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Stefan Heym, un socialiste à visage très humain

« J’AI vu l’incendie du Reichstag de mes propres yeux. Peu de temps après, j’ai dû quitter l’Allemagne, et ce n’est qu’en uniforme américain que j’ai revu cet édifice. Des années plus tard, je suis retourné dans la partie est de notre pays, en RDA, où je me suis bientôt trouvé en conflit avec les autorités. Le fait qu’un homme comme moi, avec ce passé-là, puisse aujourd’hui s’adresser à vous de cette tribune et proclamer l’ouverture de la treizième session parlementaire, la deuxième de l’Allemagne réunifiée, me fait espérer que notre démocratie actuelle aura été édifiée sur des fondements plus solides que ceux de la République de Weimar... » Ainsi parle l’écrivain-député Stefan Heym au Bundestag, en novembre dernier. Lorsqu’il quitte la tribune, un silence glacial règne dans les rangs de la majorité. A l’instar du chancelier Helmut Kohl, qui reste de marbre, aucun des parlementaires chrétiens-démocrates n’applaudit le doyen de l’Assemblée, cet homme de quatre-vingt-deux ans qui, témoin de son siècle, vient de plaider pour davantage de démocratie parlementaire. Pis, on refusera pendant des mois d’éditer son allocution, contrairement aux usages. Sa candidature au Bundestag avait fait, il est vrai, des vagues. Pour le discréditer, certains ont été jusqu’à lui reprocher une fictive collaboration avec la Stasi _ à lui, le dissident du régime des Ulbricht et Honecker ! C’est dire qu’il dérange. Même Günter Grass lui a demandé de retirer sa candidature sur les listes du PDS (dont il n’est pas membre) de peur qu’il n’enlève des voix au SPD. Mais Stefan Heym n’a pas voulu se priver du plaisir d’entamer, à quatre-vingts ans passés, une carrière politique, et de dire « ses quatre vérités à ces Messieurs du Bundestag ». A commencer par les impasses d’une réunification qu’il persiste à comparer à l’« Anschluss », ou encore à « un serpent qui a avalé un hérisson » _ et dont les troubles digestifs ne le réjouissent d’ailleurs nullement. Toute sa vie, une vie de rebelle, il a dit ce qu’il croyait juste et agi en conséquence. « Je ne dis pas que j’étais un héros... J’ai fait exactement ce que je pensais pouvoir faire, sans pour autant risquer ma tête ou aller en prison », explique-t-il dans un entretien (1)

