Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Molière, le baladin du Roi-Soleil (grand dossier sur Molière dans Lire)
par Jean-Pierre Dufreigne
Lire, février 2007
Molière est probablement l'auteur français le plus joué et le plus connu au monde. Mais qui était-il en réalité? Comment vivait-il? Au-delà de la légende, enquête sur un maître de la comédie.
L'autodérision était sa signature: «Quant à l'homme aux rubans verts - Monsieur, voilà votre paquet.» Il jouait Alceste. Son personnage, qu'il fût ce misanthrope, qu'il fût le vieil Arnolphe voulant épouser sa pupille, ou bien Mascarille, valet ou marquis aux prises avec des précieuses de province, était d'abord ce caractère par lui inventé: Sganarelle, vêtu de pourpoint et de chausses feuille morte bordés de passementerie verte. Il se voyait encore ainsi: un Harpagon sec et nerveux, émacié par la maladie, qu'elle fût mentale chez l'avare ou physique chez lui, un Argan malade, loin de ces joufflus sanguins et bien portants qu'on nous propose aujourd'hui pour mieux montrer le côté imaginaire du mal, et secoué de toux. Une comédie qui se danse et chante au finale dans une farandole de robes noires et de latin de cuisine de médecins mais qui se terminera mal. Par une quinte de trop.
Il se caricaturait ainsi mais n'était ni misanthrope, ni avare, ni valet, ni ridicule - sauf, sans doute, en ménage - mais au contraire aimable, généreux, très généreux (avec La Fontaine entre autres, détesté par Colbert pour être trop fidèle à Fouquet), riche, loin de l'artiste maudit et de l'histrion efflanqué par la famine. Il était bon bourgeois et se conduisait en gentilhomme. Mais il n'était pas beau. Le portrait qu'en fit Mignard est une mignardise. Sauf pour la sérénité et l'acuité du regard, qui se perpétuent. Il n'y a pas trois mois, dans une de ces banlieues qu'on nomme de nos jours «quartiers difficiles», une troupe d'amateurs avec casquette de traviole, jeans baggy, Nike délacées, jouèrent Les fourberies de Scapin. Pourquoi pas? Scapin, le sac, le bâton, la galère, n'est-il pas une «caillera»? Et les acteurs abandonnèrent leur babil ponctué de «Z'y va l'bouffon» pour le français le plus pur, émigré du Grand Siècle. Molière ou l'intégration...
Un auteur qui savait compter
Molière est un entrepreneur qui, commençant par une faillite (l'Illustre-Théâtre tint vingt mois, le temps d'accumuler dix ans de dettes), a conquis le marché. En lançant de nouveaux produits. Comme ces «petits divertissements» qui suivaient une tragédie (heureux quand elle était de Racine ou de Corneille et non pas de Quinault ou de quelque illustre inconnu), allant de la farce de La jalousie du barbouillé aux finesses des Précieuses ridicules. Un acte vite enlevé et qui faisait passer la recette de 300 livres à 1 500. Molière savait jouer, écrire, diriger et compter. Il savait plaire. Grande ambition, grand verbe, grande recette (aux deux sens du mot). «Etrange affaire que de plaire aux honnêtes gens», écrira-t-il. On risque de se mettre à dos le reste du monde: une partie de la cour, les intégristes du Saint-Sacrement du prince de Conti et la très pieuse reine mère, Anne d'Autriche, plus l'ordre des médecins et divers chers confrères. Parmi les «honnêtes gens», le roi, des princes et princesses, comme la première Madame, Henriette d'Angleterre, belle et séduisante précieuse qui civilisa une cour de ruffians, tel Monsieur le Prince, le Grand Condé, qui continua de faire jouer le Tartuffe interdit pendant six ans, dans son château de Chantilly et son hôtel du Raincy. On peut être grand seigneur et pas méchant homme.
