «Le grand genre meurt avec lui, c'est le dernier des raconteurs en peinture», estime Laurence des Cars, commissaire avec Dominique de Font-Réaux et Édouard Papet.
Un lit de têtes coupées
L'exposition a déjà été présentée à Los Angeles où l'artiste plaît depuis toujours en dépit de son ridicule. Des collectionneurs, tels Sean Connery ou Jack Nicholson, ont le sens de l'humour. Surtout, ils apprécient son côté hollywoodien. À ce propos, l'exposition rapproche les toiles les plus antiquisantes avec les grands péplums. Griffith, Cecil B. DeMille ou encore Ridley Scott ainsi que toute l'heroic fantasy de série B seraient redevables à l'art pompier. Il est vrai que Tamerlan à cheval au-dessus d'un lit de têtes coupées fait songer à Conan le Barbare. Et que Ben Hur n'est jamais loin des jeux du cirque décrits avec un soin sadique par Gérôme. Si celui-ci avait vécu plus vieux, nul doute qu'il aurait adoré le cinéma. Il supervisait déjà les reproductions photographiques, gravées ou même sculptées de ses œuvres.
Le bilan de cette rétrospective? «Ce n'est ni une réhabilitation ni un plaidoyer» , se défendent les commissaires. À leur tête, Guy Cogeval, grand amateur, est moins affirmatif. Il fait valoir une «modernité paradoxale». On s'en convaincra surtout devant Consummatum est, une toile scandaleusement profane puisqu'elle montre la Crucifixion uniquement par les ombres des trois martyrs souffrant sur le Golgotha. Ou devant Le 7 décembre 1815, neuf heures du matin. L'exécution du maréchal Ney, quand ce dernier des héros napoléoniens gît face dans la boue. Ici aussi la messe est dite. Un monde a vécu.
«Jean-Léon Gérôme, l'histoire en spectacle», jusqu'au 23 janvier. Musée d'Orsay, 1, rue de la Légion-d'Honneur, 75007 Paris. Catalogue Musée/Skira-Flammarion, 384 p., 49 €. Tél.: 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
Une grande exposition et une moisson de livres revisitent l’art du grand inventeur de la modernité en peinture, artiste scandaleux bien malgré lui.
L’impressionnisme est de retour. Après une foisonnante “Normandie impressionniste” l’été dernier et à peine terminée la rétrospective Monet au Grand Palais, quelques intéressantes redécouvertes surgissent, offrant un regard moins convenu sur un mouvement qu’on pensait pourtant bien exploré. Gustave Caillebotte et son frère Martial, superbe inconnu, fleurissent les cimaises du musée Jacquemart André tandis que, dans quelques jours, l’Hôtel de Ville chantera “Paris au temps des impressionnistes” (lire nos articles dans "Valeurs actuelles") . Bonnard, superbe coloriste habité par la lumière, brouille les pistes à Giverny tandis que le grand Édouard, rebelle malgré lui et considéré par les impressionnistes comme un de leurs maîtres, ceint le musée d’Orsay de son grave et noir ruban.
À son presque homonyme, Claude Monet, il cède définitivement la place de chef de file du mouvement pour incarner de façon plus large la “modernité”. Difficile, le cas Manet ? Curieusement le délai habituel de vingt ans qui sépare les grandes rétrospectives est ici largement dépassé. Sa dernière grande exposition remonte à 1983, pour le centenaire de sa mort, manifestation organisée par la très regrettée Françoise Cachin, grande spécialiste du sujet, décédée il y a quelques semaines.
Cette nouvelle exposition sonne comme un hommage à l’ancienne directrice du musée d’Orsay, qui fut l’une des premières à reconsidérer la place du peintre dans l’histoire de l’art. « En lieu et place du supposé géniteur de la peinture pure, peinture sans sujet ni mémoire, peinture sans public ni prise sur l’Histoire, elle nous a confrontés à un tout autre Manet, affirme Guy Cogeval, l’actuel directeur. Non le fossoyeur de la grande tradition, ni le flâneur désinvolte, mais une personnalité déterminée, traçant son chemin coûte que coûte et forçant les portes du Salon avec sa peinture à nulle autre pareille. Bref, l’un des rares artistes de sa génération à avoir su prolonger et renouveler la richesse de sens des vieux maîtres, tout en bousculant les anciens genres et en hissant la “vie moderne” à sa poésie propre. »
Un anti-Monet ? Malgré l’amitié et le respect qui lia les deux hommes, tout les oppose. Le caractère, d’abord. Manet était un être affable et enjoué, à la barbe blonde et fleurie. Il fréquentait beaucoup ses amis et le monde. Le maître de Giverny, à l’inverse, vécut le plus souvent replié sur lui-même, avec sa famille, menant ses recherches en solitaire.
Mêmes dissemblances pour leur art, meneurs de deux révolutions diffé-rentes. D’un côté la gravité, le drame à l’espagnole, le nu provocateur, l’histoire. De l’autre la mer, la campagne et ses villages, observés jusqu’à l’obsession dans leur réalité lumineuse. Chez l’aîné, une peinture de figures aux grands aplats et aux tons sourds dominés par le noir. Chez le second, une palette chantante et un pinceau qui papillote.
Quand Monet mène ses recherches, purement picturales, jusqu’aux frontières de l’abstraction, ouvrant la voie à Pollock ou Rothko, Manet, ancré dans la tradition, se fait le chroniqueur de ses contemporains avec les préoccupations de leur temps. Manet, grand inventeur du moderne ? C’est bien ce dont veut nous convaincre le brillant commissaire de l’exposition Stéphane Guégan, à travers ses écrits et ces quelque 235 œuvres parmi lesquelles on note quelques intéressants inédits – trois fragments des Gitanos ont notamment été réunis grâce au Louvre Abou Dhabi.
Plus qu’une rétrospective strictement linéaire et monographique, l’exposition construit son propos autour d’une dizaine de questions. Ce fils de haut fonctionnaire né en 1832, qui avait entrepris Navale avant d’adopter les pinceaux, nous y dévoile ses débuts chez Thomas Couture, grand peintre académique dont il n’oubliera jamais le réalisme. Il fréquente aussi le Louvre, où il copie les maîtres Delacroix et Velásquez.
Suit son entrée dans “la bande à Baudelaire”, vers 1860, décisive pour celui qui, selon le poète, apporta à la peinture ce que Balzac fut au roman : le portrait, fût-il cruel, de la société de son temps. La maîtresse du poète lui-même, sa « lionne », peinte en pantin désarticulé, ouvre le bal, bientôt suivie de la Musique aux Tuileries où se laissent reconnaître Charles Baudelaire, Édouard Manet, sa maîtresse Victorine Meurent, Théophile Gautier et le baron Taylor. Une simple mise en appétit pour cette scandaleuse et mystérieuse partie carrée du Déjeuner sur l’herbe. Que font donc ces deux messieurs en redingote, au milieu d’un parc, au côté d’une femme entièrement déshabillée ? Il n’est jusqu’à l’empereur qui ne se soit posé la question, demandant, en cette année 1863, qu’on montre tous les refusés en marge du Salon officiel.
Toute sa vie, Manet eut cette curieuse obstination à vouloir exposer dans le cadre de cette institution, essuyant les échecs et les critiques les plus virulentes. Le comble sera atteint par son Olympia, cette courtisane avec sa servante et son symbolique chat noir, qui défie le spectateur de son regard appuyé. Les aguicheuses et moralisantes Vierges de Cranach, au moins, avaient le prétexte de la mythologie et un physique plus que louable. Tel n’est pas le cas de cette jeune femme en mules, aux chairs réalistes et qui, de surcroît, porte le bracelet de la mère de l’artiste !
Manet, c’est le scandale. C’est aussi l’Espagne, dont il subit l’influence (le Torero mort), quelques sujets religieux et d’innombrables natures mortes. Excellent portraitiste (la Femme au perroquet), il laisse aussi quelques franches toiles impressionnistes pour s’intéresser toujours plus à l’histoire de son temps.
Proche de Zola puis de Mallarmé, grand observateur des événements de la Commune, il se fera le témoin des dérives de la politique étrangère de Napoléon III en représentant l’exécution de Maximilien, l’empereur du Mexique, avant que de peindre le Combat du “Kearsarge” et de l’“Alabama”, épisode de la guerre de Sécession, ou l’Évasion de Rochefort, sa dernière œuvre, inachevée. Le Courbet de l’impressionnisme ? Valérie Collet
À voir Manet, inventeur du moderne, musée d’Orsay, Paris VIIe, du 5 avril au 3 juillet. Tél. : 01.40.49.48.14. Manet, une inquiétante étrangeté, un DVD de Hopi Lebel en collaboration avec Stéphane Guégan, RMN-Grand Palais-FTE, 52 minutes, 22 euros.
À lire Catalogue de l’exposition sous la direction de Stéphane Guégan, Musée d’Orsay-Gallimard, 336 pages, 280 illustrations, 42 euros. Manet, “J’ai fait ce que j’ai vu”, de Françoise Cachin, Gallimard, coll. “Découvertes”, 176 pages, 13,20 euros. Manet, de James Henry Rubin, Flammarion, 416 pages, 49 euros.
Arbres à Collioure (1905), d'André Derain, qui sera vendu à Londres mardi soir, est estimé entre 10 et 15 millions d'euros. (DR)
Après des années de procédures, l'héritage de ce grand marchand crée l'événement, dès ce mardi soir, à Londres, puis à Paris, chez Sotheby's.
Du talent, du culot et du flair peuvent permettre de se retrouver à la tête d'un trésor ! La rencontre entre Erich Chlomovitch, petit Belgradois d'origine juive, et Ambroise Vollard, fils de notaire réunionnais devenu l'une des figures les plus emblématiques de l'art moderne, tient du miracle. Comment cet inconnu se retrouva-t-il le propriétaire légal et légitime de plusieurs centaines d'œuvres venant de la collection Vollard ? Le voile est en partie levé avec la dispersion le 29 juin, chez Sotheby's, à Paris, de 140 pièces dont un paysage d'André Derain, de la période fauve, vendu, dès ce soir, à Londres, pour une coquette estimation de 9 à 14 millions de livres, soit 10,6 à 16,6 millions d'euros.
