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Catégories : Des femmes comme je les aime, La peinture

J'ai aimé voir vendredi:Artemisia Gentileschi, artiste peintre et femme libre : expo au musée Mailhol

par Pascale Beaudet, historienne et critique d’art .

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Après une conférence, on m’a souvent dit d’un ton étonné : Ah bon ? Il y avait des femmes artistes dans ce temps-là ? Et pourtant, il y en avait plus d’une et certaines ont été célèbres de leur vivant. Ainsi Sofonisba Anguissola, née à Crémone (Italie) vers 1532, servit le roi et la reine d’Espagne ; le peintre flamand Van Dyck fit son portrait alors qu’elle était âgée de 96 ans. Artemisia Gentileschi (Rome 1593 - Naples v. 1652), autre artiste connue, la rencontra probablement alors qu’elle avait déjà bien entamé sa carrière. On peut aussi penser à Lavinia Fontana et Elisabetta Sirani, toutes deux bolonaises ; à Catharina van Hemessen, qui travaille en Flandres au XVIe siècle ; à la Hollandaise Judith Leyster ; à l’Allemande Angelica Kauffmann, à la Française Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun... Ce ne sont que quelques exemples.

La notion d’artiste

Les femmes artistes existent depuis que la notion d’artiste est apparue, c’est-à-dire depuis le XVIe siècle. Au moyen-âge, les artistes étaient des artisans, regroupés dans des corporations et travaillant le plus souvent anonymement. L’artiste comme " travailleur intellectuel ", en opposition au travailleur manuel, commencera à s’imposer au début de la Renaissance. Pour en revenir aux femmes, un chroniqueur du XVIIIe siècle énumère les noms de 23 femmes peintres, seulement à Bologne, aux XVIe et XVIIe siècles. Une chercheuse contemporaine, Fredrika Jacobs, a recensé 39 femmes artistes en Italie, seulement au XVIe siècle. Qu’est-il donc arrivé pour que la mémoire collective ne garde plus trace de ces artistes ? C’est un processus d’effacement progressif qui a pris son essor au XIXe siècle : en tant que femmes, elles pouvaient de plus en plus difficilement peindre des sujets autres que ceux dits féminins, donc mineurs. Au début du XXe siècle, les catégorisations ont commencé à voir le jour ; qui dit catégorie dit hiérarchisation. Travail mineur, donc sans intérêt, le travail des femmes n’est pas inclus dans les livres synthèse sur l’histoire de l’art. Trois siècles de peinture féminine a ainsi presque disparu ; puisqu’elle était oblitérée, il devenait facile de remettre en question jusqu’à la légitimité de cette pratique, ainsi que la question assommoir des années 1970 le laisse parfaitement entendre : pourquoi n’y a-t-il pas eu de génie féminin en art ?

Cette question aveugle laisse croire à une évidence, celle de l’infériorité naturelle des femmes, alors qu’elle passe à côté du véritable enjeu : comment se constitue une réputation d’artiste et sur quoi repose l’évaluation du travail artistique. Les bases de la hiérarchie artistique actuelle ont été posées par un auteur du XVIe siècle, Giorgio Vasari, qui désigne Michel-Ange comme le prototype du génie, dont le disegno (le dessin/dessein) est touché par la grâce divine. Vasari vante les mérites des femmes artistes tout en les plaçant dans une catégorie à part ; elles se retrouvent donc dans des limbes artistiques. Cette première mise à l’écart sera suivie par plusieurs autres, bien que certains chroniqueurs aient été moins dépendants des jugements de leur époque.

Artemisia Gentileschi est un cas typique de ce processus : célébrée à son époque, elle a été progressivement déconsidérée jusqu’à ce que son œuvre disparaisse quasi complètement. Il est vrai qu’elle a souffert du discrédit dont tous les caravagistes ont écopé. Toutefois, le préjugé contre les femmes est puissant : au XIXe siècle, une de ses œuvres dont la signature est clairement visible au bas du tableau a été attribuée au Caravage. Qui dit mieux ?

Le procès " le plus célèbre " en histoire de l’art

Artemisia Gentileschi a laissé plus de traces qu’une autre à cause d’un procès retentissant contre son professeur de perspective, qui l’a violée alors qu’elle avait 18 ans. Les actes du procès ont été conservés et on peut ainsi suivre le déroulement de celui-ci en détail. Il faut dire qu’à l’époque, on se défendait soi-même et on poursuivait facilement. Le Caravage et le père d’Artemisia ont été ainsi poursuivis pour diffamation par le peintre Giovanni Baglione. Le Caravage n’en sera d’ailleurs pas à un procès près tout au long de sa vie tourmentée.

