Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Catégories : La culture

Le plaisir des mots: la solution du letton

Par Claude Duneton.
 Publié le 04 octobre 2007
Actualisé le 04 octobre 2007 : 11h25
LES PETITS pays ont un avantage : ils se savent convoités par les gros - les gros voisins qui sont en mesure de ne faire d'eux qu'une bouchée. Ils ont souvent été avalés au cours des âges et savent prendre des précautions : l'instinct de survie. Aujourd'hui, bien sûr, en Europe repeinte en rose droits de l'homme, les invasions physiques sont peu à craindre ; il ferait beau voir !... De nos jours, les agressions sont devenues culturelles. Or, qu'est-ce que la culture d'un pays ? Avant tout, c'est sa langue. Je me répète : c'est elle qui assure et nourrit son identité depuis des temps immémoriaux.
La Lettonie, qui ne se fait pas grande illusion sur sa puissance, surtout face à son voisin ouralien, prend donc des précautions d'une simplicité évangélique. Se sachant fluette, la Lettonie protège sa langue qui est comme sa seule et évidente patrie - parce que pour le reste, depuis des siècles, la Courlande, la Livonie, ça va, ça vient... La Lettonie n'existe que parce qu'elle parle letton. Comment ce pays placé en sandwich entre l'Estonie au nord, la Lituanie au sud, coincée à l'est par la Russie et à l'ouest par les harengs de la Baltique, s'y prend-il pour protéger sa langue, donc son identité ? Là réside l'astuce : la Lettonie possède deux chaînes de radio nationales, et ces deux radios n'ont le droit de diffuser que des émissions en langue lettonne. Il fallait y penser ! L'élégance du procédé, c'est que rien n'est interdit, mais seul le letton est autorisé sur les ondes.
À l'évidence, le but de cette précaution, fort simple, est de se protéger du russe, le pays compte trente pour cent de russophones, et l'ensemble de la population est plus ou moins bilingue pour des raisons historiques récentes qu'elle préférerait ne pas voir se renouveler. Très belle langue d'ailleurs, le russe ! Flexible et harmonieuse comme quatre... Mais laissé à ses instincts, il envahirait tout et déracinerait les palais. La loi veut donc que, si une émission est diffusée en russe, elle doit être traduite, ou, à la télévision, sous-titrée.
Oui, je sais, en France ce serait choquant ; les Français, qui se laissent aisément manoeuvrer, sont hostiles par principe aux législations sur les langues. Les langues doivent être libres, égales et fraternelles. On peut les tuer, mais dans la liberté ! Les Français ne cherchent pas à se renseigner ; si on leur affirme que les lois ne servent à rien et que les réglementations sont antidémocratiques, ils ont la bonté de le croire.
Mais tout le monde n'est pas français, les pays linguistiquement en danger, donc menacés dans leur existence même, savent bien que seule une armature juridique permet de sauver sa langue et sa peau. Le Québec, la Catalogne, la Finlande du début du XXe siècle se sont munis d'un arsenal de lois « Toubon » qui les ont empêchés de sombrer corps et biens dans le sein de leurs puissants riverains. La Lettonie semble avoir rejoint le club à son tour.
La conséquence inattendue de cette réglementation est que l'on n'entend pas du tout de chansons en anglais sur la radio nationale lettonne. Oh ! redisons-le, rien n'est à proprement parler interdit - seulement comme l'anglais n'est pas du letton, et que seul le letton est autorisé à l'antenne, ma foi, voilà ! Vous ne pouvez pas vous imaginer, à moins d'en avoir fait l'expérience, ce que ça fait drôle de ne pas entendre chanter en anglais dans les lieux publics - les cafés, les magasins, les hôtels, les marchés, les fêtes foraines. À la vérité, il existe bien une radio privée qui, elle, passe de l'anglais, mais elle est très minoritaire et contrairement à la chaîne publique, elle n'est pas diffusée partout sur le territoire.
Cette absence d'anglais crée une humeur originale sur les ondes ; nous avons oublié, tant notre oreille à nous autres Français est habituée à entendre de la musique syncopée chargée de sons lourds ou plaintifs, une salade de mots incompréhensibles - même les anglophones de souche s'y cassent le tympan ! -, nous n'avons plus souvenir de ce qu'est un environnement sonore monolingue où tout ce qui est dit et chanté fait sens. Pour les deux tiers de la population française actuelle cela ne s'est même jamais produit.
Bien que je n'entende pas le letton, j'ai donc eu l'impression d'une couleur particulière, locale, qui ne frappe pas tout d'abord le visiteur, mais qui se dégage au bout de quelques jours. Il existe un ton qui se distingue du monde aplani de la culture d'aéroport par une sorte de joliesse, d'authenticité finement râpeuse qui fait du bien à l'écoute. Une fraîcheur naît de ce bruit sui generis, comme les craquements d'un bateau à voile vous font sentir le poids de la mer - comme le cri des mouettes souligne l'odeur des algues et du sel.
Ah ! que la France ne se prend-elle pas pour un petit pays ! Elle saurait tirer les conséquences... Au lieu que son illusion de grandeur l'entraîne, comme jadis Jonas, dans le ventre de la baleine.
La solution du letton... c'est du bronze !

Commentaires

  • J'adore cette rubrique du Figaro...

Les commentaires sont fermés.