L'histoire commence en 1928. Alors âgé de 13 ans, le garçonnet solitaire passe ses nuits à dévorer un livre sur Renoir rédigé par l'homme qui a organisé les premières expositions de Cézanne, Matisse, Maillol et Picasso. «Lorsque je serai grand, j'aimerais être comme vous», écrit, plein d'enthousiasme, Eric Chlomovitch, à Ambroise Vollard. Et ce dernier, tout heureux, de répondre:«Étudiez, travaillez, formez-vous et lorsque vous serez grand et que vous viendrez à Paris, j'aurai grand plaisir à vous recevoir.»
Sept ans plus tard, ce fils de tailleur juif yougoslave frappe à la porte du légendaire marchand. Séduit par son goût éclairé, Vollard l'engage le soir même. Pendant cinq ans, il va le former et lui présenter les plus grands artistes de son temps. En juillet 1939, revenant à Paris d'un séjour passé dans sa maison de campagne de Tremblay-sur-Mauldre, Vollard trouve la mort dans un accident de voiture. Deux mois plus tard, la guerre éclate. La collection est dispersée dans le chaos sans que le nombre d'œuvres accumulées dans l'hôtel particulier de la rue de Marignac ne soit jamais vraiment connu. Certains l'estiment à 5.000, d'autres à 10.000.
En 1911, Vollard qui n'a pas d'héritiers directs laisse un testament. C'est alors que Lucien Vollard, son frère, confie sur les conseils d'un autre marchand, Lucien Fabiani, près de 600 œuvres à Chlomovitch. Ce dernier regagne la Yougoslavie avec un trésor de 48 Renoir, 29 Degas, 12 Vlaminck, 11 Bonnard, 11 Redon, des bronzes de Maillol et de nombreuses aquarelles de Gauguin, Cézanne, Pissaro qui seront exposées en partie à Zagreb en 1940 avant de dormir définitivement dans les caves du musée de Belgrade.
«Mon raseur sympathique»
Avant de regagner son pays, le jeune Yougoslave met aussi en sécurité un ensemble d'œuvres dans un coffre de la Société générale à Paris. Erich Chlomovitch étant mort en déportation en 1942 avec son père et son frère, après avoir été arrêté par les nazis à Bacina, au sud de Belgrade, nul ne connaît l'existence du coffre jusqu'à ce qu'il ne soit ouvert le 7 novembre 1980. Trente-deux ans plus tôt, le coffre en déshérence avait déjà été forcé, mais les banquiers jugeant le contenu sans grande importance l'avait refermé aussitôt (Le Figaro du 26 avril) .
Pour régler les arriérés des frais de garde, une vente par les commissaires-priseurs Lenormand et Dayen est alors envisagée, les 19 et 20 mars 1981, à Paris, pour une estimation de 5 millions de francs. Un catalogue est imprimé comprenant le fameux paysage de Collioure de Derain mais aussi le portrait historique de Zola, alors très jeune, peint vers 1862-1864 par son camarade de classe Paul Cézanne ou encore l'autoportrait de Renoir dédicacé par l'artiste à «Ambroise Vollard, mon raseur sympathique». T rois actions en référé - par l'État yougoslave, la famille Chlomovitch et les héritiers Vollard estimant qu'Erich se serait emparé illégalement des œuvres chez Vollard - aboutissent à son interdiction.
Le procès va durer quinze ans au terme desquels les Chlomovitch sont déboutés en 1996. Seules quelques photos et archives dédicacées à Erich leur reviennent. Ce qui reste est aujourd'hui vendu par les héritiers Vollard sans que le mystère sur l'acquisition de ce trésor par Erich Chlomovitch ne soit vraiment élucidé.
Affaire Dumas/Depardieu : amplifions les moyens du CNC en faveur de la diversité au cinéma, par Patrick Lozès
LEMONDE.FR | 26.02.10 | 11h54
S'il est un film qui témoigne des difficultés qu'a la France de 2010 à accepter sa propre diversité, au moment où l'on débat de l'identité nationale, c'est bien L'Autre Dumas, de Safy Nebbou, avec Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde.
Alexandre Dumas se décrivait lui-même dans ses Mémoires comme un "nègre aux cheveux crépus" qui parlait "avec un accent légèrement créole". Le choix de le faire incarner à l'écran par un acteur blanc, Gérard Depardieu, affublé pour l'occasion d'une perruque bouclée et d'une épaisse couche de fond de teint, est incompréhensible et grotesque.
Le choix des producteurs du film, Frank Le Wita et Marc de Bayser est grave, pour au moins deux raisons.
Il aboutit, d'abord, à gommer de la vie d'Alexandre Dumas toute référence à sa couleur de peau et aux souffrances qu'il a endurées face au racisme de ses contemporains.
Ces souffrances sont pourtant très présentes dans ses Mémoires et on connaît cet échange célèbre, rapporté par Daniel Zimmermann dans son Alexandre Dumas Le Grand. A une personne qui lui demandait, en le voyant : "Au fait, cher Maître, vous devez bien vous y connaître en nègres ?", Alexandre Dumas avait répondu : "Mais très certainement. Mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez, Monsieur : ma famille commence où la vôtre finit."
Dissimuler les souffrances provoquées par le racisme est certainement l'un des moyens les plus efficaces de le banaliser.
Faire interpréter Alexandre Dumas par un blanc revient, en second lieu, à nier la vérité historique, en accréditant l'idée que les Noirs seraient d'une "immigration récente", alors qu'ils sont Français depuis des siècles. Alexandre Dumas était un descendant d'esclave. Cette partie de sa vie appartient, comme son œuvre, à notre patrimoine commun, à celui de nos enfants. Faire disparaître ce patrimoine, effacer cette mémoire, est irresponsable. La discrimination commence toujours par l'invisibilité, la négation de l'existence de l'autre dans notre récit national.
Qu'un grand écrivain français ait souffert du racisme, qu'il ait été un descendant d'esclave, cela ne ferait pas une histoire pour le cinéma français ?
On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi des acteurs de la diversité comme Jimmy Jean Louis doivent s'exiler pour faire carrière. Ces mêmes acteurs sont à l'affiche, aux Etats-Unis, de films et de séries qui rassemblent des dizaines de millions de téléspectateurs, et qui s'exportent massivement. Ce sont des stars de renommée internationale, qui jouent aux côtés de Leonardo Di Caprio ou Bruce Willis. Et on ne leur propose aucun rôle dans les superproductions françaises.
Alors que des acteurs noirs figurent parmi les stars les mieux payées d'Hollywood, en France, des producteurs en sont encore à maquiller Gérard Depardieu pour lui faire interpréter un écrivain noir ! Mesure-t-on vraiment le ridicule auquel nous expose cette situation, au plan international ?
On comprend d'autant moins ce retard que les acteurs noirs ne sont pas moins "bankables" que les acteurs blancs en France. Bien au contraire. La comédie Première étoile, réalisée par Lucien Jean-Baptiste, qui met en scène les déboires d'une famille noire partie en vacances au ski, a fait partie des succès du box office en 2009.
Il est temps que les pouvoirs publics posent officiellement la question de la diversité dans le cinéma français. L'action entreprise par le CSA dans le domaine de la télévision, pour à la fois quantifier et qualifier l'action des chaînes en matière de diversité, par le biais d'un baromètre annuel, doit être imitée et appliquée au cinéma.
Véronique Cayla, la présidente du Centre national de la cinématographie (CNC), affirmait récemment à propos de l'affaire Dumas : "Le métissage bien réel de la société française n'est reflété ni au cinéma ni à la télévision". Il est temps de donner au CNC les moyens d'agir dans le domaine de la diversité.
Le CNC doit être habilité à produire des études portant sur la diversité dans le cinéma français, dont un premier état des lieux pourrait être publié à la fin de l'année 2010.
On pourrait, également, imaginer que le CNC conditionne ses aides, et notamment l'avance sur recettes, au respect d'un contrat d'objectif en matière de diversité dans les films. Il est anormal que les films bénéficiant de l'aide publique ne soient pas ouverts à la diversité. Et puisqu'il est, avant tout, question de création, je voudrais conclure par cette phrase magnifique de Jean Renoir, qui dit absolument tout des débats que nous avons aujourd'hui : "Il faut toujours laisser la porte du plateau ouverte, parce qu'on ne sait jamais ce qui peut y entrer". En cette semaine où se déroule la cérémonie des Césars, commençons à laisser, enfin, les portes des plateaux de cinéma français ouvertes à la diversité.
Patrick Lozès est fondateur et président du Cran. Dernier ouvrage paru Les Noirs sont-ils des Français à part entière ?, co-écrit avec Bernard Lecherbonnier. A dire vrai/Larousse, 2009.
“La bibliothèque publique est une force vivante au service de l’éducation, de la culture et de l’information et un moyen essential d’élever dans les esprits les défenses de la paix et de contribuer au progrès spirituel de l’humanité.” [Extrait du Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique, 1994.].
Le meilleur accueil vous est réservé à la bibliothèque municipale où des bibliothécaires, discothécaires, archivistes et animateurs vous aideront dans vos recherches. L’établissement est ouvert à tous gratuitement pour la consultation sur place des documents, notamment des journaux, des livres rares et anciens. Le catalogue des collections en prêt est informatisé et consultable sur écran et sur fiches pour les collections anciennes. Il recense les documents acquis par la bibliothèque centrale (localisation Sidobre) et son annexe (localisation Zola) ainsi que les collections documentaires du Musée Goya (localisation Goya).
La Ville de Castres, par l’intermédiaire de la bibliothèque municipale, propose gratuitement des expositions, des rencontres, des concerts, des conférences, des lectures, … etc. en direction de tous les publics afin de promouvoir l’ensemble de ses collections documentaires.
Les animations régulières organisées par la Bibliothèque : Concours d'écriture de nouvelles policières : Encres de crimes - Règlement du concours 2008
Lire en Fête : Les bibliothèques municipales, annexe et centrale participent chaque année à l’opération nationale intitulée « Lire en Fête » qui a lieu en octobre le temps d’un week end. Avec l’association des Libraires Comme des Livres, la bibliothèque municipale s’expose au hall de l’Albinque pour mettre en valeur un thème renouvelé chaque année. Des jeux, des rencontres avec des auteurs ou illustrateurs ou encore journalistes ponctuent deux journées de découvertes et d’animations autour du livre.
*Les journées « portes ouvertes » Cyber base : Chaque année en janvier, l’espace culture multimédia, dans le cadre du réseau Cyber base Castres-Mazamet, organise des journées portes ouvertes. Au programme : tour d’horizon sur les activités proposées telles que l’accès permis à Internet et à des logiciels libres et gratuits et les ateliers de sensibilisation et d’initiation qui accompagnent la prise en main de l’outil informatique et d’Internet.
