Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
La troisième vie de Jacqueline Lamba
Choses lues, choses vues |
Lundi, 17 Mai 2010 21:39 |
Jacqueline Lamba et André Breton, photographie de Claude Cahun et couverture du livre. Entre 1934 et 1942, Jacqueline Lamba fut la compagne d'André Breton. Man Ray la photographia lumineuse et nue, son époque estimait qu'elle était "scandaleusement belle". Longtemps confondue avec quelques-unes des plus vives incarnations du surréalisme, son aventure la plus personnelle ne fut pas immédiatement visible. Les désirs de création et l'impétuosité qui l'habitaient la situent à présent dans la fascinante proximité de trois grandes artistes de sa génération qui furent ses fidèles amies, Frida Kahlo, Dora Maar et Claude Cahun. Georgina Colville qui publiait en 1999 chez Jean-Michel Place un ouvrage à propos de "trente-quatre femmes surréalistes" affirmait qu'elle était d'abord peintre et qu'elle fut "scandaleusement oubliée". |
Après d'autres recherches comme celles de Salomon Grimberg ou bien grâce aux images de deux réalisateurs de courts métrages - Teri Wehn Damish qui l'interviewa en octobre 1987, et Fabrice Maze qui a mis en diffusion un DVD de 2 x 55 minutes - l'historienne d'art italienne Alba Romano Pace achève de faire sortir de l'oubli la trajectoire de Jacqueline Lamba. Issu d'une thèse soutenue à Palerme, son livre vient de paraître chez Gallimard, dans la collection Témoins de l'art de Jean-Loup Champion, "Jacqueline Lamba, peintre rebelle, muse de l'amour fou".
Entre Nuit du Tournesol et Maison bleue
Jacqueline Lamba était née le 17 novembre 1910. D'origine italienne, son père mourut alors qu'elle avait à peine trois ans et demi. Française, sa mère succomba à la tuberculose en 1927. Jacqueline suivit des cours à l'union centrale des arts décoratifs ainsi que dans l'atelier d'André Lhote où elle se lia d'amitié avec Dora Maar. Son cousin André Delons (1909-1940) qui fut proche du Grand Jeu et de l'AEAR, l'initia à la littérature d'avant-garde et renforça ses convictions politiques proches de l'extrême-gauche : celui qu'elle désignait comme "le seul de la famille à qui je parlais" lui prêta Nadja et Les Vases communicants. José Corti avait par ailleurs publié depuis la Place Clichy des photographies de Jacqueline dans sa revue Du Cinéma.
La suite nous est familière, les biographes d'André Breton ainsi qu'un chapitre de L'Amour fou en témoignent. Pendant la Nuit du Tournesol, le 29 mai 1934, Jacqueline Lamba provoque sa rencontre avec André Breton au Café Cyrano de la Place Blanche. "Je l'avais déja vu pénétrer, écrivit Breton, deux ou trois fois dans ce lieu : il m'avait à chaque fois été annoncé, avant de s'offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement de saisissement d'épaule à épaule ondulant jusqu'à moi à travers cette salle de café depuis la porte ... Ce mouvement, que ce soit dans la vie ou dans l'art, m'a toujours averti de la présence du beau". Entre "Café des oiseaux", place d'Anvers, du côté des Halles et de la Tour Saint Jacques, depuis Pigalle jusqu'à la rue Gît-le-Coeur, une longue promenade nocturne s'ensuivit. Jacqueline a 24 ans. A cette époque, comme le rappellent des photographies de Rogi André qui fut la compagne de Kertesz, plusieurs soirs par semaine, on pouvait l'apercevoir plongeant entièrement nue et dansant dans l'eau : elle joue le rôle d'une "ballerine aquatique", rue Rochechouart, dans le cabaret / music hall du Coliseum. André Breton est bouleversé par l'apparition de cette jeune femme qu'il nomme "Ondine". Eluard et Giacometti sont les témoins de leur mariage le 14 août, à la mairie du IX° arrondissement. Leur fille unique Aube naîtra le 20 décembre 1935. La plus magnifique des photographies de Jacqueline et d'André est évidemment celle qui figure en couverture du livre d'Alba Romana Pace. Tous deux sont rêveusement émus, Claude Cahun a rapproché leurs profils : sur les deux bords de son image, des jeux de miroirs transfigurent et multiplient leurs visages.
