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Catégories : La littérature

Gentlemen de fortune

Entretien. Une nouvelle fois, la Britannique Mary Gentle reconstruit la grande histoire, en y mêlant les petites qu’elle imagine.
Recueilli par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
QUOTIDIEN : jeudi 27 décembre 2007

Mary Gentle vit à Stevenage, non loin de Londres. Née en 1956 dans le Sussex, elle a écrit son premier livre à 15 ans. Les lecteurs français l’ont véritablement découverte en 2004 avec la traduction en quatre tomes du Livre de Cendres, une vaste fresque de violence et de sang mettant en scène Cendres, une femme de 19 ans. Avatar de Jeanne d’Arc et de… Cendrillon.

L’histoire a oublié cette guerrière blonde au visage balafré, capitaine d’une troupe de mercenaires. La légende dit que, stratège hors pair, elle était guidée par la voix d’un saint. En 1476, Cendres se dresse sur la route des Carthaginois qui envahissent le sud de l’Europe pour détruire l’empire de Frédéric de Habsbourg. Mary Gentle raconte son épopée en mêlant de faux documents d’époque retrouvés par Peter Ratcliffe, un historien contemporain, et sa correspondance avec l’éditeur.

Son roman suivant, l’Enigme du cadran solaire, part de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac, puis se déplace en Grande-Bretagne où règne Jacques Stuart. Depuis, l’auteur a publié Ilario, une sorte de suite au Livre de Cendres, qui se situe deux générations avant. Elle vient tout juste de signer un contrat pour un prochain roman qu’elle veut situer autour de 1820 en Italie. Mary Gentle donne de rares interviews. «Que dire de plus que mes livres ?» dit-elle. Rencontre à Londres.

Le premier chapitre de «l’Enigme du cadran solaire», qui raconte à la première personne la découverte des manuscrits de Rochefort, est-il autobiographique ?

C’est moi qui prétends être moi… Une critique a même écrit quelque part que j’avais dit la vérité, et que le manuscrit était bien celui des Mémoires de Rochefort, traduit du français. J’ai trouvé ça vraiment mignon. Il faut plutôt y voir le résultat de la forte influence de Lovecraft et surtout de Rider Haggard, un auteur très populaire en Angleterre. Je l’ai lu pour la première fois à 9 ans. Je venais de dévorer le Seigneur des anneaux de Tolkien, et l’enfant avide de lectures que j’étais n’en avait pas eu assez. Ce fut une révélation. Rider Haggard avait pour habitude de remettre en question toutes les évidences pour bâtir une histoire. Le lecteur en arrive à se demander si ce n’était pas réel. Dans les premiers chapitres de She, il présente des documents archéologiques pour amener à croire à l’existence d’une femme vieille de deux mille ans. Lovecraft crée son Necronomicon de la même manière, avec l’appui de lettres, d’articles de journaux… Je suis littéralement tombée amoureuse de ce cadre de narration. Pour le Livre de Cendres, cela m’a paru assez naturel. J’ai imaginé croiser deux niveaux de temporalité : 2000, avec l’historien Peter Ratcliffe qui travaille sur des documents datant de la fin du Moyen Age, et 1476, l’Europe transformée en champ de batailles avec Cendres pour héroïne. L’Enigme du cadran solaire joue un peu sur le même tableau.

Comment expliquez-vous cette passion pour l’histoire ?

Elle vient peut-être de mon expérience personnelle : jusqu’à l’âge de 10 ans, j’ai passé beaucoup de temps avec mon grand-père, le père de ma mère adoptive. Il vivait à la campagne, sans électricité, sans eau courante, et il fallait aller ramasser du bois pour alimenter le poêle. Les arbres craquaient. J’adorais ça. Mon grand-père n’avait jamais peur de rien. Grand voyageur dans sa jeunesse, il aurait aimé être écrivain, mais je crois qu’il était meilleur conteur. Je me rappelle d’histoires incroyables au sujet de monstres volants. C’est lui qui m’a appris la valeur des histoires. Il m’enseignait des tas de choses qui énervaient ma mère, comme siffler ou grimper dans les arbres. Pour lui, une fille devait être capable de faire les mêmes choses qu’un homme. Il est mort quand j’avais 10 ans, mais il m’a énormément marquée.

Des études inspirent-elles vos romans ?