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La Bibliothèque Centrale regroupe dans un espace de 3200 m2 :
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Par ailleurs, l’animatrice intervient pour des lectures en PMI et à la Villégiale une fois par mois et accueille les crèches tous les mercredis avant les petites matinées contées à la bibliothèque centrale.
Espace culture multimédia Cyber-base Midi-Pyrénées Castres-Mazamet - Mardi de 13h à 19h - Mercredi de 10h à 12h et de 14h à 18h - Samedi de 10h à 12h Les ateliers d'initiation sur inscriptions : - Vendredi de 17h à 19h - Samedi de 14h à 16h et de 16h à 18h - Un atelier libre une fois par mois sans inscription préalable
Images et littérature vont parfaitement de pair. De la Ville lumière aux branches des arbres, en passant par le regard et le sourire des enfants, les auteurs contemporains, gourmands de la vie et à la curiosité inattendue, captent toutes les pulsations de la vie jusqu’aux angles les moins familiers, les moins soupçonnables. En devanture des librairies, trois ouvrages, en langue française, magnifiant le quotidien de Paris, la beauté des arbres, l’innocence de l’enfance. Pour soutenir et souligner des images captées sur le vif par l’œil de la caméra, les mots des poètes, des philosophes, des penseurs. Une randonnée particulière où, à travers les pages abondamment illustrées et commentées des livres, qui n’ont rien à voir avec les éditions de poche usuelles, se répand une lumière nourrissant à profusion l’esprit, le regard et un certain sens de l’esthétique… « Paris poète » de Catherine Aygaline La Ville lumière au fil des jours…
Une ville mythique où la poésie a fleuri abondamment…Une ville incomparable dans sa légendaire beauté. Bien sûr, il s’agit de Paris, ville de tous les rêves, de tous les fantasmes, de tous les raffinements, de toutes les modernités, mais aussi de toutes les surprises. En hommage à la Ville lumière, ce volumineux ouvrage de Catherine Aygaline, intitulé tout simplement Paris poète (480 pages, Bibliothèque Hazan).Titre explicite qui en dit long sur son énoncé et son contenu. Ensemble conjugué de photos des artistes des XIXe et XXe siècles, et des extraits de poètes et d’écrivains amoureux d’une cité calfeutrée aux bords de la Seine. Promenade impromptue et nonchalante à travers une ville changeante, mobile, multiple où les mots des « taquineurs » de muse accompagnent, en toute finesse, malice ou lyrisme, des images amoureusement fixées par l’œil des caméras. Les cafés animés, une forêt de toits aux gouttières en zinc, les joyeux quais de la Seine, le pic de la tour Eiffel narguant les nuages, le dôme du Sacré-Cœur, Paris sous la neige, sous la pluie, avec un soleil radieux, Paris des bistrots où l’on se restaure sur le pouce, Paris des amoureux de Peynet, Paris nocturne, Paris au fil de l’eau, Paris entre les dédales des ruelles, Paris des kiosques et des tours, voilà une flânerie riche en découverte d’une capitale au charme insondable… Des textes soigneusement choisis servent de guide à des images captivantes, originales et pittoresques. Des textes signés Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Prévert, Éluard, Nerval, Queneau, Aragon, Breton, Soupault, Zola, Maupassant, Mauriac, Camus, Perec, Supervielle, Julien Green, Léo Ferré et bien d’autres… Pour saisir Paris dans sa singularité, son essence et son âme, une véritable traque à l’image. Des prises de vues inédites (depuis 1850) où la photographie a l’art de fixer à jamais la fragilité et l’éphémère du moment. Pour cela, le regard, la technicité et le talent de Nadar, Atget, Brassaï, Wols, Doisneau, Cartier-Bresson. Plus un subtil livre d’art qu’un ordinaire livre qu’on jette négligemment au chevet d’un lit… « À hauteur d’enfants » d’Olivier Föllmi, éditions de La Martinière Entre regards et sourires, des portraits saisissants… Une collection de plus qui consacre l’heureuse combinaison des images et de la littérature. Aux éditions de La Martinière, soigneusement présentées, Olivier Föllmi a saisi des centaines de portraits d’enfants. Au cours de ses voyages, le photographe a posé un regard tendre et ému sur le visage et le sourire des enfants. Du Tadjikistan à l’Inde, du Mexique à l’Argentine, de l’Éthiopie à la Namibie, ils sont là ces charmants galopins, espiègles, mutins, boudeurs, enjoués, surpris ou même mélancoliques… Pour accompagner cette farandole de portraits enfantins, des textes de poètes (Jacques Prévert, Pablo Neruda), d’écrivains (La Bruyère, Peter Handke, Julien Green, Saint-Exupéry), de philosophes (Gaston Bachelard...) ou de psychanalystes (Françoise Dolto...). Un monde où le « vert paradis » a les couleurs d’une certaine insouciance, toutes les promesses du bonheur mais aussi, parfois, comme une lueur fugace, l’inquiétude de la vie… Juste une citation (d’André Bazin) tirée de cet ouvrage : « L’enfant est le plus mystérieux, le plus passionnant, le plus troublant des phénomènes naturels. Une sorte d’animal privilégié que nous devinons habité des dieux. » « À hauteur d’arbres » de Frank Horvat, éditions de La Martinière Arbre, mon ami… L’esprit de Minou Drouet, elle qui a publiquement et poétiquement déclaré son amitié aux arbres, flotte sur ces pages vibrantes de la vie des feuillages et du rythme des saisons. Avec bien sûr des textes d’écrivains (Jules Renard, Jean Giono, Beckett, Paul Valéry, Paul Claudel, Julien Gracq) et philosophes (Gaston Bachelard, Mircea Eliade, Francis Ponge) qui ont scruté et magnifié la nature. Toujours aux éditions de La Martinière, Frank Horvat capte les poses majestueuses, sereines ou tourmentées des arbres, ces grands solitaires aux bords des routes, dans des parcs immenses ou en lisière des forêts…. Érables, conifères ou bouleaux du Vermont, oliviers d’Italie, platanes de Provence, sapins de l’Ariège, chênes de Normandie, hêtres ou pommiers de la Suisse, frênes de la Lozère, tilleul de l’Île-de-France, mélèzes du Val d’Aoste, autant de photos (70 en tout) pour jeter la lumière sur la multiplicité et les variétés des arbres des villes, des forêts et des campagnes… Échevelé, dénudé, squelettique, ébouriffé, lisse dans son feuillage dense et ramassé, épanoui, ratatiné, agressif, pacifique, menaçant, ombrageux ou protecteur, l’arbre se décline ici sur tous les tons et toutes les dimensions. Des photos aux couleurs vives ou estompées où les arbres, inondés de soleil, battus par le vent ou saupoudrés de neige, n’ont rien à envier aux tableaux impressionnistes ou réalistes. Un livre à (s’)offrir en guise d’une promenade fleurant le rêve, l’évasion, la détente et surtout le murmure des feuilles au gré de toutes les saisons…
Une œuvre aux influences multiples qui connaît une gloire littéraire précoce
« Dans la récente tradition italienne D'Annunzio a un peu la place que tient Hugo dans sa postérité française, de Baudelaire au-delà ; il est présent chez tous car il a expérimenté toutes les possibilités linguistiques et prosodiques de notre temps. En ce sens ce serait un très mauvais signe que de ne rien lui devoir » (Eugenio Montale, 1956). Issu de la nouvelle bourgeoisie italienne récemment insérée dans le concert politique et intellectuel européen, D'Annunzio sut répondre à son désir obsessionnel de modernité avec une exceptionnelle opportunité, aussi prompt à assimiler les courants les plus modernes de l'actualité culturelle qu'à devancer, au profit d'une carrière en perpétuelle ascension, les faveurs successives du public pour les genres les plus divers. Le mythe, savamment exploité, du personnage fit le reste.
Avec le recueil poétique de Primo Vere (1879-1880) succédant à l'Ode a re Umberto (1879), D'Annunzio connaît la gloire littéraire dès l'âge de seize ans. Il s'y distingue aussitôt par une prodigieuse virtuosité imitative (son modèle est alors la prosodie « barbare » de Carducci) alliée à une exaltation panique de la vie, qui caractérise également Canto novo (1882), Intermezzo di rime (1883), Elegie romane (1892) ; tandis que ses premières proses (Terra vergine, 1882, Novelle di San Pantaleone, 1886, incluses en 1902 dans les Novelle della pescara) témoignent de l'influence sur le jeune D'Annunzio du naturalisme français (Maupassant, Zola) et du Verga vériste de Vita dei campi et des Novelle rusticane, que D'Annunzio surpasse cependant en sauvagerie et en sensualité dans son évocation de la vie primitive des Abruzzes, sa terre natale. Dès la fin de 1881, il s'est transféré à Rome, où il déserte bientôt l'université pour les salons, à la recherche des succès que lui valent ses amours adultères, ses performances sportives (duels et croisières) et sa verve de chroniqueur mondain (en particulier dans la Tribuna, 1884-1888). Ses lectures parnassiennes et préraphaélites lui inspirent Isaotta Guttadauro ed altre poesie (1886) et le diptyque l'Isotteo et La Chimera (1890). Puis il emprunte au Huysmans de À rebours (1884) l'idéal d'une vie conçue comme une œuvre d'art, et l'exprime dans le roman autobiographique Il Piacere (1889), bric-à-brac d'éclectisme formel et de snobisme culturel. Le mimétisme expérimental de D'Annunzio se poursuit, d'abord à l'enseigne de Dostoïevski, avec Giovanni Episcopo (1891), confession romancée d'un criminel, puis sous le signe de Wagner et de Nietzsche, dans l'Invincibile (1890) et Il Trionfo della morte (1894), transpositions romanesques des amours de l'auteur et de Barbara Leoni où s'esquisse de façon décisive la double évolution des œuvres ultérieures, d'une part vers une écriture d'un lyrisme de plus en plus raffiné, et d'autre part vers la célébration du mythe nietzschéen du surhomme. Le Poema paradisiaco (1893) et L'Innocente (roman, 1892), œuvres d'un mysticisme plus intime, ne représentent à cet égard qu'une parenthèse dans l'itinéraire formel et intellectuel que jalonnent Le Vergini delle rocce (1896) et surtout Il Fuoco (1900). Dans ce dernier roman, D'Annunzio exalte sa passion pour la célèbre tragédienne Eleonora Duse (1858-1924), rencontrée au retour d'un bref séjour à Naples (1891-1893), et en compagnie de laquelle il mène de 1898 à 1909 une existence fastueuse dans sa villa (la « Capponcina ») de Settignano, près de Florence. La Duse suscite en D'Annunzio une féconde vocation théâtrale, qui coïncide avec le début d'une éclatante carrière de tribun politique. En 1897, un héroïque discours électoral le conduit à la Chambre sur les bancs de l'extrême droite ; ce qui ne l'empêche pas de s'allier, en 1900, à l'extrême gauche pour renverser le gouvernement de Luigi Pelloux. Le théâtre de D'Annunzio met en scène des individus d'exception, artistes ou hommes d'action, dans une atmosphère de carnage et de luxure : Sogno d'un mattino di primavera (1897), La Città morta (1898). Francesca da Rimini (1902), tragédie historique, ouvre le cycle du théâtre en vers, auquel se rattachent les deux mythes pastoraux des Abruzzes : La Figlia di lorio (1904) et La Fiaccola sotto il moggio (1905) ; Piu che l'amore (1906) et La Nave (1908) reviennent à la prose. D'Annunzio a également écrit des livrets d'opéra : Fedra (1909, musique de I. Pizzetti), le Martyre de saint Sébastien (1911, écrit en français, musique de C. Debussy), Parisina (1913, musique de P. Mascagni) ; et un scénario de cinéma : Cabiria (1914).
