Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Sur la piste de Corto
Lire, mai 2007
De notre envoyé spécial à Addis-Abeba et Djibouti
Hugo Pratt a vécu son adolescence en Ethiopie, alors appelée Abyssinie. Il y envoya plus tard son héros Corto, dont les traces se mêleront à celles des écrivains qui sillonnèrent la région: Rimbaud, Henry de Monfreid et Dino Buzzati. Les éthiopiques sont le fruit de tous ces souvenirs, avec Les Scorpions du désert, série inspirée par les bourlingues du Vénitien à Djibouti. Lire est parti sur ces traces encore chaudes. Entre Nil Bleu et mer Rouge, les plateaux hantés par les nomades Danakils offrent des paysages que Pratt aimait dessiner: désert volcanique où sévissent les pirates, montagnes pelées où se cultive le qat (plante aux vertus hallucinogènes de la Corne de l'Afrique), brousse où rôdent les hyènes dès la nuit tombée... Un siècle après Corto, l'aventure est toujours au rendez-vous.
La gare de Dirédaoua. |
La voiture a pris feu. Depuis plusieurs jours, nous attendons une pièce de moteur. Le guide a disparu. Rançonnés en chemin par des Oromos, nous n'avons plus assez de birrs, la monnaie locale, pour prendre la route du retour. Scènes de la vie quotidienne. Un homme se rase dans un rétroviseur. Une gamine pousse une roue de vélo. Une mère porte sa fillette fesses nues, en menant un troupeau de chèvres. Un petit voleur pleure face à deux policiers. Un mendiant salue. Des automobilistes s'insultent. De sa baguette, un garçon dirige un défilé imaginaire de canards. Un homme crache. Une femme rit. Une jolie Amhara laisse admirer ses mollets. Il se met à pleuvoir et les chèvres s'agglutinent contre les murs peints. Ce soir, la rue appartiendra aux chats et aux chiens.
Cortographie de l'Abyssinie
Pour les Ethiopiens, chrétiens orthodoxes, nous sommes encore en 1999. Le calendrier amharique n'est pas grégorien, mais julien. L'horloge ne marque pas non plus les heures occidentales. Quand on croit se lever à six heures, il est en fait une heure. L'Abyssinien vit à une autre époque, mais toujours au rythme du soleil. Ironie de l'histoire, le colonisateur de la Corne de l'Afrique, Soleillet, qui fut l'ami et associé de Rimbaud, est mort d'une insolation.
Parfait connaisseur du pays, où il vécut de 1937 à 1943, soit de dix à seize ans, et dont il parlait la langue, Hugo Pratt a su jouer dans son œuvre avec les nombreux signes que renvoie le berceau de l'humanité (les ossements de Lucy furent retrouvés ici, au nord du lac Abe), avec l'errance qu'il génère, les dates qui s'y télescopent. Il le sait, depuis Lawrence d'Arabie, une partie de l'Histoire s'y trame en coulisse... L'Abyssinie et ses ports d'accès sont au carrefour des mondes arabe et africain, chrétien et musulman, lieu géostratégique toujours aussi convoité, sur la route du canal de Suez à l'océan Indien: la Légion étrangère (qui fascina Pratt) s'entraîne encore à Djibouti, les forces américaines pilonnent Mogadiscio, Aden fournit des terroristes et les Emirats arabes influencent la politique régionale à coup de pétrodollars. Fils de militaire, devenu lui-même le plus jeune soldat de l'armée italienne à l'âge de treize ans, Hugo Pratt s'est naturellement intéressé aux campagnes africaines menées par les puissances européennes.
