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Catégories : La littérature

En hommage à Marcel Schneider, mort ce jeudi 22 janvier,

Marcel-Schneider_Ulf_Andersen_Sipa.jpgBibliObs vous propose de découvrir en avant-première l'un des chapitres de son dernier livre, à paraître aux éditions Grasset: «Il faut laisser maisons et jardins»

c)Ulf Andersen/Sipa


Né le 11 août 1913 à Levallois-Perret, Marcel Schneider est entré en littérature en 1947 avec "Le Granit et l'absence". Influencé par les surréalistes, il a raconté ses souvenirs dans "le Palais des mirages" (1992). Récompensé par de nombreux prix, comme le Grand prix de la langue française 1996 pour l'ensemble de son oeuvre, on lui devait notamment "le Chasseur vert", "la Première île", "le Sang léger", "Aux couleurs de la nuit".

Louis Poirier et Julien Gracq


Le 23 décembre 2007 le journal télévisé annonce la disparition de Julien Gracq. Il est mort le 2 à Saint-Florent-le-Vieil dans sa maison natale. Il avait atteint l'âge de 97 ans. On diffuse sur le petit écran les images qui le montrent refusant le prix Goncourt pour son roman, Le Rivage des Syrtes. Après le virulent pamphlet sur les agissements des écrivains français, La Littérature à l'estomac, Gracq fidèle à lui-même ne pouvait que refuser la distinction faite à son livre par le célèbre jury.


L'annonce de cette mort me fait peine. Je me surprends même à verser des larmes. Il faut dire qu'il fut une époque où je voyais Gracq chaque semaine chez Lise Deharme ou ailleurs. Bien qu'il restât muet le plus souvent, il s'amusait beaucoup chez Lise où fréquentaient Leonor Fini, André Breton, Kanters et ceux qui formaient la garde rapprochée de la célèbre «dame en gant». Je ne l'ai jamais entendu parler de politique, rarement de littérature. S'il s'est inscrit au parti communiste en 1935, je pense que ce fut non par conviction, mais pour faire sa cour à Breton qui à cette date ne jurait que par Lénine et Staline et obligeait les disciples à partager ses options.

Il y avait en Gracq deux personnages qui s'ignoraient, Louis Poirier agrégé de géographie en 1934 et l'écrivain Julien Gracq. Il était Poirier au lycée où il enseignait et Julien Gracq le reste du temps. Cette dichotomie était poussée si loin qu'il ne s'avouait pas Gracq dans les lieux où il était professeur. Je le sais par un de mes élèves de Charlemagne qui, avant l'installation de ses parents dans le Marais, avait eu Poirier comme professeur au lycée Claude Bernard. Un jour il lui demanda de lui dédicacer l'un de ses romans. Celui-ci refusa net. «Louis Poirier ne peut apposer sa signature sur un livre qu'il n'a pas écrit. Autant me demander de vous parapher un livre d'Aragon ou d'Eluard! J'ignore qui est Julien Gracq!» Il était le plus désespérant des convives.


Quand on lui posait une question, il répondait par oui ou non, sans relancer la conversation, au point que j'ai demandé à Lise de ne plus m'inviter à dîner avec lui, car ces entrevues muettes m'étaient pénibles. Il est venu trois fois chez moi rue de Turenne pour accompagner Lise, mais là son silence n'était pas gênant.Bien sûr, j'ai lu tous ses romans, ses essais, j'ai assisté au Théâtre Montparnasse au Roi Pêcheur. Les lettres qu'il m'a envoyées sont plutôt des billets que des missives vu leur brièveté. Elles sont à l'image de l'homme que j'ai connu. Son écriture en pattes de mouche m'a toujours surpris. Inutile de dire que j'ignore tout de sa vie sentimentale et de ses préférences littéraires. C'est en lisant ses essais que je sais qu'il aimait par-dessus tout Gérard de Nerval, Novalis, Racine et Proust. Ces prédilections font de lui un écrivain classique, le dernier peut-être.


J'ai lu dès sa publication en juin 1939 Au Château d'Argol que Gracq dans l'avis au lecteur donne comme une «version démoniaque» de Parsifal. Ce livre, d'un fantastique glacé, soutenu par un style oratoire et redondant qui évoque l'orchestration wagnérienne, n'est traversé par aucun souffle: la tempête a beau sévir, la forêt qui entoure le château reste immobile. Des passions frénétiques et torturantes ont beau agiter Albert, Heide et Herminien, nous ne ressentons rien de l'ardeur qui les consume: nous voyons les personnages comme à travers une glace. Gracq, ayant achevé ce singulier poème, comprit qu'on ne pouvait aller plus loin dans ce domaine et les livres qui suivent traduiront une esthétique différente. Au Château d'Argol reste comme une montagne glacée scintillant dans le lointain.


Si Julien Gracq l'homme silencieux et détaché du monde me restait étranger, je me sentais très proche de l'écrivain dont je partageais la dévotion à l'univers wagnérien, le culte du saint Graal et du légendaire roi Arthur. Tristan et Iseut. Percival le Gallois et la fée Mélusine attisaient nos rapports d'amitié et nous faisaient communier sous les mêmes espèces.