Célébration du mythe du surhomme et héroïsme national
En 1899, D'Annunzio conçoit les grandes lignes et publie les premières pièces de son chef-d'œuvre poétique : Laudi del cielo del mare della terra e degli eroi, qui devait compter sept livres empruntant chacun son titre aux différentes pléiades. Seuls les cinq premiers ont vu le jour : Maia (1903), dont Laus vitae exalte à travers Ulysse le mythe du surhomme ; Elettra (1904) et, la même année, les splendides méditations lyriques d'Alcyone, où D'Annunzio chante la mer et l'été, la campagne et les rivages toscans, dans une langue somptueuse alliant le faste mythologique à la faveur du souvenir ; en revanche, Mérope (Le Canzoni della gesta d'oltremare, 1911-1912, consacrées à la campagne de Libye) et Astérope (Canti della guerra latina, 1914-1918, parus seulement en 1933) trahissent la grandiloquence du chantre héroïque et nationaliste dont D'Annunzio assume officiellement le rôle à l'approche de la guerre. Il quitte alors en effet la France, où il a dû s'exiler pour échapper à ses trop nombreux créanciers (Paris, Arcachon, 1910-1915), et se range bruyamment dans le parti de la guerre. Il se signale par une longue série d'exploits culminant avec la prise de Fiume en septembre 1919. Héros national, il a droit de son vivant à un musée : sa luxueuse demeure de Gardone Riviera, sur le lac de Garde, bientôt dénommée « il Vittoriale degli Italiani ». Le régime fasciste l'accable d'honneurs pour prévenir son indiscipline, et fonde en 1926 l'« Istituto nazionale per la pubblicazione di tutte le opere di G. D'Annunzio ». Au moment même où sa gloire tapageuse accaparait l'attention, D'Annunzio s'abandonnait à une inspiration plus recueillie, faite de souvenirs et de sensations, dans une prose subtile jusqu'à l'impressionnisme : Forse che si, forse che no (1910), sans doute son chef-d'œuvre romanesque, Contemplazione della morte (1912), La Leda senza cigno (roman, 1916), Notturno (1921), œuvres auxquelles il faut ajouter les différents recueils d'un monumental journal intime : les 3 volumes des Faville del maglio (1924-1928, mais remontant jusqu'en 1911) et les Cento e cento e cento e cento pagine del libro segreto di Gabriele D'Annunzio tentato di morire (1935).
Cure de jouvence pour les Femmes au jardin de Monet Le soleil tombait droit sur les jupes d'une blancheur éclatante ; l'ombre tiède d'un arbre découpait sur les allées, sur les robes ensoleillées, une grande nappe grise. Rien de plus étrange comme effet. Il faut aimer singulièrement son temps pour oser un pareil tour de force, des étoffes coupées en deux par l'ombre et le soleil. Émile Zola
Aujourd’hui conservée au musée d’Orsay, cette vision bucolique documentant la genèse de l’impressionnisme a désormais pris ses quartiers au cœur du pavillon de Flore du Louvre, où le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) travaille à lui offrir une nouvelle jeunesse. O.P.-M.
Le marché de l’art est décidément surprenant et sans limite. Le mardi 15 juin à 14 heures, chez Ivoire Troyes, une exceptionnelle collection de cartes Pokemon et Magic mise en vente par le petit Maxime L. (11 ans à l’âge de son premier achat et 33 ans aujourd’hui) a vu une carte de Dracaufeu s’envoler à près de 12 000 € ; tandis que chez Millon, le 25 juin, un ensemble de 102 cartes faisant partie de la première édition sortie en France a été adjugé 55 640 € au petit X (un homme d’affaires de plus de 70 ans, resté anonyme) – des prix encore timides par rapport au marché américain, où certaines cartes ont dépassé les 400 000 $. J.F.
En attendant l’ouverture de la Cité du Vitrail à Troyes au printemps prochain, le département de l’Aube lance La Route du Vitrail, une Web application invitant à découvrir 65 édifices civils ou religieux disséminés aux quatre coins du territoire dont les vitraux méritent le détour. On retiendra notamment, à Troyes même, l’église Sainte-Madeleine et son décor chatoyant typique du XVIe siècle qui a servi de modèle pour de nombreuses églises champenoises et bourguignonnes et le parking Cathédrale aux 87 ogives habillées en 2007 par Udo Zembok ; à Ervy-le-Châtel, l’église Saint-Pierre-ès-Liens et sa verrière, unique en France, consacrée aux Triomphes de Pétrarque (XVIe siècle) ; à Fontaine-les-Grès, l’église Sainte-Agnès et ses étonnants vitraux en verre ondulé armé réalisés par Jean-Claude Vignes dans les années 1950. À la ville ou à la campagne, ancien ou contemporain, figuré ou abstrait : la chasse aux trésors est ouverte ! L’application est accessible depuis le site Internet www.route-vitrail.fr ou en téléchargement gratuit sur smartphone. S.D.-G.
« Orsay Grand Ouvert » Dans le cadre du projet « Orsay Grand Ouvert » visant à transformer le musée et notamment à redéployer ses collections, le groupe Dassault offre 2 millions d’euros en hommage à Nicole Dassault, qui fut entre 2003 et 2016 administratrice de la SAMO (la société des amis du musée d’Orsay). Cette somme sera attribuée en priorité au réaménagement des salles dédiées aux arts décoratifs du Second Empire, une période que Nicole Dassault affectionnait tout particulièrement. La future galerie qui portera son nom devrait être inaugurée en mars 2022. N.d’A.
Les « œuvres de guerre » de Georges Bruyer En 2015, le musée de la Grande Guerre, à Meaux, a bénéficié d’un important don de la part des héritiers de Georges Bruyer (1883-1962) : 400 dessins, estampes et peintures réalisés pendant la Première Guerre mondiale ont rejoint les collections de cette institution remarquable. L’exposition « Georges Bruyer. Graver la guerre », à voir jusqu’au 3 janvier 2022, est née de la volonté de faire connaître ces « œuvres de guerre », dues à un homme qui fut soldat autant qu’artiste. Lorsqu’il est mobilisé, Bruyer a déjà acquis une certaine notoriété. Les œuvres qu’il réalise durant le conflit montrent sa maîtrise d’une grande variété de techniques, de la peinture à l’huile au dessin, en passant par l’eau-forte et la gravure sur bois. L’exposition ouvre sur ces dernières, sans doute ses créations les plus connues. Parue en 1917, la série « 24 estampes sur la guerre » raconte dans un style simple et graphique usant d'une palette en camaïeux de gris et de bleus la vie quotidienne des poilus : l’attente entre les combats, les corvées, les assauts diurnes ou nocturnes… D’autres feuilles, dessinées en 1914, montrent la dure vie des soldats et l’enlisement rapide de la gue
La Côte fleurie et les bains de mer ont quelque chose à voir avec la littérature. Les plus grands écrivains y ont pris du bon temps et trouvé l'inspiration. Des natifs - Flaubert, Alphonse Allais - aux hôtes de marque - Dumas, Proust, Zola, Duras -, voici pourquoi et comment ils ont aimé ces cieux et ce rivage.
Vous êtes en vacances sur les plages de la Côte fleurie, vous voulez épater vos amis avec le souvenir du passage de people vraiment haut de gamme? Nous avons une recette très simple. Vous les emmenez sur la plage de Trouville; vous poussez une marche sur un petit kilomètre en direction de Villerville et vous désignez le premier espace herbeux que vous apercevez, sur la falaise, en disant: «Arrêtons-nous un instant, c'est ici que venait Flaubert.»«Flaubert?» s'esbaudissent vos amis (qui sont bon public), « et comment le sais-tu?» Et vous, d'une voix sobre et élégante: «L'après-midi, on s'en allait avec l'âne, au-delà des Roches Noires, du côté d'Hennequeville (...). Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douée qu'on entendait à peine son murmure, des moineaux cachés pépiaient, et la mute immense du ciel recouvrait tout cela.»Le texte est tiré d'«Un coeur simple», le plus émouvant des «Trois contes», la belle histoire de Félicité, la pauvre servante de Pont-L'Evêque. Il fut écrit il y a près d'un siècle et demi, et vos amis le constateront avec vous: sinon les ânes, qui se font rares, rien n'a changé ici. Vous avez compris l'idée. Tous les ans à pareille époque, les magazines se ruent sur les bords de mer pour y traquer les starlettes du moment. Nous avons décidé, à l'«Observateur», de relever d'un cran cette habitude paresseuse. Les célébrités dont nous allons vous parler n'ont gagné aucun télécrochet sur M6, elles n'ont pas épousé de footballeurs et ne peuplent que rarement les pages de «Voici» ou de «Gala». Celles du Lagarde et Michard leur suffisent: ce sont nos grands écrivains. Y songe-t-on assez? On les imagine toujours trempant leur plume d'oie dans le sombre encrier de leur génie. On oublie trop qu'eux aussi, comme vous et moi (les jours de courage), ont trempé leurs pieds émus dans les eaux vivifiantes de la Manche.
