Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Baudelaire, poète symétrique
Sans s’encombrer de lourds impedimenta méthodologiques, préférant plutôt prendre son bien là où sa grande agilité intellectuelle lui permet de le trouver, ici dans la psychanalyse et la déconstruction, là dans le discours de l’histoire et dans celui des études postcoloniales, Jean‑Louis Cornille s’engage dans le domaine de la poésie moderne avec le pas sûr et confiant de celui qui l’a beaucoup fréquenté1. S’ils procèdent souvent par poussées aventureusement spéculatives, les « petits braconnages » critiques (p. 13) auxquels il s’adonne dans son plus récent ouvrage, Fin de Baudelaire. Autopsie d’une œuvre sans nom, impliquent aussi de méticuleux ratissages exégético‑herméneutiques. Ils sont l’occasion d’explorer une dimension relativement peu connue, et à certains égards insoupçonnée, de l’œuvre baudelairienne : l’impressionnant dispositif autotextuel à travers lequel se manifesterait, pour le critique, le principe de cohésion interne et externe du Spleen de Paris.
Si la dizaine d’analyses que propose J.‑L. Cornille portent principalement sur les poèmes du Spleen de Paris, et si l’« œuvre sans nom » sur lesquelles elles s’articulent désigne d’abord le recueil en prose de Baudelaire, elles concernent aussi de très près Les Fleurs du Mal. Et pour cause, l’intuition séduisante qui les informe, avant de se formuler en hypothèse générale de lecture et de s’imposer finalement en un constat critique fort convaincant, réinscrit d’entrée de jeu l’intérêt du Spleen de Paris dans l’étroite dépendance des Fleurs du Mal : l’investissement tardif de Baudelaire dans la poésie en prose serait fondamentalement motivé par son désir de faire retour et violence à sa production en vers ; il obéirait pour l’essentiel à son besoin « de retoucher l’œuvre antérieure, de la bistourner, non pas en vue de l’embellir, mais de la détériorer en l’assujettissant à la prose » (p. 9). En ce sens, il ne traduirait pas tant une progression vers quelque nouvel horizon esthétique, comme on le pense habituellement, qu’une forme innovante de ressassement du matériau poétique ancien.
On savait déjà que le « pendant » prosaïque que Baudelaire se promettait ouvertement de donner aux Fleurs du Mal en composant Le Spleen de Paris impliquait une certaine déformation ou subversion de certaines de ses pièces versifiées. Or, le méticuleux travail d’altération que les présentes analyses mettent en relief dépasse en ampleur et en importance la « défiguration » dont Barbara Johnson, en particulier, avait relevé les marques dans les doublets2 ; il s’avère être le fait d’un nombre appréciable de poèmes en prose, et le plus souvent de textes occupant une position stratégique dans l’économie symbolique du recueil, notamment à son ouverture (« À Arsène Houssaye »), à sa clôture (« Les bons chiens ») et en son centre (« La belle Dorothée »). Aussi bien, s’il implique par définition une part de négativité, s’il induit des prises de distances ironiques et introduit des ruptures thématiques et formelles, ce travail d’altération n’en fournit pas moins une base critique suffisamment solide et étendue pour permettre à J.‑L. Cornille de ressaisir unitairement — sous le motif d’une « confrontation des contraires » (p. 17) — l’ensemble de la production baudelairienne.
De fait, s’il est vrai que Le Spleen de Paris est globalement voué à opposer une « réplique agressive » (p. 9) aux Fleurs du Mal, c’est la symétrie et, incidemment, la cohérence de la démarche esthétique générale de Baudelaire qui trouvent à se confirmer. Du coup — et là réside sans doute l’apport critique le plus précieux de la démonstration —, c’est Le Spleen de Paris qui trouve à gagner en statut et en légitimité : loin de se réduire à une œuvre de hasard, même si certains commentaires de Baudelaire lui‑même le suggèrent, l’« œuvre sans nom » se révèle répondre à une visée qui y confère une unité, voire une « complexité au moins égale » à la poétique qui régit Les Fleurs du Mal (p. 13).
Comme on le découvre au fil des onze chapitres qui composent l’ouvrage, l’opération par laquelle Baudelaire référencie Le Spleen de Paris aux Fleurs du Mal passe par toute une série d’éléments textuels suscitant des effets de miroir (allusions, analogies, anagrammes, etc.). Ces éléments fonctionnent dès lors comme autant de « mesures de resserrement » (p. 17) destinées à assurer la correspondance entre les deux recueils — à la manière d’une charnière virtuelle. Des répétitions syntaxiques aux reprises lexicales, en passant par la kyrielle de jeux sur les initiales et les nombres qui retiennent aussi l’attention de J.‑L. Cornille, ces parallélismes peuvent impressionner par leur subtilité. Ce sera, à titre d’illustration, la parenté phonétique de tel début de phrase du poème en prose « La Femme sauvage » (« Si au moins […] ») avec le « Simoïs » évoqué dans « Le Cygne » (p. 91). Là où l’exemple pris isolément peut parfois déconcerter et paraître par trop spéculatif, sa mise en contexte et sa corrélation avec d’autres motifs semblablement symétriques finissent presque toujours par persuader de sa pertinence critique. Du reste, les rapprochements que met au jour J.‑L. Cornille semblent d’autant plus fondés qu’ils s’accordent avec la propension bien connue de Baudelaire pour les anagrammes et, plus fondamentalement, avec son « constant souci […] de résoudre par la magie de la symétrie ce qui lui échappe et ce qu’il ne saurait nommer » (p. 85).
