Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Éditer un roman qui n’existe pas (mais qui réinvente les Lumières deux siècles après sa rédaction)
Yves Citton
Le présent article est d’abord paru dans la Revue internationale des livres et des idées (http://revuedeslivres.net/) ; il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et du comité de rédaction de la revue).
Avez-vous lu le Manuscrit trouvé à Saragosse ? Pour tous ceux qui répondront par la négative, la solution est simple : qu’ils se jettent sans plus tarder sur ce roman que Salman Rushdie reconnaît pour l’un de ses modèles majeurs, et qui est en passe de figurer au rang des plus grands chefs d’œuvre de la littérature mondiale. Quant à ceux qui croiraient avoir déjà lu ce roman, dans l’une des éditions disponibles à ce jour (toutes partielles ou mutilées de diverses façons), la nouvelle est non moins réjouissante : l’heure est enfin venue de découvrir ce que l’auteur a véritablement écrit dans ce texte charnière de la modernité !
Au-delà du seul Manuscrit, il faut saluer comme un événement éditorial marquant de cette décennie la publication des Œuvres complètes de Jean Potocki chez Peeters. Il y a moins événement par la taille du produit fini, qui comprend près de 3 000 pages de texte, que par le fait que ce soit la première fois que l’œuvre de cet écrivain majeur de l’Europe de la fin des Lumières reçoit une édition intégrale – qui plus est, une édition remarquablement présentée, savamment et judicieusement annotée par les deux universitaires les mieux placés pour réaliser ce grand oeuvre, auquel ils ont consacré une quinzaine d’années de travail. L’essentiel de l’événement est toutefois encore à venir : il s’agira de voir comment l’Europe du xxie siècle va digérer cette oeuvre de premier plan qui lui est désormais accessible dans de parfaites conditions. Afin de se donner la mesure d’un tel événement, commençons par rappeler sommairement la carrure et l’importance du personnage de l’auteur.
Jean Potocki, né en 1761 en Podolie (actuellement située en Ukraine) où il finit par se suicider en 1815, a été tout à la fois un membre de la plus haute noblesse polonaise, un patriote engagé dans la lutte de son pays contre l’hégémonie russe, un savant orientaliste dressant pour le Tsar (son ex-ennemi) des plans de colonisation du Caucase (et de la Tchétchénie), un grand intellectuel européen parlant d’égal à égal aux derniers Philosophes et aux plus célèbres Idéologues, un chevalier de l’ordre de Malte, un aventurier avide des frissons que procuraient les premières ascensions en aérostats, un historien espérant modéliser les lois d’évolution des civilisations à travers des séries chronologiques, un dessinateur de croquis d’une vivacité admirable, ainsi que l’un des fondateurs de la réflexion ethnologique au cours des voyages incessants qui l’ont entraîné en Egypte comme au Maroc, en Turquie comme en Mongoliei.
Chemin faisant, cet auteur emporté pendant toute sa jeunesse dans ce qui semblait devoir être un mouvement perpétuel, a laissé un corpus d’œuvres aussi conséquent par son poids et sa valeur que surprenant dans sa diversité corpus intégralement rédigé en français, langue qu’il maîtrisait mieux que le polonais. De ses explorations à travers tout le monde connu (et inconnu), il a ramené de très nombreux journaux de voyages, publiés pour la plupart de son vivant (volumes I et II de la présente édition), qui montrent un esprit étonnamment soucieux de mesurer et de respecter les différences culturelles, de se méfier de ses propres projections et d’utiliser la rencontre de l’Autre pour se mettre à distance des préjugés partagés par sa propre tribu. De sa fréquentation de l’aristocratie européenne la plus huppée de son époque, il ramène une série de pièces de théâtres d’un genre malheureusement oublié (les « parades »), mais à redécouvrir, tant leur langue pseudo-populaire et leur burlesque irrévérencieux sont en phase (très décapante) avec les singeries dont nos hommes politiques (Cassandre démocrate) ou nos intellectuels médiatiques (Cassandre homme de lettres) continuent à alimenter nos petits écrans. De son travail d’historien, dans lequel il plaçait l’essentiel de ses espoirs de gloire posthume, mais qui représente aujourd’hui le pan le moins séduisant et le moins convaincant de son œuvre plurielle, il n’a laissé que des extraits (mis sous formes d’axiomes, de théorèmes et de corollaires (le théâtre, les recherches historiennes et les écrits politiques étant regroupés dans le volume III, tandis que le volume V donne la correspondance, quelques varia et les index).
