Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Ecrivains partout (littérature nulle part)
Avec Les Petits, Christine Angot est accusée, à nouveau, d’écrire des autofictions pour régler ses comptes, de déballer des histoires personnelles et de porter atteinte à la vie privée des gens (qui plus est, en bidonnant les faits).
La défense d’Angot (stratégie juridique mise à part) me semble être, en gros, la même que pour Céline : l’écrivain a tous les droits. L’écrivain serait cet être tellement au dessus du commun des mortels qu’il en serait aussi au-dessus des lois. Son statut lui permettrait donc de pratiquer aussi bien l’incitation à la haine raciale que l’atteinte à la vie privée.
Naturellement, un privilège aussi enviable n’est pas donné à n’importe qui. Je me souviens d’un accrochage entre Christine Angot, justement, et une femme politique, je crois que c’était Elisabeth Guigou, lors d’une émission télévisée. Interloquée par les critiques d’Angot, Elisabeth Guigou avait fini par lui demander: «Mais vous avez lu mon livre ?» Et Angot avait eu cette réponse méprisante : «Je ne lis que des écrivains.»
On en déduit qu’il ne suffit pas d’écrire un livre pour être écrivain, bien sûr, ce serait trop simple... Quelqu’un qui écrit, c’est simplement un «écrivant». C’est ainsi que se qualifiait modestement Roland Barthes, par opposition à Proust, écrivain véritable. Qu’est-ce qu’un écrivain véritable ? C’est facile : quelqu’un qui fait de la littérature.
Malheureusement, nous ne sommes pas forcément plus avancés. Comment définir, objectivement, la littérature ?
On peut repérer un fait littéraire lorsqu’il y a préoccupation formelle, souci esthétique de la mise en forme du message. C’est ce que Jakobson appelle «la fonction poétique du langage». Barthes disait, en substance : la littérature, c’est la forme. Mais il y a indubitablement souci de la forme dans un slogan publicitaire. Or, ce n’est pas considéré comme de la littérature. A vrai dire, en y regardant de plus près, le souci de la forme est présent dans presque tous les énoncés, y compris les conversations les plus usuelles. Si on adoptait le critère de Jakobson pour repérer la littérature, tout ou presque deviendrait littérature.
On pourrait aussi avancer que la littérature est tout simplement ce qui se revendique comme telle. Dès l’instant qu’un texte exhibe les marques de sa littérarité (marques conventionnelles que tout un chacun est apte à reconnaître : présence d’un narrateur fictif, versification, registres littéraires clairement identifiables...), il affirme : «je suis de la littérature». Mais, d’une part, certaines marques sont plus discrètes que d’autres (le lyrisme, par exemple, est toujours considéré comme une marque littéraire, mais pas forcément l’ironie ; de même, pour les genres: un roman est a priori considéré comme une oeuvre littéraire mais c’est moins systématique pour un journal intime, des mémoires, une satire...).
D’autre part, certains grands écrivains n’ont jamais songé à se revendiquer comme tels: Montaigne n’avait pas d’autre ambition que de coucher ses réflexions et ses observations sur le papier, sans ordre ni méthode ; Pascal notait ses pensées pour répondre à Montaigne ; quand il préparait ses sermons, Bossuet songeait si peu à sa postérité littéraire qu’il n’a même pas pensé à les faire imprimer (et la plupart ont été perdus); le duc de la Rochefoucauld méprisait le statut d’homme de lettres et était beaucoup plus préoccupé par la grandeur attachée à son rang. Il pensait à la gloire quand il chevauchait, l’épée à la main, aux côtés du Grand Condé, mais pas en rédigeant ses petites maximes. Ce ne sont pas les auteurs mais les lecteurs qui décident si un texte est de la littérature ou non.
En fait, il semble bien que la littérature se décrète en fonction de critères bêtement qualitatifs : lorsque l’on parle de littérature, on sous-entend la «bonne» littérature. L’expression «littérature de gare», par exemple, est justement faite pour exclure du champ de la «vraie» littérature. Malheureusement, ces critères semblent irréductiblement subjectifs, impressionnistes, peu rigoureux, trop souvent entachés de mauvaise foi et de considérations extra-littéraires dont la postérité ne parvient pas toujours à nous débarrasser (cf. Céline).
Un écrivain écrit des phrases de vingt lignes, enchâsse ses propositions les unes dans les autres, multiplie les adjectifs, déroute le lecteur au point que celui-ci est parfois obligé de relire la phrase pour vérifier que la syntaxe est correcte. On est en droit de trouver ça lourd, indigeste, prétentieux, chantourné. Bon, c’est Proust. C’est musical, virtuose, enveloppant, envoûtant, etc. Objectivement, le premier point de vue n’est pas moins vrai que le second : la vérité est que les phrases de Proust sont effectivement des phrases de vingt lignes qui multiplient les propositions enchâssées et offrent des développements syntaxiques souvent très compliqués. Le reste est affaire d’appréciation. On ne peut rien répondre à quelqu’un qui dirait (à propos de Proust ou de qui que ce soit) : «ce n’est pas de la littérature, c’est de la merde.»
Quand Claudel lit la célèbre première phrase de Salammbô, «C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar», il y voit la même chose que tout le monde : les allitérations en «a», le rythme ample, la structure ternaire... Verdict : «on dirait un sourd qui essaie de faire de la musique.» Contrairement à l’opinion commune, Claudel pense que Flaubert, c’est nul. Son analyse montre qu’il a parfaitement compris le mécanisme de la phrase et ce qui s’y jouait, mais au lieu d’y être sensible, il trouve ça laborieux, scolaire, poussif. D’un côté, Lagarde et Michard. De l’autre, Claudel. Même analyse, conclusion différente.
Donc la littérature est un concept tellement subliminal, tellement flottant, tellement intangible, qu’il ne sert pas à grand chose, en définitive. Et dans le cas d’Angot, il ne peut pas servir de défense : ceux qui l’attaquent pratiquent un «déni de littérature», dit-elle. Sous-entendu: «la littérature, c’est moi.» Elle n’a pas compris : la littérature, c’est tout le monde, et c’est personne. Ça bouge tout le temps. Ça change d’un lecteur à l’autre. Ça traverse une page et ça disparait. Ceux qui attaquent Christine Angot ne voient certainement pas en elle l’incarnation de la littérature, et elle n’a absolument aucun moyen de leur prouver le contraire. Elle voudrait s’abriter derrière la littérature comme derrière une muraille alors que la littérature est un fantôme.
Invoquer la littérature pour imposer son ethos d’écrivain est donc une démarche vouée à l’échec, tant la notion est insaisissable. C’est aussi, accessoirement, le signe d’une vanité puérile (particulièrement répandue). Il me semble qu’il y a mieux à faire, pour quelqu’un qui fait profession d’écrire, que répéter inlassablement : «Je suis un écrivain.» (Pourquoi ai-je l’impression que c’est une spécialité française ?) Un écrivain écrit des livres, tant mieux pour lui. Mais il faudrait un jour arrêter de frimer avec ça.