Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Catégories : La philosophie

Luc Ferry ne connaît pas la crise

Par Raphaël Stainville
04/03/2011 | Mise à jour : 17:36

Sorti en miettes du ministère de l'Éducation nationale, l'écrivain philosophe, qui vit désormais de sa plume, publie L'Anticonformiste, un essai en forme d'autobiographie intellectuelle, sans renoncer totalement à la politique.

 

Des essais qui se vendent comme des romans à succès, des invitations à discourir à travers le monde, Luc Ferry savoure le bonheur de «vivre pour écrire». (Sandrine Roudeix/Le Figaro Magazine)
Des essais qui se vendent comme des romans à succès, des invitations à discourir à travers le monde, Luc Ferry savoure le bonheur de «vivre pour écrire». (Sandrine Roudeix/Le Figaro Magazine)

 

Luc Ferry savoure sa revanche. Son retour en grâce. Ses livres sont des best-sellers. Il compte parmi les intellectuels les plus influents de France. Où qu'il aille, le philosophe fait salle comble. Juste avant qu'il ne s'envole en Martinique pour quinze jours de vacances, ils étaient encore mille à Chambéry à avoir payé 10 euros pour venir l'écouter, presque religieusement, dans une salle qui aurait pu aisément en accueillir le double si elle avait été plus grande. Il n'y a pas si longtemps, jusqu'en 2005, le philosophe ne pouvait plus prononcer une conférence publique sans qu'elle soit interrompue «par des guignols armés de barres de fer ou de bâtons». Idem dans les facultés: «Dès lors que je mettais un pied dans un amphi arrivait l'inévitable cortège de SUD et autres excités qui voulaient à tout prix me mettre dehors manu militari, comme si j'étais un fasciste.» En quittant la rue de Grenelle, celui qui fut, de 2002 à 2004, ministre de l'Education nationale a cru perdre tout ce qu'il avait patiemment bâti. «Je n'avais plus de métier, plus de voiture et plus de statut, sinon celui d'écrivain dont je ne savais pas si le passage au ministère ne l'avait pas anéanti.» Alors, maintenant qu'il triomphe à nouveau, pas question de céder à la tentation du pouvoir. Dans son grand appartement parisien du VIIe arrondissement, lui le pur esprit semblerait presque s'accrocher désormais à son patrimoine comme le dernier des parvenus. «En dehors de ma vie privée, l'écriture est la seule chose qui m'intéresse vraiment! Depuis toujours, mon but dans l'existence a été d'avoir la liberté matérielle et intellectuelle d'écrire mes livres. J'y arrive aujourd'hui, c'est très nouveau et il faut protéger cela.» Il a tourné la page.

Faut-il le croire? Ce n'est pas certain. L'homme est complexe. Sa vie est faite de décalages et de rebonds, comme l'atteste d'ailleurs l'Anticonformiste*, le livre d'entretiens qu'il publie dans les prochains jours sous la forme d'une autobiographie intellectuelle. Le titre n'est pas de lui. Luc Ferry ne le renie pas, l'accepte seulement du bout des lèvres, trop conscient qu'aujourd'hui l'anticonformisme est devenu du dernier conformisme, que la figure du révolutionnaire en charentaises a fini par envahir l'espace public et que «les mutins de Panurge» - expression chère à Philippe Muray - sont désormais légion.

«Quand j'entends Stéphane Hessel prétendre que le sentiment d'indignation est un sentiment qui s'apparente à la résistance, c'est du plus haut comique, dans la mesure où le sentiment d'indignation est probablement le sentiment le mieux partagé du monde. C'est ce à quoi nous sommes invités chaque matin par les stations de radio: chaque jour, un nouveau tourbillon d'indignation emporte un nouveau ministre, une nouvelle personnalité publique.» Fermez le ban. Luc Ferry n'en dira pas plus. Il n'entend pas perdre son temps à régler des comptes. Au mieux quelques coups de griffes ici ou là. «Je pourrais cloner mes livres, refaire La Pensée 68 vingt ans après. Ça marcherait très bien. Je flinguerais Slavoj Zizek, Alain Badiou, Michel Onfray, Olivier Besancenot, Jean-Luc Mélenchon. Un pamphlet, je sais faire, mais cela ne m'intéresse plus. Cela ne m'apporterait rien, ni à personne.»

Avec le temps, celui qui avait pris un malin plaisir à déboulonner, avec son compère Alain Renaut, les grandes figures de l'époque (Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Pierre Bourdieu), avant de récidiver quelques années plus tard en s'attaquant au Nouvel Ordre écologique, s'est assagi. A ce moment-là, il est vrai, le philosophe ne vendait presque pas de livres et vivait de ses cours à l'université. Mais celui qui affichait volontiers un appétit débordant pour la vie multipliait déjà les conquêtes, en séducteur frénétique, «mettant un point d'honneur à travailler dix heures par jour et à sortir presque autant», se révélait en privé, auprès de ses amis, «très optimiste sur le monde, mais très pessimiste sur lui-même». En réalité, profondément insatisfait de sa petite personne. Comme s'il ne s'était pas totalement accompli et s'était arrêté au milieu du gué. A 40 ans, Luc Ferry était encore un enfant triste.