L’homme et l’œuvre paraissent donc marqués du sceau d’une même multiplicité éclatée, voire schizophrénique : on enfile la veste du patriote avant de la retourner en serviteur du Tsar ; on invente sur le terrain une sensibilité à la diversité culturelle tout en mettant au point des plans de colonisation ; on mène la vie de magnat (quoique sans le sou, surtout après un divorce douloureux) et on se moque de impostures de l’ordre social ; on essaie des géométriser l’Histoire tout en ridiculisant les prétentions excessives de la mathématisation. Cet infatigable sillonneur de planète est à lui seul un homme-univers, un condensé d’exigences hétérogènes en constant bouillonnement, un homme des Lumières habité à la fois par les espoirs les plus fous de la modernité et par les désillusions les plus ironiques, les plus ludiques et les plus désabusées que l’on croyait propres à notre postmodernité.
Ce qui devait réellement assurer sa célébrité posthume ne fut pas ses savantes chronologies historiques, mais un roman-fleuve qu’il a écrit en plusieurs phases de 1797 à sa mort, et qu’il considérait apparemment comme un divertissement léger destiné à amuser son entourage et à chasser les spectres de la dépression qui l’assaillirent dans la retraite forcée et dépitée où il passa les dernières de sa vie. De quoi s’agit-il dans ce romanii ? Des jumeaux naturels que Jean-François Lyotard, Guy Debord et un Ousama Ben Laden converti aux vertus du multiculturalisme auraient pu avoir ensemble en prenant la Statue de la Liberté pour mère porteuse. Cet improbable croisement de filiations ne saute certes pas au yeux à la lecture des dix premières journées, où l’on suit l’effarement d’un narrateur, Alphonse van Worden, qui ne cherchait qu’à traverser par le plus droit chemin la Sierra Morena pour aller de Cadix à Madrid, mais qui se trouve pris dans une souricière hallucinante, l’amenant de façon récurrente à se coucher auprès de deux ravissantes cousines musulmanes pour se réveiller sous un gibet au milieu de deux pendus. Une cinquantaine de journées plus tard, après avoir tourné en rond dans cette chaîne de montagnes à l’écoute de récits allant du Pérou à Jérusalem, et de Cléopâtre à Newton, les enjeux idéologiques de ce roman proprement affolant finissent par s’esquisser plus distinctement.
Le cadre de l’histoire est en effet fourni par une conspiration islamiste, dirigée par un Scheik des Gomelez caché dans des grottes montagneuses, où se manigance une Révolution dans l’Islam visant à la monarchie universelle. Même s’ils finissent par utiliser quelques explosifs, ces islamistes, qu’on imagine barbus, se servent surtout d’une micro-société du spectacle, qu’ils montent dans le but de capter le sperme d’Alphonse van Worden ainsi que d’un duc Géomètre, Pèdre Velasquez. Sans dévoiler le dénouement de l’intrigue, on peut signaler que la complète réussite de la machination des Gomelez, du point de vue du spectacle mis en scène pour dérouter ses deux victimes, sera sanctionnée par la liquidation (très postmoderne) du projet théologico-politique qui devait l’insérer dans un grand récit historique : au lieu d’une conversion de la planète à l’intégrisme islamique, on n’a plus qu’une association improbable et parfaitement mondialisée de banquiers espagnols et de saltimbanques borgnes, de faux juifs et de prétendus Bohémiens, de Scheiks déprimés, de mousquetaires assagis et de géomètres amoureux.
Au cours des 61 journées d’errance dans la Sierra Morena dont Alphonse laisse le récit rétrospectif, et à travers le labyrinthe des multiples niveaux narratifs imbriqués (qui vont parfois jusqu’à cinq), tous les genres littéraires de l’époque auront été sollicités pour fournir un fabuleux kaléidoscope des Lumières : roman gothique, récit libertin, dialogue philosophique, métafiction parodique, conte orientalisant, nouvelle édifiante, mais aussi arbre généalogique, table des matières d’encyclopédie, ou problème de mathématique le tout entrelacé d’innombrables jeux intertextuels allant du clin d’œil au pillage.
