Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Du crime de sang au crime d'encre
. Meitinger
Un fratricide au principe d'une culture, d'une civilisation voire de la culture, de la civilisation ? C'est la question que pose le mythe de Caïn et que tentent de résoudre ou du moins d'apaiser, de canaliser vers des solutions et des raisons humaines acceptables, compréhensibles, de nombreuses oeuvres littéraires et artistiques au fil des siècles. Le XIXe siècle a entrepris, en bonne part sous l'influence du premier romantisme, de réhabiliter Caïn en faisant de lui un incompris et un paria que le Dieu créateur a, de par une préférence arbitraire, d'emblée affligé, constitué en bouc émissaire et qui affirme par son crime sa liberté et sa dignité. Le XXe siècle, plus nuancé, ne retire rien à la brutalité du héros mais, tout en mitigeant également sa culpabilité, explique mieux ce qui le lie à Abel et fait parfois des deux frères les deux faces opposables et complémentaires d'une seule et même personnalité peut-être réversible. Baudelaire et Leconte de Lisle, après Byron, avaient exalté Caïn comme la figure même de la révolte contre l'arbitraire divin et facilement assimilé Abel à la pleutrerie et au conformisme bourgeois. Hugo avait déjà fait du destin de Caïn le moment d'introduction de la conscience en l'humanité et comme le point initial de l'introspection. Les auteurs abordés dans cette étude de littérature comparée balancent mieux qualités et reproches, unissent plus qu'ils ne disjoignent, dialectisent souvent et rendent tout partage plus délicat, plus subtil, plus angoissant également : "À travers les représentations de ces Caïn du XXe siècle se lit l'acceptation de la fécondité des ambiguïtés, la reconnaissance de la part nocturne mais positive du moi" (p. 18).
L'éventail des postulations théoriques propres aux six auteurs choisis est large et reflète bien l'évolution intellectuelle comme celle des mentalités au XXe siècle : l'irruption irrésistible et culpabilisante du "vouloir-vivre" caractérise le geste du premier meurtrier et de ses successeurs selon Conrad (Le Compagnon secret), inspiré par Schopenhauer ; Unamuno (Abel Sanchez) qui magnifie la fécondité de la guerre, même civile et fratricide, héroïse Caïn pour en faire un pilier majeur et célébré de sa philosophie tragique de la vie ; Hesse (Demian) campe un Caïn nietzschéen, transgresseur des traditions sclérosées et fondateur d'un nouvel ordre qui s'impose, impérieux bien qu'individuel ; Steinbeck (À l'Est d'Eden) est plus fidèle ici à la Bible, livre source de la conquête américaine, et il fait méditer ses personnages sur l'implication éthique et théologique du récit de la Genèse, traitant le mythe dans le sens du libre-arbitre et de la domination par l'homme de ses instincts ; Butor (L'Emploi du temps), opérateur et ingénieur du nouveau roman, joue des symboles bibliques, alchimiques et ésotériques épars dans la culture occidentale pour mettre littérairement en oeuvre une victoire sur la mort dont Caïn, figure du créateur, devient un fécond emblème ; Tournier (Le Roi des Aulnes), plus résolument postmoderne, bricole les sens et inflexions possibles du mythe originel pour les plier à une fantaisie (parfois un peu gratuite ou sophistique) qui les renouvelle et les donne à penser jusqu'au paradoxe inclus. Plus l'on progresse dans le siècle, plus le sang du premier meurtre indéfiniment réitéré devient symbolique, plus il devient l'encre même du livre et la transgression opérée par le criminel, donné pour un artiste-artisan, vise plutôt le signe (signifiant et/ou signifié) que l'être, promouvant d'une manière chatoyante et inédite le "paradoxe génésiaque qui fait du premier homicide un créateur" (p. 32).