 

Lu et reconnu, ce Narcisse revit

 

Les premiers succès de librairie vont changer la donne, lui permettre de s'affranchir progressivement de ses cours à l'université et, comme il le dit lui-même, de «vivre enfin pour écrire». Il connaît alors ce que son ami Pascal Bruckner considère comme une «renaissance, une deuxième naissance». «Il a échappé à son destin de professeur de philosophie, ce métier merveilleux mais dont les perspectives ne sont pas illimitées, pour satisfaire d'autres ambitions.» Enfin lu et reconnu, ce Narcisse revit.

Ses collègues ne lui pardonneront pas son passage à la lumière. Le voilà frappé de l'étiquette infamante de philosophe médiatique, de penseur de salon. Il jure qu'on lui fait un mauvais procès et assène, lapidaire, comme pour en finir avec cette ritournelle qui l'insupporte: «Certains sont connus parce qu'ils écrivent des livres, et d'autres écrivent des livres parce qu'ils sont connus. J'appartiens clairement à la première catégorie, pas à la seconde.»

Certes, il n'a pas «le plus beau décolleté de Paris», comme certains l'écriront de Bernard-Henri Lévy; mais il sait jouer mieux que d'autres de ses allures de séducteur et de sa belle gueule. Ses contempteurs voudraient le réduire à une mèche. Un play-boy de plus dans l'écurie de philosophes de Grasset. Il est davantage que cela. Son assurance fascine. Son érudition déconcerte. «Il n'y a que lui en France, tout du moins il est l'un des rares, à avoir une telle clarté dans l'exposition et une telle précision dans la lecture des grands auteurs», assure son ami Bruckner. Il captive. Les femmes. Les hommes. Il est de tous les dîners qui comptent. Son carnet d'adresses déborde de nouveaux amis. Des intellectuels, des artistes, des réalisateurs, des écrivains, des mannequins, des patrons du CAC 40. Des politiques aussi. Luc Ferry déborde d'idées sur tout, livre des pensées au kilomètre, «sorte de parapluie philosophique en temps de pluie et de ventilateur à idées par grosse chaleur». La droite se l'accapare. Se l'échange. Après tout, à l'horizon, c'est le seul intellectuel qui se revendique de droite. François Bayrou, Jean-Pierre Raffarin le consultent. En 1997, c'est au tour de Dominique de Villepin. Lorsque le secrétaire général de l'Elysée l'invite à petit- déjeuner, en tête à tête, il savoure, comme s'il n'avait finalement jamais eu autre chose en tête que de conseiller les princes. La tentation de Syracuse. La fréquentation du pouvoir se révèle pour lui «un shoot». Encore une fois, il se défend d'avoir jamais intrigué pour obtenir la Rue de Grenelle en 2002 quand d'autres, au contraire, déclarent que le philosophe avait pris soin de s'assurer d'être ministre, que la droite ou que la gauche passe, au terme d'une intense campagne d'autopromotion tous azimuts.

L'expérience allait être malheureuse. Le philosophe flamboyant se révèle un ministre terne. Il connaît pourtant la boutique pour avoir été pendant huit ans président du Conseil national des programmes. La machine l'écrase. Il est en guerre larvée avec Xavier Darcos, alors ministre délégué. Il n'y a pas cinquante manifestants dans la rue face à son ministère quand il enterre, à la surprise générale, son projet de réforme des universités. Un échec.

Pour autant, Luc Ferry dit ne conserver «ni regret ni remords». Faire de la politique, c'était un rêve. «C'était entrer dans l'action, quand le philosophe est dans le verbe et se contente le plus souvent de belles théories.» Il parle de cette époque au passé, comme s'il n'était plus qu'à ses livres, à la poursuite de l'écriture de son œuvre. A la recherche du temps perdu et de l'invention d'une philosophie de la sérénité qui fait un malheur par temps de crise.

 

Il songerait parfois au ministère de la Culture

 

Les cercles universitaires le boudent, considérant que Ferry ne s'adresse plus qu'à des non-philosophes. Mais l'audience de ce génial pédagogue n'a jamais été aussi forte. L'ancien ministre s'est réconcilié avec une partie des intellectuels de gauche qui lui savent gré de faire parfois entendre à la droite «le sens du progrès». A droite, il est le seul intellectuel, mais voit parfois son leadership contesté par d'anciennes connaissances venues de la gauche, comme Régis Debray et Alain Finkielkraut. La droite continue pourtant de le solliciter sans qu'il se fasse prier.

Nicolas Sarkozy le consulte. Luc Chatel aussi. Pour nombre de ses proches, c'est une évidence : «Il n'est pas guéri de la politique.» «Ilremettrait bien cela, croit savoir Bruckner, la politique est une drogue.» «Il a comme une revanche à prendre», confie Igor Bogdanov, son ami de toujours, qui le verrait bien revenir à l'Education nationale. En réalité, ce fou de peinture et de musique aimerait plutôt le ministère de la Culture... Après Malraux, un autre intellectuel de droite. Il y songerait... parfois. Tout bas. Pour plus tard. En 2012 ou en 2017. Aussi s'est-il rapproché très discrètement de François Hollande et de Jean-François Copé. Ses paris sur l'avenir.

* L'Anticonformiste, Denoël, 400p., 20€, en librairie le 10 mars.

 

Les commentaires sont fermés.