Si cette somme romanesque parvient à rester constamment légère et distrayante, tout en participant d’une logique de saturation proprement affolante, c’est qu’elle est dominée par une posture ironiste anticipant de façon frappante le pragmatisme relativiste représenté de nos jours par un philosophe comme Richard Rortyiii. Alors que colloques, expositions, éditoriaux et essais populaires se complaisent aujourd’hui à ressasser les banalités les plus éculées sur « l’esprit des Lumières », le roman de Potocki trace une diagonale (tortueuse) qui prend à rebours les oppositions dominantes entre Lumières et anti-Lumières, moderne et postmoderne, raison et croyance, progressisme engagé et recul auto-parodique. À première vue, la mise en scène de revenants, de succubes, de diable séducteur, d’encyclopédistes suicidaires, d’hyper-rationalistes ridicules et d’idéalistes désillusionnés, tous manipulés par des fanatiques religieux au sein d’un univers tapi dans l’ombre de cavernes et de châteaux hantés tout cela semble participer de la « réaction », gothique et bientôt romantique, contre les espoirs naïfs des Lumières, visant l’avenir radieux d’un monde rendu transparent par la ratio mathématique et par l’intellection scientifique des causes. Comment un grand aristocrate européen aurait-il donc pu assister à la Révolution française et à ses « excès » sans se sentir obligé de dénoncer les fourvoiements des Encyclopédistes (matérialistes, athées), fourvoiements rendus désormais évidents par le comportement de leur descendance jacobine ? Comment ne pas couvrir d’ironie le rationalisme délirant de Lumières pratiquant la Terreur au nom de la liberté ?
Toute cette dimension potentiellement « furetienne » du roman est pourtant systématiquement minée par une ironie également décapante envers les valeurs sur lesquelles se fondent les anti-Lumières. Le Manuscrit met bien en scène une conversion de l’athée repentant, ou un fils d’encyclopédiste vendant son âme au diable, mais cela s’inscrit au sein d’une machinerie narrative qui invite le lecteur à renverser toute valeur qui se targuerait de renverser les valeurs des Lumières. Ce labyrinthe est fait de sentiers qui bifurquent sans cesse de la dénonciation amusée à l’empathie indulgente. Comme celui de Rorty, l’ironiste potockien n’est jamais un cynique content de se replier sur son intérêt privé, mais un penseur exigent, conscient de la contingence de son vocabulaire final et soucieux de construire un tissu de solidarité active avec ceux qui l’entourent (Potocki parle de « bienfaisance »), par-dessus les différences de valeurs fondamentales qui peuvent les séparer. Comme l’illustre bien la troupe parfaitement hétérogène et totalement improbable de faux Bohémiens (mais de vrais contrebandiers) qui déplacent journellement leur camp au sein de la Sierra Morena, la société de demain devra s’inventer une solidarité ironiste si elle espère pouvoir prospérer et continuer à se raconter des histoires, dans les marges des frontières et dans les vacuoles ouvertes au sein de la loi des États-nations.
La leçon centrale du Manuscrit, esquissée d’un trait subtil au sein de l’imbroglio narratif, pourrait bien élever à un seuil d’organisation supérieur l’enseignement central des Philosophes : à l’homme-machine de La Mettrie et de Diderot, Potocki surajoute la société-machine. Les Gomelez représentent moins un contenu (l’islam) qu’une forme d’action collective (la machination par le spectacle). Court-circuitant par avance les gesticulations d’un duel médiatique entre Lumières et anti-Lumières, Potocki déplace notre regard pour nous faire observer les feux de la rampe : son ironisme consiste à nous faire sentir tout acte, progressiste ou réactionnaire, comme relevant du geste, tout agent social comme tirant sa force principale de son jeu d’acteur. La société a la forme d’une machina, dont il ne faut attendre la sortie d’aucun deus transcendant, mais que font évoluer les agencements collectifs immanents, dans la mesure où ils savent s’approprier la logique propre du spectacleiv.
Que ce grand roman du spectacle mettent en scène sa propre transmission en se faisant passer pour un « manuscrit trouvé » constitue sans doute le sommet de son ironie anticipatrice. Cette transmission a en effet connu des épisodes aussi romanesques, complexes et labyrinthiques que l’intrigue représentée dans la fiction. Résumons rapidement deux siècles d’errances dans l’histoire souterraine et caverneuse des officines d’imprimeurs et de libraires (figurés dans le roman lui-même par un nommé Moreno, traduction livresque de la Sierra Morena). De larges fragments du roman paraissent du vivant de Potocki, mais à de petits tirages, dont on ne sait souvent pas s’ils sont commandés par l’auteur pour une diffusion confidentielle à des amis ou s’ils constituent des éditions faites sans son accord. À sa mort, toute la fin du récit reste impubliée. Divers écrivains peu scrupuleux du xixe siècle pillent tel ou tel épisode pour en faire une nouvelle publiée sous leur nom. En 1847 paraît une traduction polonaise due à Edmond Chojecki, qui donne pour la première fois la macro-structure de l’œuvre entière. Un siècle plus tard, Roger Caillois exhume ce roman oublié en publiant sous le titre de Manuscrit trouvé à Saragosse une petite partie de l’ensemble, celle dont il est sûr de l’authenticité et il faut regretter que, jusqu’à ce jour, une collection aussi respectable qu’« Imaginaire » de Gallimard continue à entretenir la confusion entre un fragment et le livre entier.
