Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Le voyage dans le passé de Stefan Zweig
PAR JEAN-MARC PARISIS
28/05/2010 | Mise à jour : 17:42 Réagir
L'écrivain autichien sur la Côte d'Azur. Polyglotte accompli, il traduisit notamment des oeuvres de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud lors de son séjour sur la Riviera au début des années 30.
Près de soixante-dix ans après son suicide, l'écrivain autrichien continue à fasciner des millions de lecteurs. Ses inédits s'arrachent, les biographies qui lui sont consacrées, aussi. Mais comment devient-on un écrivain culte?
Entre 1911 et 1933, Brûlant secret, l'une des plus fortes nouvelles de Stefan Zweig, fut diffusé à plus de 140 000 exemplaires en Allemagne. Celui qui exécrait le succès y sera abonné jusqu'à son suicide en 1942, et après. Vivant, on le traduisait déjà presque partout en Europe, sur le continent américain, et aussi en russe, en chinois, en turc, en arménien. Brûlant secret, Amok, Lettre d'une inconnue ont chacun connu trois adaptations au cinéma, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme en compte six. Aujourd'hui, la Zweigmania se poursuit, en France notamment, où l'on s'est récemment emballé pour deux inédits en français: Le Voyage dans le passé et Un soupçon légitime, traduits en 2008 et 2009 chez Grasset, qui réédite ce mois-ci La Pitié dangereuse.Symptomatique, aussi, le succès en librairie de Laurent Seksik imaginant Les Derniers Jours de Stefan Zweig (Flammarion).
Pourquoi cette passion? Dans la sagace et vibrante biographie qu'elle lui a consacrée et qui vient d'être rééditée (récit fluide, empathique, quasiment sans notes, à la Zweig), Dominique Bona avance des explications. Il «écrit vite et efficace», ses nouvelles sont intemporelles, «détachées de l'Histoire»et «visent l'humain». Il y a autre chose. Crépusculaires, ses fictions ont la couleur de notre époque, elles parlent à des consciences troublées. De plus, elles explorent souvent le thème du secret, et ce monde a perdu le sens du secret, le code qui chiffre et déchiffre les coeurs dans le temps.
Avec Lotte Altmann, sa seconde épouse, qui se suicidera avec lui le 22 février 1942.
Secret et crépusculaire, mais aussi sombre et sensuel, solitaire et amical, sage et victime, c'est bien le cas de Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 dans les beaux quartiers de Vienne, la capitale d'un empire austro-hongrois opulent et figé dans sa magnificence. Son père a gagné des millions dans l'industrie textile. Sa mère porte des robes de taffetas et sillonne les salons de la bourgeoisie. Stefan Zweig est juif, mais ne pratique pas. Comme son frère aîné, il fréquente le Maximilian Gymnasium. A ce lycée qui sent la prison, l'élève passable préfère le théâtre, les concerts de Brahms ou de Schönberg, les cafés fumants de littérature. Il n'ose cependant s'aventurer au Café Central, où s'attablent Hugo von Hofmannsthal et Arthur Schnitzler, avant d'avoir fait ses preuves en poésie. Il les produira à 19 ans avec le recueil Cordes d'argent.Rainer Maria Rilke a beau lui écrire à cette occasion, Zweig doute de ses propres dons. Et déjà, il songe à partir. A Berlin, l'avant-garde le change quelques mois des chocolats de l'empire. Revenu à Vienne, il boucle un doctorat en philosophie en 1904, puis va et vient pendant dix ans: l'Europe, l'Inde, l'Indochine, les Etats-Unis, les Antilles, Cuba. Il débute comme il finira, en errant, avec pour visa permanent sa propension à l'admiration et au partage des idées. A Montparnasse, en 1911, il rencontre Romain Rolland, qui notera un jour: «L'amitié est sa religion.» Sur la toile du Vieux Monde bientôt déchirée par la Grande Guerre, il tisse des liens puissants: Emile Verhaeren, Hermann Hesse, Heinrich Mann, James Joyce. Plus tard, sa maison de Salzbourg accueillera Pierre Jean Jouve, Paul Valéry, Rabindranath Tagore; Béla Bartók, Maurice Ravel, Richard Strauss y joueront du piano.
Depuis la terrasse de sa maison à Salzbourg (vers 1930).
Avec les femmes, malgré sa timidité, c'est une autre affaire, joyeuse et prolétaire. Il apprécie les lingères, les vendeuses de bonbons, les serveuses, les fleuristes, les prostituées, les étudiantes. Rien qui n'engage, que des extases, parfois multipliées, pour dissoudre l'angoisse. Dans son journal de 1912, on lit qu'il a amené chez lui «deux amies dont les beaux corps» le «réjouissent». Cette année-là, il se lie avec Friederike von Winternitz. Séparée, émancipée, elle écrit des romans sentimentaux. Elle l'aime, respecte sa liberté. Lui l'aime, à sa façon: «J'aimerais qu'elle se débarrasse de sa sensualité, qui perturbe chez elle la pure sensation que j'ai de son admirable univers.» Mariés en 1920, elle se peindra en épouse protectrice, «prophylactique», «gardienne de son oeuvre». Une femme de paix, en somme.