Pendant les cinq années qui précèdent la guerre, André Breton quitte assez souvent l'hexagone, Jacqueline l'accompagne. Leur couple voyage à Prague (mars 1935) aux Iles Canaries en compagnie de Péret et de Dominguez (mai 1935) ainsi qu'au Mexique où ils rencontrent dans la Maison bleue Frida Kahlo, Diego Rivera et Léon Trotsky (septembre 1938). Ces débuts de notoriété internationale n'empêchent pas de grandes difficultés financières. Au lendemain de son mariage, Breton accepte de vendre à Joë Bousquet une aquarelle de Kandinsky et une sanguine de Derain. L'année suivante, Alfred Barr et le Moma de New York lui achètent deux tableaux de Tanguy. En 1937 l'aide d'un ami notaire lui permet d'ouvrir au 27 de la rue de Seine la galerie Gradiva qui lui valut maintes désillusions comme l'indique ce fragment de courrier adressé à Jacqueline : "On nous laisse fort tranquilles : on ne voit toujours pas tomber la pluie d'étoiles qui nous permettra de partir en vacances".
Les rêves et les espérances du Front Populaire, la fréquentation d'artistes comme Ernst et Masson ou bien d'écrivains souverainement atypiques comme Artaud, toute l'effervescence de l'entre-deux guerres furent favorables à sa création picturale. Pas plus qu'une "ondine", Jacqueline Lamba refusait clairement d'être considérée comme une muse ou bien comme une mère. Elle ne savait qu'une chose : "la peinture est pour moi un besoin", sentiment qu'André Breton n'admit jamais véritablement pour ce qui la concernait. Il lui fallut constamment lutter pour ne pas être marginalisée dans les expositions et les revues surréalistes, parmi les cadavres exquis d'un univers principalement masculin : il arriva que ses oeuvres soient accrochées sans que son nom figure dans le catalogue.
Leur vie conjugale restait précaire et passionnelle pour ne pas dire chaotique. Aube pour laquelle il n'y eut jamais de baby-sitter se souvient avoir maintes fois accompagné les réunions de ses parents sous les tables des cafés, jusqu'à très tard dans la nuit. Le dialogue avec Breton fut souvent orageux. D'autres aventures la requéraient, Jacqueline n'était pas fidèle : elle menaçait de quitter le 42 rue Fontaine et fit plusieurs fois ses valises.
Son témoignage est infiniment précieux lorsqu'elle évoque les journées pendant lesquelles Breton découvrait le Mexique en compagnie de Léon Trotsky, Diego Rivera et Frida Kahlo. A propos de ce séjour au Mexique, Marguerite Bonnet avait réuni dans le catalogue André Breton du Centre Georges Pompidou (1991) quelques-uns des indices qui furent également livrés à Arturo Schwarz. On retrouve dans son article un texte de Jacqueline Lamba qui se souvient de leur première rencontre avec Trotsky : "Un des Américains a demandé de prendre des photos. Sur quelques-uns de ces clichés on peut remarquer sur le visage d'André un état de tension, d'émotion et de surprise émerveillée, presque douloureuse. Je voyais qu'il devait souvent se maîtriser pour retenir ses larmes".
Jerzey, Antibes et Villa Air Bel
Imaginer ce que pouvaient être les options personnelles et les combats de Jacqueline Lamba implique qu'on puisse songer précisément aux moments de forte intensité qu'elle vécut sans que Breton soit à ses côtés : par exemple, lorsqu'entre le 25 avril et le 26 mai 1939, elle vient retrouver à Jersey Claude Cahun et Suzanne Malherbe, ou bien quelques semaines plus tard, à Antibes lors d'un mois d'août vécu auprès de Pablo Picasso et de Dora Maar. Grâce au grand travail biographique de François Leperlier (1) qui l'avait interrogée, quelques-unes des minutes heureuses de cette époque nous sont restituées. La guerre était imminente : dans l'île lointaine, ce furent pourtant des journées de détente et de création qui furent rapportées lors d'une longue lettre de Claude Cahun envoyée en 1946 chez Gaston Ferdière (2) : "près des mimosas dont je viens juste de vous parler, nous avons souvent discuté d'Antonin Artaud avec qui elle correspondait. Jacqueline aimait ce jardin, elle l'ornait de petites épaves déposées par la mer. Les plus fréquentes étaient ce que nous appelions des "porcelaines", des coquillages et des fragments de miroir ; tout cela, lié à l'aide d'un peu de ciment, s'incrustait entre les dalles de granit du sentier qui menait à la plage".
