Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
"La Naissance du roman policier français. Du Second Empire à la première guerre mondiale", d'Elsa de Lavergne : quand Rouletabille supplanta Lacenaire
Pour qui aime les débuts rondement menés, il est commode d'affirmer qu'Edgar Poe (1809-1949) fut l'inventeur génial du roman policier. Un tel récit des origines, toutefois, reflète mal la manière dont les choses se déroulèrent en France, où la question se révèle plus complexe. A quelle date commencer ? Faut-il remonter aux ingénieux Arsène Lupin ou Rouletabille façon Belle Epoque, à la célèbre Affaire Lerouge (1866), d'Emile Gaboriau, voire aux romans-feuilletons de Paul Féval (1816-1887) ou de Ponson du Terrail (1829-1871) ?
Tout dépend de la manière dont on définit ce genre, répond la jeune chercheuse Elsa de Lavergne dans une belle étude sur la naissance du roman policier national. Le limiter à la découverte d'un crime puis à sa résolution méthodique par un enquêteur, autrement dit se donner pour modèle Sherlock Holmes, conduit infailliblement à conclure que les Français furent très longtemps de bien piètres artisans du whodunit (littéralement "qui l'a fait ?").
"Etonner son siècle"
Car durant le dernier tiers du XIXe siècle, ce ne furent que récits de crimes, aventures d'anciens bagnards ou procès sensationnels : jusqu'ici, les spécialistes ont ignoré de telles oeuvres, qu'ils ont rejetées dans la préhistoire du genre. Leur examen révèle toutefois que le roman policier n'est pas né tout armé du puissant cerveau de quelque écrivain : au contraire, il a fallu près d'un demi-siècle d'expérimentations pour qu'il prenne la forme que nous lui connaissons aujourd'hui. Là où nous attendons une intrigue résolue avec la rigueur d'une démonstration mathématique, nos ancêtres cherchaient plus volontiers une représentation des bas-fonds parisiens. Situé au croisement du roman-feuilleton, du roman noir ou du récit judiciaire, ce modèle littéraire connut d'improbables croisements, et mit un temps à se présenter sous les traits désormais familiers d'un Hercule Poirot ou d'un commissaire Maigret.
Elsa de Lavergne montre ainsi qu'aux enquêteurs infaillibles, les lecteurs d'alors préféraient les victimes et plus encore les criminels : anciens forçats devenus chefs de la police, tel François Vidocq, criminels endurcis, meurtriers s'érigeant en juges de la société... Révélatrice est la fascination qu'exerça Pierre-François Lacenaire (1800-1836), médiocre assassin mais brillant causeur, capable de faire de son procès une formidable tribune et d'"étonner son siècle" par ses Mémoires, que les écrivains exploitèrent aussitôt comme une source sur le monde de la "gueuserie".
En effet, la résolution d'une intrigue, source d'un indéniable plaisir cérébral, importait moins que le spectacle où les personnages de policiers faisaient souvent piètre figure et où les rebondissements s'enchaînaient sans égard pour la vraisemblance.
Ce n'est que progressivement que les petits reporters, "modestes faits-diversiers", inventèrent une autre manière de mettre en scène le vol ou le crime, fondée "sur le principe de la contre-enquête" : l'observation, le raisonnement, le recours à la psychologie ou aux preuves scientifiques ont dès lors constitué l'arsenal de tout bon roman policier. Et l'enquêteur (justicier, flic ou reporter) est enfin devenu le véritable héros de l'histoire.
LA NAISSANCE DU ROMAN POLICIER FRANÇAIS. DU SECOND EMPIRE À LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE d'Elsa de Lavergne. Classiques Garnier, 414 p., 62 €.