Adolescente, je ne pensais pas aller à l’université un jour. J’ai quitté l’école à 16 ans, quand ma mère a décidé que mon job de cet été-là deviendrait permanent. J’ai fait divers petits boulots tout en écrivant. Mon deuxième roman a été publié quand j’avais 18 ans. A 25 ans, je me suis dit qu’il me fallait obtenir des qualifications pour trouver un travail. J’ai découvert que j’aimais les études, et que les cours pouvaient me fournir quantité d’idées pour des fictions. Depuis, j’ai obtenu deux masters à l’université de Londres : le premier sur le XVIIe siècle, qui m’a beaucoup appris en histoire des sciences ; le second sur la guerre, que j’ai suivi au moment de la première guerre du Golfe. Voir le monde du point de vue militaire est fascinant. Mon intérêt pour la guerre n’était pas nouveau : je l’avais pratiquée sous l’angle ludique par le biais du jeu de rôle. J’ai également appris à me battre à l’épée quand j’ai voulu écrire l’Enigme du cadran solaire, vers 1989. Je m’intéresse aux épées depuis l’adolescence. J’avais Cendres en tête avant d’entamer ces études sur la guerre, mais j’avais besoin d’engranger. Je savais que ce serait un roman épique qui allait me demander de profondes connaissances historiques. Mais l’université n’a pas seulement été un moyen d’alimenter mes romans, j’adore le travail académique.

Vous pratiquez une sorte d’histoire spéculative. Pourquoi ?

Dans l’Enigme du cadran solaire, Valentin Raoul Rochefort, qui n’a bien sûr jamais existé (il est un conglomérat de mauvais garçons), remplit un creux de l’histoire. La mort du roi Henri IV à Paris en 1610 s’est déroulée dans une atmosphère de conspiration sujette à spéculations. J’en ai profité pour remplir les «vides». D’où Rochefort. L’idée est de parvenir à le faire si habilement que nul ne peut prouver que cela n’est pas arrivé. J’en profite aussi pour remettre de la lumière sur des événements occultés. C’est le cas dans le Livre de Cendres, où je réhabilite à ma manière un acteur d’importance, le duché de Bourgogne.

Dans les sources historiques anglaises, la Bourgogne n’existe que comme si elle n’avait été qu’une province de France. Elle a disparu de la conception populaire de l’histoire européenne presque instantanément quand Charles de Bourgogne a été tué à la bataille de Nancy en 1477. Je n’en connais évidemment pas la raison. Mon roman propose une explication, qui n’est probablement pas la vraie, mais elle me plaît. Est-ce une forme de réflexion sur l’histoire ? Imaginer des pistes spéculatives vient sans doute de ma conviction que l’histoire est une construction. On en attend certes un plus grand degré de véracité que de la fiction, mais elle reste une construction. Quelles que soient les recherches que je mène aujourd’hui dans des archives, elles seront dépassées dans trente ans. Dans l’intervalle, de nouveaux manuscrits vont émerger, des documents anciens auront été réévalués… L’histoire ressemble à un puzzle, le passé laisse une poignée d’indices et de reliques derrière lui. Et le jeu que j’affectionne particulièrement est de caser une histoire secrète dans les interstices de l’histoire telle que nous la connaissons. Beaucoup d’événements et de personnages du Livre de Cendres et de l’Enigme du cadran solaire ont existé sur le papier. J’imagine des possibles en me débrouillant pour que le lecteur ne puisse pas voir les coutures.

La violence ne vous fait pas peur…

Cendres est aussi violente qu’elle aurait pu l’être en 1476. C’était une époque barbare. Certaines scènes me sont parfois insoutenables : j’écris d’une main quand l’autre s’occupe ailleurs. Je sais que ces passages doivent être là pour le vrai, donc il me faut les écrire. La plupart des sources dont nous disposons viennent du XIXe siècle, du romantisme, avec l’idée que les méchants sont punis et tués. La réalité n’est pas comme ça. La sensualité et l’érotisme non plus. J’ai fait cinq ou six titres érotiques lorsque j’écrivais Cendres, principalement pour des raisons financières. Ils étaient destinés à un éditeur de Londres qui publiait une collection de livres érotiques écrits par des femmes, «Ex-Libris». J’ai eu beaucoup de plaisir à les faire. Je suis pour que les femmes aient accès à la fantaisie sexuelle, comme les hommes par le passé. Par ailleurs, c’est un excellent exercice d’écrivain : l’écriture érotique doit faire ressentir par le biais de tous les sens et à l’instant même où elle se dévoile au lecteur. J’écrivais ces livres sous le pseudonyme de Roxanne Morgan. Roxanne était le nom de mon personnage dans un jeu de fantasy «grandeur nature» avec des décors médiévaux. On se retrouvait à deux mille personnes tout un week-end d’août, chacun prétendant être quelqu’un d’autre. J’ai pensé que Roxanne pouvait aussi écrire ses propres livres.

http://www.liberation.fr/culture/livre/300444.FR.php

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