Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
La fête du livre de Saint-Étienne
Entrée libre. Ce panonceau, accroché depuis le temps des copistes à la devanture des librairies, prouve qu’il ne va pas de soi d’en pousser la porte, si l’on n’est pas amoureux des livres ou, tout simplement, acheteur.
Entrée libre. Cette incitation claire à pénétrer dans la boutique des libraires aurait dû encourager les chalands à faire le premier pas, à lier connaissance avec ce lieu de rencontres, d’échanges, de confluences, à découvrir le livre et à devenir d’authentiques clients.
Mais le nombre de non-lecteurs est hélas toujours aussi élevé. De multiples enquêtes le montrent, la presse unanime le déplore et les libraires s’en trouvent culpabilisés. Il semble même que cette culpabilité ait été amplifiée lorsque la grande distribution s’est intéressée au livre. Avec un machiavélisme qui lui sied à merveille, l’édition a utilisé alors les résultats des sondages pour crucifier les libraires, alors accusés d’être impuissants à faire de tous des lecteurs passionnés. Elle justifiait ainsi sa politique en faveur des grandes surfaces et de leurs têtes de gondoles.
Les libraires n’ont pourtant jamais oublié la leçon des colporteurs qui allaient, de villes en villages, la besace remplie d’almanachs et de libelles, donner le goût de l’écrit et de l’image à des habitants au seuil de l’illettrisme, s’ingéniant à promouvoir le livre et la lecture bien au-delà de leur librairie.
Ce travail exaltant ne se limite cependant pas au monde traditionnellement acquis au livre et à la culture. Le libraire, tout au contraire, fait son miel de fleurs qui ne poussent pas forcément aux abords des universités et des maisons de la culture, pas plus que dans les arrière-cours de la rue des Saints-Pères ou du boulevard Saint-Germain.
Un ami professeur à Saint-Étienne citait à des jeunes en situation d’échec scolaire un titre pourtant banal extrait d’un quotidien d’information : « Le rôle de Bruxelles dans les quotas laitiers ». Aucun n’avait entendu parler de Bruxelles, aucun ne connaissait le sens du mot « quota », un seul avait vu un troupeau de vaches. Tous, en revanche, s’ils n’avaient jamais poussé la porte d’une librairie, connaissaient notre fête du livre.
Telle est notre première ambition : « rassembler » et satisfaire tout à la fois des publics aussi différents que celui de ces adolescents, celui des universitaires ou celui des inconditionnels de Robert Sabatier ou d’Antoine Blondin.
L’exercice est d’autant plus malaisé que, si l’édition apprécie le travail de fond en faveur de la promotion du livre, elle le juge avant tout à sa répercussion immédiate sur le tiroir-caisse.
A l’ombre de Michel Rondet
La première fête du livre à laquelle j’ai participé, dans les années 60, était due à l’initiative de la commune de La Ricamarie, petite ville communiste proche de Saint-Étienne. Chaque année, un samedi de marché, un chapiteau loué à un petit cirque de banlieue y accueillait les libraires de Saint-Étienne. Étaient présentés, à deux pas et trois radis des marchands des quatre saisons, des ambulants et des forains, les livres les plus banals et les plus usuels, feuilletés avec intérêt et bienveillance par les ménagères, qui les découvraient, pour la première fois peut-être et, qui plus est, dans leur décor quotidien. Aucun auteur n’était convié, seul le livre était là, sur la place, à l’ombre de la statue de Michel Rondet 1.
Le Congrès des jeunes libraires
Ma deuxième expérience fut le Congrès international des jeunes libraires, en 1972 à Saint-Étienne. Nous y avions organisé une journée du livre, avec la participation de quarante auteurs au faîte de leur renommée. Le matin, eut lieu une rencontre avec des élèves de quarante lycées et collèges ; vers midi, un déjeuner avec les enseignants dans les locaux de la toute nouvelle maison de la culture ; l’après-midi, une nouvelle prestation dans un établissement scolaire. Ces rapports nouveaux avec les mondes de la littérature et de l’éducation ont laissé une profonde empreinte.
L’entrée des auteurs dans une salle de classe était alors une nouveauté. Et c’est par référence à cette image toujours vivace que les professeurs de la région réclamèrent par la suite une initiative similaire. Ils furent donc, dès la première fête du livre en 1986, des relais particulièrement motivés et coopératifs. Sur un autre plan – celui de la gestion –, cette journée avait aussi montré qu’une manifestation où toute la logistique commerciale (commandes, ventes, retours) est gérée collectivement par une association de libraires, a en elle le ferment de l’échec. En effet, c’est sur les plus dynamiques d’entre eux que repose alors l’intégralité du travail, avant, pendant et après la fête. La gestion collective n’est pas, dans ce cas, un modèle de rigueur, et le bilan final s’avère alors désastreux : la mise en commun de toutes les faiblesses dilue les responsabilités, atomise les résultats et enlève aux meilleurs le goût d’y revenir.
