Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
L'invention de la figure de l'intellectuel engagé"
Au cours de sa vie, Voltaire s'est engagé dans plusieurs "affaires" : il a défendu le chevalier de La Barre, Montbailli, Etallonde, Morangiés, Lally-Tollendal, Sirven... Parmi toutes ces affaires, quelle est la singularité de l'affaire Calas ?
C'est la cause inaugurale, celle qui, pour Voltaire, a servi de modèle, réel ou imaginaire, à toutes les autres. Cela explique qu'elle occupe dans les mémoires une place prééminente. Ainsi, au moment de la mort de Voltaire, en 1778, c'est d'abord le défenseur de Calas à qui la foule parisienne rend hommage. Cela demeure vrai pendant la plus grande partie du XIXe siècle : chez les républicains positivistes, c'est le Voltaire du Traité sur la tolérance (écrit, comme l'indique le titre, "à l'occasion de la mort de Jean Calas") qui est cité, beaucoup plus que le Voltaire philosophe, dramaturge ou conteur.
Cette fortune mémorielle de l'affaire Calas s'est-elle prolongée jusqu'à nos jours ?
Globalement, oui. Sauf au début de la IIIe République. A cette époque, dominée par l'anticléricalisme, les républicains francs-maçons ont préféré mettre en avant la figure du chevalier de La Barre, ce jeune homme de 19 ans condamné à mort, roué et brûlé en 1766 parce que soupçonné d'avoir profané un crucifix. Sa jeunesse et son supplice atroce en faisaient une figure émouvante. De nombreuses mairies ont alors baptisé des rues en son honneur, et le plus souvent à côté d'édifices religieux, en signe de défi. Regardez où est la rue du Chevalier-de-la-Barre à Paris : à côté de la basilique du Sacré-Coeur, ce symbole du catholicisme militant...
Plus tard, après la séparation des Eglises et de l'Etat, quand les rapports de la République avec l'Eglise catholique se sont pacifiés, Calas est revenu au premier plan, comme victime emblématique de l'injustice au sens large. C'est alors le côté "erreur judiciaire" qui a été mis en avant. Sartre a joué un grand rôle dans ce processus de réactivation mémorielle, en mettant en parallèle le rôle de Voltaire dans l'affaire Calas et celui de Zola dans l'affaire Dreyfus. Depuis, une image s'est imposée : celle d'un Voltaire qui aurait inventé la figure de l'intellectuel engagé.
Précisément, cette comparaison avec l'affaire Dreyfus vous paraît-elle justifiée ?
Ce sont certes deux erreurs judiciaires, deux affaires dans lesquelles les préjugés - antiprotestants dans le cas de Calas et antijuifs dans le cas de Dreyfus - ont beaucoup pesé. Mais la comparaison s'arrête là.
La grande différence entre les deux affaires tient au fait que l'opinion publique, à l'époque de Voltaire, n'existait pas, faute d'une presse moderne capable de relayer, à l'échelle nationale et auprès de larges fractions de la population, ce qui se passe au niveau local. Pour cela, il faudra attendre la Révolution et, surtout, la Restauration. L'illettrisme fait aussi la différence : à la fin du XVIIIe siècle, seulement 40 % des Français sont capables de signer un acte notarié.
Cette absence d'écho dans une opinion publique qui n'existe pas explique pourquoi l'affaire Calas n'a pas eu de réelles conséquences politiques. C'est une affaire qui est restée, de bout en bout, relativement confidentielle. Voltaire, d'ailleurs, n'a pas cherché pas à mobiliser les foules. Ce qu'il voulait, c'était obtenir une révision du procès. Du coup, ce furent principalement les élites qui pouvaient avoir de l'influence au Conseil du roi qu'il essaya de rallier à sa cause, comme l'avocat Elie de Beaumont, qu'il chargea de rédiger un mémoire. De même, il fit pression sur ses amis haut placés, se gardant bien de faire appel aux autres philosophes. Voltaire, en somme, a mobilisé des réseaux.
Quelles valeurs Voltaire met-il en avant dans son combat en faveur de Calas ?
La première, c'est la vérité. C'est, je crois, le moteur de son engagement. C'est quand il se plonge dans le dossier, et qu'il commence à comprendre à quel point l'enquête a été bâclée, qu'il se prend de passion pour une affaire qui lui était d'abord apparue comme un simple fait divers. Il mène alors une véritable enquête.