Consacré aux pièces océano-indiennes du corpus baudelairien, le deuxième chapitre offre un exemple particulièrement évocateur de la manière dont le poète, dans son œuvre tardive, chercherait à « abîmer » (p. 59) — ce qui veut aussi dire mettre en abyme, sur un mode ou un autre — ses Fleurs du Mal. Le critique s’attarde plus précisément à la représentation baudelairienne des colonies. Il émet l’hypothèse que le poème en prose « La belle Dorothée » et le sonnet inversé « Bien loin d’ici », composés tous deux au début des années 1860, répondent à la vision édénique, empreinte de nostalgie, qui se dégage des deux pièces des Fleurs du Mal, « À une dame créole » et « À une Malabraise », inspirées par le séjour du jeune Baudelaire aux Mascareignes. Après un intervalle de quelque vingt ans, ces poèmes tardifs réinvestiraient le rapport au là‑bas mais en l’inversant, comme le suggère le motif prévalent de la prostituée et du bordel. La critique qu’ils formuleraient ainsi se déclinerait en même temps, sur un plan plus général, comme une mise à distance des clichés du genre ethnographique de l’époque (notamment de l’imagerie rousseauiste inspirée par Bernadin de Saint-Pierre) dont les premiers poèmes tropicaux de Baudelaire semblent imprégnés. Là comme ailleurs, le geste herméneutique par lequel J.‑L. Cornille repère et relie ces éléments critiques n’est pas moins intéressant que les résultats auxquels il conduit : il a ceci de singulier qu’il implique de lire « La belle Dorothée » depuis la perspective du poème qui le précède immédiatement dans le recueil, à savoir « Les Projets », puisque c’est d’abord et essentiellement ce poème — qui surdétermine le caractère convenu et factice du discours de l’ailleurs en mettant en scène un rêveur absorbé dans la contemplation d’une « estampe » exotique —, qui conditionne le lecteur à interpréter ironiquement la représentation de la belle Dorothée.
Comme en témoigne exemplairement cette lecture, qui se révèle à la fois proleptique et tabulaire, J.‑L. Cornille privilégie un modèle d’interprétation marqué par la créativité. Le dixième chapitre de son essai se recommande d’ailleurs par son orientation plus explicitement herméneutique. Il y convoque ce qui constitue sans conteste l’une des contributions aux études baudelairiennes les plus remarquées des dernières années : l’ouvrage Baudelaire, poète comique3, dans lequel le critique Alain Vaillant, comme on sait, s’est proposé de redéfinir à nouveaux frais l’unité des Fleurs du Mal, en se fondant non pas tant sur les thématiques que les poèmes mettent en jeu que sur les divers modes d’enchaînement, séquentiels et métonymiques, à effets souvent ironiques, auxquels ils obéiraient dans l’économie du recueil. J.‑L. Cornille se demande si une logique similaire ne gouvernerait pas Le Spleen de Paris. Auquel cas, les poèmes en prose s’ordonneraient à leur tour selon un régime de « concaténation » et se regrouperaient de manière cohérente, quoique assez libre, dans le cadre plus ou moins ouvert de « mini‑séries ». Et certains d’entre eux pourraient également anticiper (à la manière des « Projets » par rapport à « La belle Dorothée ») et même rejaillir rétrospectivement sur la compréhension d’autres, se douant et douant ainsi l’œuvre d’une quantité considérable (vertigineuse ?) de virtualités sémantiques. Après avoir mis à l’épreuve cette hypothèse, le critique conclut que, dans Le Spleen de Paris, non seulement Baudelaire reprend le système d’ordonnancement avec lequel il a structuré Les Fleurs du Mal, mais le raffine (p. 218), jusqu’à déployer une véritable « machine à concaténation » (p. 217).
On jugera du degré de raffinement d’un tel système d’après l’enfilade de « guirlandes poétiques », c’est‑à‑dire de séquences métonymiques, que le critique propose dans ce passage :
Le poème XXXI, « Les vocations » (qui met en scène quatre enfants), se termine par l’évocation d’un enfant rêvant de gloire et de musique ; il est suivi par « Le Thyrse », composé à la gloire de Liszt, dont la vocation musicale s’est pleinement réalisée. Mais ce thyrse est aussi celui, recouvert de « pampres », de « Bacchus » : tout naturellement, donc, le poème en question mène au suivant : « Enivrez-vous ». Après le contraste ménagé entre « Déjà », qui se passe au grand dehors, et « Les Fenêtres », qui se passe au contraire à l’intérieur des chaumières, intervient une longue série entièrement féminine, composée de poèmes XXXVI à XXXIX, qui n’est pas sans évoquer l’existence des fameux cycles féminins dans Les Fleurs du Mal : dans « Le Désir de peindre », le narrateur exprime « le désir de mourir lentement » sous le regard de la femme ; on retrouve cette même posture de soumission masculine dans « Les Bienfaits de la lune » qui lui succède : « je suis maintenant couché à tes pieds » (OC I, 342) — les deux poèmes mettant de surcroît en scène une femme lunaire, sinon lunatique. (p. 220)
S’il en fallait une preuve supplémentaire, ce jeu sur les interstices et les raccordements internes des poèmes en prose pourrait donner à lui seul une vive illustration de l’extrême attention à la lettre et à la structure du Spleen de Paris qui, conjuguée avec la connaissance par ailleurs tout aussi exhaustive du corpus baudelairien que manifeste J.‑L. Cornille, représente sans aucun doute la principale vertu critique du présent essai. Ces qualités le désignent, à côté des recherches plus expressément intertextuelles d’un Steve Murphy4, comme l’un des plus stimulants hommages qu’on ait rendus à l’ingéniosité poétique du Baudelaire de la « fin ».
Pour citer cet article : Patrick Thériault , "Baudelaire, poète symétrique", Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document6348.php
http://www.fabula.org/revue/document6348.php