Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Spectres du nom & inventions de soi : la Généalogie fantastique de Gérard de Nerval
Jean-Nicolas Illouz
Le manuscrit que Jean Richer a intitulé La Généalogie fantastique est contemporain de la crise de délire de février-mars 1841 qui conduit Nerval à être interné d’abord dans la maison de santé de Madame Sainte‑Colombe, rue de Picpus, puis chez le docteur Esprit Blanche à Montmartre. Il se présente sous la forme d’un double feuillet, avec, dans la partie gauche, des éléments de la généalogie des Bonaparte et un récapitulatif de la fin du règne de Napoléon, et, dans la partie droite, « tête‑bêche » et comme en miroir l’un de l’autre, le côté paternel et le côté maternel de la généalogie personnelle. Dans la partie droite, l’écriture, d’abord appliquée, donne bientôt naissance à une sorte de jungle graphique, où, de part et d’autre d’un tronc d’encre, ou d’un rhizome poussant à la fois vers le haut et vers le bas, les lignées des aïeux, côté père, se ramifient et s’enchevêtrent, en s’ornant ici ou là de dessins ou d’un blason, et, côté mère, s’affinent en traits moins appuyés, s’espacent, ou se prolongent dans des tracés cartographiques ou des esquisses d’itinéraire.
Ce document fascinant avait fait l’objet déjà d’un commentaire
admirable de Jean‑Pierre Richard, dans la première de ses Microlectures (Seuil, 1979). J.‑P. Richard y était attentif au « fonctionnement linguistique, thématique et fantasmatique » de ce texte, où l’identité, au lieu de se fixer dans le nom, s’y voyait indéfiniment disséminée, par décomposition des signifiants, sollicitation de figures étymologiques, traduction d’une langue en une autre, déplacement métonymique, ou glissement d’un territoire à un autre. La folie révèle à Nerval l’autre versant du langage ; et la force de la lecture de J.‑P. Richard tenait dans le rapprochement qu’elle opérait entre le texte délirant de la Généalogie fantastique, et l’écriture poétique elle‑même, telle que Nerval la découvre au même moment dans l’élaboration des sonnets qui entrent dans le genèse des futures Chimères, et qui, contemporains de la Généalogie fantastique, se caractérisent par la même hyperactivité sémiotique en même temps que par la même rigueur formelle.
En publiant et en commentant la Généalogie fantastique, Sylvie Lécuyer en déploie à son tour les significations avec une précision accrue et une intelligence admirable.
Son apport est d’abord philologique, puisqu’elle transcrit minutieusement le document, — en corrigeant des erreurs de lecture commises jadis par Jean Richer, et en comblant la lacune laissée par Jean Guillaume et Claude Pichois qui n’ont pas intégré ce texte dans les Œuvres complètes de Nerval dans la bibliothèque de la Pléiade, l’évoquant seulement ici ou là dans les notes.
Son apport est aussi historique, puisqu’en dépouillant des archives (fiches d’état civil ou documents militaires reproduits en annexe), elle prouve que les informations sur lesquelles s’appuie Nerval sont en effet « authentiques » (le mot est entouré dans le manuscrit de la Généalogie fantastique). Nerval, ici comme dans Les Faux Saulniers et Angélique, « n’invente rien » ; mais l’« authenticité » des noms, des lieux et des dates, ici comme dans Les Faux Saulniers et Angélique, ne protège pas du délire, mais plutôt le nourrit et, en quelque sorte, le catalyse, jusqu’à lui donner l’évidence d’une réalité de substitution.
Surtout, S. Lécuyer, en déchiffrant petits morceaux par petits morceaux le manuscrit — comme « en suivant la main de Nerval » (car le corps dans la folie est parlant) —, est la première à envisager vraiment le document dans son ensemble, à la fois pour en isoler les plus petits îlots de signifiance et pour en saisir la logique générale.