En 1989, José Corti crée l’événement en faisant paraître une version donnant pour la première fois au lecteur français l’ensemble de la macro-structure narrative : cet ouvrage vieux de deux siècles n’est donc devenu lisible que depuis moins de 20 ans. Cette édition (rééditée ultérieurement en Livre de Poche), qui a véritablement lancé les études potockiennes, faisait toutefois face à un problème éditorial très épineux : l’éditeur René Radrizzani, n’ayant pu mettre la main sur l’intégralité du texte original français, a dû se contenter, pour toute la fin du livre, de retraduire en français la traduction polonaise de Chojecki. Si l’on avait enfin accès à la macro-structure, c’était dans une texture infidèle aux mots de l’auteur. Le Manuscrit n’avait été trouvé à Saragosse que pour être perdu et introuvable deux siècles plus tard.
La principale nouveauté de l’édition des Œuvres publiées chez Peeters par François Rosset et Dominique Triaire est de nous donner finalement accès aux mots que Potocki a vraiment écrits. Il n’y a donc que depuis quelques mois que le Manuscrit est restitué dans son état originel, et nous sommes les premiers lecteurs, après deux siècles de mutilations, à pouvoir lire ce chef d’œuvre tel que l’a rédigé Potocki. Mais, rien ne pouvant être platement univoque au sein d’un tel labyrinthe, cette découverte tardive ne satisfait notre attente d’authenticité autoriale que pour faire rebondir notre frustration herméneutique en posant un dilemme éditorial insoluble. Le Manuscrit trouvé à Saragosse s’est révélé être un manuscrit introuvable parce que ce Manuscrit-là n’existe pas ! Au lieu de trouver le Manuscrit dans sa langue originale, les éditeurs ont en fait découvert deux Manuscrits, de formes sensiblement différentes. Le premier, qui date de 1804, donne un texte continu des 45 premières journées, mais s’arrête brutalement au milieu d’un épisode inachevé ; le second, daté de 1810, donne pour sa part la macro-structure dans son ensemble, au sein d’un ensemble formé de 61 journées. Indépendamment du fait que l’une est achevée, mais l’autre pas, les deux versions différent sensiblement entre elles. Certains épisodes particulièrement riches et centraux pour la signification d’ensemble du roman ont été supprimés dans la version « complète » mais néanmoins « abrégée » de 1810 : en particulier les dizaines de pages consacrées au personnage du Juif errant (et à travers lui à des considérations sur la religion naturelle, sur la spéculation financière, sur la réécriture d’épisodes bibliques) se sont trouvé éliminées de cette version « finale ». Le principe de répartition des intrigues en journées diverge considérablement : 1804 est fondé sur les interruptions de récit (comme Jacques le fataliste) et mène en parallèle diverses narrations superposées, alors que 1810 tend à regrouper les masses narratives en blocs plus compacts. La tonalité d’écriture varie aussi d’une version à l’autre : 1804 est plus enjoué, exubérant, audacieux, irrévérencieux, alors que 1810 est moins libre, plus retenu, et globalement plus sombre.
Faisant face à deux romans aussi différents, les éditeurs ont pris la sage décision de les publier tous les deux intégralement en deux volumes séparés (VI.1 pour la version complète de 1810 ; VI.2 pour celle, incomplète, mais littérairement plus virtuose, de 1804). Ils ont même poussé le scrupule jusqu’à ajouter un cdrom contenant les textes des différents manuscrits consultés pour composer leur édition (ainsi que des dessins de Potocki et d’autres documents divers). On ne peut que les en remercier — mais on ne peut pas non plus s’empêcher de pester contre ce mauvais coup du sort que nous fait Potocki en nous léguant deux romans au lieu d’un seul.
