Il n’est pas donné à n’importe quelle ville d’engendrer un syndrome qui porte son nom. L’affaire a de profondes racines puisque dans les années trente déjà, une forme d’hystérie locale était évoquée comme « la fièvre jérusalémienne » ; le fait est que les récits de voyageurs du xixe siècle évoquaient de temps en temps des agitations de ce genre, Jérusalem étant l’axis mundi de la foi de tant d’entre eux. Le développement du tourisme, de concert avec les avancées de la psychiatrie, a encouragé la médicalisation du phénomène. Les symptômes, eux, n’ont guère évolué : des manifestations de nervosité puis d’anxiété, bientôt exprimées par des psaumes hurlés plutôt que chantés et l’impérieux désir de visiter des lieux saints, non sans s’être auparavant « purifié » sur un rythme compulsif en se rasant totalement le corps et la tête, coupé les ongles et revêtu de vêtements blancs immaculés, taillés en toge le plus souvent dans les draps de l’hôtel ; une fois rendu sur place, toujours seuls, les sujets prononcent généralement un sermon assez confus accablant la société pour son matérialisme ; à part ça, c’est-à-dire avant et après la crise, ils sont parfaitement normaux tant dans leur comportement que dans leurs paroles. Certains savent parfaitement qui ils sont et, après quelques jours de tranquillisants et de mélatonine, dès qu’ils ont regagné leur groupe ou leur famille, ils guérissent et plus rapidement encore à mesure qu’ils s’éloignent de Jérusalem.
Non que la cité soit à proprement parler une maladie. Ni que ses habitants soient tous fous. Mais le fait est qu’il y circule un flux d’une telle intensité, l’air y est chargé de tant de vibrations, la mémoire y atteint une telle densité, l’imprégnation de sacré y culmine à de tels sommets, que Jérusalem est devenue aussi invivable qu’inquittable. Ni avec elle ni sans elle. D’où sa toxicité. On voit par là qu’elle peut être moins une ville qu’un problème. C’est une oasis d’une émouvante sérénité dès lors que l’on se livre à sa vie intérieure à l’abri de la rumeur du monde ; mais dès lors que l’on franchit le seuil de la porte et que l’on fait société, l’intranquillité gagne. Une certaine tension est palpable, comme en suspension, question d’atmosphère. Appelons cela le génie des lieux faute de mieux.
Tout ici rappelle quelque chose. Ce ne sont pas les murs mais les pierres qui parlent. On croit encore entendre les échos des homélies de Hésychius de Jérusalem (début du ve siècle apr. J.-C.), prêtre et didascale. Là c’est Néhémie lançant son « Magnum opus facio et non possum descendere ! », tout à la reconstruction des murailles de Jérusalem, supportant difficilement qu’on le fasse descendre de son grand œuvre pour se frotter aux vulgarités de l’époque. Plus loin dans l’autobus menant au quartier de Kiryat Yovel, un vieux Marocain échappé d’un film de Ronit et Shlomi Elkabetz, se lance dans un monologue inspiré dont chaque phrase commence en hébreu, se poursuit en arabe et s’achève en français avant de s’en aller prier, c’est-à-dire se mettre en procès avant d’écouter le murmure ténu du silence, sans le laisser fracasser par des mots inutiles, prier non comme on demande ou on implore, mais comme on médite et on rumine, ce qui s’appelle prier.
La ville est partagée entre deux mondes qui s’ignorent. Aussi rien ne vaut de s’y perdre un peu pour s’y trouver enfin. Et tant mieux si l’on croise en chemin des pèlerins chrétiens à la recherche du Saint-Sépulcre : on leur indiquera le chemin du tombeau du Christ en se gardant bien d’ajouter que, puisqu’il est ressuscité, c’est là qu’ils auront le plus de chance de le trouver absent.
À Jérusalem, l’extraordinaire est ordinaire. Cette ville malade de Dieu donne à ceux qui y vivent le sentiment que leur mémoire précède leur naissance. Le Baal Chem Tov dit que ne subsisteront que les êtres à mémoire longue. Ceux qui croient avoir tout vu pour avoir rencontré quelques centenaires devraient venir à Jérusalem y découvrir des hommes encore plus âgés que des multiséculaires. Ceux de la race des Anciens.
Jérusalem s’enveloppe d’une quiétude qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans ce pays. Le silence du marcheur est grand mais il n’est rien face à la paix de la nuit dans une ville habitée, bercée par le chant muet des étoiles, quand le frisson de la terre nous traverse, toute parole enfin abolie. Un silence si intense qu’il en devient pesant. Non que le sacré y soit lourd, mais la rivalité pour le contrôle des âmes y est étouffante. Il ne suffit pas de créditer les lieux d’un certain génie, encore faut-il tenter de savoir d’où leur vient leur puissance d’évocation, et pourquoi il en est qui respirent une paix très ancienne.
Dieu y est en concurrence avec lui-même. Le sentiment de l’exil y est plus aigu qu’ailleurs alors qu’elle est peuplée de gens qui sont chacun l’étranger de l’autre. De tous les exils, l’exil intérieur et l’exil de soi-même sont ceux dont la trace est la plus entêtante ; étrangement, ce sont ceux dont ne traite jamais l’Actualité qui tient quotidiennement registre des exils de nature à tourmenter les hommes. Elle a dû en abandonner le terrain à la poésie. Pour supporter de vivre dans la poignante beauté de Jérusalem, parmi tous ces gens si différents qui avancent chacun dans la lumière de sa vérité stricte, il faut en aimer les pierres et en chérir la poussière. On aimerait tant que poésie et vérité y deviennent synonymes.