Celle-ci est clairement dégagée dans l’introduction et la conclusion : Nerval, ne pouvant croire en la réalité de ses origines, reconnues authentiques mais frappées d’inconsistance du fait du monnayage indéfini du nom du père dont elles découlent, se pare d’identités imaginaires, en s’inventant, comme dans le sonnet El Desdichado, des « filiations illustres », des « propriétés considérables » ou quelque « blason fabuleux ». Le travail le plus formidable de la Généalogie consiste dans la manière dont Nerval tend à substituer à la généalogie des Labrunie la généalogie des Bonaparte, — de telle façon que le nom, dans la logique de son déploiement, finisse par donner réalité à un fantasme œdipien selon lequel l’enfant, se proclamant fils de Joseph Bonaparte et se rêvant frère de l’Aiglon, ferait revenir vivante sa mère, que le père réel, médecin militaire dans la Grande Armée, a, quant à lui, laissé mourir en « froide Silésie », lors de la campagne de Russie.
La double page de la Généalogie, l’une consacrée aux Bonaparte, l’autre aux origines des Labrunie, trouve ainsi, sinon sa « raison », dirait Nerval, du moins son mode de « raisonnement » spécifique. Plus finement, le mythe napoléonien est tout entier contenu dans des concrétions verbales, mixtes de réalité et de fiction, dont S. Lécuyer délie la logique associative. Par exemple, lorsque dans la partie « maternelle » du feuillet droit, Gérard mentionne le clos de Nerval, dont le poète tire son pseudonyme (palindrome presque parfait du nom de la mère Laurent), il y voit un apanage qui serait « impérial » à plus d’un titres : d’abord parce qu’il est dit aussi le clos de Nerva (« il a conservé le nom du dixième des Césars » écrit Nerval dans Promenades et souvenirs) et qu’il est donc logiquement relié à Rome dans le tracé d’itinéraires de voyage que dessine Nerval ; d’autre part parce qu’il appartient au domaine de Mortefontaine dont Joseph Bonaparte a été l’un des propriétaires, et que, en outre, Mortefontaine renvoie à Schoenbrunn par le fait que Schoenbrunn (soit belle fontaine) vaut dans l’imagination nervalienne comme une formulation dénégative de Mortefontaine, et permet ainsi à la fois la superposition de Vienne et du Valois et l’identification de Gérard, orphelin, à cet autre orphelin que fut le Duc de Reichstadt, résidant à Schoenbrunn, soit le Roi de Rome, enfant légitime de Napoléon. Ce scénario fantasmatique illumine littéralement le nom du père Labrunie, puisque Nerval, évoquant le nom d’un Giuseppo Labrunöe dans la partie maternelle de la Généalogie, le transcrit alors en alphabet grec et le décompose en Lamb* – Bronos* – Brounos*, pour faire apparaître une racine grecque, Brontè*, le tonnerre ou la foudre ; or, au même moment, dans un sonnet du manuscrit Dumesnil de Gramont a dédié à Mme Ida Dumas, Nerval évoque un Napoléon voleur de feu (« Mais le César romain nous a volé la foudre ») ; et, dans une lettre (à Jules Janin, 16 mars 1841), il signe G. Nap. della torre brunya. Alexandre Weill raconte comment, venu visiter Nerval à la maison du docteur Blanche, Gérard lui dit : « Moi je descends de Napoléon, je suis le fils de Joseph, frère de l’Empereur, qui a reçu ma mère à Dantzig ». Dans la Généalogie fantastique, il n’est pas impossible que le scénario fantasmatique selon lequel le fils s’identifierait à un nouveau Napoléon, victorieux, se traduise dans le lapsus que commet Nerval en donnant à sa mère le prénom de Marie Victoire Laurence, que l’on ne trouve pas dans l’état civil : Les Mémorables aussi (à la fin d’Aurélia), comme El Desdichado, se terminent par une image de « Victoire », qui viendrait conjurer la fatalité de l’échec qui assombrit la lignée des Labrunie comme elle marque celle des Bonaparte. Le mythe napoléonien vaut donc comme un « mythe personnel » ; mais l’essentiel est que la Généalogie fantastique maintienne ce mythe dans une forme qui présente toutes les caractéristiques du langage du rêve : chaque terme ou motif y est surdéterminé, et la force générative du Nom procède des multiples valences des signifiants quand ils sont directement reliés à l’affect ou à la pulsion.