Artemisia perd sa mère jeune, ce qui n’est pas sans répercussion sur les événements de l’année 1611. Pour parfaire ses connaissances en perspective, son père engage un ami et un associé, Agostino Tassi. Celui-ci la séduit puis la viole et, pour continuer à avoir des relations charnelles avec elle, lui promet le mariage. Ce qu’il n’a pas révélé, toutefois, c’est qu’il est déjà marié ; il tente de faire assassiner sa femme mais (heureusement !) échoue. Plusieurs mois passent, puis Orazio Gentileschi, le père d’Artemisia, porte plainte contre Tassi. Comme les filles étaient les " possessions " des pères, c’était à lui de porter plainte, étant donné qu’il subissait un préjudice. Il en résultera un procès qui a été plus connu que les œuvres d’Artemisia, au cours duquel la jeune fille sera mise au supplice, procédure courante à l’époque pour prouver l’innocence de la victime. On lui enserrera les doigts dans des entrelacs, torture qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques en la privant de la pratique de son métier. Au terme du procès, Tassi est condamné à l’exil des états pontificaux. Mais ses protecteurs font révoquer sa sentence et Tassi continuera à commettre vols, fraudes et à séduire les très jeunes femmes.

Le lendemain du prononcé de la sentence, Orazio marie sa fille à un peintre florentin et tous deux vont s’installer à Florence, sans doute pour fuir le scandale. En plus de subvenir aux besoins de sa famille, Artemisia a quatre enfants pendant son séjour florentin, dont trois mourront en bas âge. Le mari d’Artemisia se révèle être un irresponsable qui fait des dettes. On sait qu’elle ne vit plus avec lui lorsqu’elle est à Naples mais on ne sait lequel des deux a laissé l’autre, ni quand la séparation s’est produite. Quoiqu’il en soit, les relations n’étaient pas très cordiales puisqu’elle demande à un correspondant, plusieurs années après leur séparation, s’il est toujours vivant.

Plusieurs textes disgracieux sinon carrément dégradants ont été écrits tout au long de la vie d’Artemisia et ont transmis au long des siècles une image de femme facile. Ces ragots ont été utilisés non seulement pour la discréditer en tant que femme mais aussi en tant qu’artiste. C’est souvent sur cette base que les jugements ont été portés : sur la femme plutôt que sur l’œuvre. Elle a été la victime d’un individu sans scrupule, puis l’épouse d’un irresponsable. En femme avisée, elle a choisi de quitter son mari et d’assumer sa carrière et sa sexualité. On le sait bien : une femme séduite est une traînée alors que celui qui la séduit est un héros...

Les années de formation

Dans les années 70, les féministes américaines ont été les premières à faire redécouvrir les tableaux d’Artemisia Gentileschi, qu’elles avaient adoptée comme figure emblématique. Une cinquantaine d’œuvres lui sont attribuées à l’heure actuelle et ce nombre est appelé à augmenter, sa carrière s’étendant sur près de cinquante ans. Comme la plupart des femmes artistes, Artemisia a été formée par son père ; dans une famille qui comptait aussi trois fils ayant fait le même apprentissage, c’est elle qui a connu la notoriété. Au début de sa carrière, le ténébrisme du Caravage et l’idéalisme de son père, le peintre Orazio Gentileschi, se sont mêlés à d’autres influences pour donner une peintre polyvalente, qui sait manier le caravagisme pour certains sujets tout en tirant parti d’un style plus classique pour d’autres. La plupart des tableaux qui nous sont connus représentent des scènes religieuses ou mythologiques ; des mécènes et des aristocrates lui ont aussi demandé des autoportraits. Les chroniqueurs prétendent qu’elle a souvent peint des portraits mais on en connaît seulement trois exemples. Elle a reçu des commandes de plusieurs cours d’Europe : celle des Médicis, du vice-roi espagnol à Naples, du roi d’Espagne, des ducs d’Este, de la cour anglaise ; elle a même eu des assistants pour l’aider à remplir ses commandes. Première femme à entrer à l’Accademia del Disegno de Florence, elle a été l’amie de Galilée, comme en témoigne une lettre.