Soyons fair-play. Nous parlons ici d'écrivains en villégiature au pays d'Auge. Nombre d'entre eux n'ont pas eu à y venir, puisqu'ils y sont nés ou qu'ils y avaient de solides attaches familiales. Il serait indélicat de ne pas les mentionner au passage. Pont-l'Evêque a donné au monde Robert de Fiers dont le nom ne vous dit peut-être rien, et c'est bien dommage: avec son compère Gaston de Caillavet, ce boulevardier a donné vers le début du XXe siècle quelques comédies à hurler de rire. Gide, avant d'acheter son cher Cuverville, sa propriété sise non loin de Fécamp, venait au domaine de famille de La Roque-Baignard, petit village près de Cambremer, dont il fut même le maire, peu avant 1900. Et comment oublier Honfleur, qui mériterait le label d'«Athènes de l'estuaire» tant les gloires des arts et des lettres y pullulent? Boudin le peintre, Satie le musicien, bien sûr, mais tant d'autres. Dans quelques pages, Patrice Delbourg nous dit tout d'un fils de pharmacien nommé Allais. N'oublions pas le délicat Henri de Régnier (1864-1936), poète symboliste, ou Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) dont on ne lit plus guère les poèmes et les romans, mais dont on honorera au moins un vers, qui n'est pas si mal: «L'odeur de mon pays était dans une pomme...» Et que dire des Honfleurais d'adoption - même brève? Baudelaire passe plusieurs mois, en 1859, à la «maison joujou», la propriété achetée par le général Aupick, beau-père détesté, heureusement mort depuis deux ans. Il cherche à s'éloigner des démons qui le tourmentent, l'alcool, les mauvais plaisirs, pour se concentrer sur ce qui deviendra l'édition définitive des «Fleurs du mal».
Stendhal, lui, y passe à peine, dans les années 1830, et sans le vouloir vraiment. Il espérait attraper le bateau du Havre, qui vient d'appareiller. Il trouve la petite ville très laide - il faut dire que le port, si brillant un ou deux siècles avant, n'en finit plus de décliner -, mais, charmé par sa longue promenade dans les environs, il lance un pari sur l'avenir: avec les progrès des chemins de fer, Paris n'est plus qu'à dix heures! Bientôt les riches se presseront ici. Son intuition n'est vraie qu'à moitié. Contrairement à ce qu'il pressentait, le beau monde ne fera pas construire dans les coteaux ombreux qui bordent l'estuaire mais sur la côte. Il viendra y chercher un agrément incroyable, une nouveauté décoiffante, un plaisir auquel nul n'avait encore pensé: la mer. LA FOLIE DES BAINS DE MER Le point nous paraît incroyable. C'est ainsi: jusqu'au XXe siècle, l'Océan, c'est le danger, les vents mauvais, les pirates, la menace d'invasion: n'oublions pas que l'Anglais est en face. Il existe des ports, bien sûr, mais on y construit le plus souvent dos au rivage. Et sur ces vastes étendues sableuses battues par les vagues que l'on nomme toujours «la grève», aucun Parisien ne s'aventure jamais, sinon quelques intrépides, comme Charles Mozin, un joli petit peintre de 19 ans. Nous sommes en 1825, il est lui aussi en voyage à Honneur, il cherche des points de vue originaux, il aime marcher. Il longe la côte, passe Villerville et ses pêcheuses de moules et, ébloui, pose un beau jour son chevalet devant quelques pauvres masures groupées à l'embouchure de la Touques. Le lieu lui semble d'un pittoresque accompli.
Trouville est, écrit Alexandre Dumas, «à peu près aussi ignoré que l'île de Robinson Crusoé».
Vous l'avez compris, nous voilà à Trouville. Son goût est sûr, le lieu va plaire. D'abord, il convoque ses amis rapins, Corot, Huet. Rapidement la réputation s'étend. Un beau jour de l'été 1832 débarque un autre Parisien d'envergure, Alexandre Dumas. «Débarque» est à prendre au sens littéral. Depuis Honneur, les chemins sont si boueux qu'en carriole, il faut cinq heures. Sa compagne et lui ont donc opté pour le seul autre moyen possible, un canot conduit par «quatre vigoureux rameurs» qui ont donné loisir aux passagers d'être ébloui par le paysage: à droite «océan infini», à gauche des falaises «gigantesques». Ce sont celles de Villerville; ceux qui les connaissent goûteront le sens de l'exagération du père des «Trois Mousquetaires». L'endroit, écrira-t-il, est «à peu près aussi ignoré que l'île de Robinson Crnsoé», et les indigènes qui y demeurent parlent un patois si étrange qu'il faut communiquer par signes. Le séjour est néanmoins enchanteur. Chez la Mère Ozeraie, on sert à chaque repas les délices du cru, crevettes, côtelettes de pré-salé, sole, et l'homme profite du séjour pour faire une folie: aller se baigner. Voilà bien l'invention nouvelle qui va révolutionner ce que l'on n'appelle pas encore les vacances. Le bain de mer! Celui de Dumas est un mauvais exemple. Il y est allé à l'antique, nu comme une statue de Praxitèle. Les temps sont puritains, ce plaisir qui nous semble si naturel n'entre dans les moeurs que par des voies plus détournées. Ce sont les médecins anglais qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont réussi à convaincre la haute société que cette pratique était souveraine pour soigner les «maladies des glandes», terme commode, il recouvrait n'importe quoi. De retour d'émigration, les aristocrates français vont rapporter cette curieuse coutume sur cette rive de la Manche. La mode en sera définitivement lancée à Dieppe en 1824, quand la duchesse de Berry elle-même, belle-fille de Charles X, mère de l'héritier du trône, coiffée d'une toque, vêtue d'une robe, chaussée de bottines, accompagnée de son médecin, soutenue par deux «maîtres baigneurs» et lorgnée par la foule massée sur le rivage, fait quelques mouvements dans l'eau, «à la lame», c'est-à-dire à marée montante, la seule qui, dit-on, soit vraiment curative. Une nouvelle folie est née. Elle n'est pas simple à pratiquer, on l'a compris, mais c'est à elle que la côte normande devra sa fortune, et la littérature quelques-uns de ses grands chocs.
N'est-ce pas pour une baigneuse que le petit Flaubert, âgé de 15 ans, en 1836, en vacances avec ses parents dans un Trouville presque sauvage encore (on n'y trouve que deux auberges), ressentira son premier grand frisson? Elle se nomme Elsa Schlesinger, elle est mariée mais distraite: de retour du bain, elle oublie sa cape sur la rive. Le jeune Gustave la rend au mari et ne se remettra jamais de son amour fou pour la femme. Trouville si, qui d'année en année se métamorphose. On construit des bains, un casino, des hôtels, les planches. L'île de Robinson devient la station en vogue. Toute la capitale s'y presse bientôt. On y chantera: «Sur la plage, allons prendre l'air / Contemplons l'océan tranquille / Ah! si Paris avait la mer / Ce serait, un petit Trouville.» Evidemment, les anciens dépriment: «Comme je vous remercie de détester le Tronville moderne. Pauvre Tronville!» Bien des gens pensent cela aujourd'hui. Ils en ont bien le droit, on leur rappellera simplement que c'est ce qu'écrivait Flaubert en 1875. Mais les autres adorent. Michelet trouve que l'air est plus doux et meilleur pour la poitrine qu'à Dieppe ou au Havre. Les Goncourt, en 1867, y trouvent matière à leur mauvaise humeur: les enfants sont trop bruyants, les cloches de l'église font trop de bruit («elles sont pires qu'à Rome»), ils doivent faire table d'hôte avec des «femmes à barbe» et il faut changer le matelas, parce que l'un des frères s'est transformé «en saint Sébastien des puces». Mais quoi de meilleur, pour ces mauvais coucheurs de légende, que de pouvoir râler? Du coup, ils reviennent l'année suivante. Un peu plus tard, dans les années 1890, Proust y vient, une fois au Frémont - cette vieille maison hélas! presque en ruine aujourd'hui, sur les hauteurs de la ville -, ensuite aux Roches noires. Mais, finalement, il met le cap au sud, comme le fait pour nous Fabrice Pliskin, parti sur ses traces à Cabourg. L'INVENTION DU BRONZAGE Il est vrai que, sur la côte, le vieux peut paradis de Mozin et Dumas a des rivales. Zola, en 1875, a cherché des bains de mer pour tenter de redonner un peu de santé à sa pauvre épouse. Il va à Saint-Aubin et est médusé, si l'on ose écrire, par la mer: «C'est tout autre chose que la Méditerranée, c'est à la fois très laid et très grand.» En revanche, sa femme va vite mieux, et la pêche aux crevettes les enchante, surtout les crevettes rouges, incroyables, que l'on prend aux grandes marées. Et Deauville n'en finit pas de monter. Morny, le demi-frère de Napoléon III, l'a lancée. Son grand galop de chic, de courses, de roulette, de vrais princes et de fausses gloires, de Bottin mondain et de demi-mondaines n'en finit plus.
Lancé par le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, Deauville n'en finit pas de monter.
Dans les années 1910, une styliste encore peu connue, Gabrielle Chanel, a installé une boutique à côté du casino. Bientôt elle lancera une coutume qui paraît aussi incongrue que la baignade cent ans plus tôt: le bronzage. La saison compte tellement, maintenant, à l'ombre du Normandy, que «Comoedia», le journal culturel du moment, envoie pour la couvrir quelques talents prometteurs de la littérature. Par un bel été, accompagné du peintre André Rouveyre, chargé des croquis d'illustration, voici un pigiste nommé Apollinaire. Il est ravi. Leur hôtel pullule de jolies filles. Il va déjeuner à Villerville chez Alfred Savoir, un auteur dramatique «judéo polono français» qu'il trouve «sot pour un Juif, superficiel comme beaucoup de Polonais, mais gentil», mais il sent qu'il ne déplaît pas à sa «petite femme», polonaise également, tout comme il l'est lui-même, ne l'oublions pas. Ensuite, un verre chez Tristan Bernard, «laid et exquis». Tout est au mieux cette année-là, sinon le millésime: nous sommes en 1914. Le devoir les appelle, il faut rentrer fissa à Paris pour voir ce qui s'y passe. D'autres, ce même mois d'août, préfèrent le chemin inverse. Prudent, Guitry arrive au Normandy mais - juré, craché - c'est uniquement pour des raisons médicales: son médecin lui a conseillé le calme. L'hôtel bruit d'une faune pittoresque: une femme porte un jour de la zibeline, un autre du chinchilla, mais elle a tous les jours «une gueule de putois». Et le richissime comte Greffulhe arrive avec trois Rolls Royce, une pour lui, une pour ses malles et son valet de chambre, et une pour son «entremettier et son cuisinier» - cet homme n'aime pas voyager sans son confort. Le reste de la guerre sera moins drôle, tous les hôtels sont transformés en hôpitaux. Mais les années 1920 y seront aussi folles qu'ailleurs. Le peintre Foujita peint des robes à même la peau des femmes, et se fait tatouer une montre-bracelet sur le poignet, qui, à n'en pas douter, est juste deux fois par jour. Mistinguett débarque en auto de Villerville où elle a sa villa. La sublime Suzy Solidor traîne son chic altier sur les planches. Il faut attendre 1958, toutefois, pour croiser un nouvel événement littéraire essentiel et très simplement codé: par un fameux peut matin du 8 août, à huit heures, avec les 80 000 francs gagnés dans la nuit grâce au même chiffre magique évidemment, Sagan achète son fameux «manoir du Breuil», sa belle maison d'Equemauville. Il avait abrité d'autres plumes avant elle, c'est là que Guitry épousa une de ses femmes, mais la magie du huit ne devait pas fonctionner encore, comme chacun sait, il ne se maria que cinq fois. En 1963, encore un placement immobilier appelé à la postérité: Marguerite Duras achète son appartement dans un hôtel vendu en petit morceau, les Roches noires, et bientôt Didier Jacob nous en dira tout (p. X).