"Elle vint à nous qu'elle connaissait peu, convalescente d'une bronchite, pâle et maigrie ; Aube assez fatiguée du voyage. Ici, elles prirent bonne mine toutes les deux. L'amitié de Jacqueline pour nous se manifesta par-delà son séjour ici. Elle nous écrivit jusqu'en juin 1940, et cela avec une enfance et une continuité singulières." Pour celles qui furent arrêtées par la Gestapo et emprisonnées entre juillet 1944 et mai 1945, le souvenir de ces journées était extrêmement vif, comme le rappelle une seconde lettre adressée en 1946 à André Breton : "nous parlons souvent de Jacqueline, Suzanne et moi. Dans la maison et le jardin que les évênements ont rendus plus favorables aux "oublis" qu'aux immortelles fleuries dans ses cheveux, les heures vivaces de juin 1939 ressuscitent notre insouciance. Elles eurent ce pouvoir jusque dans la cellule n°5". Les photographies qu'avait réalisées Claude Cahun lors de ce séjour à "La Rocquaise" furent brutalement détruites par les nazis en 1944 : subsiste tout de même, reproduite en page 58 du Photopoche de Claude Cahun une image de Jacqueline "prise sous l'eau dans la mer ; son corps nu est strié par les reflets du soleil, son visage sort de l'ombre".
A la fin de juillet 1939, Jacqueline partait seule pour rejoindre à Antibes Picasso et Dora Maar qui habitaient alors un ancien atelier de Man Ray, le troisième étage d'une maison qui donnait sur la mer. En ce temps-là, Dora Maar n'était pas "La Femme qui pleure" que Pablo délaissa. Celle qui fut la maîtresse de Georges Bataille et d'Yves Tanguy ressemblait au portrait qu'en donna autrefois Brassaï. "Encline aux orages et aux éclats", dotée d'une voix "ferme, gutturale, catégorique" elle "avait des mains magnifiques aux longs ongles vernis de rouge" : pour L'amour fou, Dora Maar avait auparavant magiquement photographié L'objet invisible d'Alberto Giacometti.
Quatre photographies et puis la grande toile de la Pêche de nuit à Antibes - où l'on aperçoit sur le côté droit Dora et Jacqueline, adossées sur des bicyclettes en train de croquer des cornets de glace - témoignent des moments de rémission de ce mois d'août. On retrouve les ombres et les jeux de lumière de ces quatre photographies dans l'ouvrage d'Ann Marie Caws, en page 142 des Vies de Dora Maar. Les trois personnages sont réunis dans l'intimité d'une chambre, Jacqueline Lamba est assise nue par terre, elle porte un collier de coquillages. Ou bien elle est auprès d'un lit, aux côtés de Dora Maar qui porte une merveilleuses couronne de fleurs : l'ombre silhouettée qu'on aperçoit à gauche de l'un de ces clichés permet d'identifier Pablo, auteur de ces images infiniment complices. Pour Jacqueline qui souhaitait souvent, pour sa peinture, se dégager du surréalisme, l'immense espagnol fut "l'être que j'ai le plus admiré au monde, aimé comme ami". En ce temps-là la relation de Picasso avec André Breton était chaleureuse : pendant son temps de mobilisation entre janvier et juillet 1940, André Breton passa tous ses jours de permission à Royan auprès de Jacqueline et d'Aube qui étaient hébergées par Picasso et Dora Maar. Alors que Breton se trouvait une fois de plus désargenté, Pablo lui offrit l'un de ses tableaux pour qu'il puisse le vendre immédiatement.
Le dernier épisode heureux de la liaison de Jacqueline Lamba avec André Breton se situe pendant leur séjour à Martigues et Marseille, juste avant que le bateau du Capitaine Paul Lemerle ne les emmène vers la Martinique. Le 1 août, à la faveur de la démobilisation, Breton s'était rendu dans le Sud à Salon de Provence chez son ami le docteur Pierre Mabille. L'émancipation de Jacqueline était déja fortement entamée, comme le rappelle l'un des propos qu'elle livrera à Teri Wehn Damisch : "j'ai quitté les autres - le couple Picasso - à mon grand regret, j'aurais préféré rester". Les retrouvailles des époux sont pourtant émouvantes, tous deux décident d'habiter les alentours de Martigues : "A Martigues, c'était très beau. Il y avait des paysans à moitié italiens qui nous prêtaient une masure avec un puits pour l'eau et je faisais la cuisine au feu de bois dans la cheminée, c'était exquis". Jacqueline écrit presque tous les jours une lettre à Dora Maar. Voici ce qu'elle relate le 8 septembre 1940 : "j'ai fait une aquarelle. André a commencé un poème magnifique très long, vraiment très très beau".
