Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
"Les Métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l'Occident", de Pierre Manent : tous les chemins passent par Rome
Parmi les penseurs de la politique, il préfère les Anciens. D'abord parce que les Modernes ont construit leurs systèmes en réaction contre eux ; l'entreprise de Machiavel, de Hobbes et de leurs héritiers, avoués ou non, n'est donc compréhensible que si l'on a d'abord saisi ce que voulaient dire les Grecs. Ensuite, parce que la forme politique dans laquelle ils vivaient et qui était l'objet de leurs réflexions, à savoir la cité (polis), possède deux privilèges objectifs.
D'une part, "la cité est cette mise en ordre du monde humain qui rend possible et significative l'action". Sa naissance entraîne une transformation de l'âme humaine plus profonde que celle qu'a décrite Tocqueville avec le passage de l'aristocratie à la démocratie. Parce qu'elle a pour objet central la cité comme lieu de l'action, la science politique ancienne croit que les hommes se gouvernent, alors que pour les Modernes, selon l'aveu de Montesquieu, ils sont gouvernés par des facteurs non politiques (climat, économie...). Le savoir moderne n'est donc plus "politique" au sens propre.
D'autre part, la cité est demeurée la nostalgie et l'aiguillon de l'Europe. Celle-ci n'a cessé de chercher une forme politique qui permettrait de recueillir les énergies de la cité en échappant au destin de cette dernière : elle était libre mais déchirée par les factions et constamment en guerre contre les autres.
Manent projette de reconstituer ce mouvement par une ambitieuse "histoire raisonnée des formes politiques". Il fallait commencer par là, car avant même de distinguer entre les trois régimes classiques (monarchie, aristocratie, démocratie) et leurs corruptions en tyrannie, oligarchie ou ochlocratie, on doit envisager des "formes de l'association humaine" qui précèdent et "déterminent largement le nombre et la nature des régimes possibles".
Manent en distingue quatre : la Cité, l'Empire, l'Eglise, la Nation. Leur succession constitue l'histoire politique de l'Occident. Manent s'attache surtout aux articulations et aux ruptures. Elles se situent pourtant à l'intérieur d'un domaine commun : Rome. Pourquoi Rome ? Parce que c'est l'unique empire qui soit sorti d'une cité, les autres provenant de monarchies. En ce sens, toutes les formes politiques constituent une "série romaine". Or, nous manquons encore d'une "science de Rome". C'est celle-ci que Manent cherche à fonder.
Pour ce faire, il s'appuie sur l'homme qui a le mieux saisi cette hésitation entre les formes politiques et le basculement final de la cité à l'empire : Cicéron. Une telle indécision devait durer quinze siècles. Elle constitue un interminable "moment cicéronien".
Mais Rome n'a pas seulement été le lieu du passage à l'empire ; elle a aussi abrité la naissance de l'Eglise, "forme politique inédite et singulière". Pierre Manent l'examine à travers une lecture minutieuse de La Cité de Dieu de saint Augustin.
C'est en prenant leurs distances par rapport à l'Empire et à l'Eglise, tous deux "romains", que les nations se sont construites. La nation sortit de l'Eglise avec la Réformation allemande, bien avant la naissance de l'Etat moderne, puis elle trouva sa forme la plus achevée dans l'Angleterre, "première nation moderne, (...) non médiatisée par l'empire ou l'Eglise". Ainsi, reconstituer le passage d'une forme politique à l'autre en Occident, c'est raconter l'"histoire théologico-politique de l'Europe".
Je n'ai suivi ici que la ligne de crête d'un livre foisonnant. Il abonde en digressions qui ne sont pas ce qu'il a de moins intéressant. Il ne s'agit pourtant pas d'une simple promenade dans le jardin du passé. Ce qui tient Manent en haleine, c'est notre situation actuelle. Un tremblement inquiet affleure de temps à autre dans ce livre très maîtrisé, et perce à la fin, là où se pose la question d'une "autodestruction de l'Europe". Il prévient : "L'affirmation de la particularité "nationale" est désormais sans limite (...) parce qu'elle tire son énergie de l'universel incirconscrit et illimité de l'humanité." Autrement dit : nous invoquons sans cesse les "droits de l'homme", comme si l'humanité pouvait être une forme politique. Or la construction européenne les rejette toutes : elle prétend dépasser la nation, tout en refusant d'être un empire et en niant ses racines dans l'Eglise. Sera-t-elle aussi durable que Rome ?
LES MÉTAMORPHOSES DE LA CITÉ. ESSAI SUR LA DYNAMIQUE DE L'OCCIDENT de Pierre Manent. Flammarion, 424 p., 23 €.
Signalons également la parution d'un livre d'entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, dans lequel Pierre Manent revient sur son itinéraire intellectuel, et intitulé Le Regard politique (Flammarion, 272 p., 18 €).