Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Michael von Graffenried, la réalité panoramique
A première vue, l'homme est inoffensif : un sourire jusqu'aux oreilles, de petites lunettes rondes, des cheveux et des mots en bataille. Et pourtant, partout où Michael von Graffenried passe, les sourcils se froncent, les dents grincent. Sa recette ? Il ne montre, dit-il, que "la réalité". Mais "elle est souvent difficile à affronter".
Jusqu'au 13 juin, la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris, offre à ce trublion à l'accent suisse sa première rétrospective, intitulée "Outing". Il faut aller le voir aux visites guidées de la MEP, qu'il assure en personne : un spectacle à lui tout seul, avec moulinets de bras et débit mitraillette, où il raconte l'envers et l'endroit de ses photographies.
Sur les murs, celles-ci s'étalent, en rangs serrés, panoramiques : un format devenu sa marque de fabrique depuis son travail le plus connu, sur l'Algérie. Graffenried a été le seul photographe occidental à s'y rendre régulièrement pendant les sanglantes années 1990, au moment des attentats. Pendant cette époque troublée, chacun avait peur de son ombre. "Le seul moyen de photographier les gens, c'était de voler les images", dit-il. L'appareil panoramique, qu'il porte sur la poitrine, sans viser ni mettre au point, lui permet alors de faire entrer dans l'image le plus de réalité possible, de saisir toutes les couches de la société. Les images obtenues ne sont pas propres, mais vivantes et heurtées : islamistes, policiers, femmes dans la rue. Graffenried a exposé ces images à Alger, en 2000. L'occasion de tourner un film où on voit les gens se confronter, avec douleur, aux photos de l'époque.
Cette façon de mettre les images sous le nez des gens, de gré ou de force, est une autre de ses spécialités. En Egypte, en Suisse, aux Etats-Unis, le photographe organise toujours une exposition sur place. "C'est une sorte d'expiation, explique-t-il, mi-sérieux, mi-souriant. Ces sont mes racines protestantes, j'ai la culpabilité bien ancrée. Je vole les photos, c'est mal, alors c'est une façon de leur rendre." Dans son catalogue, le photographe a même pris le parti radical de ne montrer ses oeuvres qu'en situation : face au public, dans la presse, au journal télévisé... Au risque de rendre le tout totalement illisible.
Par cette confrontation systématique, Graffenried veut "ouvrir les yeux" des gens. En 2005, après avoir réalisé un travail choc sur un couple de toxicomanes, "Cocaine Love", le photographe a loué des panneaux publicitaires géants pour forcer les passants à se colleter avec cette réalité. A la MEP, les Français aussi sont pris à partie. Graffenried y a installé un distributeur automatique : quand on y met un jeton, il en tombe un kit avec tout ce qu'il faut pour se droguer. Choquant ? Cette machine est française. "Personne ne veut le croire !, s'étonne le photographe, qui l'a empruntée à l'association SAFE. On en trouve dans la rue, tout près d'ici. Mais quand on ne veut pas voir les choses, on ne les voit pas."
Cela fait longtemps que le photographe cultive ses talents de provocateur médiatique. Récemment, c'est la ville de New Bern, en Caroline du Nord, qui en a fait les frais. La ville a été fondée par un ancêtre du photographe, Christoph von Graffenried - "Un aventurier, la honte de la famille", rigole son descendant. Ce dernier n'a pas donné dans l'hommage respectueux : à New Bern, il a photographié des vétérans d'Irak débauchés dans des bars à filles, des obèses, des pauvres... La polémique a atteint les journaux locaux.
Mais c'est surtout son pays natal, la Suisse, qui reste la première cible. Dans les années 1980, Graffenried se faisait déjà traiter de "mauvais Suisse", car il aimait moquer la respectabilité nationale avec des images de mendiants, de chasseurs de rats dans les égouts ou de députés qui se curent le nez à l'Assemblée nationale. Plus tard, il s'en est aussi pris à un club naturiste très fermé, aux accents new age, près du lac de Neuchâtel, dans une série étonnante et pleine de charme, "Nu au paradis". Et Graffenried, rejeton d'une grande famille suisse, n'a pas fini de régler ses comptes avec sa patrie.
Récemment, il est parti en croisade contre l'interdiction des minarets inscrite après un vote populaire dans la Constitution suisse : "Ce vote n'est pas seulement contre les musulmans, s'insurge-t-il, c'est contre tout ce qui vient du dehors. Pour les Suisses, c'est le diable !" Il a décidé de ne plus jamais exposer dans son pays natal. Et, dans la foulée, il a réalisé une vidéo tournée à Londres, où l'on voit l'érection d'un minaret. "Ça ressemble à un pénis, s'amuse le photographe. Et c'est l'Etat qui construit ça !"
"Outing ", Maison européenne de la photographie. 5-7, rue de Fourcy, Paris 4e. Tél. 0 1-44-78-75-00. Jusqu'au 13 juin. Du mercredi au dimanche, de 11 heures à 20 heures. Mo Sain-Paul. De 3,50 € à 6,50 €. Visite guidée par l'artiste, samedi 5 juin, à 11 heures. Catalogue, 184 p., 18 €. "Eye on Africa", galerie Esther Woerdehoff, 36, rue Falguière, Paris 15e. Jusqu'au 3 juillet.