Corto Maltese débarque dans la région en 1916, au moment où les Britanniques contrôlent la Somalie et le Soudan, les Turcs, le Yémen, et les Allemands, le Kenya, alors appelé Afrique orientale. Son aventure débute à Aden et se poursuit à Harar. Car le parcours de Corto suit celui d'un autre aventurier, Rimbaud. Le marin sans bateau connaît ses classiques: Henry de Monfreid emprunta la même piste, voie de tous les trafics, entre Yémen et Abyssinie. Singeant l'auteur d'Une saison en enfer, le Maltais se déguise en mahométan. Pratt ne laisse rien au hasard: les premiers mots des Ethiopiques sont ceux d'une sourate intitulée «Le soleil de la matinée». Le lecteur comprend, au fil de l'histoire, que le personnage essentiel n'est pas Corto mais un Dankali du nom de Cush. Ce guerrier nomade porte le poignard traditionnel au bras, le fusil sur les épaules à la manière des bergers et mâche en permanence un brin d'herbe - probablement du qat. Son nom s'éclaire quand on apprend que l'afar et l'issa sont des langues couchitiques. Partir sur les traces de Corto, c'est donc tout naturellement aller à la recherche de Cush, de son peuple et de ses coutumes ancestrales... Et plonger dans l'adolescence d'Hugo Pratt, qui déclarait avoir découvert l'émancipation grâce à un Abyssin nommé Brahane, domestique dans la maison familiale: «C'était un Ethiopien splendide, qui avait eu le temps de faire la guerre contre les Italiens et qui maintenant devait faire le serviteur...»
Jean-Claude Guilbert, marié à une belle Amhara, vit à Addis-Abeba. Ce grand reporter devenu écrivain fut l'ami de bourlingue d'Hugo Pratt pendant quinze ans, jusqu'à sa mort. Ils sillonnaient ensemble la Corne de l'Afrique, traquant les Scorpions du désert et les souvenirs littéraires: «Dans la capitale, il ne reste aucun bâtiment de la période italienne, à l'exception du théâtre et d'une église. A Entotto, le quartier où vécut Hugo a été rasé, ainsi que le lycée Vittorio Emanuele III où il étudiait. Pour retrouver les lieux qu'il fréquenta, il faut se rendre à Dirédaoua et à Harar, au nord-est...» Au mur du bureau dans lequel le Français rédige un guide Corto consacré au pays, une carte localise la faune éthiopienne: panthères et lions aux confins de la Somalie, girafes aux frontières du Soudan et du Kenya, crocodiles des lacs Tana et Abaya, singes et hyènes un peu partout... «Le plus grand danger, ce sont les hommes», prévient Getaoun, le chauffeur et interprète amhara auquel Guilbert nous confie: «On ne peut jamais rouler de nuit, à cause des pillards. Ici, une vie ne vaut rien.»
Nomades' land
On rencontre parfois des Ethiopiens d'origine italienne. A Nazret, un garagiste du nom de Ricardo Pipinno peut vous sauver la vie en réparant une ceinture de sécurité que personne ne parvenait à débloquer. Envahi par les troupes mussoliniennes en 1935, le pays conserve des traces de l'occupation: dans la langue nationale, l'amharique, «au revoir» se dit ciao! Et la machina désigne une voiture. Quant aux lions du zoo d'Alameya, ils sont nourris avec des spaghettis.
En arrivant à la hauteur du parc naturel d'Awash, on croise des Karayous, bergers nomades armés de fusils automatiques. «Ils les ont obtenus du gouvernement pour protéger leurs troupeaux contre les lions», explique Getaoun. On en fait parfois un autre usage, comme nous l'apprendrons bientôt à notre détriment. L'aventure commence à midi, à trois cents kilomètres de la capitale, en pleine savane. De la fumée envahit subitement la cabine de notre Toyota. Le moteur est situé... entre nos sièges. Ancien fakir, Getaoun n'a pas peur des flammes: il en a craché pendant un an dans un cirque italien. Il maîtrise l'incendie grâce aux provisions d'eau. Trois heures durant, il tente de réparer les dégâts. En vain. Nous sommes en territoire oromo. Des jeunes filles sorties de nulle part s'approchent pour assister au spectacle. Elles portent les cheveux en tresses et des bijoux de fines perles bariolées. Dans leurs yeux sombres brillent des pupilles de lynx. L'une d'elles a les dents limées en pointes. Les plus téméraires réclament de l'eau. Une bouteille vide les contente. Rien ne se perd. Sauf l'eau de notre moteur. Nous abandonnons le véhicule à la garde de trois adolescents oromos. Une voiture de passage nous rapatrie sur Awash, entassés, musique à fond, avec quatre poules dans le coffre et un revolver dans la boîte à gants. Notre sauveur est un petit trafiquant de qat. Ça rapporte plus que le café -, qui tient son nom de la province de Kaffa, dans les montagnes du Nord-Ouest. «Les Vénitiens introduisirent le café éthiopien en Europe via la ville yéménite de Moka», aimait rappeler Pratt.