Sous le soleil de Nice
Le festival du livre à Nice fut ma troisième expérience. Jacques Médecin, maire de la ville, avait présenté cette manifestation lors du Congrès des jeunes libraires. Il s’était donné les moyens de créer une grand-messe médiatique, ce qui fut le cas dans un premier temps. Puis les éditeurs, agacés par l’escalade des notes de frais et par le bronzage accusateur de leur délégation, se mirent à rêver d’une autre manifestation, tournante celle-là, qui, d’une grande ville à l’autre, mettrait le livre tout en haut de l’affiche, un peu partout en France.
Mais aussi et surtout, l’échec de cette manifestation, qui semblait pourtant pleine de promesses, venait de l’ambiguïté de ses objectifs : lecteurs ou électeurs ? Le but était-il de développer le goût du livre à Nice, de plaire au « tout-Nice » en multipliant les réceptions mondaines ou de faire un pied de nez à Cannes et à son festival ? Rapidement, les libraires se désengagèrent, ne voyant dans l’opération qu’un simple déplacement des ventes.
Le déroulement du festival me démontra que, pour s’assurer le concours des éditeurs, il fallait inventer une nouvelle procédure d’adhésion : être en mesure de proposer, pour chaque auteur, un prix forfaitaire couvrant la totalité du séjour, solution qui permettait une maîtrise rigoureuse des dépenses, et d’éviter un renchérissement à la première faiblesse, à la moindre complaisance.
Aux Tuileries
C’est alors qu’avec Yves Mourousi, nous avons créé la fête du livre aux Tuileries. C’était en 1976 : livres, auteurs, animations dans la rue (ou, plus exactement, dans le jardin des Tuileries), à la rencontre du public, du grand public, avec, pour simple et première ambition, la conquête de nouveaux lecteurs. Les libraires étaient promus responsables de leurs stands, avec, en corollaire, le principe du chacun pour soi : une apparence de grande librairie, mais, en réalité, un espace que chacun gérait sans s’occuper de son voisin. C’était la nouveauté, la différence fondamentale avec ce qui s’était toujours fait jusqu’alors.
J’ai, depuis cette époque, d’année en année, défendu cette méthode, m’attachant à la propager. D’abord en 1977, 1978, et 1979 devant Beaubourg. En 1980, l’édition rêvant d’un grand Salon du livre, demanda que nous nous sabordions. Fin des Fêtes du livre à Paris, naissance du Salon du livre à Paris et en province, éclosion de multiples manifestations – plus de cent-cinquante 2. Après l’arrêt du festival de Nice, l’édition souhaitait une manifestation tournante, voici que toute la France en redemandait.
A Saint-Étienne, que la fête continue !
C’est en 1986 que François Dubanchet, maire de la ville, et son ami de toujours et de Côte-Chaude, Jean Gidrol, ont confié à Max Rivière et à moi-même la mission de réaliser ici ce que j’avais initié ailleurs.
Les Stéphanois des Tréteaux de Jean Dasté et des Populaires du stade Geoffroy Guichard se trouvaient une nouvelle fois au coude à coude – 120 000 visiteurs en trois jours, 400 auteurs, 120 maisons d’édition, une course cycliste avec 800 participants, un tournoi de rugby parrainé par un prix Renaudot, quinze cafés littéraires, dix tables rondes, dix expositions, c’est toute la ville qui « s’enlivre » 3 et ressent comme un honneur immense le déplacement sur ses terres des seigneurs du livre et de la littérature. Elle les accueille depuis dix ans avec la gentillesse et la bonhomie qui ont toujours présidé à sa renommée et à sa gloire.
Deux quotidiens nationaux ont qualifié le même jour cette fête de « carnaval », éloge pour l’un, dérision pour l’autre. Notre ambition étant de créer une vraie fête populaire autour d’un loisir souvent dépeint comme élitiste ou solitaire, c’est l’éloge que nous retenons.
Mais est-ce trop ou pas assez ? Le livre y trouve t-il son compte ? Et les villes le leur ?
Les villes y trouvent-elles leur compte ?
Lorsque les fêtes, voici une dizaine d’années, ont envahi jusqu’au plus petit village de la France profonde, le « ticket culturel » commençait à payer. Les municipalités étaient à l’affût et recherchaient avec gourmandise une recette pour se fabriquer, au meilleur prix, une image électorale porteuse et prometteuse de lendemains qui chantent dans les urnes. Les fêtes du livre étaient une réponse dorée sur tranche. Elles permettaient, en prime, lorsque les auteurs avaient signé à bras raccourcis et à pleins stylos, lorsque les contacts avaient été chaleureux et l’accueil techniquement sans faille, de transformer, à leur retour, écrivains et éditeurs en ambassadeurs de charme dans les cocktails, salons et dîners en ville.
