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Catégories : Woolf Virginia

Virginia Woolf et Lytton Strachey, Correspondance

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De 1906 à 1932, la correspondance entre Virginia Woolf et Lytton Strachey retrace l’histoire du petit groupe de Bloomsbury.

 

 

Le siècle naissant vient d’enterrer Victoria. Se dépêtrer du conformisme régnant sur l’empire, les idées et les arts est une autre affaire. D. H. Lawrence, condamné pour pornographie, s’exile. Qui donc respire encore sous ce couvercle? Comment donc soupçonner qu’en 1906 un banal échange de lettres entre personnes convenables amorce dans la plus persifleuse des correspondances, aussi libre que si la bienséance eût été de longtemps jetée aux orties, une ère nouvelle? Ce qui s’y exprime sans détour n’a pas alors d’équivalent en Angleterre.

Virginia Stephen, fille de l’éminent sir Leslie Stephen, prend donc la plume, à la fin de novembre 1906, afin de convier en famille Lytton Strachey, un ami de Thoby, son frère préféré, décédé cette même année de la typhoïde. Installés depuis peu à Bloomsbury, quartier «douteux», les enfants Stephen, Vanessa, Virginia et Adrian reprennent les « conversations du jeudi » commencées par leur frère avec ses condisciples de Cambridge. Ils tissent très vite des liens avec d’autres intellectuels cultivés, artistes, écrivains. Ces enfants terribles de Victoria vont fonder l’unique nid de guêpes des lettres anglaises capable de nous enchanter encore d’un miel aussi poivré que savoureux. Et de s’inscrire dans l’histoire en changeant bien des choses. De l’ombre inoubliée de Thoby Stephen − le Perceval dont les personnages des Vagues attendront en vain le retour − naît par amitiés et affinités le «groupe» de Bloomsbury.

À l’exception de Virginia, qui va épouser Leonard Woolf, et de l’économiste John Maynard Keynes, sait-on aujourd’hui qui furent ces agitateurs en rupture de tradition ? Y compris dans leur vie privée, que clarifient heureusement les notices biographiques du remarquable catalogue de l’exposition de Roubaix. Les lettres, trop peu abondantes (ils se voyaient fréquemment), échangées par Virginia et Lytton, entre fin 1906 et le décès précoce de ce dernier (1932), donnent sur le groupe de Bloomsbury, par nature fort peu rangé, et d’autres personnages du temps des aperçus sans charité excessive mais non sans humour. Mécène et mondaine, lady Ottoline Morrell, une de leurs têtes de turc, n’est pas ratée non plus par le peintre français Simon Bussy, familier de Bloomsbury. Affectueusement complice, le duo épistolier ne se cachait pas grand-chose (sauf que la chose littéraire demeure par essence moins assoiffée de conseils que d’approbation surtout chez Virginia). Même âge, même culture, même milieu. Lytton, un jour d’égarement, sollicite la main de son amie ; qui dit non. Le lendemain, ils n’y pensent plus. D’autant que Strachey, un temps amant du peintre Duncan Grant (voir à Londres l’étonnant portrait qu’il a laissé de Lytton − il ne figure pas au catalogue), n’aime que les garçons. Bloomsbury est, aussi, un nid de liberté sexuelle et d’échanges dans tous les sens qui fait sourire du peu d’invention des Liaisons dangereuses… En témoigne Ermyntrude et Esmeralda , dans le rayon libertin élégant et spirituel, part émergée d’un petit iceberg d’inconvenances délicieuses dans l’oeuvre de Lytton. La prude Victoria n’y aurait pu croire. S’il épargne feu la vieille reine dans la biographie qu’il lui consacre, il exerce sa causticité voilée dans ses portraits de Victoriens éminents.

Croirait-on que la mélancolique et perturbée Virginia, devenue entre-temps Mrs Leonard Woolf, tient sa plume en retrait des ironies de son ami ? Je serai plutôt enclin à soutenir qu’elle l’emporte dans la vivacité, la crudité, l’absence d’indulgence envers les fâcheux aussi bien qu’aux toilettes des hôtels en Espagne. Quelle insoupçonnable, vivifiante liberté d’écriture entre amis ! Tous écrivent, ou peignent, s’intéressent à tout. Paola, roman de Vita Sakville-West (1), « plus connue pour sa liaison avec Virginia que pour son oeuvre littéraire », écrit en 1932, vient seulement de paraître en français. Noir, acide, cet amusant ersatz en mineur des Hauts de Hurle-Vent accable le traditionalisme de province. « Nous haïssons les victoriens ! », cette apostrophe de Strachey vaut pour devise à tous !

