Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Delacroix et la manière
Critique
Le «Journal» comme peinture sur soi
Eugène Delacroix Journal Nouvelle édition intégrale établie par Michèle Hannoosh. José Corti ; tome 1, 1 214 pp. ; tome 2, 2 520 pp. ; 80 € les deux volumes.
Le 29 septembre 1931, ayant ouvert l’édition à paraître du Journal de Delacroix par André Joubin, la seule disponible jusqu’à cet automne et dont l’unique tome, tant aimé et toujours réédité par Plon, va désormais rejoindre les oubliettes d’une maison de campagne, André Gide note : «Du temps que j’admirais encore Delacroix, la lecture de son Journal a été une grande déconvenue. Pas plus dans son style que dans son art, il ne parvient à être tout à fait près de lui-même, comme font Baudelaire, Stendhal ou Chopin, qu’il savait pourtant admirer.»
La minutieuse édition de Michèle Hannoosh, professeurà l’université du Michigan, rappelle d’abord exactement le contraire : aussi bien dans son style que dans son art, Delacroix s’efforce d’être tout à fait près de lui-même, puisqu’«une triste chose de notre misérable condition» est «l’obligation d’être sans cesse vis-à-vis de soi-même». Malheureusement, pour tout cœur lucide, «soi-même» est un personnage infréquentable et Delacroix constate «qu’avec un esprit aussi vagabond et impossible, une fantaisie chasse l’autre plus vite que le vent ne tourne dans l’air et ne la voile dans le sens contraire».
Le premier objectif du Journal est donc d’observer les caprices et variations de ce «soi-même», de s’en rapprocher pour mieux le tenir à distance et le régler, afin d’en tirer sobriété, tenue, concentration, métier, art et gloire. Le second objectif, vingt ans après, n’est plus de dresser la bête, c’est à peu près fait, mais de décrire ses va-et-vient intérieurs et extérieurs. André Gide sent partout l’effort programmé, c’est ce qu’il n’aime pas et c’est ce qu’on aime : la lutte d’un homme avec ses anges, sa volonté de n’être jamais complaisant ni avec lui-même ni avec «les gens à conscience souple». Delacroix est un Alceste que la peinture sauve, élève et civilise.
D’où l’importance de cette nouvelle édition. Elle établit l’exacte chronologie d’un texte que son auteur relisait et prolongeait sans cesse, mais à d’autres dates, à la manière des «allongeails» de Montaigne, son guide préféré avec Pascal, Marc-Aurèle, Voltaire (le Dictionnaire philosophique) et Addison (le Spectateur) : Delacroix lit sans cesse et pense avec une admiration sévère tout ce qu’il lit.
Ses jugements ne lui ont pas fait que des amis. Quand paraît en 1893 la première édition du Journal, le duo des Goncourt écrit : «De bien imbéciles jugements littéraires a ce Delacroix ! Notamment sur Balzac et sur ce chef-d’œuvre, Eugénie Grandet. Et pas peintre du tout, en écriture, des gens qu’il a rencontrés dans la vie… Et pas styliste non plus. Je n’ai guère rencontré de bien dans ces deux volumes que cette phrase : "L’arrêté, le tendu de la peau qu’a seulement une vierge."» Le goût des Goncourt pour l’enflure et le style «petit monsieur» leur fait aimer Balzac comme il leur fait détester Delacroix : pour de mauvaises raisons. Qu’écrit en effet Delacroix en 1854 ? «Lu la triste Eugénie Grandet : ces ouvrages-là ne supportent guère l’épreuve du temps ; le gâchis, l’inexpérience, qui n’est autre chose que l’imperfection incurable du talent de l’auteur, mettra tout cela dans le rebut des siècles. Point de mesure, point d’ensemble, point de proportion.» Si le début ne rend pas justice à Balzac, la fin définit Delacroix : plus il avance en âge, plus la pureté classique et la sensation d’une décadence générale par mauvais goût le travaillent.
Couleurs. Le peintre ne se préoccupe pas de la lisibilité de ces pages. Il ne les a pas inclues dans son testament, lui qui écrivait à 25 ans : «Faut-il qu’un misérable et fragile papier se trouve être, par ma faiblesse humaine, le seul monument d’existence qui me reste ? L’avenir est tout noir.» Mais il est vrai qu’il écrivit aussi le contraire. A sa mort, les carnets et agendas se dispersèrent entre la gouvernante, Jenny Le Guillou, un vieil ami, Constant Dutilleux, et le légataire du peintre, Achille Piron. La gouvernante affirma qu’elle avait sauvé du feu les carnets que son maître voulait brûler : on ne saura jamais si elle a dit vrai. Mais l’ensemble fut préservé, réparti, recopié ou ballotté selon des méandres romanesques contés, dans la mesure du possible, par la préface de Michèle Hannoosh.