Le mythe moderne de Caïn privilégie l'hybridité et joue souvent "sous le signe du double". Bien que la violence et le goût du meurtre, l'irruption de l'instinct sanguinaire et de la haine fratricide restent le fait de Caïn pour la majorité des auteurs étudiés, un glissement est sensible en ce qui concerne l'appréciation de son geste meurtrier. Le sombre héros se trouve en bonne partie disculpé et son frère (ou celui qui en tient lieu) inculpé : c'est le cas chez Conrad où Leggatt, poursuivi par la justice et recueilli par le narrateur de la nouvelle, a tué un matelot rétif dont le comportement compromettait le sauvetage d'un navire en pleine tempête, c'était la vie d'un seul pour sauver celle de vingt-quatre marins ; chez Unamuno où Abel Sanchez est le prototype de l'artiste égoïste et, en raison de sa réussite, bouffi de satisfaction ; chez Hesse et Steinbeck où la lignée abélienne présente des traits de faiblesse et de rigidité qui imposent à ses membres un destin étroit et lacunaire en raison de leur conformisme et/ou de leur versatilité. Chez Butor et Tournier l'inversion va jusqu'au clivage en un même personnage des deux figures et rejoint le thème du double : Abel Tiffauges concentre dans son nom même, placé ainsi sous l‘influence de Gilles de Rais, la double lignée et son aventure lui fait recroiser en sa propre existence les deux destins bien que le souffle abélien l'emporte à la fin ; le diariste narrateur de L'Emploi du temps combine en lui le rôle du détective cherchant à protéger l'écrivain menacé et celui du coupable virtuel. Le dédoublement opère aussi entre ou avec des personnages apparemment extérieurs à la relation fraternelle et fratricide : le narrateur de Conrad fait de Leggatt qu'il a recueilli et protège son double caïnique ; chez Hesse, également, le narrateur (Sinclair), plutôt abélien, fait de Demian un double du même type. Chez Unamuno et chez Steinbeck, les relations se déploient sur plusieurs générations et les enfants et petits-enfants reprennent, dédoublent, redoublent et modulent à la fois les clivages et ambiguïtés hérités de leurs aïeux. La perpétuation des signes, telle que la Bible en donne l'exemple, est brouillée et complexifiée : elle perd en pureté et en homogénéité ce qu'elle gagne en extension et en ramifications. Les doubles du diariste mis en scène par Butor et ceux de Tiffauges ont tendance à proliférer, portant et promouvant des possibles, des facettes, des fragments ou des images mêlés qui sont des reflets de plus en plus déformés des figures emblématiques initiales, Abel et Caïn.
Ce brouillage, cette impureté (qui débordent et amplifient le simple dédoublement) sont, jusqu'à la négativité incluse, les indices les plus actuels et les plus voyants de la modernité, garants toutefois d'une fécondité d'un type nouveau qui a vu le jour avec le XXe siècle et s'est développée au fil des ans. L'effritement des grands idéaux européens, sensible dès la fin du siècle précédent, est accéléré par la grande commotion de la Première guerre mondiale : les valeurs sont mises en crise et la figure du sujet autocentré et autonome, maître de soi, porteur et défenseur desdites valeurs, subit une contestation de plus en plus radicale. Schopenhauer fut l'initiateur d'une "littérature de la déchirure" que Nietzsche et Freud nourriront en contribuant plus encore à décentrer, à déstabiliser le sujet et sa concience, à mettre en cause l'idée et l'idéal du progrès. Et, pour les premiers auteurs étudiés, proches des débuts de cette crise, c'est le personnage même de Caïn ou le versant caïnique des personnages qu'ils mettent en oeuvre qui incarnent les déchirures modernes de la conscience, le sens tragique de la vie, l'irrésistibilité du "surgissement pulsionnel", la part de l'ombre et du déni. À leurs yeux, Abel et ses représentants se cantonnent paresseusement dans une certaine ignorance de l'actualité ou dans un repli frileux sur les valeurs du passé, dans une passivité souvent incompréhensive et têtue. Caïn assume, lui, ouvertement et courageusement la part du négatif et devient ainsi la victime désignée des pensées et morales établies protégeant les pouvoirs établis. Toutefois cette révolte, souvent violente, toujours iconoclaste, a pour Conrad, pour Unamuno, pour Hesse et même pour Steinbeck (qui ouvre au plus large la revendication du libre-arbitre) un débouché positif : malgré le danger (ou même grâce à lui), leurs personnages caïniques se construisent une figure et un destin renouvelés, fondés sur de nouvelles valeurs, et que l'on peut traiter en victoire (bien que cette dernière demeure assez strictement individuelle).
Les deux guerres mondiales contraignent à repenser rôles et penchants, à réévaluer les qualités en jeu et les défenseurs de la positivité du caïnisme se partagent alors en deux camps. Les uns voient dans le bellicisme propre à leur héros un supplément d'âme, voire un sursaut quasi spirituel en mesure de dépasser le matérialisme ambiant et dominant : pour eux (Unamuno, Hesse), c'est Abel qui représente le monde technique de la froide raison en acte et Caïn la passion déstabilisatrice et ravageuse, nécesssaire pour revitaliser l'histoire des hommes. Les autres, au contraire, placent chez Caïn l'usage froid et rusé de la technique comme de la raison, usage si avisé qu'il le met en état de l'emporter et de rouvrir l'avenir à tous les siens (pragmatisme et réussite industrielle plus ou moins liée à la guerre chez Steinbeck). Chez Tournier cet usage froid, devenu inhumain, associe Caïn à l'entreprise d'extermination nazie. Mais l'opposition entre Abel et Caïn ne reste pas non plus intacte à ce niveau : les personnages abéliens entrent dans le jeu belliciste et subissent une influence caïnique indéniable, ou en faisant, eux aussi, la guerre pour préserver leur monde et leurs valeurs, leur positivité bien assise, ou en s'inspirant de l'efficacité caïnique qui leur fournit des modèles d'action. L'ambiguïté est maintenue : elle culmine dans le personnage d'Abel Tiffauges qui satisfait à bon compte sa pulsion "phorique" abélienne dans le cadre d'un internat nazi. Dans tous les cas, quand la figure caïnique (plus ou moins mâtinée d'abélisme) est impliquée dans le traitement narratif des deux conflits mondiaux, ou d'autres conflits, elle tend à la mythification de l'Histoire, entreprise dont l'effet déréalisant demeure ambigu.
