Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
L'épancheur de rêves
Par Thierry Clermont
06/10/2010 | Mise à jour : 17:31 Réagir
Jacques Abeille, cet écrivain, aussi rare que secret, est l'auteur des Jardins statuaires . Un roman à l'histoire mouvementée, enfin réédité.
Bordeaux, dans la clarté douce de l'été finissant. Entre l'esplanade des Quinconces et l'entrepôt Lainé. Jacques Abeille connaît la ville comme sa poche; il a débarqué là voici plus d'un demi-siècle, en 1959, à dix-sept ans. Elle apparaît ici ou là, dans la trentaine d'ouvrages qu'il a publiés, sous le nom de Terrèbre, comme une ténèbre de terre. «Je rêve de voir Bordeaux plongée dans une eau-forte» ,lâche l'ancien professeur d'arts plastiques, qui a découvert sur le tard qu'il était daltonien.
La récente réédition de son chef-d'œuvre, Les Jardins statuaires, a remis Jacques Abeille sous les projecteurs. Publié une première fois par Bernard Noël chez Flammarion en 1982, le roman a connu une destinée pour le moins erratique. «Je ne voulais plus en entendre parler, je considérais Les Jardins comme définitivement maudit», soupire-t-il.
Entamé en 1975 avec un premier jet écrit en moins de six mois, ce pavé est accepté par Régine Deforges, mais la maison d'édition fait faillite alors qu'il vient de signer son contrat. Après plusieurs refus, il est finalement édité, mais quelques mois plus tard, les entrepôts Flammarion partent en fumée. Pourtant, depuis près de trente ans, quelques inconditionnels évoquent sotto voce Les Jardins statuaires comme un mot de passe: le livre était devenu culte. Un roman d'une large puissance poétique, entre onirisme et fantastique, dans lequel le narrateur erre dans des contrées hostiles, interdites à l'étranger, où les femmes forment une caste et où l'on fait pousser des statues de pierre. «Ce roman est sa propre métaphore, il avance par béances successives.»
C'est grâce à l'opiniâtreté de deux jeunes éditeurs que le roman revit aujourd'hui: Frédéric Martin et Benoît Virot. Entre-temps, il avait été réédité par Joëlle Losfeld en 2004, dans une indifférence unanime… Aurait-on changé d'époque? Le roman a même retenu l'attention des jurés du prix Wepler. «Je vois d'un bon œil le retour de l'heroic fantasy en littérature, le succès de Tolkien ou même de Harry Potter l'atteste.»
Surréalisme d'aujourd'hui
Pour Abeille, tout avait mal commencé. Fils naturel, il devient orphelin dès l'âge de deux ans. Son père, responsable délégué de la Région militaire Normandie-Bretagne, est arrêté, torturé, puis assassiné par la Gestapo. L'enfant est recueilli par son oncle de préfet, frère jumeau de son père, en 1944. Pendant quinze ans il le suit dans la France des départements et jusqu'en Guadeloupe où il restera deux ans, avant d'embarquer pour Bordeaux. Il côtoiera Malraux, de passage aux Antilles en 1958. «Je vivais mal le fait qu'on me fasse sentir que j'étais un enfant adultérin, je me réfugiais dans la lecture, j'apprenais le créole que j'adorais parler. Je voulais être un bâtard héroïque.» Il s'éveille à Nerval: «Ce fut ma grande révélation. J'ai compris qu'on pouvait sauver sa vie par le rêve. La matière du rêve est si féconde. Je me sens proche des surréalistes, surtout de leurs précurseurs, mais je ne comprends pas qu'on ait accordé cette importance outrée à Lautréamont et Rimbaud. Mais je me considère toujours comme surréaliste. Pour moi, l'acte d'écrire, c'est l'épanchement du rêve dans la vie réelle.» Il publie son premier livre en 1971, sous le pseudonyme de Bartleby; un bref récit érotique écrit trois ans auparavant et publié par Régine Deforges qui l'encourage. Le titre: La Crépusculaire, le sous-titre : La fatalité, la forêt, la nuit. Bartleby, un hommage à Melville dont il découvre Mardi, illustrée par Max Ernst.
Récits, poèmes, essais (dont un sur l'artiste Pierre Molinier), Abeille a bâti une œuvre bien singulière, quelque chose, pour simplifier, entre Gracq, Mandiargues et Lovecraft, et fidèle au triptyque formé par l'onirisme, le fantastique, l'érotisme. La suite des Jardins a été publiée en 1986 sous le titre Le Veilleur du jour, «qui constituait le contrepoint au précédent», précise-t-il. Puis, suite au changement de direction, Flammarion lui a fermé ses portes. Les autres grands éditeurs de même. Pourtant, en 2006, il publie au Mercure de France Belle humeur en la demeure , roman narrant une liaison ancillaire, «sorte de maison Usher sauvée par Cendrillon», et qui passe inaperçu. Dans un autre registre, Abeille a également été attiré par le théologien protestant Jacques Ellul (dont le fils est le dédicataire des Jardins ) qui n'a cessé de dénoncer la technocratie positiviste. D'ailleurs, Abeille envisage d'écrire un manifeste sur la liberté et l'amour, inspiré de la pensée d'Ellul.
Aujourd'hui, à 68 ans, il vit entre Bordeaux et Libourne. Parallèlement à l'édition des Mers perdues, également illustré par François Schuiten, il vient d'achever Un homme plein de misère, titre inspiré d'une Pensée de Pascal: «Un roi sans divertissement est un homme plein de misère.» Il constitue le troisième volet de sa tétralogie baptisée «Le Cycle des contrées», ouverte par ses Jardins. «J'attends que le lecteur m'accompagne dans l'impossible.» Nous l'attendons aussi.
Les jardins statuaires de Jacques Abeille, Attila, 472 p., 24 €.