Et pour nous, cette promenade écrite sur la Côte des lettres s'achève. Est-ce à dire que les écrivains d'aujourd'hui n'y viennent plus? Allons! De Jérôme Garcin à Patrick Rambaud, de François Bott à Christine Orban, pour ne citer qu'eux, il faudrait plutôt dire qu'ils y viennent tous. Mais pourquoi, lecteurs, devrions-nous faire le travail à votre place? Vous voilà ici, comme eux, pour l'été. Vous aussi, vous les croiserez un jour ou l'autre devant la lieutenance de Honneur, sur le marché de Trouville, les planches de Deauville, les chemins du pays d'Auge ou dans les salons de thé de Cabourg. Demandez-leur de vous raconter leur Normandie. Ils le feront de bon coeur. Même les écrivains, parfois, prennent des congés, et quoi de plus agréable, quand on est en vacances, que de bavarder entre vacanciers?
Le Musée du Luxembourg invite Paris à retrouver la magie du peintre russe au temps de sa jeunesse et à se souvenir de son talent original «entre guerre et paix», don dilué au fil des années et du succès.
Chagall est mort sous les fleurs, comme Albine, l'héroïne de Zola dans La Faute de l'abbé Mouret, qui se suicide en s'asphyxiant avec les fleurs coupées du Paradou accumulées dans la chambre aux Amours. Chagall, le jeune peintre instinctif de Vitebsk, a souffert lui aussi de trop d'amour. Overdose énorme comme un ciel rouge d'opéra (1964). Au point que son succès international, si sonnant et trébuchant, a brouillé sa légende et bousculé son piédestal. Saisons après saisons, les grandes ventes d'art moderne de Londres et surtout de New York finissaient irrémédiablement sur un bouquet géant, corail et dru, volant comme le fantôme d'un grand peintre sur un fond éternellement azur. D'où la gageure et l'intérêt de dresser autrement le portrait d'un artiste presque centenaire qui fut intensément doué, rêveur à tous les âges de la vie et au final indifférent aux diktats de son époque (La Madone au traîneau, 1947, venue du Stedelijk Museum d'Amsterdam avec son tourbillon de cheveux en feu et son enfant auréolé).
En s'adjoignant le titre de Tolstoï, l'exposition Chagall entre guerre et paix, au Musée du Luxembourg à Paris, ne joue pas seulement sur les mots. La vie de bien des artistes de ce XXe siècle cataclysmique pourrait revendiquer ce titre d'épopée. Mais Chagall, né Moïshe Zakharovitch Chagalov, en 1887, à Liozna, près de Vitebsk en Biélorussie, incarne plus qu'un autre les aléas de l'Europe en guerre. Malgré le contingentement imposé aux Juifs, il part à Saint-Pétersbourg en 1906 étudier auprès de Léon Bakst. Puis à Paris en 1911-1912 s'imprégner de cet art moderne qui réunit les Delaunay, Soutine, Blaise Cendrars, Apollinaire. Puis à Berlin se frotter à l'avant-garde de Der Sturm. Quand il revient en Russie en 1914, il y reste prisonnier huit ans du fait des circonstances, mais ce sort lui permet de se confronter au grand Malevitch. Son repli vers l'Ouest, en 1920, obéit au danger comme à l'amour de la France et de ses bouquets peints (notre héritage!). Seule la guerre le contraint en 1941 à l'exil à New York, pays des grands formats et des grandes causes proclamées. Son retour en 1949 vers la Riviera aux soleils aveuglants finit un scénario dense comme un roman russe.
Mince, les joues creuses, le nez aquilin et la taille fine pincée dans le costume du jeune homme qui connaît la grande ville, Chagall pose devant un shtetl aux petites maisons basses de bois. Cet Autoportrait devant la maison, 1914, est une huile sur carton marouflé sur toile, matière fluide qui accentue le charme évanescent du jeune peintre au front vert amande et la douceur de la scène primitive. Ce tableau rare sort de sa collection privée pour ouvrir les retrouvailles avec l'œuvre. Toute sa vie, Chagall reviendra par le pinceau à Vitebsk, monde clos qui résiste en bloc à l'adversité, garde son identité par ses ruelles sombres, ses habitants identifiables comme un costume traditionnel, ses animaux domestiqués en famille et sa mignonne architecture de jouet face à l'impériale grandeur russe (La Guerre, 1943, avec son mort couché dans la neige, les bras en croix, dans la rue centrale de Vitebsk).
L'amour, toujours. Par sa brillance, Les Amoureux en vert, 1916-1917, donne à l'amour conjugal la couleur des pierres précieuses. Le rubis à la robe de Bella aux seins ronds et à la taille qui se creuse. L'émeraude au fond uni, travaillé comme une sculpture abstraite. Le bonheur est beau et lancinant comme Bella et Ida à la fenêtre, 1916, où la composition fait basculer la fenêtre et son univers au bleu très doux, comme un bateau qui tangue. Vue de la fenêtre à Zaolchie, près de Vitebska cette approche du temps arrêté propre à la littérature russe, aux notables à la campagne de Tchekhov, désœuvrés et immobiles. Cette introduction paisible donne tout son sens au charivari qui va suivre (La Nuit verte, 1952, avec Chagall veuf au visage grenat et Bella la défunte au visage solaire).
La guerre est-elle une sale farce? Le Soldat blessé dessiné d'une encre très expressionniste en 1914 cligne presque de l'œil comme un Dybbouk (un «esprit» malicieux en yiddish). Le Vieux et La Vieille, qui s'enfuient, semblent sortir d'une estampe japonaise. La maîtrise de cette main qui dessine magnifiquement en 1920, pour Deuil du poète David Hofstein en hommage aux pogroms de 1919 en Ukraine, ne s'oublie pas. Entre guerre et paix, Chagall puise sans fin dans ces sources à la fois graphiques et poétiques, les surcharge et les restitue comme des rêves déballés en vrac sur le divan. L'Exode est à ce titre un incroyable tableau de 1952-1966 qui mêle crucifixion d'un Christ jaune comme chez Gauguin, Shoah avec son peuple gris uni par le sacrifice, Moïse embrassant les tables divines, mariée en blanc, chèvres, shtetl en feu et Vierge à l'enfant (130 x 162,3 cm!). Cette salle du syncrétisme religieux alterne gros monuments et petits bijoux, comme ces deux petites Crucifixion de 1940 (une huile sur toile du Philadelphia Museum of Art, une aquarelle du Moderna Museet de Stockholm). Cela fera oublier toutes les fleurs de Provence.
Chagall entre guerre et paix, jusqu'au 21 juillet, Musée du Luxembourg (Paris VIe). www.museeduluxembourg.fr
Voici le chef d'oeuvre de l'écrivain américain le plus européen qui adopta la nationalité anglaise peu avant sa mort. Il est vrai que lorsqu'on lit Le tour d'écrou, on a vraiment une impression de vieille Angleterre un peu à la manière d'Hitchcock dans son film Rebecca : vieille bâtisse isolée, présence de fantômes etc...
Voici l'atmosphère : un soir au coin du feu, un homme raconte une histoire de revenants à une assemblée de vieilles femmes...Cette histoire lui a été racontée par l'"héroïne" de l'histoire :
Une jeune femme de la campagne vient s'occuper de deux charmants enfants orphelins, Flora et Miles. C'est leur oncle, qui ne souhaite pas s'en occuper, qui a recruté cette jeune femme. Il lui donne un ordre : ne le déranger sous aucun prétexte...La jeune femme part donc dans une vieille bâtisse à la rencontre de ses hôtes ; elle y rencontre une vieille gouvernante charmante, Mrs Grose, ainsi que deux charmants bambins qui la charment dès le premier instant : visages d'anges, intelligence et douceur....Mais bien vite, la jeune femme est perturbée par une présence inquiétante qu'elle a remarqué sur une tour à côté de la maison. Mrs Grose lui révèle qu'il s'agit de Quint, l'ancien valet, un personnage sinistre ....qui est mort l'année dernière. Une deuxième silhouette surgit quelques jours plus tard...Petit à petit, la jeune fille découvre que Miles et Flora semblent subir l'influence de ces présences fantomatiques...Elle est prête à tout pour les sauver.
Ce petit livre est considéré comme le chef d'oeuvre de la nouvelle fantastique, tout comme Le Horla de Maupassant. Comme dans cette nouvelle, une fine analyse psychologique donne toute son ampleur au texte; tout est vécu de l'intérieur, dans l'esprit de la jeune gouvernante, sans que l'auteur ne fasse part de son jugement. Hallucinations? Présence réelle? Le lecteur ne peut à aucun moment savoir....La jeune femme passe de la psychose à la lutte contre les présences. Nous admirons son sang-froid et surtout sa détermination à sauver les deux enfants qu'elle adore.
Peu importe la présence des fantômes...Ce qui compte, c'est le ressenti des personnages et leur lutte contre les présences maléfiques.
Henry James excelle autant dans la description des états d'âme de la gouvernante que dans la description des deux enfants, mi-anges, mi-démons. Il ressort de l'écriture une tension extrême qui culmine à la chute inattendue du roman mais chut !
Si vous avez aimé l'atmosphère du film Les autres d'Amenabar et les vieilles bâtisses anglo-saxonnes, vous tomberez sous le charme !