Loin de résoudre les problèmes éditoriaux, le travail assidu et apparemment définitif de François Rosset et Dominique Triaire ne fait que relancer ces problèmes. Il apparaît en effet que le roman édité dans le(s) volume(s) IV des Œuvres de Potocki n’existe pas ! Il n’existe pas comme un roman, mais comme une alternative entre deux romans. La question de savoir comment faire lire le Manuscrit (par exemple lorsque Potocki sera mis à l’agrégation de Lettres, ce qui ne saurait tarder sans faire honte à cette institution) semble en effet insoluble : chacune des deux versions n’apparaît que comme une mutilation de l’autre (par incomplétude structurelle ou par standardisation narrative et stylistique). Peu de lecteurs ayant le temps ou l’envie de lire deux versions d’un même roman pour en comparer stéréophoniquement les mérites respectifs, il faudra bien choisir de conseiller à nos amis, à nos étudiants, à nos lecteurs d’acheter tel ou tel volume. Il va de soi qu’il vaudra mieux lire le texte de Potocki tel qu’il l’a écrit lui-même (plutôt que tel que Radrizzani l’a retraduit à partir de la traduction de Chojecki) — et, en ce sens, il va également de soi que ce sera désormais l’édition Rosset-Triaire qui méritera de servir de référence aux études potockiennes.
Reste que le cas particulier du Manuscrit à Saragosse permet d’entrevoir un problème éditorial et, plus largement, herméneutique qui dépasse de loin la nature double du roman imaginé par Potocki. Depuis l’époque romantique, que l’aristocrate polonais a précédée de quelques années, nous tenons pour évident qu’une œuvre doit avoir un auteur, ainsi qu’une essence, supposée être intemporelle. Le Manuscrit nous invite à une autre approche de l’œuvre littéraire : pourquoi ne pas estimer que Chojecki mérite d’être le co-auteur du Manuscrit aux côtés de Potocki ? À moins qu’on l’imagine avoir eu en mains une troisième version originale du Manuscrit intégrant le meilleur des deux versions de 1804 (pour les 45 premières journées) et de 1810 (pour les dernières journées), son travail a consisté précisément à suturer ces deux versions, à les réagencer localement, voire à rédiger lui-même certaines transitions pour assurer leur continuité. Relevons qu’il a fait ce travail avec un talent certain, qui ne trahit nullement la richesse du roman, mais qui au contraire permet d’en rassembler les aspects les plus admirables en un tout qui se trouve certes artificiellement (re)constitué, mais qui a l’avantage non négligeable d’être lisible comme un roman. Ne conviendrait-il pas dès lors de nous débarrasser de nos préjugés romantiques, et de considérer que la meilleure version du Manuscrit n’a jamais été écrite comme telle par Potocki, mais ne peut être actualisée que par une collaboration entre l’auteur, son traducteur polonais (recadreur de la macro-structure) et son éditeur français, qui devrait alors se fixer pour tâche de remplir avec le texte original de Potocki le cadre macro-structurel reconfiguré par Chojecki (quitte à garder quelques transitions traduites du polonais, dûment signalées comme telles) ?
À y regarder d’un peu plus près, on verra facilement qu’une telle intervention de l’éditeur moderne — ici problématiquement évidente — est en fait plus ou moins présente dans le mode d’existence actuel de la plupart des textes littéraires que nous lisons. Tous les éditeurs modernes dignes de ce nom se demandent quelle est la « meilleure version » de l’ouvrage sur lequel ils travaillent : à chaque fois, c’est au nom d’une certaine idée qu’ils se font du texte qu’ils choisissent de s’en tenir à la première ou à la dernière version publiée, qu’ils ajoutent ou restituent tel chapitre postérieur ou supprimé, qu’ils signalent telle variante ou telle allusion de telle note savante. Tout texte d’auteur classique est un texte réinventé par un éditeur moderne.
Au préjugé d’un auteur individualisé, responsable d’un acte créatif originel isolé dans une époque du passé, se substituerait la conception d’un processus créatif transindividuel, constamment redynamisé par les actes de lecture, d’interprétation et d’édition dont le texte fait l’objet. La « vie » d’une œuvre littéraire ne serait pas quelque chose qu’un auteur donnerait au monde, une fois pour toutes, en émettant une séquence de phrases, mais résulterait d’une interlocution toujours ouverte, à laquelle contribueraient de façon cruciale tous ceux qui, après coup, investissent dans cette séquence de phrases une partie de leur temps et de leur énergie, pour en actualiser non seulement le sens, mais également la forme et l’existence même. Merci donc à François Rosset et à Dominique Triaire d’avoir réinventé Potocki sous des traits aussi chatoyants — et d’avoir, plus que quiconque encore, contribué à donner existence à ce Manuscrit qui semble devoir rester, comme tout texte littéraire, éternellement à trouver.
Commentaires
Quelle histoire extraordinaire !!!
Que j'avais découverte en travaillant sur Les bohémiens en DEA...