Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Kertész contre Kertész
Mais lorsque Kertész reçut la transcription, il lui parut impossible de la publier telle quelle. "Après avoir lu les premières pages, j'ai repoussé le manuscrit, et d'un geste instinctif j'ai ouvert mon portable", raconte-t-il. C'est ainsi qu'est né ce livre, le seul que j'aie jamais écrit pour obéir à une incitation extérieure." Une autobiographie en bonne et due forme ? Sans doute. Mais "si l'on accepte la proposition de Nietzsche, qui ramène les sources du genre romanesque aux dialogues de Platon", c'est aussi, selon Kertész, "un véritable roman" que le lecteur a entre les mains.
Son originalité ? Les questions ont été entièrement refondues, mais la forme du dialogue a été conservée. Comme Platon, Kertész pense que l'essence de la philosophie, c'est la dialectique. Que seule la discussion permet d'approcher la vérité. Ici, le jeu des questions-réponses fait penser à l'autobiographie de Nathalie Sarraute, Enfance. Comme si celui qui interroge finissait par être un autre "je". Kertész écoute Kertész. Il soupèse, doute, rectifie. Il se pousse lui-même dans ses retranchements. Une sorte de tête-à-tête avec soi-même.
"ECRITURE CLANDESTINE"
On retrouve là les grands pans d'une existence singulière : la déportation à Auschwitz, à 15 ans à peine ; le retour des camps et les chocs successifs - dans l'autobus, à Budapest, lorsqu'on lui demande d'acquitter son ticket ; l'arrivée chez lui lorsqu'il trouve l'appartement de ses parents occupé par d'autres ; la nécessité de retourner à l'école alors qu'il a, si l'on peut dire, "une certaine expérience de la vie". Et puis, après le nazisme, le stalinisme et l'entrée progressive dans "l'écriture clandestine".
Kertész revient aussi sur la rédaction d'Etre sans destin, commencée en 1961 et qui lui prendra dix ans. Des années où il vit avec sa femme dans une chambre minuscule, en marge de la société hongroise. Pour survivre, il écrit des comédies musicales et des pièces de boulevard. Il traduit aussi des auteurs allemands - Nietzsche, Freud, Hofmannsthal, Canetti, Wittgenstein... La parution d'Etre sans destin marque un cap : "Il arrive dans la vie d'un homme un moment où, d'un coup, il prend conscience, et alors ses forces se libèrent ; c'est à partir de ce moment-là qu'on peut se considérer comme soi-même, c'est à partir de ce moment-là qu'on naît."
Au passage, il livre son point de vue sur quelques sujets sensibles. La famille : "Il fut un temps où j'étais persuadé que la cause de toute maladie mentale - or la cause de presque toutes les maladies est mentale - c'est la famille (...), le grand lit familial, mou et sentant le renfermé qui étouffe toute vie." La relation père-fils : "On est toujours injuste avec son père. Il faut se révolter contre quelqu'un pour justifier nos souffrances et nos faux pas." La prise de conscience de sa judéité, un soir, dans une rue de Budapest : "Mon père m'expliqua que le film allemand Le Juif Süss passait au cinéma du quartier et qu'à la sortie le public cherchait des juifs parmi les passants et faisait un pogrom. Je devais avoir neuf ans et je n'avais jamais entendu le mot "pogrom". Mais le comportement de mon père et le tremblement de sa main m'expliquaient le sens de ce mot." Et bien sûr les camps, la souffrance, la lucidité, le refus des totalitarismes : "Si Auschwitz n'a servi à rien, Dieu a fait faillite ; et si nous faisons faillir Dieu, nous ne comprendrons jamais Auschwitz."
Jamais sans doute Imre Kertész ne se sera tant livré. Avec une simplicité et une probité intellectuelle sans faille. Citant Gombrowicz, Kertész parle des "gens avec lesquels on rapetisse". De sa fréquentation, au contraire, on sort immanquablement grandi.
DOSSIER K. (K. DOSSZIÉ) d'Imre Kertész. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba. Actes sud, 206 p., 19 €.