La révolution woolfienne dans le roman est précédée, dans le champ pictural, par deux expositions qu’organise, en 1910 et 1912, le critique et peintre Roger Fry autour des post-impressionnistes, de Manet à Cézanne, et de Gauguin à Matisse. À Londres, cette explosion des formes et de la couleur fait scandale, et délivre d’un coup les amis de Fry à la fois du préraphaélisme, de la probe mais par trop bitumeuse application de Sickert, comme de la vision fuligineuse de Turner, aimablement qualifié par le sarcastique Whistler de « Watteau à vapeur »… Nous pouvons imaginer quels horizons dégagés l’initiative enthousiasmante de Fry offrait soudain à des artistes alors en marge des évolutions de l’art sur le continent.

La première exposition en France consacrée à Bloomsbury (excellemment documentée et commentée) nous révèle dans sa diversité la nature très ouverte du groupe, uni par un état d’esprit frondeur plus que par des théories. Elle restitue la place des arts plastiques, que nous connaissions mal, dans les activités nombreuses de ce qui n’aura été ni un phalanstère ni une école formaliste tel le Bauhaus. Et nous donne à voir la face moins connue de ses créations plastiques. Peintres et décorateurs, créateurs de formes et de tissus, de poteries et de mobilier, éditeurs, graveurs sur bois… Roger Fry et Duncan Grant (le plus créatif de tous dans le domaine des arts appliqués) oeuvrent avec constance dans de vivre dans les moeurs et le cadre quotidien.

Vanessa Bell − soeur de Virginia − crée aussi des tissus et se charge,
hélas! d’orner la couverture des ouvrages publiés par les Woolf à la Hogarth Press… Elle peint d’abondance, avec Duncan Grant (ils s’épousent dans un mariage de convenance). Dès 1914, elle signe des compositions « abstraites », puis revient au figuratif. Le profil pointilliste et lumineux de Fry par la même Vanessa ne manque pas de charme. Les uns et les autres se portraiturent, avec pas moins de cruauté que Lytton et Virginia s’y adonnent par écrit. Or, de cette dernière (qui sera la biographe de Fry), le catalogue cite une phrase en exergue: «Et puis, sous la couleur, il y avait la forme.» Ce qu’illustraient alors avec bien d’autres Seurat ou Bonnard dans une merveilleuse diffraction de la lumière. En foi de quoi il est permis de s’interroger sur ce qu’elle a pu penser de son portrait par Vanessa (1912, n° 30 du catalogue)… Tous sont erratiques dans leur quête. Le plus doué, le plus inventif, Grant, ne possède pas ce qui signe une oeuvre, quelle que soit son envergure : le style. Tous ont imprimé à leur époque, à un degré divers, un élan de liberté et de recherches formelles absolument inespéré. Ils n’ont pas, dans les arts plastiques, laissé de chefs-d’oeuvre, mais un pouvoir ludique d’incitation à être soi dont, un demi-siècle plus tard, un David Hockney paraît encore surgir. 

 

 


Notes

 

A lire
Conversation anglaise. Le Groupe de Bloomsbury, catalogue commenté de l’exposition du musée d’Art et d’Industrie de Roubaix (jusqu’au 28 février 2010), éd. Gallimard, 264 p., 270 ill., 39 euros.

Correspondance, Virginia Woolf, Lytton Strachey,
traduit de l’anglais par Lionel Leforestier,
éd. Gallimard, « Le Promeneur », 176 p., 24 euros.

Paola,
Vita Sackville-West,
traduit de l’anglais par Micha Venaille,
éd. Autrement, 82 p., 12 euros.

(1) Plus jamais d’invités ! de Vita Sackville-West vient de reparaître au Livre de Poche, après Toute passion abolie.

http://www.magazine-litteraire.com/content/critiques/article.html?id=14874

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