Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Les vraies vies de Corto Maltese
par Jérôme Dupuis
Lire, mai 2007
Et si Corto était un héros dont on pouvait dresser la biographie à l'instar d'un personnage réel? Au fil de ses albums et de ses interviews, Hugo Pratt a semé une multitude d'indices géographiques, historiques et graphiques permettant de reconstituer avec un luxe de détails le destin du marin maltais. Voici donc la «vraie vie» de Corto Maltese, telle que vous ne l'avez jamais lue.
Nom: Maltese. Le doit à sa naissance sur l'île de Malte, dans une maison aux balcons de fer forgé, non loin de la Kingsway, à La Valette.
Prénom: Corto. En argot espagnol, corto signifie «rapide de la main», donc «voleur», mais aussi «voleur de sentiments»...
Date de naissance: 10 juillet 1887.
Père: Marin britannique, originaire de Cornouailles, grand, roux, neveu d'une sorcière de l'île de Man, assez porté sur la bouteille. Rencontre la mère de Corto lors d'une escale à Gibraltar, sur les marches menant au Morish Castle. Léguera à son fils Corto une jarre pleine de doublons d'or provenant de l'Invincible Armada.
Mère: Gitane de Séville née dans le quartier de Triana et surnommée la «Nina de Gibraltar». Cette femme brune et élancée, danseuse de flamenco, parfois présentée comme une «putain», fut l'un des grands amours du peintre français Ingres, à qui elle servit, dit-on, de modèle.
Nationalité: Sur son passeport, Corto, détonant croisement de liberté gitane et de brumes celtiques, possède le titre de «résident» à Antigua, dans les îles Vierges, au large du Venezuela. N'habite pas Venise, comme on le croit parfois - «Je finirais par me laisser prendre par l'enchantement de cette ville, je deviendrais paresseux, Venise serait ma fin», a-t-il dit un jour -, mais possède une vieille maison sur pilotis à Hong Kong, du côté de Kowloon. Il viendra notamment y prendre quelque repos après la Première Guerre mondiale, entre son grand piano Steinway, sa riche bibliothèque et Négresse Martinique, une toile signée Gauguin - qui lui sera volée, un jour où il s'était absenté, par son vieil «ami» Raspoutine...
Signes particuliers: Porte un anneau à l'oreille gauche, ce qui signifie qu'il appartient à la marine marchande, qui l'a élevé au grade de commandant (dans la marine de guerre, on portait l'anneau à l'oreille droite). Sur la main gauche, longue cicatrice en forme de ligne de chance. «Un jour, une gitane me révéla que je n'avais pas de ligne de chance, racontera Corto. Cette découverte me causa un terrible choc. Je me suis précipité dans la chambre de ma mère, ai trouvé l'un des rasoirs de mon père, ai appuyé le tranchant de la lame sur ma main gauche et tiré d'un coup sec...»
Décorations: L'armée anglaise lui a remis la Conspicuous Gallantry Medal, pour avoir déjoué un complot allemand du côté de Stonehenge, durant le premier conflit mondial. A peine reçue, la laisse tomber de la poche de sa gabardine...
Situation de famille: Célibataire. Et pourtant... Au cours de ses aventures, Corto croise une nuée de femmes ensorcelantes: Bouche Dorée (sorcière brésilienne), Esmeralda (prostituée argentine), Louise Brookszowyc (sosie polonais de Louise Brooks), Changhaï Li (beauté chinoise ressemblant comme deux gouttes d'eau à une nièce de Tchang Kaï-chek), Banshee O'Danan (indépendantiste irlandaise), Venexiana Stevenson (aventurière, comme son nom l'indique)... On ne lui connaît de liaison avec aucune. Mais de là à imaginer un Corto vierge... Le souvenir d'un amour de jeunesse, déçu, l'aurait poursuivi toute sa vie. On a longtemps cru qu'il s'agissait de la jeune Pandora Groovesnore, Australienne croisée, à la fin de 1913, du côté des îles Salomon. Las! Il semblerait qu'un autre fantôme a hanté Corto... «Un jour, je montrerai cette femme, mais seulement de dos, uniquement des cheveux sur la nuque, car elle doit rester un mythe», avait annoncé Hugo Pratt. Il n'en a pas eu le temps...
Corto et la France: C'est l'amour du vin qui le conduit dans notre pays. La seule fois où sa présence sur notre sol est attestée se situe en avril 1918, en Picardie. On le croise en compagnie de deux Australiens, trimbalant quelques caisses de bon vin dans une improbable camionnette, dissertant sans fin sur les mérites comparés d'un corbières, d'un côte de Nuits ou d'un romanée-conti 1915, son cru préféré... Ni le lieu ni le moment ne sont idéalement choisis, puisque, au-dessus de leurs têtes, le terrible baron von Richthofen, dit le «baron rouge», décime l'aviation alliée. Les grands crus de Corto n'en réchapperont pas. Notre héros avait prévu une seconde incursion en France, à la recherche d'un labyrinthe dans l'île Saint-Louis à Paris - où habitait Hugo Pratt -, sur les traces d'Aliénor d'Aquitaine et d'Henri Plantagenêt. Il ne la mit jamais à exécution.