André Breton écrivait alors Fata Morgana dont la première parution en revue fut assumée par les Cahiers du Sud, en dépit des dangers que représentait la censure de Vichy. Quelques jours après la nouvelle de l'assassinat de Trotsky survenu le 20 août, Breton décidait d'habiter Marseille où il devait négocier son visa et ses réservations de bateau pour s'exiler à New-York. Fin octobre Aube, André et Jacqueline s'installaient au 63 de l'avenue Alfred Lombard, dans une chambre de la Villa Air Bel dont quelques-uns des pensionnaires furent Daniel Benedite, Varian Fry, Mary Jane Gold, Victor Serge, Vlady et Laurette Séjourné. Dans La Filière Marseillaise, Benedite décrit Jacqueline "très blonde, vive et loquace, d'une beauté sauvage ... elle porte souvent des jupes longues, se laque les ongles des orteils, parsème sa coiffure de petits morceaux de verre ou de glace, adore les colliers en dents de tigre et les bracelets tintinnabulants de médailles, de camées, de pierres brutes".
Chaque fin de semaine, Air Bel devenait le rendez-vous de tous les amis d'André Breton et du surréalisme réfugiés dans la proche région de Marseille : René Char, Benjamin Péret et Remédios Varo, Victor Brauner, Oscar Dominguez, Jacques Herold, Sylvain Itkine, Marcel Duchamp, Max Ernst, Peggy Guggenheim ou bien Frédéric Delanglade rejoignent La Pomme et l'avenue Alfred Lombard. Wifredo Lam qui était chargé d'illustrer Fata Morgana trace un portrait aigu de Jacqueline, André Masson qui habitait un pavillon de la Campagne Pastre dessine le couple Breton-Lamba : la tête de Jacqueline est amoureusement renversée tandis que le front léonin d'André semble indiquer qu'une proue reste valide. Rétrospectivement, sans doute parce qu'au milieu des féroces dangers qui se tramaient dans toute l'Europe, un climat de révolte, d'estime et de solidarité se perpétuait entre Villa Air Bel et Café du Brûleur de loups, Jacqueline ressentait de manière positive ce fragment de son existence. Les jeux multiples, les amitiés, les provocations et les discussions ardentes qui faisaient l'ordre du jour des réunions parisiennes gardaient leur prégnance : sur fond de terribles inquiétudes, la très sérieuse injonction de Breton qui exigeait que l'on joue gardait sa force d'apaisement et son pouvoir d'invention. Comme en témoigna plus tard Jacques Hérold dans une conversation avec Alain Jouffroy, pendant ces fins de semaine, "on se trouvait un chemin, une étincelle qui donnait lieu à une autre étincelle, qui court ailleurs".
Ici encore, l'entretien avec Teri Wehn Damisch dont on aurait aimé pouvoir lire l'intégralité restitue d'importants indices. Jacqueline Lamba qu'on aperçoit souvent sur les photographies qui évoquent la vie quotidienne à la Villa Air Bel est une femme de trente ans incroyablement libre, sa beauté et son sourire sont éclatants, il lui arrive souvent de faire du trapèze dans le grand parc : "toutes les choses désagréables, je ne m'en souviens pas ... la vie à Air Bel était merveilleuse. Et j'ai le regret de le dire parce que c'était une époque terrible ... Avec le Secours américain, nous y avons joué, rêvé, créé avec un sentiment de calme et de bonheur comme sont les maisons d'enfance". Dans son souvenir, la présence et le charisme involontaire de Varian Fry revêtent une importance particulière : "un homme extraordinaire d'altruisme, de courage, de ténacité et qui menait cette lutte avec une simplicité qui forçait l'admiration, une modestie, une gaieté permanente ... sur son visage, dans les yeux, ce regard ouvert qu'il avait et ... doux ... Nous étions tous, les plus divers, sous la protection de bons génies".