Né en 1913 à Chemnitz, fils d’un commerçant juif aisé, il encaisse, en guise de premières leçons d’histoire, les raclées administrées par des jeunes nazis, qui s’acharnent sur le juif Helmut Flieg. (Stefan Heym est un pseudonyme adopté pendant l’émigration.) Un poème antimilitariste écrit en 1931 lui vaut d’être renvoyé du lycée. A dix-neuf ans, il réussit à émigrer à Prague, et rejoint Chicago en 1935. Tout en rédigeant sa maîtrise sur Heinrich Heine, autre émigré, il gagne sa vie grâce à des « petits boulots » _ garçon de café, vendeur, plongeur dans des restaurants _ avant de devenir rédacteur en chef d’une revue antifasciste. MAIS le combat avec les mots ne lui suffit plus. Stefan Heym l’antimilitariste demande à entrer dans... l’armée américaine. Il est fier de revêtir l’uniforme américain et de posséder sa première arme. 1944 le voit s’entraîner sur une plage anglaise en vue du débarquement de Normandie. Et c’est en officier américain qu’il revient en Allemagne. Entre-temps, il a écrit son premier roman en anglais, Hostages (2), un best-seller dont on tire un film qui tient l’affiche aux États-Unis et en Angleterre. Écrit à la manière d’un policier, son action part cependant d’un fait réel et tragique : la prise de son père en otage par la Gestapo, suite à la disparition du fils. A la fin du roman, le héros devient communiste : voilà qui, plus tard, plaira aux autorités est-allemandes et lui vaudra le seul prix littéraire que la RDA lui ait jamais accordé. De l’expérience vécue pendant la guerre _ le débarquement en Normandie, la libération de Paris, l’offensive des Ardennes, l’occupation de l’Allemagne, mais aussi son retour à Chemnitz devant sa maison natale détruite, devant les ruines du lycée qu’il avait dû quitter _, Stefan Heym rendra compte dans The Crusaders (3). Cette gigantesque épopée de la seconde guerre mondiale est inspirée d’une mission que les Américains lui ont confiée : justifier idéologiquement l’intervention américaine au moyen de tracts, d’émissions de radio, d’articles de presse. A la libération, Heym, affecté à la Psychological Warfare Unit, participera aux interrogatoires des prisonniers allemands et sera fort déçu de leur opportunisme. Si l’Amérique est encore pour lui synonyme de liberté, de démocratie et d’antifascisme, son enthousiasme va se dissiper dans les années 50, devant la propagande antisoviétique et la « chasse aux sorcières » du sénateur Joseph McCarthy. Soupçonné de sympathies communistes, Stefan Heym perd son travail de correspondant pour des journaux américains en Allemagne. L’armée américaine l’exclut de ses rangs. Pour mieux le surveiller, on l’oblige à rentrer aux États-Unis. Il obtempère, mais c’est pour plier bagage. Contre la guerre de Corée, il écrit une lettre cinglante au président Dwight Eisenhower, auquel il renvoie par la même occasion son certificat de nationalité américaine ainsi que toutes ses décorations militaires. En 1952, il s’installe en RDA, où les autorités l’accueillent à bras ouverts. Aux prises avec leur régime stalinien, bien des citoyens est-allemands doivent prendre pour un fou cet écrivain qui abandonne l’eldorado américain pour s’installer dans un pays aussi étriqué et surveillé. Mais Stefan Heym n’est pas fou : il entend contribuer à la construction du socialisme et faire partie de l’élite intellectuelle, qui semble choyée dans cette « autre Allemagne ». De fait, une villa est mise à sa disposition à Grünau, dans le quartier verdoyant des intellectuels de Berlin-Est. D’emblée, on rend hommage à l’émigré antifasciste en lui attribuant le prix littéraire Heinrich Mann « pour sa contribution réaliste aux luttes sociales de notre époque ». Il se met au travail avec ferveur. D’abord collaborateur de la Berliner Zeitung, il publie une série de reportages sur l’Union soviétique à la gloire de Staline, décrivant les camps de Sibérie comme des « lotissements destinés à la rééducation des criminels », car, « en Union soviétique, on croit à l’effet éducatif d’un travail productif ». LES choses commencent à se gâter dès 1953 : son roman Une semaine en juin (4), qui traite de la révolte des ouvriers berlinois du 17 juin 1953 contre l’augmentation des cadences, ne passe pas la censure. Trop complexes, trop hésitants, pas assez « positifs » ni « convaincants », ses personnages ne satisfont pas aux critères du réalisme socialiste. Jamais le livre ne sera publié en RDA. Pourtant, sa première version _ il en écrira plusieurs _ ne s’écarte guère de la thèse officielle du complot orchestré depuis l’Occident. Stefan Heym défend même l’intervention des chars soviétiques comme nécessaire pour empêcher l’écroulement de l’expérience socialiste. Mais, si cette grève apparaît comme une erreur, elle résulte des erreurs commises par le gouvernement. Cette critique implicite de la politique du gouvernement lui vaut d’être mis au ban de la société socialiste : en 1978, il finit par être exclu de l’Union des écrivains, hors de laquelle il n’y a point de salut _ c’est elle qui garantit les moyens d’existence des écrivains en échange de leur allégeance au pouvoir. Aucun de ses romans ultérieurs ne sera plus publié en RDA. Vingt ans plus tard, il finira par les proposer à l’Ouest, quitte à payer des amendes à l’Est. Stefan Heym veut décrire les hommes tels qu’ils sont, et non tels qu’un pouvoir souhaite qu’ils soient. Pour lui, la fonction essentielle de l’écrivain est de montrer les faiblesses d’un régime afin d’y remédier. Les apparatchiks est-allemands, eux, rejettent comme prétention élitiste cette aspiration des intellectuels à un rôle critique. Désormais, ses romans traiteront des démêlés de l’intellectuel avec un régime totalitaire. Dans La Chronique du roi David (5), il aura recours à la métaphore pour dénoncer les falsifications de l’histoire. Dans Collin (6), il ne change que les noms de ses personnages, en fait copiés sur la réalité socialiste : ce roman, consacré au silence coupable de l’intellectuel qui se tait pour sauver sa peau, lui vaut l’expulsion définitive de l’Union des écrivains et une amende de 9 000 marks. De même que le roi David a fait condamner l’historien de sa cour pour avoir révélé la vérité, de même les autorités de RDA croient punir l’écrivain rebelle par l’ignorance, en lui retirant le droit d’écrire et de parler. Qu’est donc un auteur sans public ? Mais Stefan Heym _ comble de l’ironie pour un auteur socialiste _ trouvera le sien à l’Ouest. FAUTE de pouvoir expulser cet écrivain antifasciste de renom, le régime lui accorde le privilège de voyager assez librement à l’étranger, espérant sans doute qu’il ne reviendra pas. En vain : il a décidé de rester une épine dans la chair de son pays. Car, comme il le fait dire à Ahasver, le juif errant, « ce ne sont point ceux qui sont conciliants et patients qui édifieront le royaume de Dieu, mais ceux qui mettront l’ordre établi cul par-dessus tête ». Et à la question « Le regrettes-tu ? », le révolutionnaire Ahasver répond : « Non, car c’était une grande expérience, bien qu’elle se soit mal terminée. » Il en va ainsi de l’expérience socialiste. Sa critique n’a jamais fait douter Stefan Heym de la justesse de son idéal, qu’il continue à défendre dans la nouvelle Allemagne. D’aucuns y verront de l’obstination, d’autres du courage civique.

Brigitte Pätzold.

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Brigitte Pätzold

Journaliste.

(1) Die Zeit du 6 décembre 1991.

(2) Paru à New York en 1942, à Londres en 1943, à Leipzig en 1958, à Munich en 1976.

(3) Paru à Boston en 1948, à Londres, Leipzig et Munich en 1950. Les Croisés, Gallimard, Paris, 1950.

(4) Fünf Tage im Juni, Bertelsmann, Munich, 1974. (Une semaine en juin, La Nuée bleue, Lattès, 1990).

(5) Der König-David-Bericht, Bertelsmann, Munich, 1972. (Chroniques du roi David, Éditions Métaillié, Paris, 1994).

(6) Bertelsmann, Munich, 1979.

 

http://www.monde-diplomatique.fr/1995/10/PATZOLD/1856

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