BIOGRAPHIE. ENFANCE MEDITERRANEENNE
Corto grandit à Cordoue, dans une splendide maison autour d'un patio fleuri du barrio de la Judería, le quartier juif. Il suit l'enseignement de l'un des amants de sa mère, le rabbin Ezra Toledano, qui lui fait étudier le Talmud, le Zohar et la kabbale. «J'en ai gardé ce goût des signes, des symboles, des jeux du réel et de l'imaginaire», racontera-t-il plus tard. A douze ans, il repart pour Malte, où il poursuit sa scolarité à l'école juive de La Valette. Interrompt ses études à 16 ou 17 ans.
En Asie avec Jack London. La période des voyages débute en 1904. Corto Maltese n'a pas encore 18 ans. Qu'importe! Au tout début de l'année, il embarque sur la Vanita Dorada (Vanité dorée), une goélette qui faisait relâche à La Valette. Fin janvier, le voilà au Caire. Grâce à une introduction du rabbin Toledano, il peut mettre la main sur de vieux documents et, surtout, lors d'un mystérieux rendez-vous à l'ombre des pyramides, sur une carte - première d'une longue série de «cartes au trésor»... - localisant les mythiques mines d'or du roi Salomon, quelque part entre Ethiopie et royaume de la reine de Saba. Un rêve d'or et de sable, une chimère, comme il en poursuivra toute sa vie...
Mais d'abord, cap sur l'Asie! Il descend la mer Rouge jusqu'à Aden, dépasse Bombay, Singapour, Shanghai et se fixe finalement à Moukden, à la frontière coréenne. Quels rêves fous poursuit-il là-bas? Nous sommes en 1904, en plein conflit russo-japonais. Là, le jeune Corto se lie d'amitié avec un correspondant de guerre américain du San Francisco Examiner, l'écrivain Jack London. Les deux hommes cultivent en commun un certain détachement au milieu du choc des empires et des balles qui sifflent. Grand familier des champs de bataille du XXe siècle, Corto Maltese se départira rarement de cette posture de spectateur engagé, ne prenant presque jamais parti pour un camp plutôt qu'un autre. «Je n'ai pas d'ennemis, je m'occupe de mes affaires», répète à l'envi le marin laconique. Il passe, voilà tout.
Un seul homme parvient à le faire sortir de ses gonds: Raspoutine. Cet incontrôlable déserteur russe - «Je suis né en Russie, mais ma nationalité, c'est l'argent!» - lui a justement été présenté par Jack London. Corto s'engage à l'exfiltrer vers d'autres horizons. C'est le début d'une longue relation: de la Chine au Pacifique, les deux hommes se croiseront régulièrement, seront rarement dans le même camp, s'invectiveront souvent, parfois même avec tendresse, et se sauveront mutuellement la vie. Après tout, peut-être est-ce cela que l'on appelle l'amitié...
Dans les mers du Sud. Pour l'heure, en cette année 1905, les deux hommes embarquent non loin de T'ien-tsin, bien décidés à retrouver les mines du roi Salomon, quelque part en Afrique. Une mutinerie en mer de Célèbes et un cargo providentiel les lâcheront au... Chili. En Patagonie, Corto fait la connaissance de Butch Cassidy, chef de la «horde sauvage», un gang de voleurs de bétail et de dévaliseurs de banques. «Par son côté Robin des Bois, bandit au grand cœur et redresseur de torts, par sa fidélité en amitié, Butch fut un compagnon proche», dira de lui Corto. Les deux hommes se croiseront plus tard à nouveau, à Buenos Aires, sur fond de tango et de fusillade.
Gentilhomme de fortune. Entre 1907 et 1913, on perd quelque peu la trace du marin à l'anneau dans l'oreille. Il est aperçu en Italie en 1907, au Mexique trois ans plus tard, à Tunis en 1911, puis à Londres, où il embarque finalement pour le Pacifique. Corto s'est enfin choisi une profession: «gentilhomme de fortune». Autrement dit pirate, écumant les mers entre Nouvelle-Guinée et Indonésie. «Je n'étais pas un très bon pirate, mais j'aimais la liberté, la découverte, la rencontre, le saute-mouton entre les archipels», reconnaîtra-t-il plus tard.
Pas assez sanguinaire et cruel, peut-être, pour exercer cette activité rançonneuse. Et risquée: le 1er novembre 1913, son équipage se mutine et l'abandonne en mer, crucifié sur un radeau. Il est miraculeusement recueilli par le catamaran de Raspoutine qui passait par là. A bord, la jeune Pandora Groovesnore, qui trouble notre marin maltais... «Corto est amoureux de l'idée d'être amoureux», grincera, toujours très philosophe, Raspoutine. Tout ce petit monde trouve refuge sur l'île d'Escondida, du côté des Fidji. Mais déjà les échos assourdis de la Première Guerre mondiale résonnent sous les tropiques. Entre l'Australie et Panamá, où il arrive en août 1915, Corto prend part à des combats sporadiques mettant aux prises Allemands, Japonais et Anglais. Cet individualiste romantique, qui croit plus en la liberté qu'en la patrie (quelle patrie, d'ailleurs?), peut changer de camp pour une parole donnée ou les yeux d'une mystérieuse Brésilienne... Il passe, toujours.
