Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Prends-en de la graine
Les foodingues. Tous les jeudis, passage en cuisine. Aujourd’hui, la moutarde.
Flickr/WordRidden
Amidi, vous allez vous attabler avec vos compères habituels de déjeuner à la brasserie qui fait l’angle avec le boulevard. On choisira le petit menu du jour avant de causer taule et turbin, mouflets et tribu. Ce n’est pas qu’on s’ennuie avant les hors-d’œuvre mais on ira tous se ravitailler dans le moutardier histoire de s’en tartiner une lichette avant d’attaquer l’œuf mayo ou les carottes râpées. La moutarde que l’on étale négligemment sur un quignon de pain fait partie de ces petits riens qui vous ragaillardissent au mitan de la journée. C’est un rite d’avant-becquetance qui vous fait monter l’eau à la bouche. On l’aime bien notre petit moutardier esseulé posé sur la nappe en papier. Avec une mention spéciale pour les pots joufflus avec couvercle en plastique orange. On pardonnerait même son contenu parfois fatigué plutôt que de se résigner à cette moutarde façon sachet de préservatifs que nous imposent les fast-foods et les bistrotiers radins.
Parce que la moutarde, ça se pioche, ça s’étale, ça se tartine. Même quand elle ne s’impose pas - gustativement s’entend - avec le plat du jour, on l’invite dans l’assiette. Comme une touche de complicité, un trait chaleureux dans un repas qui ne l’est pas forcément. Alors l’autre jour, pour rendre hommage à cette moutarde qui nous piquait déjà le nez à peine sevré avec les chipolatas au barbecue de l’oncle Bob, on prend le train pour Beaune et la maison Fallot qui est la dernière moutarderie familiale et indépendante de Bourgogne face, notamment, à l’artillerie lourde détenue par Unilever (Amora, Maille…).
Grands crus. C’est un temps de grand vent où s’agitent des bouquets de lilas violet. Par les vitres du train, on regarde défiler un jour de printemps gris et austère que ne parvient pas à réchauffer le panache jaune des champs de colza. Passé Dijon, la vie du rail s’apparente à une cure de grands crus quand défilent les gares et les vignobles : Gevrey-Chambertin, Nuits-Saint-Georges et Beaune, cité ronde où l’on s’enfonce par des rues où vont touristes américains, japonais et vieux messieurs très dignes qui s’apprêtent comme un dimanche pour acheter leur barquette de langue de bœuf sauce piquante ou leur baguette de pain. La moutarderie Fallot (20 salariés) est l’une de ces raretés que sont devenues les usines et ateliers encore au cœur des villes (1). On la découvre derrière un porche à une poignée de pas des Hospices de Beaune. Au XIXe siècle, il y avait ici trente moutardiers et deux cents en Bourgogne. Aujourd’hui il n’y a plus que trois moutardiers à Dijon et Fallot à Beaune.
La maison a été fondée en 1840 et dès l’entrée, on saisit sa spécificité : une imposante meule de pierre, survivance des temps fort anciens où l’on écrasait déjà la graine de sénevé - nom de la graine de moutarde - avec du moût de raisin, du verjus ou du vinaigre pour en faire de la moutarde. Au nom du goût, la moutarderie Fallot est restée attachée à ses grosses roues de pierre rugueuse cerclées de fer qui vont moudre doucement les minuscules grains sombres de la moutarde quand la productivité impose ailleurs des techniques de broyage plus rapides. Quand les meules de la concurrence donnent quatre ou cinq fois plus de moutarde à l’heure, Marc Désarménien, directeur général de la maison Fallot, fait l’éloge de la lenteur avec laquelle la roue volante va écraser la graine contre la roue dormante : «Il ne faut pas que la meule tourne trop vite sinon les grains vont s’échauffer. C’est là que la force de la moutarde va se faire sentir. Il faut que la pâte ne soit ni trop liquide ni trop sèche.»
Pour que survivent ses meules, le patron de Fallot est allé prospecter des carrières de «pierre alimentaire», a planché sur un procédé moderne de «rhabillage les meules», c’est ainsi que l’on nomme l’action de retailler la pierre des meules pour qu’elles conservent leurs capacités de broyage. Chaque année, 13 000 visiteurs viennent découvrir le patrimoine et le savoir-faire de cette moutarderie à travers un parcours muséographique et une autre mise en scène plus futuriste sur le site de production actuel. On y hume le parfum réjouissant du condiment en broyant soi-même quelques grains de moutarde avec un peu de vin blanc ou de vinaigre dans un mortier. Puis l’on s’en va caresser une monumentale jarre de grès qui conservait le verjus ; contempler le gros tonneau ventru du malaxeur chassant les bulles d’air de la moutarde pour ne pas qu’elle s’oxyde.
Relance. Avant de s’attarder sur une assiette de gourmandises qui permettent de goûter les moutardes Fallot au pain d’épices de Dijon, au cassis, à l’estragon. Avec un dé de jambon persillé, on s’est longuement attardé sur la «moutarde de Bourgogne» que la maison Fallot fabrique avec des graines de moutarde cultivées en Bourgogne et du vin blanc aligoté de Bourgogne. Ce petit chef-d’œuvre condimentaire, qui bénéficie d’une Indication géographie protégée (IGP), s’inscrit dans une démarche collective de relance de la culture de la moutarde en Bourgogne alors qu’une grande partie de la production provient du Canada. Pour cette moutarde de Bourgogne, on est allé commander chez le boucher quatre belles tranches de jarret de veau (façon osso bucco) que l’on va préparer avec les ingrédients suivants : deux oignons rouges ; deux carottes, une branche de céleri ; un verre de vin blanc ; un verre de bouillon de viande ; quatre tranches de pain d’épices, sel, poivre, farine, beurre et huile d’olive. Farinez les tranches de veau et faites-les dorer au beurre dans une grande poêle. Réservez. Epluchez les oignons, les carottes, le céleri et tailler en julienne. Emiettez les tranches de pain d’épices. Faites revenir les légumes à l’huile d’olive dans une cocotte. Ajoutez le vin blanc, le bouillon de viande, trois cuillères à soupe de moutarde et le pain d’épices. Mélangez et incorporez les tranches de viande. Laissez mijoter à feu doux une heure en remuant de temps en temps en partant du fond de la cocotte. Si vous souhaitez une saveur plus piquante, vous pouvez rajouter une cuillère à soupe de moutarde en fin de cuisson. Et n’oubliez pas que la graine de moutarde noire ou brune, que l’on se procure dans les épiceries orientales, est une magnifique épice en soi pour égayer une poêlée de carottes, un gratin de légumes racines (navets, panais, carottes), parfumer une sauce à la crème accompagnant un poisson ou une viande blanche.
(1) Moutarderie Fallot, 31, rue du Faubourg Bretonnière 21200 Beaune, 03 80 22 10 02, Fallot.com. Renseignements également à l’Office du tourisme de Beaune, 03 80 26 21 33.
Crédit photo: Flickr/WordRidden
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