grand angle
Le plus haut refuge de France, célèbre pour sa vétusté, laissera place, d’ici 2012 et au terme d’un chantier exceptionnel, à un nouvel abri, modèle de technologie environnementale.
Par Eliane Patriarca Envoyée spéciale à Saint-Gervais Photos Pascal Tournaire
A3 817 mètres d’altitude, même les machines-outils s’essoufflent. Sur l’éperon rocheux qui surplombe plus de 1 000 mètres de vide, les moteurs souffrent du manque d’oxygène, tout comme les ouvriers, les techniciens, les charpentiers, les ingénieurs et tous ceux qui travaillent ici, à quelques heures de marche du Mont-Blanc. «Il faut apprendre à être humble : ne pas courir, aller plus lentement, résister au froid, moins 15°C certains matins, aux rafales de vent qui peuvent dépasser les 250 km/h, à la neige qui oblige à travailler sous bâche», dit Bernard Bottolier. Visage tanné et yeux clairs, il est chef de chantier de la Société des guides du Grand Massif, spécialisée dans les travaux en hauteur. Loin de le rebuter, les conditions extrêmes l’exaltent. Comme ses compagnons, il se dit ravi et fier de contribuer à ce «défi» : construire un refuge, en haute montagne, dans des conditions acrobatiques, un bâtiment écologique modèle, un laboratoire où seront expérimentées des technologies de haute qualité environnementale. Un refuge mythique et très attendu de surcroît : planté sur l’itinéraire le plus fréquenté pour rallier le toit de l’Europe, il remplacera le célébrissime refuge du Goûter dont la vétusté et l’inconfort sont devenus légendaires dans le monde des montagnards, pros et amateurs, français ou étrangers.
Couvertures raides de crasse
Il est là, à 200 mètres du chantier, le vieux refuge le plus haut de France, accroché au sommet de l’aiguille du Goûter. Construit en 1960, agrandi en 1990, il propose 100 couchages, toujours pris d’assaut par les prétendants au sommet venus du monde entier. En trois mois, de mi-juin à mi-septembre, il n’enregistre pas moins de 8 000 nuitées. Un record d’affluence, témoin de l’éternel attrait du Mont-Blanc, même pour les novices de la montagne.
Et pourtant, ce refuge est devenu un repoussoir pour les guides appelés à y passer souvent, un synonyme de promiscuité et de nuits sans sommeil pour les alpinistes. Des couvertures raides de crasse, un gîte où l’on se bat pour un bout de banc au réfectoire, un peu de place pour ranger chaussures, crampons, harnais et cordes ; où l’on fait la queue pour tout, une couchette dans le dortoir, un repas, les toilettes. Tout un poème que ces quatre WC suspendus au-dessus du vide dont on a vu sortir des alpinistes recouverts de bouts de PQ rose et crottés, le vent s’étant engouffré dans la cuvette… «Ce n’est pas rustique, c’est inconfortable et insalubre, déplore un guide de haute montagne à Chamonix. Alors qu’on devrait se reposer avant l’ascension, c’est le stress dès l’aube pour pouvoir prendre le petit déjeuner, il faut jouer des coudes même pour s’habiller à trois heures du matin.»
Jean-Marc Peillex, le maire de Saint-Gervais, la commune sur le territoire de laquelle se trouvent l’ancien et le futur refuge, dénonce depuis dix ans des «conditions d’hébergement inadmissibles, pour la sécurité comme pour l’hygiène et l’environnement». Certes, il y a eu quelques améliorations : depuis peu, les matières fécales sont recueillies et héliportées dans la vallée au lieu de se disperser au gré des vents dans la nature ! Mais l’eau potable de l’établissement provient toujours du filtrage de la neige tombée sur le toit, plat, où vont pisser nombre d’alpinistes faute de faire la queue aux WC… Et la cuisine reste d’une taille dérisoire pour préparer 70 à 90 repas quotidiens… sur des fourneaux à charbon, polluant l’air des hauteurs et remplissant les dortoirs de vapeurs toxiques. «On en brûle une tonne par saison», constatent Claude et Nadine Barnier. Gardiens du refuge depuis trois ans, le couple est contraint à une vie spartiate. Durant les trois mois qu’ils y passent, les Barnier dorment dans une soupente, à peine une niche au-dessus du réfectoire et ne disposent même pas d’un lavabo.
«Le refuge du Goûter est la tirelire du Club alpin français (CAF), le gestionnaire de l’établissement, estime Jean-Marc Peillex. C’est la vache à lait pour entretenir les autres refuges du CAF ! L’attrait du Mont-Blanc est tel que les recettes sont garanties.» Au CAF, Raymond Courtial, vice-président, chargé du patrimoine bâti, objecte qu’«en dix ans, le CAF a déjà rénové 20 de ses 130 refuges». Et préfère mettre l’accent sur le choix ambitieux fait pour le nouveau refuge : un investissement de 6,5 millions d’euros financé à 40 % par le CAF et à 60 % par l’Etat, l’Europe, la région Rhône-Alpes, le département de Haute-Savoie, la commune de Saint-Gervais, l’Agence de l’eau, l’Ademe. A terme, la naissance d’un havre de l’extrême, écologiquement exemplaire et à la pointe des technologies vertes.