Un nouveau type de mécénat
Ce qui vaut pour les municipalités valant aussi pour les partenaires et sponsors privés, commerciaux et industriels, ceux-ci ont vu dans la culture un nouveau type de mécénat, une nouvelle piste d’activité à soutenir pour les fondations. Le livre y avait une place aussi fondée et reconnue que la peinture, la musique, le théâtre ou le bel canto.
Pour la librairie, jusque-là régulièrement marginalisée par ceux que l’on qualifie de « forces vives de la nation », quoi de plus valorisant, quoi de plus grisant, que de se voir admise enfin parmi les grands vecteurs de communication ?
Cette reconnaissance, certes tardive, honore et rassure la galaxie Gutenberg, attaquée sur tous les fronts, alors que l’illettrisme enregistre une courbe en progression affligeante.
Quoi de plus agréable aussi que de constater que le budget de ces fêtes est composé à plus de 90 % de moyens extérieurs à la profession ?
Je ne reviendrai pas sur les retombées directes, immédiates et évidentes pour l’hôtellerie et la restauration. La fête du livre de Saint-Étienne représente 1 500 nuitées et 3 000 repas. C’est une cuvée spéciale des vins du Forez, dont la diffusion culmina en 1989 à plus de 40 000 bouteilles. Précisons, pour rester modeste, qu’en cette année de commémoration du bicentenaire de la Révolution française, le parrain de la fête était Georges Wolinski, la cuvée « sans-culotte », et la dame dessinée sur l’étiquette très peu vêtue. Seul le vin avait encore sa robe, mais personne n’en parla jamais.
Une manifestation locomotive
Plus notable encore est l’intérêt que la fête du livre suscite dans de multiples organismes et associations. Ces collectivités prévoient pour leurs activités un temps fort pendant la fête qui les intègre alors dans son programme, leur sert de vitrine et de porte-voix. Cette manifestation devient une locomotive assurant une retombée médiatique qui enchante. Elle implique aussi le respect d’un calendrier rigoureux, l’échéance de la fête étant une date butoir sans appel.
Un premier exemple de cet intérêt concerne un organisme de réinsertion de jeunes, pas littéraires pour deux sous, pour qui la fête est le moyen de réaliser un rêve : figurer au Guinness des records. Ils réfléchissent, travaillent et trouvent une idée : réaliser un poème, « le poème le plus long du monde ». Un an pour préparer les textes, les rédiger, les calligraphier sur des bandes de calicot ceinturant la fête, et leur pari est gagné. Ils viennent d’apprendre leur victoire et déjà la savourent : ils seront au Guinness 96. Pour la première fois de leur vie, ils échappent à la spirale de l’échec.
Un second exemple est celui des restaurateurs de la ville qui, chaque année, présentent à la fête un menu original. Il y eut les menus populistes (l’année où le prix populiste a été proclamé à Saint-Étienne), les menus Rabelais (pour le 500e anniversaire), puis les menus Arcimboldo, et, cette année, les recettes préférées de quelques grands auteurs, invités permanents de la fête. Se succèdent alors réunions et rencontres avec des gastronomes de renom, des journalistes de la presse spécialisée, une présentation des plats réalisés, des dégustations, des critiques et des commentaires et, pour finir, la confidence de l’un des chefs : « Votre fête, c’est la seule occasion de l’année de nous rencontrer pour parler métier ».
Le livre y trouve-t-il son compte ?
Est-ce l’ambiance d’un moment privilégié avec le tout-Paris du livre et de la littérature ? D’un moment où les réflexes raisonnables s’estom-pent ? La fête du livre apparaît comme une parenthèse dans la vie quotidienne. Elle crée un espace magique où se développe une étonnante dynamique des ventes. Les libraires réalisent en trois jours jusqu’à deux mois de chiffre d’affaires. Certains auteurs signent de 500 à 1 000 ouvrages, et s’ils reviennent, renouvellent leur score chaque année 4. Les auteurs régionaux peuvent, quant à eux, envisager la vente de 400 à 500 exemplaires et assurer ainsi un tirage minimum.
Retour aux sources
Mais la fête, c’est aussi et peut-être surtout, le retour à leurs racines d’auteurs originaires de la région, d’abord pendant les trois jours de sa durée, puis de façon plus suivie. Si leur présence leur assure un prestige accru, leur participation à la vie culturelle locale apporte, à cette dernière, une qualité, une dimension, une épaisseur nouvelles 5.
