Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
"Le Sopha", de Crébillon fils : la rhétorique de l'amour
Marivaux s'est moqué de sa syntaxe "embarrassée" et Diderot l'a surnommé "Girgiro l'entortillé" ? Il est vrai qu'aucun écrivain n'exige du lecteur autant d'attention, de pénétration, d'imagination, d'esprit de finesse. Constellé d'allusions, d'ellipses, d'esquives, structuré d'arabesques enfilant des chapelets de doubles négations coupées d'incises curieusement ponctuées, son français donne parfois le tournis. Ce qui tombe à pic puisque son thème est la folle ronde de l'humanité aux prises avec ses pulsions. Tournez manèges ? C'est le propos même du Sopha, qui, démontrant au centuple tout ce qui précède, peut être tenu pour son chef-d'oeuvre.
"Il y a déjà quelques siècles", le sultan Schah-Baham (petit-fils de Shéhérazade !) trompe son ennui en se faisant raconter des contes par Amanzéi, courtisan ayant le bonheur de se souvenir du temps où Brama l'a transformé en sopha pour le punir de ses dérèglements. Ame intelligente mais corps confondu avec ce meuble suggestif qui est au lit ce que le boudoir est à la chambre, Amanzéi possède la faculté de voler de palais princier en maison populaire comme sur un tapis magique, car le charme divin ne sera rompu qu'à la condition que deux personnes se donnent mutuellement sur lui "leurs prémices" (en clair, se dépucellent). Une trouvaille géniale qui, sous couvert de "plaqué-orientaliste" et de "littérature à transformations" (1), permet à Crébillon de conjuguer vitriolage psychologique, satire politique et mise en abyme des pouvoirs de la fiction et du langage. Car à la courte introduction se jouant avec ruse d'un genre "où la vraisemblance est toujours violée, et où les idées reçues sont perpétuellement renversées ; qui, s'appuyant sur un faux et frivole merveilleux, n'emploie des êtres extraordinaires et la toute-puissance de la Féerie (...) que pour créer des objets ridicules" succède le récit rhapsodique d'Amanzéi enchâssant une ky-rielle de portraits, de réflexions, mais surtout de saynètes dialoguées par une quinzaine de types humains saisis au plus intime.
Mettant à nu et à jour les accommodements de la conscience, les ruses de l'amour-propre, les chausse-trappes du désir, les pièges du sentiment et les effets de la mauvaise foi, Le Sopha se lit, au fond, comme l'étourdissante archive d'une vaste conversation érotique dévoilant tous les ressorts cachés de la comédie sociale et sexuelle. Auditeur-voyeur mais surtout expert du féminin et psychologue hors pair, Crébillon-Amanzéi excelle à démasquer tous les secrets, à dévoiler tous les ressorts, traquant le pullulement du faux (fausses prudes, faux dévots, extases et sentiments feints) mais aussi la vanité, la courtisanerie, le maquerellage des filles par leurs mères ou les hypocrisies du mariage. A travers les palinodies de Mazulhim, petit-maître séducteur mais impuissant, il révèle la bassesse des commérages et la fausseté des réputations. Fatmé semble dégoûtée du sexe quand son mari l'entreprend ? Il faut la voir, dix minutes plus tard, se déchaîner lascivement avec son esclave. Zulica a tout d'une coquette rompue au libertinage ? La dialectique du cruel Nassès n'en fera qu'une bouchée.
Des exceptions ? Elles existent. Comme Phénime et Zulma qui, simples et sincères, s'épanouissent librement dans l'amour et se désirent parce qu'ils s'estiment (lire l'extrait). Volontiers moraliste ("Il y a bien peu de femmes vertueuses qu'on ne puisse attaquer sans succès, il n'y en a point de plus faciles à vaincre que celles qui ont le moins d'habitude de l'amour"), le grand art virtuose de Crébillon ne réside pas seulement dans la sophistication de ses agencements narratifs : il éclate dans sa science du cryptage verbal, sa manière si subtile de "gazer" toute obscénité comme de voiler d'organza les appâts de ses héroïnes.
Périphrases, litotes, métaphores, termes à double entente, toutes les figures de la rhétorique sont convoquées pour tout dire mais à mots couverts. Décrit-t-il une érection bienvenue ? "Il lui répéta, en la serrant dans ses bras avec transport, qu'elle faisait sur lui l'impression la plus vive. Je ne sais (pendant qu'elle continuait à s'en étonner) comment il fit pour lui prouver qu'il disait vrai, mais cette modestie dont elle s'était armée, commença à céder à l'évidence. De quelque nature que fût la preuve qu'il lui offrait, en la convainquant, elle acheva de la subjuguer." D'où la connivence spéciale tissée avec le "bon lecteur" (ou le "bon auditeur") que précisément le sultan n'est pas. Balourd et borné, épris d'évasion et d'excitation, ce dernier ne décalque pas seulement Louis XV se faisant rapporter en catimini le récit des frasques de la cour : il ressemble au spectateur contemporain avide de "storytelling" qui veut aller droit aux scènes pornos sans digressions inutiles et ne cesse de zapper ce qu'il nomme "galimatias". Entre la richesse infinie du langage déliant sensibilité et imagination et la stéréotypie misérable de certaines représentations, la guerre ne fait, on le voit, que commencer...
Condamné à s'exiler trois mois de Paris parce que les ducs de Richelieu et de Nivernais s'étaient reconnus dans son conte, Crébillon restera douze ans sans publier. Si La Morlière l'a reconnu comme "le premier auteur du siècle en ce genre", le plus éloquent hommage de ses pairs tient finalement au nombre de leurs héroïnes ayant élu son Sopha comme livre de chevet : la Zima dédicataire des Bijoux indiscrets, l'héroïne de La Princesse de Babylone de Voltaire, la Merteuil de Laclos. Qui dit mieux ? Casanova peut-être, rencontrant un jour une certaine Leonilda : "Elle était encore au lit, non toute nue mais sur son séant, décente, charmante, belle comme le jour, en corset de basin lacé à larges rubans couleur de rose. Elle lisait Le Sopha de l'élégant Crébillon." La suite ? Inutile de vous faire un dessin...
Cécile Guilbert est écrivain. Dernier livre paru : "Sans entraves et sans temps morts" (Gallimard).
1. Appartiennent notamment à cette catégorie forgée par G. Apollinaire : Le Canapé couleur de feu, de Fougeret de Monbron (paru en 1741 mais vraisemblablement inspiré du Sopha, dont des copies circulaient avant sa parution) et Le Bidet (anonyme).