JEAN-CLAUDE PERRIER.
Pour Stéphane Mallarmé, il fallait un ouvrage précieux et savant à la fois. Où la bibliophilie rencontre l'archéologie littéraire. Pari tenu à la Table ronde, avec José Benhamou, son chef de fabrication, comme maître d'oeuvre d'un projet dont l'idée remonte à trois ou quatre ans, et Françoise Morel comme pilote.
Cette femme d'exception est la fille du poète Henry Charpentier, disciple de Mallarmé et secrétaire général de la Société - qui deviendra l'Académie - Mallarmé. À sa mort en 1952, Charpentier laissait l'une des deux plus belles collections concernant son grand homme, l'autre étant celle du professeur Henri Mondor, grand spécialiste de Mallarmé, qui l'a léguée à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Françoise Morel et son mari Paul, tous deux bibliophiles et mallarméens fervents, ont conservé et augmenté la collection paternelle, en gage de double fidélité. Ils possèdent aujourd'hui quelques trésors, comme cet exemplaire des Fleurs du mal de Baudelaire où Mallarmé a rajouté à la fin, calligraphiés par lui, les poèmes censurés par la justice à l'été 1857. Ils possèdent aussi un ensemble unique concernant Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, avec des documents publiés aujourd'hui pour la première fois et en fac-similé : le poème tel qu'il parut dans la revue Cosmopolis ; le prière d'insérer (et son brouillon) rédigé par Mallarmé ; le manuscrit de ce qu'on appelle « l'édition fantôme » initiée par Ambroise Vollard et les épreuves de ladite édition corrigées de la main de Mallarmé.
De la musique avec les mots
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard est l'une des toutes dernières oeuvres de Mallarmé. Le texte a été publié en édition originale le 4 mai 1897 (le poète mourra le 9 septembre 1898) dans Cosmopolis, revue internationale éditée chez Armand Colin. Au sommaire du même numéro 17, Rudyard Kipling, Anatole France, des lettres de Tourguénieff (graphie de l'époque) et de Nietzsche. Il était précédé d'une « Observation relative au poème » à peine moins obscure que celui-ci, une sorte de prière d'insérer où Mallarmé compare sa « tentative » à une symphonie. Propos qu'une note de la rédaction commente ainsi : « Dans cette oeuvre d'un caractère entièrement nouveau, le poète s'est efforcé de faire de la musique avec les mots. (...) La nature des caractères employés et la position des blancs suppléent aux notes et aux intervalles musicaux. Cet essai peut trouver des contradicteurs : nul ne méconnaîtra le singulier effort d'art de l'auteur et ne manquera de s'y intéresser. » Bien vu. Le prière d'insérer servira de préface à la première édition en volume du Coup de dés, procurée par le docteur Bonniot - qui avait été le gendre de Mallarmé, l'époux de sa fille Geneviève -, parue à la NRF en 1914.
L'éditeur d'art Ambroise Vollard avait projeté de faire illustrer le poème par le peintre Odilon Redon. Livre pour lequel Mallarmé avait calligraphié son texte à la plume et à l'encre noire, avec un soin tout particulier, et en portant au crayon rouge sur chaque page toutes les indications graphiques indispensables à ses yeux. Dans l'étude minutieuse et érudite du Coup de dés qui clôt le présent volume et où elle s'efforce de décrypter ce poème philosophique d'une infinie complexité, Françoise Morel insiste sur le fait que le poète avait organisé son texte en doubles pages, à la manière d'un « précurseur de la peinture abstraite ».
Essentiels et signifiants, les choix typographiques, l'ordonnancement des blancs, ce dont Mallarmé était parfaitement conscient. Il écrivait à Gide - lequel fut, avec ses amis Pierre Louÿs et Paul Valéry, l'un des assidus des fameux mardis de la rue de Rome - en mai 1897 justement : « Le poème s'imprime, en ce moment, tel que je l'ai conçu ; quant à la pagination, où est tout l'effet. Tel mot, en gros caractères, à lui seul, domine toute une page de blanc et je crois être sûr de l'effet. » Une entreprise totalement novatrice (dès son titre qui osait un vers de treize pieds), dont Apollinaire avec ses Calligrammes ou Cendrars avec sa Prose du Transsibérien retiendront la leçon, ainsi que tous les poètes modernes à venir. « Mallarmé, dit Françoise Morel, c'est l'assassin de la poésie classique ! » Le livre avec Odilon Redon ne s'est pas fait. Le choix de Vollard était-il d'ailleurs judicieux ? N'aurait-il pu trouver un artiste plus novateur, plus en phase avec la « révolution » mallarméenne ? Mais Mallarmé avait déjà corrigé les pages de « l'édition fantôme » du Coup de dés. Minutieusement : treize jeux d'épreuves sont connus. Les Morel en possèdent six, dont un reproduit ici, avec ses repentirs, ses ajouts, et même des collages.
Le livre, passionnant et superbe, est tiré à 2500 exemplaires numérotés. Avec ses documents d'intérêt majeur concernant la genèse du grand oeuvre mallarméen, il plaira aussi bienà l'amateur d'histoire littéraire qu'au bibliophile.
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard de Stéphane Mallarmé La Table ronde, 200 p., 39 €.
Commentaires
Je ne connais pas le poème dont tu parles, il doit être long comme poème et j'espère qu'un jour je pourrai le voir. Car il a l'air spécial... Bonne journée.
Tu parlais de Mallarmé, poète réputé hermétique sur ton blog poésies...