Cependant, tous les auteurs ne rencontrent pas de la part du public un accueil aussi chaleureux que celui qu’il réserve à ses compatriotes. Tous ne sont pas de la race des « signeurs », et quelques grands noms souffrent de ne pas avoir le même succès populaire que certains de leurs confrères. Je ne parle pas de drames provoqués par certaines vedettes de la chanson, du cinéma, ou de la télévision, auteurs d’occasion, dont l’arrivée bruyante et bravache sous le chapiteau fut très douloureusement ressentie par les véritables écrivains.
Si l’on peut décourager la présence pourtant médiatique de ces stars, le problème de l’intégration à la fête de certains auteurs de qualité n’en est pas moins préoccupant. La seule façon de leur assurer un vrai contact avec le public est de les faire participer aux tables rondes, aux cafés littéraires, et surtout aux rencontres prévues dans les écoles primaires, les collèges, les lycées, les universités, les hôpitaux, les cercles littéraires, voire les prisons.
Rencontres
Ces rencontres sont le vrai travail en profondeur de la fête. Elles se préparent toute l’année, grâce en particulier à l’émission littéraire hebdo- madaire de la fête « A plus d’un titre » sur RCF (Radio Chrétiens de France), qui permet d’accueillir chaque semaine un écrivain de renom.
Cette année, nous travaillons à l’organisation d’une journée de la francophonie sur le thème de la ville. Y participeront des auteurs wallons, suisses romans, québécois, francophones du sud et bien entendu français.
Des bibliographies sont, depuis la rentrée, adressées régulièrement aux établissements scolaires et à un public spécialisé de deux cents personnes. L’université et dix-sept lycées et collèges se préparent à accueillir chacun cinq auteurs, avec d’autant plus d’intérêt qu’ils assureront eux-mêmes la direction des débats. Ce n’est qu’un exemple, mais cette seule initiative permettra, outre une préparation suivie toute l’année par plus de soixante professeurs, la réelle collaboration littéraire d’environ soixante-dix écrivains.
J’ajouterai enfin que les fêtes sont la somme des actions volontaristes d’un certain nombre de personnes qui, chacune dans son domaine, apporte le poids de sa compétence : élus et politiques orientent la manifestation et y insufflent la volonté du pouvoir municipal, départemental, régional et national. Partenaires et sponsors publics et privés mettent en place les moyens matériels indispensables au succès final. Les responsables apportent foi, dynamisme et volonté de tous les instants, et bousculent les inerties.
Mais toutes ces énergies ne se développent pas uniquement pour faire naître de nouveaux lecteurs. Une autre dimension, qu’il est peut-être un peu prétentieux d’avancer, consiste à se mettre au service du talent des auteurs, à remuer ciel et terre pour que les feux de la renommée leur apportent un peu plus de lumière. Bien sûr, ils bénéficient d’autres publicités et ont d’autres occasions de révéler leur vraie valeur, mais notre travail en vue de les sublimer ne doit pas être négligé.
Ainsi va la fête, lieu de rencontres, de démesure et pourtant d’équilibre. Chacun s’y sent bien, chez soi et à sa place. Cet espace n’est surtout pas un terrain de concessions où le compromis nivelle les conflits. C’est au contraire par les excès en tous genres dont les effets se neutralisent, que les grandes fêtes régissent les antagonismes. Pendant trois jours, se rencontrent, se confrontent, se tolèrent et se supportent, ceux qui toute l’année se défient et s’affrontent.
Le livre est le ciment de ce moment de grâce, peut-être éphémère mais bien réel, sans doute parce que ceux qui font profession de le servir sont par nature tolérants et, en la circonstance, majoritaires et maîtres d’œuvre.
Avril 1996
1. Michel Rondet, mineur syndicaliste, leader des grèves de 1869, pendant l’épisode sanglant du Brulé. (retour)
2. Le Livre sur la place à Nancy, la Foire de Brive, la Fête de Saint-Étienne, le Salon de Bordeaux, les 24 heures du livre au Mans, le Salon du livre de Toulon, l’été du livre à Metz... (retour)
3. « Enlivrez-vous ». Ce néologisme figure sur une banderole suspendue sur la façade de la mairie de Saint-Étienne pendant la fête du livre. (retour)
4. Par exemple, 400 livres de Jean Anglade ont été vendus à la fête pendant neuf ans, 650 l’année dernière. (retour)
5. Jean Guitton, Robert Sabatier, Maurice Denuzière, Piem, Paul Fournel, Huguette Bouchardeau, Pierre Charras, Patrick Drevet ont commencé à préfacer des œuvres d’auteurs stéphanois et interviennent maintenant de façon plus concrète dans leurs projets éditoriaux. (retour)
Notice bibliographique :
Plaine, Jacques, « La fête du livre de Saint-Étienne », BBF, 1996, n° 4, p. 17-21
[en ligne] <http://bbf.enssib.fr/> Consulté le 17 octobre 2010