Né bourgeois, Molière vécut bourgeoisement. A quelques écarts près, comme il sied dans le show-biz. Né à Paris, rue Saint-Honoré, d'un père marchand tapissier, il fut baptisé à Saint-Eustache le 15 janvier 1622, là où Louis XIV fera sa première communion. Jean-Baptiste Poquelin perdit sa mère pour ses dix ans. Eut pendant trois ans une belle-mère; elle mourut, elle aussi. Suivit des cours au collège jésuite de Clermont (l'actuel lycée Louis-le-Grand), y fit ses humanités et sa philosophie, obtint une licence de droit à Orléans, ne fréquenta le barreau que quelques mois et nul ne se souvient de lui au Palais. Silence sur cinq ans, la vie l'oublie - l'histoire aussi, comme s'il avait été heureux - et on le retrouve en 1637, quand son père obtient pour lui la survivance de sa charge de valet de chambre tapissier ordinaire du roi qu'il avait rachetée à son frère Nicolas. A-t-il pendant tout ce temps mesuré les aunes de tissu dans son faubourg bien bourgeois? On dit qu'il accompagna le jeune roi dans le voyage de Narbonne en 1642, afin de lisser son lit chaque soir, et au lever, être à la tâche de valet tapissier. Se sont-ils parlé alors? Louis était timide, et Jean-Baptiste sans doute emprunté devant une jeune Majesté. Il l'était moins avec la famille d'un huissier des Eaux et forêts nommée Béjart, «bobo» avant l'heure, et qui se préoccupait plus de théâtre que de la nature. La fille aînée, Madeleine, était une splendeur rousse et son esprit flamboyait tout autant. Ainsi que ses sens puisqu'elle avait un enfant d'un homme marié, Esprit de Rémond de Mormoiron, baron de Modène, ancien chambellan de Gaston d'Orléans, frère du roi Louis XIII. Les temps avaient changé: un gentilhomme se devait désormais d'entretenir ses bâtards et Madeleine possédait ainsi une jolie maison avec jardin, rue de Thorigny, à côté du théâtre du Marais.
Les comédiens n'étaient pas des crève-la-faim
Il était fort à la mode, dans la bourgeoisie parisienne, pour se donner des airs bohèmes, de se réunir et de jouer des pièces en famille et entre amis afin de se divertir. On fréquentait donc assidûment les scènes du Marais, de l'Hôtel de Bourgogne, du Petit-Bourbon où jouaient les Italiens, afin de mieux apprendre les trucs du métier. L'Hôtel de Bourgogne était la première troupe de Paris, celle des Comédiens du roi, encore appelés les Grands Comédiens, et qui recevait 12 000 livres par an. Elle était dirigée par Bellerose qui enchantait les spectatrices par l'élégance de ses gestes et le phrasé de sa diction (qui nous feraient mourir de rire aujourd'hui). Mais Bellerose se fit dévot, abandonna la scène et céda son emploi et sa garde-robe à Floridor, alors chef du Marais, pour 20 000 livres. On voit par là que les comédiens n'étaient pas des crève-la-faim. Floridor était de famille noble, de son vrai nom Josias de Soulas, et, en bon gentilhomme, avait commencé par la carrière des armes. On voit aussi par là que le métier de comédien n'était pas une déchéance au début du règne du jeune roi... Il était entouré de grands acteurs, Beauchâteau, Villiers, d'Orgemont et Montfleury (Rostand lui réglera son compte et ses déclamations au début de son Cyrano).
Un divertissement qui fera rire le jeune roi
Le Marais était dans une situation plus délicate. Il ne recevait que 6 000 livres de pension et la troupe faillit être dispersée. Elle fut sauvée par Corneille et Floridor avant son départ pour l'Hôtel de Bourgogne, qui soutinrent son nouveau chef, Adrien Des Barres, dit d'Orgemont, qui avait créé les grands rôles du tragédien, dont Horace. Mais la troupe était médiocre et ne dut sa survie qu'à Jodelet (Julien Bedeau) qui joua le valet dans Le menteur, rare comédie de Corneille. Il passera plus tard chez Molière, qui n'est encore rien.
Les Italiens étaient les préférés du jeune Poquelin. Il aimait par-dessus tout leur chef, le Napolitain Tiberio Fiurelli, dit Scaramouche, mime d'une virtuosité extraordinaire, moustachu et de noir vêtu. A ses côtés, Trivelin (Domenico Locatelli), intrigant, spirituel valet et aventurier. On comptait aussi là le plus grand Arlequin du siècle, Giuseppe Domenico Biancolelli, qu'on nommait Dominique. Leurs textes étaient en italien, et donc ils en rajoutaient dans la grimace et l'expression corporelle pour se faire comprendre, art du mime qui fascinait le futur Molière, dont le succès tiendra aussi à sa manière de se déplacer sur scène, à sa manière de rouler les yeux, de soutenir d'un doigt levé une réplique, de glisser avec une élégance joyeuse du geste une critique sociale qui, telle quelle, aurait tout de la vacherie et déclenche le rire jusque parmi ses «victimes».