Une stratégie de la légèreté
Du futur bâtiment compact et ovoïde à quatre étages, couvert de panneaux en inox brossé miroitant sous le soleil, on n’aperçoit pour l’heure que douze plots de béton coulés autour de pieux qui s’enfoncent d’une dizaine de mètres dans le permafrost. «Les assises de l’édifice», explique Anthony Gros, ingénieur de Charpente Concept, la société qui assure, avec les architectes genevois du groupe H, la maîtrise d’œuvre du chantier. Ce matin, les cinq hommes au travail apprécient des conditions météo idylliques, rares en cette fin septembre : grand soleil et douceur de l’air. Dans le ciel ourlé de nuages, glisse nonchalamment un planeur. Seul le cri des choucas et, au loin, un bruit sourd de séracs qui s’effondrent, trouble le silence. La grande plateforme excavée dans l’arête neigeuse par une pelle araignée fait face à l’aérienne aiguille de Bionnassay.
Sur ce chantier exceptionnel, tout doit être héliporté - hommes, machines et matériaux. «La charpente en bois a été conçue comme un kit géant, explique Anthony Gros. Tout est préfabriqué, le prémontage se fait à Annecy, puis les modules sont véhiculés jusqu’à Chamonix et apportés sur le chantier en hélicoptère. Aucun ne dépasse les 550 kilos.» Cette stratégie de la légèreté a permis de réduire de 30 % les rotations hélico et leurs émissions de gaz à effets de serre. «Pour la même raison, on utilise pour les planchers des caissons creux et non des madriers.»
Souci écologique toujours : hormis son revêtement d’inox, le refuge sera à 90 % composé de bois des environs. De l’épicéa pour l’armature, issu des forêts de la vallée de Saint-Gervais et labellisées gestion durable ; du pin douglas, très résistant aux intempéries, en provenance des Vosges, faute de disponibilité locale. Côté énergie, «des capteurs solaires, thermiques et photovoltaïques assureront l’essentiel des besoins en électricité et en chauffage, du bâtiment et de l’eau», explique Pierre Stremdsdoerfer, ingénieur en mécanique des fluides. Une éolienne est à l’étude, mais les concepteurs vont peut-être devoir abandonner le projet : sous le Mont- Blanc, le vent peut atteindre, par rafales les 300 km/h ou faire défaut à d’autres moments. Les esprits chagrins relèveront que l’autonomie énergétique ne sera pas totale. Pour les heures de pointe, on fera appel à un groupe de cogénération fonctionnant avec de l’huile de colza et un peu de fuel, des combustibles montés en hélico, de même que les bouteilles de gaz utilisées pour la cuisine.
Les toilettes, un casse-tête
Le bâtiment, qui offrira 120 couchages sur trois étages de dortoirs, sera néanmoins truffé d’astuces écologiques. L’isolation des façades et de la toiture, en panneaux de fibre de bois recyclée, accumulera la chaleur durant la journée et la restituera durant la nuit. Et un système de ventilateurs récupérera les calories de l’air intérieur pour chauffer l’air neuf, tout en éliminant les odeurs.
Les toilettes ont été l’un des plus grands casse-tête. Dans ce milieu glaciaire où l’eau manque et où la décomposition biologique est ralentie, les concepteurs ont d’abord envisagé des toilettes sèches, comme dans la plupart des nouveaux refuges. Mais ce type de WC, installé sur une fosse, doit être construit en rez-de-chaussée. Les ingénieurs souhaitant équiper chaque étage de toilettes, se sont tournés «vers les systèmes utilisés dans la marine», explique Pierre Stremsdoerfer. Résultat : des WC «humides» dotés d’un système d’aspiration qui divise par cinq la quantité d’eau utilisée, laquelle sera recyclée… dans les chasses.
Les autres eaux usées du refuge, lavabos et éviers, subiront un traitement biologique et une filtration membranaire avant d’être rejetées dans la nature. Les boues résiduaires partiront en hélico.
Pour les ingénieurs et architectes genevois Thomas Büchi et Hervé Dessimoz, adeptes du bois et des technologies durables, le nouveau refuge du Goûter a valeur de vitrine et de symbole. «Si on parvient à réaliser à 3 800 mètres d’altitude un bâtiment de haute qualité environnementale, ce sera la preuve qu’on n’a aucune excuse pour ne pas le faire en plaine», répètent-ils.
Débutés en juillet, les travaux devraient durer deux ans. En juin 2012, le nouveau refuge ouvrira ses portes aux alpinistes. L’ancien sera déconstruit et ses matériaux descendus dans la vallée. En attendant, il sert d’abri aux ouvriers qui y dorment… sans chauffage. Mais bientôt, l’arrivée de l’hiver va suspendre les travaux, figer le chantier sous la neige et laisser le Mont-Blanc retrouver sa quiétude, l’espace de quelques mois.
Photos Pascal Tournaire
http://www.liberation.fr/terre/01012296117-mont-blanc-l-heure-du-gouter