Arrivés au garage d'Awash, nous apprenons que la dépanneuse envoyée à notre secours s'est fait tirer dessus. Trois impacts en attestent, sur le rétroviseur et la carlingue, à quelques centimètres du volant. «Deux Issas», raconte le conducteur, impassible. Et modeste. C'est à Getaoun que l'on doit les détails: «Les bandits étaient embusqués dans un virage. Quand il les a vus armer leurs fusils, il a foncé sur eux pour les mettre en fuite. Ils ont tiré après son demi-tour. Le plus inquiétant, c'est qu'ils attaquent désormais en plein jour... On doit garder les yeux ouverts en permanence.»
Tristes éthiopiques
Après les heures passées en plein soleil, le Buffet de la gare d'Awash (en français dans le texte) est un havre de paix. Il s'agit d'une auberge historique, construite par les Français en même temps que la gare, au début du XXe siècle, sur la ligne Addis-Djibouti. Mais les attaques de trains, paraît-il fomentées par des politiciens propriétaires de camions, ont transformé les lieux en gare fantôme. «Hugo Pratt a séjourné ici il y a une quinzaine d'années», raconte madame Kiki, la propriétaire octogénaire, d'origine grecque. «Je m'en souviens car il avait insisté pour avoir la suite présidentielle, dans laquelle avait dormi l'empereur Hailé Sélassié. Il faisait des dessins de la gare.» Le lendemain, au lever du soleil, nous retrouvons notre voiture où nous l'avions laissée. Mais ses gardiens sont désormais au nombre de sept. Trois d'entre eux exhibent leurs fusils. Nous leur proposons des cigarettes. «Nous ne fumons pas», répond leur chef. Des biscuits? «Nous ne mangeons que ce que nous connaissons.» Ils réclament de l'argent. Les mécaniciens qui nous accompagnent commencent à négocier en langue oromo. Le ton monte. «Salam!» crie le plus jeune, tout en poussant notre interprète aux épaules. Il faut sortir des billets! Une fois payés - l'équivalent d'un mois de salaire moyen -, les Oromos regagnent la route, sans un mot. «Si nous n'acceptions pas, ils nous tuaient sans hésiter», assure Getaoun, avant de conclure: «Ici, avec une arme à feu, tu as le pouvoir, donc l'argent.» Pour parvenir à Dirédaoua, il faut franchir de hautes montagnes où se cultivent le café et le qat. Les villages sont composés de maisons de terre au toit de tôle ou de simples paillotes. Les femmes portent d'éclatantes tuniques vertes, rouges ou bleues. A sept heures de route de la capitale, la deuxième cité du pays fut construite en 1885 autour d'une importante gare. On doit, paraît-il, à Rimbaud l'idée du tracé de la voie ferrée, celle-ci ne pouvant pas passer par Harar à cause du relief. De style méditerranéen, la ville aux murs colorés mélange les ethnies: Amharas, Oromos, Somalis... On y circule en bajaj, sorte de tuk-tuk importé d'Inde. Diffusés par haut-parleurs, les prêches des églises orthodoxes rivalisent en volume sonore avec l'appel à la prière du muezzin.
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Commentaires
Bonjour Laura,
C'est un lieu où des personnages connus sont passés. La vie est différente là-bas par rapport à la France. Il est regrettable que des lieux historiques aient disparu. C'est un pays dur à vivre.
Merci pour toutes ces infos.
Des lieux où la fiction rejoint la réalité...