La guerre en Europe. Poursuivant son rêve de retrouver les cités perdues de Cibola et d'El Dorado, Corto rentre en Europe. Il assiste, depuis un couvent franciscain, où il consulte quelque savante relique, à la guerre aérienne dans le ciel de Venise. En 1917, après avoir financé le Parti républicain monténégrin, on le retrouve, décidément devenu bien progressiste, en Irlande, aux côtés de l'Armée irlandaise révolutionnaire. Certes, les taches de rousseur de la belle Banshee y sont peut-être aussi pour quelque chose... «Corto est du côté de la liberté», résumera Hugo Pratt.
Dans les steppes de l'Asie centrale. Pourtant, la soif de l'or n'est jamais loin. Etrangement, Corto Maltese aura passé sa vie à déchiffrer parchemins, palimpsestes et énigmes pour localiser des trésors qui, toujours, lui échapperont. Cette fois-ci, lui et Raspoutine partent à l'assaut d'un train chargé d'or, qui erre entre Mongolie et Mandchourie, là où les grands empires s'entrechoquent, dans les tourbillons nés de la Révolution bolchevique. Outre la sublime Changhaï Li et la duchesse Seminova - «il faut toujours se méfier des femmes fatales en fourrure et le fume-cigarette aux lèvres», observe Corto -, ils croisent le baron von Ungern-Sternberg. A la tête de sa division de cavalerie asiatique, composée de Bouriates, de Mandchous et de Cosaques, le «baron fou» rêve d'édifier un nouvel empire mongol. Sur fond de neige, de Transsibérien et de massacres, Corto, blessé, passe à deux doigts de la mort. Il est finalement recueilli par l'armée américaine, à Kharbin. Plus tard, un jour d'automne, il ira se recueillir sur la tombe d'Ungern. Doit-on préciser que, bien entendu, Corto ne verra jamais la couleur de l'or sibérien?
Il n'en a pas fini pour autant avec l'Asie centrale. En 1921, un ami du poète lord Byron lui a laissé des indications et une carte, qui permettraient de retrouver le fabuleux «Grand Or» de l'empereur Alexandre. Le trésor serait quelque part du côté de Samarkand. Commence alors une hallucinante traversée de l'Anatolie, via Van, puis du Caucase jusqu'à Boukhara et, enfin, du Turkestan. C'est là que, le 5 août 1922, Corto assiste à la mort d'Enver Pacha, général turc responsable de massacres d'Arméniens. Notre marin échappe au peloton d'exécution grâce à un miraculeux coup de téléphone à Joseph Staline - «Jo!» -, croisé en 1907, à Ancône, alors que le futur dictateur n'était encore que gardien de nuit...
Retraite en Suisse? Après un nouveau détour par la Venise préfasciste, où il croise nuitamment le baron Corvo et l'écrivain dandy Gabriele D'Annunzio, Corto - tout comme Hugo Pratt, d'ailleurs... - va pouvoir laisser libre cours en Suisse, en 1924, à ses rêveries alchimiques. Son vieil ami, le professeur Steiner, le présente au célèbre écrivain Hermann Hesse, à Montagnola, dans le Tessin. L'heure des folles cavalcades semble révolue pour Corto: la lecture de Paracelse l'entraîne vers les mystères de l'alchimie, la quête du Graal, les fées... Comme s'il était définitivement passé du côté de l'ésotérisme et de ce mythique royaume de Mû. Corto n'a pas quarante ans. Il est passé.
Epitaphe. Sur la foi de Cush, un guerrier dankali qui a croisé son chemin, Corto Maltese aurait disparu en 1937, lors de la guerre d'Espagne, après s'être engagé dans les rangs des Brigades internationales. Une autre hypothèse prétend qu'il est mort fou, au Chili, en 1967, à l'âge de 80 ans. Laissons le dernier mot à Hugo Pratt, qui l'a bien connu: «Corto ne peut pas mourir, il peut disparaître, ce qui n'est pas pareil. Il y a, à Venise, trois portes qui permettent de s'évanouir vers un autre monde...»
Sources: l'intégralité des albums de Corto Maltese, parus chez Casterman; Hugo Pratt a relaté certains épisodes inédits de la vie de son héros à travers une série d'aquarelles, que l'on retrouve dans le très complet Corto Maltese, Mémoires (Casterman) par Michel Pierre; le dessinateur livre également quelques clefs dans Le désir d'être inutile (Robert Laffont), autobiographie sous forme d'entretien, et dans Corto Maltese, littérature dessinée (Casterman).
Site internet officiel Corto Maltese et Hugo Pratt : www.cortomaltese.com.
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Commentaires
j'ai toujours pensé que Corto Maltese etait un personnage de fiction!!
quelle vie passionnante il a vecu!!
Merci monsieur Hugo Pratt...