Voilà quelles furent les vraies «universités» de Molière, qui logeait chez la belle Madeleine Béjart, l'ardente rousse de la rue de Thorigny, et dit à papa Poquelin que la tapisserie, pour lui, c'était fini. La moindre chose fut de lui couper les vivres, ce qui fut fait. Rideau! Le rideau se lève alors sur l'Illustre-Théâtre et son illustre désastre. Comme toute affaire convenable, la Société de l'llustre-Théâtre est née devant notaire, le 30 juin 1643. Parmi les associés, figurent la très séduisante Madeleine Béjart, 25 ans, déjà connue pour avoir publié des vers charmants ou hardis et avoir tenu quelques rôles au Marais, son frère Joseph, sa sœur Geneviève, un certain Germain Clérin et un parfait débutant, Jean-Baptiste Poquelin. Tous sont jeunes, enfants de bonne famille; aucun ne manque d'ambition. Ils louent la salle du jeu de paume des Métayers près de la porte de Nesle pour 1 900 livres par an. Ils comptent sur la réussite. C'est l'échec. On se rabat sur la salle du jeu de paume de la Croix-Noire, à Saint-Paul, dans les quartiers riches du Marais, pour 600 livres. Nouveaux échecs. Malgré la publicité qui dit la troupe «entretenue par Son Altesse Royale Gaston d'Orléans» qui ne versa jamais un sol. Seul le duc de Guise fournit, comme cela se faisait, d'anciens costumes cousus pour les ballets de cour. Certains valaient des fortunes. Molière qui existe déjà, depuis août 1644, frôle la prison pour dettes - il y passera quatre jours. Car la troupe, pour jouer - et manger -, s'est livrée aux prêteurs. La maman Béjart a même engagé sa maison pour fournir de l'argent aux garnements. Molière fut libéré car les bourgeois voisins se portèrent caution. On aime le théâtre ou on ne l'aime pas! Ils ont joué des tragédies, La mort de Sénèque et La mort de Chrispe de Tristan l'Hermite. Scévole de Du Ryer, Artaxerxès de Magnon... Ils n'ont pas fait un rond, mais se sont fait des amis: Chapelle, Cyrano de Bergerac, et se sont dégoûtés de la tragédie, de ses monologues, de ses apostrophes aux dieux, et... de Paris. Le duc d'Epernon, tenant à sauver en Madeleine «l'une des mieux méritantes comédiennes de France» (ah, du bonheur d'être hardie et rousse), les invite en Normandie. On joue à Rouen, on y réapprend à jouer. On remonte à Paris, la troupe devient celle des Comédiens de Monsieur Frère du Roi, on joue Nicomède du vieux Corneille: succès honorable. Et là l'idée jaillit: Molière ajoute en fin de spectacle un divertissement, Le docteur amoureux. Le jeune roi hurle de rire. C'est gagné! La troupe obtient la salle du Petit-Bourbon, en alternance avec les Italiens, dont le roi raffole (n'oublions pas qu'il fut «culturé» par Mazarin).
La troupe? Ils sont dix. Molière, les Béjart, les De Brie, les Du Parc (Marquise-Thérèse la très belle et Gros-René), Charles Dufresne. On habite quai de l'Ecole, dans une promiscuité joyeuse. Jodelet va arriver ainsi que les excellents La Grange et Du Croisy, alors que Gros-René et Marquise vont passer au Marais. Ce fut un peu difficile, Corneille subit échec sur échec: Héraclius, Rodogune, Cinna, Pompée... Alors Molière met la plume à la patte et donne sa première comédie: L'étourdi. Trois mois de rire et de succès! Comme on sait, ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais cela ne manque pas d'allant ni de trouvailles littéraires. Les «honnêtes gens» y sont sensibles, les écrivains aussi, car le théâtre est pour eux le meilleur moyen de se faire connaître. Le dépit amoureux (encore moins chef-d'œuvre et assez mal ficelé) est un autre succès. Le triomphe arrive avec Les précieuses ridicules. Il devient chic de se rencontrer chez Molière, et d'y rire autant que le roi.