Article emprunté à Sylvie dans son blog de critiques de livres.
Henry James:
Henry James naît à New York le 15 avril1843, second des cinq enfants (William, né en 1842, Garth Wilkinson, né en 1845, Robertson, né en 1846, et Alice née en 1848) d'Henry James senior et de Mary Robertson Walsh. La fortune acquise par son grand-père, émigré irlandais arrivé aux États-Unis en 1789, avait mis la famille à l'abri des servitudes de la vie quotidienne. Son frère aîné, William James, deviendra professeur à Harvard et se fera connaître pour sa philosophie pragmatiste. Malgré des liens solides avec Henry, la rivalité entre les deux frères créa toujours des conflits psychiques latents.
Après un séjour de 5 ans en Europe, la famille s'établit, en 1860, en Nouvelle-Angleterre où elle demeura pendant la guerre civile. En septembre 1862, Henry James s'inscrit à la faculté de droit de Harvard, rapidement abandonnée face au désir d'être « tout simplement littéraire ». En 1864, il publie anonymement sa première nouvelle, ainsi que des comptes-rendus critiques destinés à des revues. The story of a Year, sa première nouvelle signée, parait dans le numéro de mars 1865 de l'Atlantic Monthly.
De février 1869 au printemps 1870, James voyage en Europe, d'abord en Angleterre, puis en France, en Suisse et en Italie. De retour à Cambridge, il publie son premier roman Watch and Ward (Le regard aux aguets). De mai 1872 à mars 1874, il accompagne sa sœur Alice et sa tante en Europe où il écrit des comptes rendus de voyage pour The Nation. Il commence à Rome l'écriture de son deuxième roman Roderick Hudson, publié à partir de janvier 1875 dans l'Atlantic Monthly, qui inaugure le thème "international" de la confrontations des cultures d'une Europe raffinée et souvent amorale et d'une Amérique plus frustre, mais plus droite.
Sa mère décède en janvier 1882, alors que James séjourne à Washington. Il revient à Londres en mai et effectue un voyage en France (d'où naîtra, sous le titre A Little Tour in France, un petit guide qui servira à plusieurs générations de voyageurs dans les régions de la Loire et du Midi). Il rentre de façon précipitée aux États-Unis où son père meurt le 18 décembre, avant son arrivée. Il revient à Londres au printemps 1883. En 1884, sa sœur Alice, névrotique, le rejoint à Londres où elle décèdera le 6 mars1892.
Bien que devenu un auteur au talent reconnu, les revenus de ses livres restaient modestes. Il décide alors, dans l'espoir d'un succès plus important, de se consacrer au théâtre. En 1891, une version dramatique de The American rencontre un petit succès en province, mais reçoit un accueil plus mitigé à Londres. Il écrira ensuite plusieurs pièces qui ne seront pas montées. En 1895, la première de Guy Domville finit dans le désordre et les huées.
En 1903, James a soixante ans et un « mal du pays passionné » l'envahit. Le 30 août1904, il débarque à New York, pour la première fois depuis vingt ans. Il quitte les États-Unis le 5 juillet1905, après avoir donné de nombreuses conférences à travers tout le pays. Ses impressions seront réunies dans un volume intitulé The American Scene.
Avant son retour en Angleterre, il met au point, avec les Éditions Scribner, le projet d'une édition définitive de ses écrits, The Novels and Tales of Henry James, New York Edition, qui comportera, à terme, vingt-six volumes. Entre 1906 et 1909, il travaille à l'établissement des textes, n'hésitant pas à apporter des corrections significatives à ses œuvres les plus anciennes, et rédige dix-huit préfaces qui donnent des vues pénétrantes sur la genèse des ses œuvres et ses théories littéraires. Le manque de succès de cette entreprise l'affecte durablement.
En 1915, déçu par l'attitude des États-Unis face à la guerre qui fait rage sur le continent, il demande et obtient la nationalité britannique. Il a une attaque cardiaque le 2 décembre, suivie d'une seconde le 13. Il reçoit l'ordre du Mérite le jour de l'an 1916 et meurt le 28 février.
Henry James fut un écrivain prolifique. Il écrivit dix-neuf romans, plus d'une centaine de nouvelles, quelques pièces de théâtre (qui ne furent, pour la plupart, jamais jouées) et de nombreux récits de voyage. Ce fut aussi un critique littéraire de premier plan. Il entretint tout au long de sa vie une correspondance importante (plusieurs milliers de lettres), en particulier avec d'autres écrivains célèbres (Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Edith Wharton,...).
L'écrivain y a vécu : c'est donc à Chatham que vient de s'ouvrir un grand parc consacré à l'auteur d' « Oliver Twist ». Tout y est du Londres misérable du XIX e siècle, catins et pickpockets compris. Visite guidée
Il pleut sur Chatham, ville peu riante du Kent à quarante minutes de train de Londres, où l'écrivain anglais le plus connu après Shakespeare a passé les premières et les dernières années de sa vie. La navette pour les docks n'est pas bien signalée. Mais enfin voici Dickens World, annoncé en lettres blanches sur fond bleu étoilé, un parc d'attractions consacré à l'univers de l'auteur d' « Oliver Twist ».
On vous promet une plongée dans le ventre fangeux de l'Angleterre du début du XIX e, ses égouts, ses odeurs et ses rats. Dans le train, pendant que défilait un paysage de cataclysme postindustriel fait d'usines désaffectées, on s'était pris à rêver d'un Zola World, avec descente aux enfers sponsorisée par Gervais ( e ) ou d'un Hugo Land avec sa parade de misérables et son train fantôme où les Thénardier feraient peur aux enfants. « A partir de ce point, plus que trois heuresd'attente» : la première semaine, victime de son succès, Dickens World, inauguré en mai dernier, a refusé du monde et à la Pentecôte, particulièrement humide, 15 000 personnes y ont trouvé refuge.
A priori, rien de franchement de mauvais goût ne nous attend : Dickens World a reçu l'approbation de la vénérable Dickens Fellowship ( fondée en 1902, 6 000 membres dans le monde ). Thelma Grove, ancienne secrétaire générale, a suivi le projet comme consultante. « Des descendants de Dickens m'ontappeléeun jour, effrayéspar ce qui se tramait ;j'aiparticipéaux réunionset j'aiétéagréablementsurprise » , raconte cette orthophoniste à la retraite. L'idée de ressusciter le Londres miséreux de l'ère victorienne est née dans les années 1970 dans la tête de Gerry O'Sullivan Beare, un concepteur de parcs à thèmes qui s'est battu pendant trente ans pour lever des fonds. Il est mort l'année dernière, avant l'inauguration. En 2005, grâce à Kevin Christie, un homme d'affaires spécialisé dans le cinéma, ont été enfin réunis les 500 financiers privés et les quelque 91 millions d'euros nécessaires à la création de ce complexe de loisirs de 12 000 m 2, qui englobe un parking, des restaurants et un multiplexe.
Dans la pénombre, on distingue d'abord des maisons décrépies et, sous les réverbères, une place de quartier sordide, avec son usurier et son épicerie. On guette les rongeurs, mais de mauvaises odeurs, point. Une affiche jaunie détaille la ration quotidienne des cachots de Marshalsea, la prison londonienne où John Dickens, le père de Charles, qui travaillait au bureau de la paie sur les docks, fut emprisonné pour dettes. A 12 ans, Charles Dickens trimait déjà à la Warren's Blacking Factory, dont la façade glauque est reconstituée à l'entrée. Des journées à coller des étiquettes sur des pots de cirage pour 6 shillings par semaine : l'expérience changera définitivement sa vision du monde.
Faquins, prostituées, chasseurs de rats, tous les personnages dickensiens sont là. A peine a-t-on posé le pied dans ces ruelles sombres qu'un certain Bill, pickpocket en haillons, vous subtilise votre carnet de notes. C'est l'un des 60 employés qui paradent en costume pour 6 livres de l'heure. Mike, le maître de la sévère pension Dotheboys, coiffe d'un bonnet d'âne les élèves-visiteurs qui ne gagnent pas assez de « Dickens points » au quiz. Derrière leurs pupitres en bois à écrans tactiles, les cancres rigolent... Tony, un autre employé portant beau avec son haut de forme, un amoureux de Dickens, a trouvé là un moyen agréable d'arrondir sa retraite. « Mettez-vousbien à l'avant,sinon vous ressortirez trempés! » , prévient Tony. C'est par les soupiraux reconstitués de Marshalsea que commence l'attraction phare de Dickens World, « la Croisière des Grandes Espérances. », une quinzaine de minutes en bateau, des égouts douteux - un colorant marron, nous assure-t-on - jusqu'aux toits de la ville, traversée du cimetière comprise. « Aujourd'hui, tout est loisirs ! », s'enthousiasme Kevin Christie, le patron de Dickens World. Il espère atteindre les 300 000 visiteurs par an et attend d'ailleurs un coup de pouce décisif du passage dans quelques jours du Tour de France à deux pas d'ici. « Cela mettra notre région, qui en abesoin, sur la carte du monde » , se réjouit aussi Louise Dale, une infirmière. D'autres se montrent plus circonspects et craignent la saturation de ce coin du sud-est de l'Angleterre où l'on ne compte plus les références à l'auteur. « On adéjàun Dickens World : c'estRochester ! » Chaque année, en juin, un festival y voit parader les dickensophiles, venus parfois d'Australie, du Japon ou d'Amérique un pays fou de l'écrivain : 60 % des visiteurs du Musée Dickens ( 1 ) de Londres sont américains.
A l'étage, un film retrace l'épopée américaine de Charles, à qui l'acteur Gerald Dickens, l'arrière-arrièrearrière-petit-fils, prête sa voix. C'est le moment pédagogique de Dickens World, l'occasion d'apprendre, mais toujours en s'amusant ( la tête d'un condamné à mort vous arrive en pleine figure ...).« On a une idéefausse deDickens ; on en fait quelqu'undeplus sérieuxet intellectuel qu'iln'était. Il écrivaitpour tous, étaitlu par tous, y compris lesenfants. C'étaitune personnalitéflamboyante, un showman pleind'humour» , explique l'écrivain Lucinda Hawksley, la cousine de Gerald.