La deuxième valeur, c'est la justice. Ce qui choque Voltaire, ce n'est pas seulement la condamnation d'un innocent, mais la sévérité de la peine qui lui a été infligée. Calas, même coupable, ne méritait pas d'être torturé en place publique et mis sur le bûcher.
Cette dénonciation d'une justice d'un autre temps, qui se délégitime elle-même en appliquant des peines d'une cruauté extrême, est un aspect essentiel de l'engagement de Voltaire. La question ne cessera, d'ailleurs, de le travailler, comme en témoigne le Commentaire qu'il publiera en 1766 à propos du traité de Beccaria, Des délits et des peines.
Ce qui anime Voltaire, enfin, c'est la lutte contre l'intolérance, c'est-à-dire la dénonciation de toutes les institutions qui menacent la liberté de pensée. Je préfère parler d'un combat contre l'intolérance plutôt que d'une exaltation de la tolérance, parce que Voltaire peut être fanatique dans sa dénonciation des fanatismes. Il y a ainsi chez lui une haine des Eglises, qui le pousse parfois à dire des horreurs - contre les juifs, par exemple. Ce qui explique que des pamphlétaires antisémites aient pu s'en réclamer sous l'Occupation.
Dans l'Inventaire Voltaire (Gallimard, "Quarto", 1995), vous écrivez que, pour lui, "les affaires constitu(èrent) aussi un fait d'écriture", au point de faire l'objet d'une "mise en scène littéraire". Que voulez-vous dire ?
Il ne faut pas oublier que les premiers textes de Voltaire sur l'affaire Calas, avant le Traité sur la tolérance, écrit en 1763, sont les "Pièces originales concernant l'affaire Calas", qui datent, elles, de 1762. Or ces pièces n'ont rien d'original puisque ce sont des lettres fictives signées des membres de la famille Calas, mais écrites par Voltaire lui-même. Voilà pourquoi je parle de "mise en scène". Voltaire, en quelque sorte, a été un grand manipulateur. Au nom de la justice et de la vérité, certes, mais un grand et subtil manipulateur quand même.
Quant à la dimension littéraire, elle est intéressante : quand on étudie les textes, on s'aperçoit que Voltaire, pour toucher ses lecteurs, a utilisé certains procédés du style dit "larmoyant", alors en vogue dans le théâtre. Ces emprunts, que l'on retrouvera plus tard dans les textes écrits par Beaumarchais à l'occasion de ses procès, ont été très bien étudiés par Sarah Maza dans Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire (Fayard, 1997).
Deux siècles et demi plus tard, ces textes de Voltaire sur l'affaire Calas vous paraissent-ils encore d'actualité ?
Je vous ai dit tout à l'heure qu'il ne fallait pas pousser trop loin les analogies avec l'affaire Dreyfus. Toutefois, je vous dirai aussi que c'est parce que Sartre avait fait de Voltaire l'ancêtre de Zola que j'ai commencé à m'intéresser au XVIIIe siècle dans les années 1950. Pendant la guerre d'Algérie, c'était très important pour des jeunes gens de ma génération - je suis né en 1937 - de pouvoir montrer à ceux qui nous appelaient "l'anti-France" qu'il y avait eu, dans ce pays, des hommes comme Voltaire ayant eu le courage de s'élever contre la torture. Voltaire, comme l'ensemble des philosophes des Lumières, fut d'abord pour nous un garant culturel de nos engagements.
Plus tard, les choses ont évolué : quand on travaille en détail sur la pensée des Lumières, on s'aperçoit que les choses sont plus complexes, qu'il y a des contradictions, des zones d'ombre - j'évoquais tout à l'heure l'antisémitisme... -, et cette dimension militante de mon attachement au XVIIIe siècle s'est estompée.
Et puis, dans les vingt dernières années, mon regard a de nouveau évolué. Quand je vois qu'on profane des cimetières juifs ou musulmans, qu'il y a des pays où on lapide des femmes pour adultère, où on coupe la main des voleurs, où on exécute des gens en place publique, alors je repense à Voltaire, aux pages superbes du Traité sur la tolérance, en me disant, avec la chair de poule, qu'elles n'ont malheureusement rien perdu de leur force ni de leur pertinence.
Jean Marie Goulemot est historien.
Dernier ouvrage de Jean Marie Goulemot paru : Pour l'amour de Staline. La face oubliée du communisme français (CNRS éd., 378 p., 10 €).