Haï par ses concurrents, adoré par le public
Bon bourgeois élevé bourgeoisement, Molière a le sens des affaires. Il vend des billets à moitié prix, lit ses pièces dans les salons du beau monde avant de les jouer (manière antique de l'opening night des théâtres new-yorkais), il est reçu chez les importants et manie la préface dédicatoire avec un redoutable talent de l'éloge: à Madame, à Monsieur le Prince, etc. Ses concurrents le haïssent, le public l'adore. Il a réussi. On sait la suite, les chefs-d'œuvre, les cabales, l'amitié avec Racine puis la désaffection, le soutien du roi et son refroidissement en faveur de Lully, les ballets, les commandes, l'argent. On sait moins l'homme.
Il est installé au Palais-Royal, a habité Auteuil, une jolie maison au milieu d'un parc, puis la rue de Richelieu. Il est sérieux, offre un visage mélancolique, un sourire franc mais quelque peu distrait. Et il est laid. Nez trop gros, lèvres épaisses, sourcils trop noirs et hirsutes, porte la barbe, la moustache tombante (comme Scaramouche), assez grand toutefois, bien qu'il soit bas sur jambes, a le cou trop court. Sa tête enfoncée dans les épaules lui donne une silhouette peu agréable mais bien pratique pour un acteur comique. Il en paraît presque bossu. Il est malade depuis 1665. Il est cocu depuis son mariage avec Armande Béjart, trop jeune sœur de Madeleine - ou sa fille, susurrent les mauvaises langues. Il tousse. Il y fait allusion dans L'avare et dans Monsieur de Pourceaugnac, et s'en sert comme vis comica. Monsieur Jourdain, Argan, Chrysale sont joués par un fantôme. «Molière qui n'est pas rieur...» écrivait Scarron dans Le songe du rêveur. Trop profond pour rire dans la vie, trop «moral», mais oui, trop attaqué, trop farouche dans la vengeance (il inspire La folle querelle à Subligny, contre Racine, détruit la réputation de l'abbé Cottin). Mais à ses amis, à sa troupe, à sa femme, il pardonne tout. Même à son libraire (éditeur) Jean Ribou qui le floue mais à qui il prête de l'argent. Bourgeois et gentilhomme? Il ne s'habille pas seul, ne noue pas le jabot de sa cravate, exige l'ordre chez lui, a le goût du luxe, meubles précieux, miroirs italiens, tapisseries de la Savonnerie. Il se montre sobre, ne boit que du lait. A couché avec Catherine De Brie, Madeleine, Armande bien sûr, épousée à 17 ans, la Du Parc peut-être. De son union avec Armande il y eut Louis (parrain, Louis XIV), Pierre, mort en un mois, la petite Esprit-Madeleine (marraine, Madame), et grand amour de sa fin de vie. Il fera de cette fillette la jeune et jolie Louison du Malade imaginaire; rare apparition d'une enfant sur une scène de théâtre. On peut mourir alors, non? C'est ce qu'il fit en 1673. Une quinte, puis une autre en scène. Un peu de sang vomi en coulisses. La fin de la pièce. Porté chez lui. Des années plus tard, Louis XIV, à son habitude, dans une encoignure de fenêtre à Versailles, regarde le parc. Il demande à Boileau, son historiographe, l'homme pour qui il eut le plus d'affection: «Boileau, que restera-t-il de mon règne?» La réponse fuse; Boileau eût-il réfléchi qu'il se fût corrigé: «Molière, sire!» Le roi se retourne, regarde le vieil écrivain: «Molière... ce gentil baladin.»
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Commentaires
Passionnant dossier! A propos, qui a vu le film éponyme ? Avec Romain Duris, Edouard Baer et Fabrice Luchini ? Des avis ?
sacré moliere!!
je dois aller voir le film,,je vous donnerai mes impressions
Pas encore vu mais ça me tente.
Ca me paraît plus amusant que mes cours de collège et de deug...
Les dossiers de Lire sont souvent intéressants et accessibles à tous...