Car l'un des fils propres à l'évolution moderne de la figure caïnique consiste à faire de lui le "paradigme de l'artiste". Certes la tradition millénaire du mythe tirait bien le héros vers un rôle fondateur et déjà créateur : inventeur des cités où se regroupent les hommes et père des forgerons, il assurait l'essor de la civilisation urbaine comme de l'industrie, liant le progrès technique à une expansion de plus en plus universelle (qu'on la juge progressiste ou, au contraire, totalitaire). Mais Unamuno fait de son Caïn, Joaquin Monegro, le prototype de l'écrivain qui se crée lui-même par le travail même de l'oeuvre et des correspondances sont à établir entre le destin du personnage et celui de l'auteur vivant les vicissitudes d'une histoire d'Espagne troublée par les guerres civiles et qui tente, par le verbe, d'infléchir le cours des choses. L'écrivain est déchiré par le conflit des valeurs fratricides et, tout en appréciant la positivité de la lutte, il ne peut que révéler la précarité, même pour l'auteur s'autocréant, de l'oeuvre qui se voudrait active et efficace. Butor joue le même jeu, mais désormais ce n'est plus qu'un jeu de signes, pratiqué comme un puzzle alchimique et ésotérique où le narrateur s'identifiant, pour partie, à la figure caïnique révèle la fécondité de la "race rouge", ouvrant une aventure anhistorique (ou transhistorique) qui ne se distingue pas vraiment du travail d'écriture et qu'il voudrait pourtant en mesure de proposer, de par son propre cheminement narratif, la "mort incluse et dépassée".
Il semble qu'on en arrive ainsi, chez les deux auteurs les plus proches de nous et encore vivants, à ce que l'essayiste appelle, à juste titre, une "autoréférentialité structurelle". Pour Butor, l'évolution du roman au XXe siècle conduit vers l'intégration croissante, dans l'oeuvre même, de la réflexion du romancier sur le romanesque. Et l'ouvrage réalisé met volontiers en abyme son propre processus voire celui d'autres livres voisins ou connexes… Le puzzle devient livresque et intertextuel : ici l'auteur déconstruit et reconstruit l'action sur la base sans cesse dévoyée et déportée du roman policier dont il ne garde que la structure en la vidant et questionnant. La seule justification de ce modèle, au passage dépecé, est le coup de force propre au meurtre imaginaire qui permet au narrateur de se constituer en écrivain. Tournier, lui, ne va pas jusqu'à un tel jeu de renvois parfois purement formels mais il ne cesse, de par les interventions explicatives et idéologiques de ses personnages, d'infléchir, de déconstruire, de détruire le sens des mythes qu'il fait jouer. La réinterprétation par Abel Tiffauges du mythe de Caïn relève du "bricolage" (tel que l'a défini Claude Lévi-Strauss) mais ce traitement, qui attribue aux résidus, fragments, miettes des constructions antérieures des valeurs combinatoires plus fondées sur l'habileté que sur la pertinence ou la cohérence d'ensemble, contribue à déresponsabiliser le narrateur (et l'auteur) et à faire jouer le discours pour son propre plaisir. D'ailleurs c'est aussi d'oeuvre à oeuvre que Tournier se plaît à jouer de tous les possibles offerts par les signes qu'il manipule, il ne cesse de réécrire les mêmes mythes, ouvrant toujours de nouvelles histoires, variantes sans ancrage des précédentes : le sens se volatilise au profit de la virtuosité du moment et d'une combinatoire plus jouissive que performante. L'on comprend la réticence de nombreux lecteurs quand ils découvrent une interprétation du nazisme livrée à cette moulinette.
Faut-il en conclure que le crime de sang, crime fondateur, crime civilisateur malgré son atrocité (que rien n'excuse), est devenu un crime lié aux caprices de la plume et à la pâleur de l'encre, un crime à écrire et pour écrire ? C'est incontestablement une tendance de notre modernité s'ouvrant en une manière de ludisme postmoderne qui rend très équivoques, très abstraites aussi et arbitraires "l'acceptation de la fécondité des ambiguïtés, la reconnaissance de la part nocturne mais positive du moi" (p. 18). Ce n'est sans doute pas toutefois le mot de la fin, le fin mot, car il reste vrai, il nous semble, que l'écriture est susceptible de jouer un jeu vital, porteur de vie et de mort, quand elle s'affronte à la superlative "réalité du réel", à l'infracassable présence de ce qui est – parfois dans une horreur sans nom… Et, à ce moment, l'écrivain qui aimerait le plus souvent jouer les Abel pour apporter de l'humanité et de l'aide, du réconfort, ne cesse de courir le risque d'être comme un Caïn apportant aux hommes une vérité qui ne les guérit pas et leur dispense peut-être plus de mort que de vie.
S. Meitinger
Université de la Réunion