Bernard Giraudeau, le 26 avril 2009, à la cérémonie de remise des Molières, à Paris.
C'est le 18 juin 1947 qu'était né à La Rochelle ce petit fils d'un cap-hornier, ce fils d'un militaire que ses missions (en Indochine, en Algérie) rendaient trop absent. Explorateur du Marais poitevin, incurable romantique rêvant devant les quais, les bateaux en partance, Bernard Giraudeau s'était engagé à 16 ans dans la Marine nationale comme mécanicien sur la Jeanne d'Arc, spécialiste en "turbine-diesel-chaudière", pour faire le tour du monde. "Pompon rouge sur la tête comme une pomme", il bourlingua quatre ans durant, avant de tenter une autre aventure pour conjurer sa désespérance et son ennui. Ce fût celle de la comédie.
Débuts catastrophiques. Handicapé par une mauvaise diction, une façon de marcher chaloupée, il est poussé vers les coulisses, du côté des décors et des costumes. Travail, cours de danse et d'élocution le propulsent quelque temps plus tard vers le Conservatoire, un Premier Prix de comédie classique et moderne obtenu avec le monologue de Figaro. Il ne se sent pas le tempérament d'entrer au Français qui lui ouvre ses portes. Sa carrière débute au début des années 1970.
LE BEAU GOSSE AUX YEUX BLEUS
Le théâtre est une passion qu'il ne reniera pas. La même année, en 1975, il joue Sur le fil d'Arrabal (mise en scène de Jorge Lavelli), et Le Prince de Hombourg de Kleist (mise en scène de Jean Negroni). Puis La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux (1976), K2 de Patrick Meyers sous la direction de Georges Wilson (1983), La Répétition ou l'amour puni d'Anouilh (1986), Les Liaisons dangereuses de Christopher Hampton (1988), L'Importance d'être constant d'Oscar Wilde (1995), Becket ou l'Honneur de dieu d'Anouilh (2000), Richard III de Shakespeare (2005), tour à tour dirigé par Bernard Murat, Gérard Vergez, Jerôme Savary, Didier Long. Il sera nominé trois fois aux Molières, et cinq fois aux Césars.
Car le cinéma s'intéresse aussi à ce séduisant jeune premier solaire et charmeur, ce beau gosse aux yeux bleus qui reflètent insolence et ferveur. Il apparaît dans Deux hommes dans la ville (1973) et Le Gitan (1975) de José Giovanni, La Boum de Claude Pinoteau (1980), puis dans des rôles majeurs. Celui d'un bourreau des cœurs épris d'une fille laide dans Passion d'amour d'Ettore Scola (1981), d'un tueur homosexuel dans Le Grand pardon d'Alexandre Arcady (1982), d'un diplomate ensorcelé par une femme fatale dans Hécate de Daniel Schmid d'après Paul Morand (1982), d'un handicapé dans Le Ruffian de José Giovanni (1983), d'un séducteur pervers dans L'Année des méduses de Christopher Frank (1984)…
"DES SOUVENIRS EN FORME DE COURANT D'AIR"
Au cours de ces années, Bernard Giraudeau n'a qu'une idée : changer d'emploi. Son image de gentil copain, de gendre idéal, de clown blanc lui pèse. Il lui faudra attendre Poussière d'ange d'Edouard Niermans en 1986 (l'histoire d'un flic alcoolique aspiré par les bas fonds) pour le voir incarner des personnages plus troubles, ambigus.
De la cinquantaine de films qu'il aura alignés, ressortent L'Homme voilé de Maroun Bagdadi (1987), Une nouvelle vie d'Olivier Assayas (1993), Le Fils préféré de Nicole Garcia (1994), Ridicule de Patrice Leconte (1996), Marquise de Véra Belmont où il interprète Molière (1997), et surtout Gouttes d'eau sur pierres brûlantes que François Ozon adapte d'une pièce de Rainer Werner Fassbinder, huis clos où il campe un homosexuel cruel et manipulateur (2000).
ÉLOGE DE LA DIFFÉRENCE
"J'étais un jeune coq qui gonflait ses plumes" disait-il à propos de cette activité d'acteur dont il ne gardait que "des souvenirs en forme de courants d'air". La télévision lui offrit aussi quelques défis, par exemple ceux d'incarner Antoine de Saint-Exupéry dans La Dernière mission de Robert Enrico (1996) ou le capitaine Bouchardon dans Mata Hari (2003). Mais ce qui le motive est de réaliser lui-même La Face de l'ogre (1988), l'histoire d'une femme qui refuse la mort de son mari disparu en montagne, ou L'Autre d'après un roman d'Andrée Chedid (1991), où un vieillard s'obstine à croire à la survie d'un jeune homme enseveli lors d'un tremblement de terre. Le véritable Bernard Giraudeau est là, dans cet auteur affichant son besoin de fraternité, son éloge de la différence, son exaltation de la vie et son obstination à repousser la mort le plus loin possible.
Il signe également plusieurs documentaires, carnets de voyages en Amazonie, au Chili, aux Philippines, en même temps que des livres, récits, correspondances ou romans qui exaltent ses bourlingues. Giraudeau avait commencé à écrire très jeune, par plaisir, pour apaiser sa solitude de marin. "Je suis né dans un milieu modeste et sans culture. Le voyage a été ma seule école, la fuite est devenue ma psychanalyse, la seule manière d'entrer en moi-même et d'y être bien" : voilà ce qu'il raconte dans Le Marin à l'ancre (2001), Les Hommes à terre (2004), Les Dames de nage (2007) ou Cher amour (2009), tous publiés aux éditions Métailié. Ses paysages, ses lectures (Michaux, Cendrars, Conrad, Melville, London, Segalen), son avidité de rencontres pour "vérifier qu'on fait partie de la famille des humains", ses escales, ses matins conquérants et les filles d'un soir (émotions d'un "insecte affolé qui picorait des semblants d'amour dans les ports"). L'Afrique, l'Amazonie, la Patagonie à pied et à cheval, le kayak, la montagne. La soif d'"assouvir l'insatiable curiosité avec la conscience mélancolique de l'éphémère".
"MON NOUVEAU BATEAU"
Homme de gauche, militant d'Amnesty International, signataire de pétitions humanitaires, membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence, Bernard Giraudeau était un exalté méfiant, peu porté à "être lisible d'emblée". La découverte de son cancer du rein en 2000 le porta à parler, se battre pour améliorer la prise en charge des malades en créant un forum sur le thème "On ira tous à l'hôpital". Ce mal qu'il appelait son "nouveau bateau" et qu'il disait vouloir "apprivoiser", il l'accepta comme un "parcours initiatique" : "Je voyais bien que j'allais vers quelque chose qui me rapprochait de l'abîme. Cela tenait à mon existence qui avait de moins en moins de sens, une course effrénée qui me maintenait en permanence dans un état d'angoisse. J'allais où ? Un manque de recherche sur l'essentiel… Pour un homme de mon âge, le cancer est un message, un questionnement" confiait-il à Libération en mai 2010.