Tout n'était certes pas idyllique entre André et Jacqueline, des témoins rapportent qu'il arrivait que surgissent entre eux de violentes disputes. L'un des points d'orgue du séjour en Villa Air Bel restera la création du Jeu de cartes de Marseille à l'intérieur duquel Jacqueline Lamba fut pleinement associée. Deux atouts de première importance lui furent confiés, "L'As de la Révolution" ainsi que "Baudelaire, le génie de l'amour". Sa Révolution fut une roue avec des taches d'encre rouge projetées sur le papier, son Baudelaire est une figure qui frôle l'abstraction, une gouache, des couleurs primaires et de l'encre de Chine.
Depuis les Etats-Unis jusqu'à Simiane la Rotonde
Le départ de Marseille s'effectua le 24 mars 1941, l'arrivée à Fort de France survint le 24 avril, New York fut atteint au tout début de juin. Dans les lettres qu'elle continue d'écrire à Dora Maar, Jacqueline raconte : "nous parlons avec tendresse de Picasso ... André s'ennuie mortellement". Vis à vis du nouveau Monde, ses sentiments sont partagés, comme l'indique un courrier adressé à Varian Fry "L'Amérique est vraiment l'arbre de Noël du monde... mais je ne sais pas si j'aime vraiment New York, chaque chose y est excessivement neuve et semble avoir la prétention de vous plaire à tout prix".
Son élégance vestimentaire continue de s'affirmer : "Dans les soirées, elle portait des vêtements du XVIII° siècle achetés chez les costumiers de théatre, toujours longs, avec la taille étroite, et ample sur les hanches". Simultanément son statut personnel se modifie, les américains apprécient sa mâturité, son indépendance et ses multiples capacités : elle parle anglais et devient dans des moments-clés "la voix de Breton" qu'elle éclipse partiellement puisque ce dernier refuse de s'exprimer dans une langue qu'il pratique mal. Pendant toute la préparation de la revue VVV dont le premier numéro paraîtra en juin 1942, son rôle d'interprète est capital : elle s'entretient constamment avec David Hare, un jeune homme de vingt-cinq ans, un sculpteur et photographe auquel Breton a décidé de confier le secrétariat de la revue.
Entre elle et Breton, les affrontements deviennent irréversibles. Jacqueline qui se consacre plus que jamais à sa peinture et délaisse volontiers les tâches domestiques, décide de quitter définitivement Breton pendant l'automne de 1942 ; elle emmène Aube avec elle et déclare avoir noué une liaison amoureuse avec David Hare. André Breton est très affecté par son départ, Charles Duits avec lequel il lie connaissance à cette époque le décrira "sans âge, comme un arbre ou un rocher. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme dans une lave qui achevait de se durcir". Le 9 ou bien le 10 décembre 1943, pendant un déjeuner avec Marcel Duchamp, Breton rencontrera Elisa Claro dont il célèbrera l'amour dans Arcane 17.
Entretemps Jacqueline qui a fourni une ou plusieurs oeuvres pour chaque numéro de VVV prépare sa toute première exposition personnelle à la Norlyst Gallery de New York, exposition inaugurée le 10 avril 1944, pour laquelle elle va rédiger un Manifeste de peinture. Elle installe son nouvel atelier de peintre à Roxbury dans le Connecticut où Calder et Tanguy sont ses voisins. En 1946, elle épouse David Hare et part voyager en sa compagnie à travers l'Ouest américain, dans l'Arizona, le Montana et le Colorado, dans les réserves des Indiens Hopi et des Navajos. On voit apparaître dans ses toiles de luxuriantes forêtes, des rivières et des totems. Sa toute dernière exposition en liaison avec le surréalisme s'effectue en 1947, à la Galerie Maeght de Paris : après quoi, elle rompt toute allégeance avec le mouvement.
Au début des années cinquante, elle doit se résoudre à se séparer de David Hare qui continuera de garder relations avec elle. Il achètera pour Jacqueline deux appartements à Paris et lui enverra un chèque chaque mois, jusqu'à sa mort qui surviendra en 1992. Elle revient définitivement vivre en France avec son fils Merlin qui était né à New York, en juin 1948. Elle déclare à son mari d'autrefois : "Si un jour tu entendras dire que je ne peins plus cela voudra dire que je suis morte". Elle loue tout d'abord une villa à Cannes, au 93 du Boulevard Eugène-Gazanaire. Sa biographe mentionne que pendant le premier été de ce retour en France, "Aube, Jean Hélion, Henri Michaux, Charles Duits et sa femme Lucy qui devient une grande amie de Jacqueline" lui rendent visite.