Entre manuscrits originaux et copie effectuée par le neveu de Dutilleux, le Journal a connu deux éditions : celle de Paul Flat (1893-1895) et celle d’André Joubin (1932). Michèle Hannoosh travaille depuis 1991 à la recherche des manuscrits. Elle a renoncé à signaler les fautes qu’elle a rectifiées, car elles «sont par trop nombreuses, rendant quelquefois le sens absolument ridicule». Une rapide comparaison semble indiquer que la remarque n’est pas exagérée.
Ce qu’on appelle le Journal provient des cinq cahiers écrits de 1822 à 1824 ; puis, après une période de silence de vingt-trois ans, des quinze mémentos allant de 1847 à 1862 ; et enfin des cahiers de notes écrits pendant les années intermédiaires, dont les découvertes progressives forment l’essentiel des inédits de la nouvelle édition. Parmi eux, le fameux Carnet héliotrope (1833-1859), où Delacroix recopie des paragraphes entiers de ses lectures : Byron, Goethe… et Balzac se taillent la part du lion.
On trouve enfin les carnets du Voyage au Maghreb et en Andalousie (1832), si déterminant pour l’œil de Delacroix. Ils figuraient déjà dans l’édition Joubin, mais il manquait des manuscrits, dont celui de l’arrivée à Tanger : «J’ai été vivement frappé surtout de trois figures assises gravement à mi-côte au-dessous de l’un des forts. Celui du milieu entièrement en rouge. C’était l’aspect le plus grave, le plus singulier pour un homme civilisé : exactement les trois figures d’évangélistes du temps de Dante que j’ai dans ma suite de vieilles gravures italiennes […]. Ces hommes rappellent d’une manière frappante les costumes de ce temps. Le capuchon qu’ils ont presque tous donne ce caractère.» Page essentielle : le Maroc révèle aussitôt à Delacroix l’étendue de ses propres visions.
Les carnets sont suivis des Souvenirs du voyage au Maroc, livre que Delacroix écrivit douze ans plus tard (avec ses notes et marginalias, également publiées). On peut ainsi comparer ce qu’il écrivit sur le moment, des notes brutes chargées de couleurs, de corps et de gestes, de vraies notes de peintre, et ce qu’il créa par la suite, «à travers un nuage», d’après les «circonstances» qui lui «paraissent autant de rêves» : un voyage théorique et esthétique.
Delacroix suit le comte de Mornay et dessine à toute heure, sans épuisement, même quand les autres s’endorment. On est dans l’ébriété qui suit la révolution de 1830 : tout le monde chante volontiers la Marseillaise, ça ne durera pas.
L’éditrice a déniché les journaux tenus par les consuls d’Angleterre et de Suède à Tanger, qu’elle cite. On y apprend par exemple que le consul sarde donna un bal masqué en l’honneur des Français. Les Arabes s’agglutinent et pensent que les chrétiens déguisés ont perdu la tête. Ils en rient poliment, «jusqu’à ce que Delacroix arrivât, habillé en Maure et portant une belle barbe fausse, si bien costumé et maquillé qu’ils le prirent d’abord pour l’un des habitants. Lorsqu’ils s’aperçurent de leur erreur et qu’ils surent que le chrétien s’était donné et le vêtement et l’aspect d’un fidèle, ils se fâchèrent tant que ce ne fut qu’avec difficulté qu’il échappa à la violence».
L’appareil critique de l’édition regorge de perles du même genre. Il éclaire aussi sans commentaire certaines erreurs de Delacroix. 7 mai 1824 : «Que je hais tous ces rimeurs avec leurs rimes, leurs gloires, leurs victoires, leurs rossignols, leurs prairies. Combien y en a-t-il qui aient vraiment peint ce qu’un rossignol fait éprouver ? Et pourtant leurs vers ne sont pleins que de cela. Mais si le Dante en parle, il est neuf comme la nature, et l’on n’a entendu que celui-là.» Tout cela est fort bien dit, mais une note précise : «En fait, Dante ne parle pas du rossignol.»