Le sujet de son premier tableau est tiré de la Bible, Suzanne et les vieillards (1610, Pommersfelden, Schloss Weissenstein). Sa composition triangulaire traduit l’horreur de Suzanne face à la proposition des vieillards lubriques. Malgré la signature bien visible d’Artemisia, certains se sont demandé si une si jeune peintre pouvait réussir à ce point un tableau et l’ont attribué à son père. Peut-être a-t-il conseillé sa fille et ajouté un coup de pinceau ça et là, mais la figure féminine ne ressemble définitivement pas aux siennes. Le thème a souvent servi, paradoxalement, à peindre des nus féminins lascifs ; peu de peintres ont voulu représenter la surprise et l’indignation de Suzanne devant des propositions aussi inattendues que dégradantes. On a aussi rapproché le tableau de l’histoire personnelle d’Artemisia, ce qui est un procédé réducteur qui fait oublier l’apport réel de l’artiste.

Les Judith et Holopherne

Juste avant de partir à Florence, ou au début de son séjour, Gentileschi peindra le premier tableau de toute une série sur le thème de Judith et Holopherne, d’après le récit tiré de l’Ancien Testament, qui raconte l’histoire (inventée) d’une héroïne juive. Pour sauver son peuple assiégé par l’armée de Nabuchodonosor, Judith, une veuve vertueuse, décide de tuer le général Holopherne, ce qui provoquera la déroute de l’armée ennemie. Au XVIIe siècle, ce thème est populaire à la fois en littérature et en peinture et Gentileschi en fera une interprétation très personnelle. Dans Judith décapitant Holopherne (v. 1611-1612, Naples, Museo e Gallerie nazionali di Capodimonte) elle met à profit le clair-obscur que Caravage a mis à la mode et sa façon de resserrer l’action pour créer des images spectaculaires qui ont suscité l’admiration ou l’horreur, selon l’époque. On y assiste " en direct " à l’égorgement d’Holopherne, qui se produit au tout premier plan. Dans d’autres tableaux intitulés Judith et sa servante (v. 1612, Florence, Palazzo Pitti et v. 1623-1625, Détroit, Detroit Institute of Arts), le meurtre est déjà commis et Judith et sa servante prêtent l’oreille à ce qui se passe hors de la tente ; le temps est suspendu, l’atmosphère est feutrée et la personne qui regarde a l’impression de participer à la scène.

Le récit biblique souligne à la fois la vertu et la ruse de Judith. Il en fait une veuve, donc une femme libre de ses mouvements et maîtrisant pleinement ses pouvoirs de séduction. D’autres versions picturales du thème feront de Judith une séductrice maléfique, la rapprochant en cela de Salomé, qui obtient la tête de Jean-Baptiste. La Judith d’Artemisia ne correspond pas à ce type. Elle est jeune, digne, concentrée et se fait assister par sa servante, qui elle aussi est jeune, ce qui est un changement par rapport à la tradition picturale. L’autre apport majeur d’Artemisia est la collaboration active qui unit la servante et la maîtresse, sans parler du côté spectaculaire de l’égorgement, qu’elle rend réaliste en s’inspirant du travail du Caravage.

Les tableaux de Naples et de Florence nous paraissent horrifiants aujourd’hui, peut-être à cause du contraste entre l’élégance de Judith et son geste violent. Les jets de sang et la plaie sont mis en évidence par la composition, et pourtant, si on s’y attarde, la pose est impossible. Le but des tableaux de l’époque était de faire se rencontrer les contrastes ; un ami d’Artemisia, le peintre Cristofano Allori, peindra aussi toute une série de Judith extrêmement élégantes dans leur tâche mortifère.

De Florence à Rome (1613-1629)

A Florence, la cour des Médicis la protège. Elle y peint entre autres une Madeleine pénitente (v. 1617-1620, Florence, Palazzo Pitti) en l’honneur de la grande-duchesse Marie-Madeleine de Habsbourg. Elle peindra à Rome une Lucrèce (v. 1621, Gênes, Palazzo Cattaneo-Adorno), sur le point de se suicider ; Lucrèce est une matrone romaine violée qui, pour sauvegarder l’honneur de sa famille, s’enfonce une dague dans le cœur. Pour Esther et Assuérus (v. 1622-1623, New York, The Metropolitan Museum of Art), elle choisit le moment où la reine s’évanouit devant le roi, avant de lui demander la grâce de ses coreligionnaires juifs ; ses personnages très élégants, vêtus à la mode du XVIIe siècle, n’en sont pas moins vivants ; le roi s’élance pour soutenir la reine défaillante. L’attention portée aux détails ornementaux, particulièrement aux robes de soie, est une des caractéristiques du travail pictural d’Artemisia. Cela la distinguera du Caravage, par exemple, qui avait préféré concentrer ses compositions sur la dramatisation. L’alliance des deux, ornementation et drame, est apparu à plusieurs comme antinomique, ce qui est une position morale plus qu’esthétique ; comme si la cruauté était entérinée par cette façon de peindre. La violence est encore plus inacceptable pour ces censeurs lorsqu’elle est mise en images par une femme : ainsi, une femme, et encore plus une mère, devrait se restreindre à peindre de jolis sujets, des madones à l’enfant ou des déesses sortant de l’onde. Ce qui n’était pas dans le tempérament d’Artemisia, qui était une femme libre qui a peint une grande variété de sujets : portraits, sujets mythologiques, sujets religieux. Comme femme toutefois, sa liberté avait des limites : elle ne pouvait pas peindre de nus masculins, ni de fresques, ce qui la limitait à des commandes relativement modestes.