Paris est son domicile permanent, son fils choisit de faire ses études aux Etats-Unis. Elle exposera ses travaux personnels en janvier 1958 à la galerie Lucy Krogh et en avril 1959 à la Galerie Saint-Placide. Une invitation de ses amis Henri Laugier et Marie Cuttoli lui permet de découvrir pendant l'été de 1963 le village de Simiane la Rotonde. Pendant dix-sept étés consécutifs, elle y fera pour sa plus grande joie de longs séjours : Laugier lui permet d'habiter parmi les escarpements du village, dans les grandes salles d'un ancien manoir du XVI° siècle, la pièce la plus haute devient son atelier. Ce sont ses toiles et les lumières de chaque été qu'elle achève de peindre dans son atelier parisien. Lors de ses derniers séjours dans les Alpes de Haute-Provence, le peintre Jacques Bibonne et la sculptrice-céramiste Martine Cazin sont ses proches amis.
Son souci de l'engagement politique n'a pas varié. Elle fut comme André Breton l'une des signataires du Manifeste de 121 pour le Droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Elle s'opposa farouchement à l'installation de missiles nucléaires sur le Plateau d'Albion et milita contre l'extension du camp militaire du Larzac, le mouvement de Mai 1968 avait sa très vive sympathie.
Conformément aux souhaits de Pablo Picasso et de Marie Cuttoli, sa dernière grande exposition personnelle se déroule au Musée d'Antibes, du 11 août au 31 octobre 1967 : cinquante toiles de 1962 à 1967 étaient réunies, la préface du catalogue fut signée par Yves Bonnefoy. En septembre 1980 Jacqueline Lamba accomplit un ultime voyage aux Etats-Unis : elle retrouve à San Diego son fils Merlin et son épouse, revoit l'Arizona et le Nouveau Mexique. Son visage bruni par le soleil s'est amaigri, ses amis disent qu'elle ressemble à présent à un "vieil inca".En page 279 de sa monographie, Alba Romano Pace écrit que jusqu'en 1988, "chaque jour, Jacqueline monte à pied les six étages de l'immeuble du Boulevard Bonne-Nouvelle ; elle sort et continue ses activités. Chaque jour elle peint du matin au soir".
Sa vie s'achève le 20 juillet 1993. Atteinte par la maladie d'Alzheimer, elle s'est retirée dans une maison de santé de Touraine, à Rochecourbon où sa fille Aube vient lui rendre visite. Dans sa chambre, il y avait un petit chevalet. Jusqu'à sa mort, elle y travaillait des pastels. Au cimetière de Saché en Indre et Loire, on peut lire gravée sur sa tombe cette inscription "Jacqueline Lamba 1910-1993, la Nuit du Tournesol".
Pour partie arc-boutée sur ce livre qui vient de paraître, la troisième vie de Jacqueline Lamba vient de commencer. Deux expositions de Jacqueline Lamba ont été organisées ces dernières années : au château de Tours, du 8 septembre au 4 novembre 2007 et à Simiane la Rotonde du 29 juin au 31 juillet 2008, avec un catalogue composé par Martine Cazin. Son oeuvre figurait dans l'exposition Elles@/Artistes femmes de mai 2009 au Centre Georges Pompidou.
(1) Cf "Claude Cahun : l'exotisme intérieur", éd Fayard, 2006. A propos de ce livre, un article d'Agnès Lhermite dans le site "La revue des ressources".
(2) page 667 des Ecrits de Claude Cahun, éd. Jean-Michel Place, 2002.
Pour d'autes renseignements et plus d'iconographie, cf le site Jacqueline Lamba. Parmi les autres publications qui lui sont consacrées, cf le n° 44, décembre 2006 de la revue Pleine Marge, dossier présenté par Martine Monteau avec des lettres adressées à Jacques Bibonne et Martine Cazin.
La Galerie 1900-2000 de David et Marcel Fleiss présente 8 rue Bonaparte, 75006 Paris, une exposition Jacqueline Lamba du 24 au 29 mai 2010. Une présentation et une signature du livre d'Alba Romano Pace sont prévues le 27 mai.