Le Julien Gracq que j'ai connu ne parlait pas de littérature, il écrivait. Il ne parlait de rien, il restait muet chez Lise Deharme où je l'ai vu le plus souvent. Quand il venait chez moi pour l'accompagner, car Lise ne sortait jamais seule, ce n'était pas pour converser avec moi, il détestait la conversation. Si j'avais habité Quimperlé ou Castelnaudary, j'en aurais su autant sui lui, il suffisait d'acheter ses livres. C'était à eux qu'il se confiait, mais je suis content de l'avoir fréquenté; il avait une présence abstraite.


Il était grand, svelte, habillé comme il fallait, sans ostentation ni recherche particulière. Je ne sais si avec d'autres amis il était loquace, mais j'en doute fort. Lise était son amie intime, il ne s'épanchait pas avec elle, même en tête à tête. C'est elle qui me l'a dit, un jour où je déplorais son silence obstiné. «Je ne suis pas sa confidente, me dit-elle, vraies ou fausses, il n'a pas de confidences à faire. Il écrit, cela lui suffit.» C'est la plume à la main qu'il dit ce qu'il estime devoir communiquer. Il ne ressemble pas à Chateaubriand développant ses souvenirs dans le salon de Mme Récamier, ni à Cocteau faisant de ses propos des feux d'artifice. Il n'avait pas une conversation éblouissante comme la comtesse de Noailles, la princesse Bibesco ou l'amie de Proust, Mme Straus. C'était l'époque où ces dames tenaient le dé de la conversation et ne le lâchaient pas, ni pour boire ni pour manger. Les mots drôles, subtils, perfides, méchants parfois, leur tenaient lieu de nourriture. C'est un genre de prouesses qui n'existe plus aujourd'hui. La compétition se limite au sport. C'est le nouveau nationalisme.


Le principal problème de Louis Poirier et surtout de Julien Gracq a été celui de la communication avec autrui. Gracq ne croyait pas que l'on pût communiquer avec ses semblables par l'échange des idées, par la conversation. Il pensait que chacun était muré dans sa solitude, dans sa propre subjectivité et que tenter de sortir de cette geôle par l'amour, par l'adhésion à un système religieux, politique ou philosophique, était une tentative (et une tentation) vouée à l'échec. Gracq aurait pu se poser la question de savoir pourquoi l'homme n'est pas d'emblée en état de communiquer avec autrui. Il ne s'est pas posé cette question pourtant urgente parce qu'il était persuadé de l'axiome de la solitude essentielle de chaque homme.


Donc pas de conversation, mais communication par l'écriture. Gracq a beaucoup écrit, beaucoup publié. Cela permet à chacun d'entre nous, si nous le souhaitons, de pénétrer sa pensée, d'entrer en communication avec lui. Il propose, il n'impose pas. A nous de montrer de la curiosité, des dispositions favorables à l'accueil, à l'adhésion. Il ne cherche pas à discuter, à séduire, à nous de dire oui ou de dire non à ce qu'il propose.


Il n'a rien d'un prophète, d'un confesseur de la foi, d'un saint Paul ou d'un saint Augustin. Il dit ce qu'il pense, ce qu'il sait avec, bien sûr, le désir de convaincre et de séduire. Mais son besoin de communication n'a rien à voir avec la volonté de puissance que l'on trouve chez Nietzsche ou chez le grand pontife de la religion surréaliste, André Breton. Breton lançait ses oukases à la manière des bulles pontificales, il était le seul à savoir pourquoi tel écrivain, tel peintre, tel objet ou telle fleur était surréaliste ou non, donc le seul à donner l'investiture, à officier lors de l'adoubement.


Si Gracq n'avait rien du Grand Inquisiteur André Breton, il ne ressemblait pas davantage à Paul Valéry qui plaçait une cloison étanche entre sa vie de poète et sa vie privée. Qui s'amusait même à surprendre ses auditeurs en tenant des propos provocants qu'on n'attendait pas de l'auteur du Cimetière marin.


Dans ses entretiens avec Jean d'Ormesson, Emmanuel Berl dit qu'un jour Valéry l'a quitté de la façon suivante:  «Bonsoir, mon cher ami, j'vas piquer un roupillon.»


Julien Gracq, bien que mort, reste avec nous puisque son truchement était le livre, moyen de conversation idéal qui ne varie ni ne déçoit. Il est à portée de main, au chevet du lit ou dans la bibliothèque, toujours prêt à répondre à notre curiosité, notre angoisse ou notre plaisir.


© Grasset.

http://bibliobs.nouvelobs.com/20090123/10184/louis-poirier-et-julien-gracq

Commentaires

  • Je ne connais pas de Monsieur SCHNEIDER, je n'ai pas vu de ses livres. Merci pour ces infos.

  • L'occasion justement de le découvrir... même un peu tard; j'aime comme il parle des autres grands écrivains... contemporains

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