Dans le « Monde de Dickens », tout n'est pas parfait. Des techniciens vont et viennent, le bruit des perceuses couvre parfois la voix des apparitions dans la maison hantée où, devant un hologramme de chaise vide, les Mitchell attendent en vain que le fantôme veuille bien se montrer. Et le Britannia Theatre, un show de personnages mécaniques, n'est toujours pas opérationnel. « Les actionnaires ont mis la pression pourque l'onouvre le 25 mai » , souffle une employée. « C'estun work in progress , concède Kevin Christie. On n'ajamais dit qu'onseraitaussi spectaculaire qu'unDisneyland ; on n'ajamais promis qu'onserait aussi instructifqu'unmusée. » L'ambition ici ? « S'amuserenacquérantquelques connaissances. » Le risque ? Décevoir l'amateur de sensations fortes et énerver le puriste.
Dans son bureau à Londres, Andrew Xavier, le jeune directeur du Musée Dickens, se montre conciliant : « Tout cequi peut contribuer à diffuser la vie etl'oeuvrede Dickens auprèsdes jeunesgénérations, qui, en juillet, vont seprécipitersur le dernier Harry Potter,est le bienvenu. » « Dickens ? Bien sûr, j'aivu tous sesfilms » , assure Billy, élève d'Ashford. On lui dédie ce mini-scoop : Robert Zemeckis, le réalisateur de « Roger Rabbit », prépare une adaptation du « Conte de Noël ». Que Hollywood vole au secours de Dickens, ça tombe bien : on annonce l'ouverture en 2009 d'un parc Harry Potter à Orlando, en Floride.
( 1 ) 48, Doughty Street, dans le quartier de Bloomsbury.
Dickens World : Leviathan Way, Chatham Maritime, dans le Kent. Renseignements : www.dickensworld.co.uk. Pour y aller : Trains pour Chatham à partir de Victoria Station, Charing Cross et London Bridge. Entrée : 12,50 livres pour les adultes ; 7,50 livres pour les enfants.
LE MONDE DES LIVRES | 10.06.10 | 17h24 • Mis à jour le 10.06.10 | 17h24
Pour attirer l'attention sur sa revue satirique, Les Guêpes, qui était en perte de vitesse, Alphonse Karr (1808-1890) fit répandre le bruit qu'il était mort. On s'arracha aussitôt le numéro qui venait de paraître, jusqu'au dernier insecte. Le lendemain, l'écrivain reparut sur le boulevard, le pas assuré, disant à ses amis ébahis : "Oui, j'étais mort, mais cela va mieux."
L'histoire des lettres abonde en mystifications, plus ou moins subtiles, plus ou moins drôles, auxquelles Jacques Finné consacre un ouvrage érudit, fruit d'innombrables lectures : 500 pages bien tassées, nourries de notes, qu'un style caustique évite de rendre indigestes. Si l'auteur puise beaucoup d'exemples dans la littérature fantastique, dont il est un spécialiste, aucun genre ni aucun siècle ne sont oubliés. Ce traducteur émérite, passionné de masques, ordonne sa moisson avec beaucoup de soin : parties, sections, chapitres, sous-chapitres... Cette classification très soignée n'empêche pas le lecteur d'être un peu désorienté, avec le sentiment d'avoir plusieurs livres dans la main.
Mille et une traductions
Mystifier, c'est faire passer pour vrai ce qui ne l'est pas. Prosper Mérimée, farceur à ses heures, publia en 1827 un Choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégovine. Ce recueil de vingt-huit ballades, accompagnées de commentaires historiques et de notes philologiques fut très bien accueilli, et même traduit en russe par Pouchkine. On ne voulut pas croire l'auteur de Colomba quand il affirma que c'était une blague. La supercherie ne fut officiellement établie qu'en... 1908 par un spécialiste des langues slaves.
Un linguiste écossais, James MacPherson, s'amusa, lui, à se venger des critiques littéraires qui avaient méprisé son oeuvre en publiant entre 1762 et 1765 une masse de poésies attribuées à Ossian, "barde gaélique du IIIe siècle". Le mystificateur fut complètement dépassé par le succès de cette publication, raconte Jacques Finné : "il mit en branle un vaste mouvement d'intérêt pour les littératures celtiques et, surtout, une prise de conscience d'une nation gaélique qui devait engendrer de terribles conséquences".
Avec Les Mille et Une Nuits, nous changeons de registre. Là, il s'agit d'un produit délicieusement frelaté. Jacques Finné passe en revue les traductions successives de ce texte oriental, d'origine inconnue, en montrant comment il n'a cessé d'être trahi, avec de bonnes ou de mauvaises intentions. Galland, homme de cour, a donné un texte admirable de clarté, de beauté et de pudeur. Le puritain Lane en a rédigé une version expurgée, pour bigotes, tandis que Mardrus a allongé et pimenté les passages érotiques, les jugeant trop fades. A l'inverse, le méticuleux Littmann s'est employé à traduire mot à mot, illustrant une vieille boutade machiste : "La traduction littéraire ressemble à une femme : belle, elle est infidèle ; fidèle, elle n'est point belle."
On reste dans l'orientalisme avec l'affaire Elissa Rhaïs, mais pour parler cette fois d'un nègre caché. En 1919, une musulmane née en Algérie débarque à Paris avec ses enfants et son secrétaire, Raoul Dahan. Elle va publier, en deux décennies, douze romans qui feront d'elle la coqueluche des salons parisiens. Jusqu'au jour où l'on s'apercevra qu'elle n'a pas vraiment vécu dans un harem, n'est pas musulmane mais juive, que ces livres n'ont pas été écrits par elle mais par son secrétaire... Elissa Rhaïs, de son vrai nom Leila Rosine Boumendil, est d'ailleurs illettrée, comme va le découvrir avec stupéfaction son éditeur, Plon. Le plus beau, souligne Jacques Finné, est que Leila se persuada peu à peu qu'elle avait écrit elle-même ces romans et que, dans la foulée, Raoul finissait par les considérer comme les oeuvres de sa maîtresse...
Jacques Finné ne consacre pas moins d'une centaine de pages à l'Américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), qui tient une place unique dans les mystifications littéraires, comme créateur et comme gourou. Ses récits surnaturels ont fait de lui un démiurge. C'est l'inventeur d'Abdul Alhazred, auteur présumé du Necronomicon, pour lequel le British Museum reçoit encore des demandes de prêt et se voit accusé de dissimuler des grimoires maudits. A cette "source de mystifications" se sont "voluptueusement abreuvés une vingtaine d'assoiffés - sans parler des touristes de passage", souligne l'auteur. C'est la souris qui accouche d'une montagne.
Dans l'assiette du voisin
Naturellement, une bonne partie du livre de Jacques Finné est réservée au plagiat. Autrement dit, aux voleurs de mots ou d'idées, ces auteurs qui picorent en cachette dans l'assiette du voisin, par paresse, désir de gagner du temps, cupidité ou envie. Il définit ainsi ce délit: "Une citation sans permission, sans guillemets et sans référence."
Certains genres (polar, science-fiction, fantastique...) s'y prêtent particulièrement. Et, après les facilités de la photocopie, c'est désormais Internet qui pousse à la faute des auteurs indélicats. D'innombrables textes circulent sur la Toile. Il suffit de copier-coller puis d'arranger un peu...
Si le plagiat remonte à la plus haute Antiquité, les procès pour plagiat ne se sont multipliés qu'au XXe siècle. Auparavant, ces affaires ne donnaient lieu qu'à des discussions de salon, un échange de noms d'oiseaux dans les journaux ou des transactions privées. Le XIXe siècle n'a connu qu'un seul procès retentissant, en 1842, à propos d'un plagiat posthume du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, qui reste l'une des grandes énigmes de la littérature.
Le plagiat manque d'une vraie définition légale. Est-ce seulement pour cela que"ce geste odieux" trouve rarement "la punition qu'il mérite" ? La renommée de certains coupables leur confère "une forme d'immunité littéraire", remarque Jacques Finné. Les exceptions sont rares. Ainsi, Henry Troyat fut condamné pour "contrefaçon partielle" à propos de son livre sur Juliette Drouet, paru en 1996.
"Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d'ailleurs est inconnue", disait Giraudoux. Jorge Luis Borges va plus loin : "Toutes les oeuvres sont l'oeuvre d'un seul auteur, qui est intemporel et anonyme." Jacques Finné commente avec scepticisme : "Toute oeuvre littéraire n'existerait pas en soi, mais appartiendrait à un Grand Tout illimité où les notions de temps et d'attribution sont illusoires." C'est, selon lui, un encouragement au plagiat.
Encore faut-il s'entendre sur les mots. Rien n'interdit de partir d'un chef-d'oeuvre pour en faire un autre, en s'y référant explicitement. Personne ne songerait à traîner en justice Michel Tournier, lecteur de Robinson Crusoé, pour avoir écrit Vendredi ou les limbes du Pacifique, lui qui a dit : "Je suis comme la pie voleuse. Je ramasse à droite et à gauche tout ce qui me plaît pour l'entasser dans mon nid. Le problème, c'est de remuer toutes ces choses hétéroclites jusqu'à ce qu'il en sorte un livre."
En refermant l'ouvrage de Jacques Finné, on a envie de prolonger le débat. Toute fiction n'est-elle pas illusion, avec la complicité du lecteur ? Un romancier n'a pas besoin de tricher pour autant. Où s'arrête la fiction ? Où commence la mystification ?
DES MYSTIFICATIONS LITTÉRAIRES de Jacques Finné. José Corti, "Les essais", 518 p., 25 €.
"Il serait vain d'aligner les écrivains qui, à coup sûr, se sont vu accusés de picorer dans l'écuelle du voisin : Euripide, Aristophane, Horace, Virgile (qui tirait gloire de ses emprunts), les poètes de la Renaissance, qui prouvaient un peu trop leur amour de l'Antiquité, Rabelais, aspirateur de miettes, voire de quignons, les élisabéthains, club de joyeux drilles qui jonglaient avec les textes comme des échangistes avec les femmes, Corneille (qui aurait, juste retour des choses, écrit quelques pièces de Molière), Racine, Pascal, Molière, La Fontaine (qui n'aurait rédigé que quelque vingt fables de son cru), La Rochefoucauld (mais son style vitriolé n'appartient qu'à lui), Lesage, Beaumarchais, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire (...), Dumas père (qui ne se contentait pas d'employer une cargaison de nègres), Baudelaire (dont les "Œuvres complètes", en prime, comportaient des nouvelles de Poe qu'il a traduites), Balzac, Zola, Apollinaire, Alphonse Daudet (il suscita la haine viscérale de Léon Bloy, qui ne mâchait ni ses mots ni ses syllabes : "C'est l'homme-orchestre de la littérature qui s'assimile tous les instruments"). Hors concours avec prix d'excellence : Nodier et Stendhal."
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