La mort de son protecteur, le grand-duc Cosme II, surprend Artemisia Gentileschi à Rome, où elle décide de rester. Elle cherche et trouve de nouveaux mécènes, fréquente l’entourage du pape et peint notamment le Portrait d’un condottiere (1622, Bologne, Pinacothèque), à qui elle donne une présence intense qui frappe encore de nos jours. Le peintre Jérôme David grave le portrait d’" Artemisia Gentileschi romana famosissima pittrice " (célèbre peintre romaine) en 1625, un autre dessine " la digne main de l’excellente et savante Artemise, noble dame romaine ". Elle quitte Rome pour un séjour à Venise entre 1626 et 1629, pendant lequel elle sera la cible de vers obscènes, rançon du succès qu’elle obtient avec ses tableaux.

Naples (1629- v.1652)

Vers 1629, elle décide de partir pour Naples qui est alors une colonie espagnole, peut-être à l’invitation du vice-roi espagnol. Elle y restera jusqu’à la fin de sa vie, avec une parenthèse anglaise de 1638 à 1641, pour aider son père à terminer les plafonds du pavillon de la reine à Greenwich. La romancière Alexandra Lapierre prétend que les tableaux de Gentileschi figurent " à profusion " dans les inventaires après décès des familles napolitaines riches. Il reste pourtant à identifier la plupart de ces œuvres, en espérant qu’elles n’aient pas toutes disparu. On pensait il y a quelques années qu’elle n’avait peint que des images de femmes fortes, ce qui s’est révélé faux. Une meilleure connaissance nous apportera sans doute une vision très différente de sa production.

Elle peindra peu après son arrivée une de ses œuvres majeures, une Allégorie de la peinture (1630, Londres, Kensington Palace), qui est peut-être un autoportrait. A l’ère où les artistes voulaient affirmer leur différence avec les artisans, ce tableau crée un raccourci saisissant entre la femme peintre et la représentation traditionnelle de la peinture, une femme aux cheveux indisciplinés munie de pinceaux et d’une palette, vêtue d’une robe de tissu moiré, ornée d’un collier doré avec un pendentif en forme de masque, et dont la bouche est bandée. Ici, la peintre n’a pas de bandeau...

Un autre tableau majeur, le Triomphe de Galatée (v. 1645-50, New York, collection privée), sera exécuté en collaboration avec Bernardo Cavallino, qui a probablement peint les tritons autour de la radieuse Galatée.

Artemisia Gentileschi meurt à Naples, vers 1652, ville où sa peinture aura exercé une influence notable.

Dans les siècles qui ont suivi, la perception se transforme. Si l’opinion générale lui est encore favorable au XVIIIe siècle, elle commence à changer au XIXe siècle, avec la transformation des rôles attribués à chacun des sexes. Heureusement, le travail des historiennes de l’art féministes inversera cette tendance et l’artiste reprendra une partie de la place qui lui est due. Depuis une dizaine d’années films, romans et publications savantes replacent Artemisia dans l’imaginaire collectif.

Les photos d’oeuvres de l’artiste proviennent du site de Susan Vreeland.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 mars 2004


Pascale Beaudet, historienne et critique d’art


Critique d’art et commissaire d’exposition, Pascale Beaudet a écrit une centaine de textes (articles et textes de catalogues d’exposition) sur l’art contemporain et présenté des conférences sur des femems artistes de toutes les époques. Elle collabore notamment à la revue Vie des arts

Commentaires

  • voilà une lecture tres interessante concernant ces femmes peintres


    bizz laura

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