Belliciste, Zweig le fut une fois, en 1914. Pétri de culture allemande, il tempête contre la France qui «se bat pour sa naïveté et l'Angleterre pour son portemonnaie». Il reviendra de sa colère en visitant comme adjudant l'horrible front de Cracovie à Budapest. Face au désastre, il écrira une pièce de théâtre, Jérémie, à la gloire d'un prophète de la paix. Jérémie est un vaincu, c'est important pour Zweig, qui postule que la défaite grandit plus que la victoire. En 1917, lorsqu'il se rend en Suisse épauler les intellectuels pacifistes, ses discours prônent le «renoncement». Certains y voient de la lâcheté. Zweig n'est pas un lâche, c'est un idéaliste. «Citoyen d'Europe», il appelle à «considérer fraternellement comme une unité notre monde multiple». Pendant plus de vingt ans, il défendra cette idée dans des tournées de conférences, le laissant parfois épuisé «comme un chanteur de concert qui n'a plus de voix». Basé à Salzbourg à partir de 1919, il contracte des alliances purement spirituelles. Trois maîtres traitent de Dostoïevski, Balzac, Dickens. Le Combat avec le démon se consacre à Hölderlin, Kleist, Nietzsche. Trois poètes de leur vie rassemble Stendhal, Casanova, Tolstoï. Ses essais et biographies s'écrivent à l'encre empathique, à l'exception de Fouché (1929). Traître à tous sauf à lui-même, le policier de Napoléon fait figure d'intrus dans la galerie, mais il a valeur d'indice, cristallisant l'effroi politique de Zweig face à ces «joueurs professionnels que nous appelons diplomates», «ces artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés».
1933 : ses livres sont brûlés à Berlin, comme ceux de Mann, Einstein, Freud...
Antinazi, antifasciste, anticommuniste, Zweig n'en réfère qu'à la raison et à la poésie, si richement servies par la langue allemande depuis des siècles. Le style national-socialiste le mortifie. En 1931, il publie La Guérison par l'esprit, où l'on trouve une apologie de Freud, sur lequel on crache déjà. Freud s'agace un peu de ses simplifications. Mais Zweig se trompe sur un point plus essentiel: l'Europe ne guérira pas par l'esprit.
Ostende, en Belgique, avec son ami l'écrivain autrichien Joseph Roth, qui disparaîtra en 1939.
Après l'incendie du Reichstag en février 1933, les nazis interdisent le film que Robert Siodmak a tiré de Brûlant secret. En mai, à Berlin, on brûle ses livres, comme ceux de Thomas Mann, Schnitzler, Einstein, Freud. Joseph Roth et Klaus Mann l'exhortent en vain à prendre position. Certains s'exilent, il reste en Autriche à travailler sur une vie d'Erasme, l'humaniste combattu par Luther: «Ce sera, je l'espère, un hymne à la défaite.» Il ne dévie pas de sa ligne. La logique de guerre, non plus. En février 1934, à Linz, la révolte ouvrière est écrasée par le chancelier autrichien Dollfuss allié aux mussoliniens. Le lendemain, quand la police surgit chez lui à la recherche d'armes imaginaires, il se décide à partir, seul, écrire sur Marie Stuart, à Londres. Il y rencontre Lotte Altmann, 26 ans, née en Silésie. C'est une longue fille brune, à l'air triste, de complexion fragile. Le tragique les unit; de secrétaire, elle devient sa maîtresse. De Londres, il file aux Etats-Unis pour des conférences, New York le revigore un peu. Quand il séjourne à Salzbourg, il y sent la mort. Insouciante, Friederike supporte mal sa hantise du malheur. Elle a tort, son mari a des antennes pour le pire. En mai 1936, il écrit à l'écrivain Carl Seelig: «Saisir toutes les chances qui s'offrent à nous, qui sait si nous ne serons pas tous gazés d'ici quelques années?» En août, le Brésil l'accueille tel un roi. A son retour, l'Europe spectrale lui serre l'âme comme à «un homme qui passe ses nuits dans un cimetière, sur la tombe de sa femme disparue». Toujours pas d'engagement public. Mais un livre, Le Chandelier enterré, parabole sur la persécution des Juifs au Ve siècle. En 1938, sa dépression prend corps historiquement avec l'Anschluss qui phagocyte l'Autriche. A Salzbourg, ses oeuvres partent en fumée, on saisit ses biens, sa collection d'autographes et de manuscrits. Où flotte la mèche de cheveux de Beethoven qu'il gardait précieusement? Friederike réussit à fuir en France, ils vont divorcer.
A Londres, il se démène pour aider financièrement Joseph Roth, qui meurt en mai 1939 à Paris. Dans l'oraison funèbre rédigée pour son ami, Zweig condamne Hitler à sa manière, l'accusant d'avoir fait subir à la littérature «la plus terrible défaite de son histoire». En septembre, il épouse Lotte. Naturalisé anglais, il loge à Bath dans l'adversité: «Une vie avec une France détruite, dans une Angleterre hostile à l'Allemand et au Juif que je suis, n'a plus de sens.» L'été 1940, il quitte l'Europe avec Lotte. Après une escale aux Etats-Unis, le couple part pour le Brésil et l'Argentine, revient à New York, se pose dans le Connecticut, réembarque en août 1941 pour le Brésil. Terminus Petrópolis, dans la montagne, à 80 kilomètres de Rio. On dirait une station thermale européenne, avec un petit air tyrolien, en plus chaud, plus humide. Il écrit Brésil, terre d'avenir, mais il n'a plus que des souvenirs, et c'est Le Monde d'hier qui restera, posthume. Comme Le Joueur d'échecs. Il a perdu. Lotte va le suivre encore. Le 22 février 1942, on les trouve allongés sur leur lit, elle agrippée à lui, suicidés au Véronal. Il y a beaucoup de suicides dans les nouvelles de Zweig. A son propos, Jules Romains parlera d'un «sage». Oui, mais d'une sagesse ployant sous son propre absolu, une sagesse vulnérable, finalement invivable.
* Stefan Zweig, de Dominique Bona, Grasset, 460 p., 20,90 euros. Les citations de S. Zweig et de F. von Winternitz proviennent de cet ouvrage.
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