Colères. On trouve de tout chez Delacroix, comme chez son maître Montaigne : des citations, des aphorismes, des jugements contredits par d’autres jugements, mais aussi des scènes de toutes sortes, infiniment répétées, comme des miroirs reflétant sa sensualité, ses colères, ses faiblesses. Il en est une qui, en dénonçant sa tendance à la procrastination, plagie Proust par anticipation. Mai 1823 : «Je suis possédé à présent de la fine tournure de la camériste de Mme de Puységur. Depuis qu’elle s’est installée dans la maison je la saluais amicalement. Avant-hier soir, je la rencontrai sur le boulevard. Elle donnait le bras à une femme en service aussi chez sa maîtresse. Il me prit une forte tentation de la prendre sous le bras. Mille sottes considérations se croisaient dans ma tête, et je m’éloignais toujours d’elles, en me disant avec colère que j’étais un sot et qu’il fallait profiter de l’occasion… lui parler un peu, prendre les mains, que sais-je… enfin faire quelque chose. Mais sa camarade, mais deux femmes de chambre sous le bras, je ne pouvais guère les mener prendre des glaces chez Tortoni. Puis enfin quand il n’était plus temps de les retrouver, je courus sur leur trace et parcourus inutilement le boulevard.» Comme on écrit bien avec ce qu’on ne fait pas !
Tous les chemins de Delacroix mènent à l’homme, mais cet homme, qui est-il ? Observons la splendide photo d’Etienne Carjat, datant de 1861 et figurant en couverture des deux volumes. Delacroix a 63 ans et il lui reste deux ans à vivre : un fier hippocampe en redingote noire, sensible, ironique et nerveux, tout redressé dans les algues du génie, par caractère et peur de l’ennui, ce mal du siècle. On voit le dandysme, la sobriété classique, tout le travail décapant la graisse et les humeurs d’un cœur solitaire, le travail d’un homme qui écrit : «Quel fruit tirerai-je de ma presque solitude, si je n’ai que des idées vulgaires ?» Et aussi :«Quand tu as découvert une faiblesse, au lieu de la dissimuler, abrège ton rôle et tes ambages, corrige-toi.»
Le Journal de Delacroix est celui de l’imagination comme puissance dominante et dominée : comme acte féroce et inquiet de volonté. Quand il reprend le journal en 1847, la gloire est là. Il y croyait dès sa jeunesse : «La gloire n’est pas un vain mot pour moi. Le bruit des éloges enivre d’un bonheur réel. La nature a mis ce sentiment dans tous les cœurs. Ceux qui renoncent à la gloire ou qui ne peuvent y arriver font sagement de montrer, pour cette fumée, cette ambroisie des grandes âmes, un dédain qu’ils appellent philosophique […]. C’est que ces gens regardent comme une chose surtout dont ils doivent tirer vanité, cette renonciation volontaire à des dons sublimes qui ne sont point à leur portée.» Les amis de la modestie égalitaire et de la sagesse similitaoïste peuvent passer leur chemin.
Delacroix vieillissant est un notable qui continue de surveiller sa pente. Dînant chez le président Louis-Napoléon, bientôt putschiste, avec Ingres qu’il déteste, Lamartine et Mérimée, il sait écrire ce qu’il sait voir. Lamartine ? «Il donne le pénible spectacle d’un homme perpétuellement mystifié. Son amour-propre, qui ne semble occupé qu’à jouir de lui-même et à rappeler aux autres tout ce qui peut ramener à lui, est dans un calme parfait, au milieu de cet accord tacite de tout le monde à le considérer comme une espèce de fou.» Une note nuance la charge en rappelant que le «fou» Lamartine avait tout de même formé le gouvernement de février 1848 et qu’il avait attribué à Delacroix, en les couvrant d’éloges, les tableaux d’un peintre secondaire. L’hippocampe est orgueilleux.
Ombre. S’il saura fort bien ménager le second Empire, on ne sait pas comment il vécut les journées de 1848 : le carnet de cette année-là a sans doute été perdu dans un fiacre. Mais son caractère intérieur n’a guère changé. Le voici, à 52 ans, un matin de mai 1850 : «Je crois que les pâtisseries d’hier mangées à mon dîner pour égayer ma solitude ont contribué à me donner ce matin la plus affreuse et la plus durable morosité.» Le Journal des premières années, cette montagne de conscience dressée devant lui, projette toujours son ombre sur l’homme mûr. Continuons : «Me sentant mal disposé pour quoique ce soit, j’ai, vers neuf heures, gagné la forêt et été directement jusqu’au chêne Prieur. Quoique la matinée fût magnifique, rien n’a pu me distraire de cette humeur noire. J’ai fait un petit croquis du chêne ; le frais qui commençait à s’élever m’a chassé.» Et voici l’élévation : «J’ai été particulièrement frappé, sans en être égayé, de cette pourtant charmante musique des oiseaux du printemps. Les fauvettes, les rossignols, les merles si mélancoliques, le coucou dont j’aime le cri à la folie, semblaient s’évertuer pour me distraire. Dans un mois au plus, tous ces gosiers seront silencieux. L’amour les épanouit pour le sentiment ; un peu plus, il les ferait parler. Bizarre nature, toujours semblable, inexplicable à jamais !» La déconvenue de Gide, on la lui laisse.
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