Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Toyota : foncer dans le mur et le savoir
Comment le plus gros constructeur automobile du monde gaspille son capital de confiance, en a pleinement conscience et ne parvient pas à réagir.
Par Marc Mousli, chercheur associé au Lipsor (Cnam-Paris) et chroniqueur régulier sur www.alternatives-economiques.fr
Retrouvez ses chroniques précédentes, consacrées à l'actualité du management et de la gestion.
Près de 9 millions de véhicules rappelés, plus de 2 milliards de dollars de préjudice, une enquête fédérale aux États-Unis, et ce n'est qu'un début : les consommateurs américains s'organisent pour des « class actions » qui risquent de coûter cher à Toyota. Quelques mois seulement après être devenue le premier fabricant mondial d'automobiles, l'entreprise japonaise voit son image durement touchée et ses ventes s'effondrer. S'il est exact que la malfaçon sur la pédale d'accélérateur a provoqué plusieurs morts, l'affaire est grave. Pour un incident beaucoup moins tragique, une trace infinitésimale de benzène dans quelques bouteilles d'eau, en 1990, Perrier, fleuron de l'industrie agroalimentaire française, est passée sous le contrôle de la multinationale suisse Nestlé. Les conséquences seront probablement moins radicales pour le géant nippon : il dispose de réserves financières et d'un éventail de marques qui sauront prendre, dans leur communication, leurs distances avec la maison-mère.
Pourquoi ce gâchis ?
De nombreux commentateurs ont expliqué que Toyota avait abandonné, il y a quelques années, le management par la qualité globale (Total Quality Management), fondement de sa réussite. D'autres ont affirmé que sa croissance, notamment aux États-Unis, avait été beaucoup trop rapide. Ces explications sont superficielles, mais pas complètement fausses : la production mondiale de la firme a fait un bond, passant de 4,6 millions de voitures en 1998 à 9,5 millions en 2007. Quant aux principes historiques du toyotisme, même s'ils sont officiellement toujours en vigueur, ils ont évolué. Certains changements sont positifs : en 2008, Toyota a décidé de payer les heures supplémentaires de ses collaborateurs ; d'autres sont techniques, comme la remise en cause du principe du « zéro stock ». Enfin, certaines évolutions sont destructrices : on trouve maintenant dans les usines japonaises un tiers de travailleurs précaires, comme chez un quelconque Renault ou Peugeot ; ce qui n'est guère judicieux pour un modèle largement fondé sur la cohésion sociale.
Sans minimiser les mérites des concepteurs et des ingénieurs du constructeur nippon, qui vend des voitures outre-Atlantique depuis 50 ans, il faut bien dire que sa croissance aux États-Unis a été puissamment aidée par l'insigne médiocrité des produits américains. Les GM, Ford et autres ont perdu la main pour les véhicules d'entrée et de milieu de gamme. Et c'est principalement dans ce créneau que se sont engouffrés les constructeurs asiatiques. Ils ont évidemment, pour l'image, mis en avant leurs produits innovants comme la Prius, à motorisation hybride, ou haut de gamme, avec la Lexus, qui fait jeu égal avec Cadillac et Porsche au sommet du classement de JD Power[1]. Mais le plus gros de leur chiffre d'affaires est apporté par les véhicules dits compacts, que le renchérissement du pétrole a rendus très populaires.
Comment freiner à temps ?
La mésaventure du géant nippon donne l'occasion de poser deux questions fondamentales, en matière de management. La première est ancienne : on se la posait il y a quinze ans lorsque Toyota a commencé à construire des usines en Europe : des méthodes aussi exotiques peuvent-elles être correctement appliquées par des ouvriers autres que japonais ?
« Évidemment », répondaient à l'époque les dirigeants des filiales françaises. Ils en rajoutaient même, expliquant que la combinaison des principes révolutionnaire du toyotisme et des qualités particulières de l'ouvrier français : esprit d'initiative, culture industrielle, débrouillardise, donnait des résultats encore meilleurs que ceux des usines japonaises. Il semble que la recette ait fait long feu, ou qu'elle fonctionne moins bien avec les Américains et les Tchèques, dont les usines sont mises en cause dans l'affaire de la pédale d'accélérateur.
La deuxième question est plus générale : pourquoi les organisations ont-elles tant de mal à modifier une tendance néfaste, même lorsqu'elles ont conscience d'aller à la catastrophe ? Cassandre, princesse de Troie, avait le don de prédire, mais plus ses prédictions étaient exactes, moins son entourage la croyait. Plus près de nous, Nouriel Roubini en 2005 et Paul Jorion en 2006 avaient décrit le mécanisme diabolique des subprimes[2], ce qui n'a pas empêché les acteurs financiers de spéculer frénétiquement et en toute connaissance de cause jusqu'à l'été 2007 … De la même façon, les deux derniers PDG de Toyota savaient qu'ils étaient sur une pente dangereuse. En octobre 2009, Akio Toyoda se disait pessimiste. Il déplorait chez ses cadres une arrogance due au succès, en décalage avec la culture traditionnelle de sa firme et de son pays, et il mettait en doute la capacité de l'entreprise à maintenir la qualité de ses produits avec le rythme de croissance qu'elle connaissait alors. Plus inquiétant encore, en 2007, le prédécesseur d'Akio Toyoda, Katsuaki Watanabe, dans une longue interview publiée dans la Harvard Business Review,[3] expliquait ses craintes pour l'avenir, notamment à cause de la pénurie de personnel compétent pour soutenir la croissance mondiale de l'entreprise. Les jeunes diplômés recrutés dans le monde entier lui affirmaient, à l'issue de leur formation au Japon, avoir parfaitement assimilé l'esprit Toyota, mais Watanabe était persuadé du contraire, sachant la nécessité d'une longue pratique dans un environnement de travail totyotiste pour s'imprégner du Toyota Way. Pour la même raison, il se désolait devant le turnover excessif dans ses usines à l'étranger.
Que faire devant cette impossibilité flagrante de maintenir le niveau de qualité qui est attaché depuis plusieurs décennies au nom de Toyota? Le vieux PDG, imprégné de la culture maison, évoquait l'éventuel recours à l'un des outils classiques du toyotisme : la possibilité pour l'opérateur d'arrêter la chaîne lorsqu'un incident met en péril la qualité de la production. La métaphore qu'il a utilisée au cours de l'entretien prend aujourd'hui un singulier relief : « Quand je conduis, j'ai les mains sur le volant mais je pense aussi constamment à quand il faut accélérer et quand il faut freiner. Il est possible que je n'aie pas à freiner immédiatement, mais si le jour vient chez Toyota où il faudra que j'appuie sur le frein plutôt que sur l'accélérateur, je n'hésiterai pas à le faire »[4].
Trop tard …
13 mars 2010