Le transfert d’identité des Labrunie aux Bonaparte rapproche la Généalogie fantastique d’un roman familial dans le sens freudien, mais d’un roman familial noté en pointillés et qui serait condensé dans la charge émotionnelle de quelques vocables. De ce point de vue, les perspectives que S. Lécuyer ouvre vers les essais proprement romanesques de Nerval sont très éclairantes : dans Un roman à faire, Nerval transcrit les lettres d’amour d’un chevalier Dubourget, qui a pour modèle un certain Justin Duburgua, mentionné dans la Généalogie fantastique, — signe que, même dans le roman, Nerval « n’invente rien », ou que « l’invention » elle-même vaut comme un « ressouvenir », — ainsi qu’il l’écrit dans la préface aux Filles du feu. De même, les événements de l’hiver 1839 à Vienne et de l’hiver 1840 à Bruxelles, rappelés dans la Généalogie fantastique où ils sont étroitement liés au destin de Napoléon, donnent matière à des tentatives d’élaboration romanesque — Les Amours de Vienne — qui n’aboutiront jamais que transfigurées dans Pandora et Aurélia, au-delà cette fois de tout roman.
Car le roman suppose une représentation relativement stabilisée des identités, de l’espace et du temps, qui ne peut donc accueillir complètement ce qui se joue de plus étrange dans la Généalogie fantastique. S. Lécuyer propose un autre rapprochement très éclairant : avec le Second Faust de Goethe, et avec l’analyse qu’en donne Nerval en 1840, quand il fait du royaume des Mères « un infini toujours béant » où tout, du passé, se conserve « à l’état d’intelligences et d’ombres », et où l’irréversible n’a plus cours. Le récit d’Aurélia aussi, rappelle S. Lécuyer, fait assister à cet éternel retour des Ancêtres, qui, dans la version primitive, est aussi un éternel retour des figures de l’histoire universelle. Comme le rêve de Faust, et comme les rêves d’Aurélia, la Généalogie fantastique élargit le « moi » à tous les points de l’espace et du temps, le multipliant en autant de reflets ou fragments, jusqu’à le perdre au seuil d’une « Nuit des temps », — dont Nerval voudrait qu’elle n’existât pas : « Il n’y a pas de nuit des temps », note‑t‑il au bas du feuillet droit, comme en commentaire de sa tentative généalogique.
Mais cette famille immense, à laquelle la Généalogie essaie de donner forme, a aussi sa face d’ombre, que S. Lécuyer souligne très bien : elle expose le moi aux fantômes des aïeux et aux revenances de l’histoire. En cela, la Généalogie fantastique est une forme de l’inquiétante étrangeté, soit du retour des autres dans le même, et de l’étrange dans le familier. En prolongeant la mémoire individuelle dans la mémoire infinie des siècles, elle dit aussi la propension du sujet à devenir, dans la folie, « tous les noms de l’histoire ». Ainsi de Nietzsche1. Ou de Aby Warburg.
Mais Sylvie Lécuyer montre aussi que, comme le récit d’Aurélia, les notations généalogiques auxquelles se livre Nerval à l’asile participent d’une thérapie intime. Non seulement parce qu’elles témoignent d’un « travail psychique sur soi » et misent sur la vertu cathartique des représentations. Mais surtout parce que le sujet s’y transforme en sujet d’une écriture, de telle façon que la folie, qui rivait Nerval au retour du passé, le cède à l’avenir possible d’une œuvre.
1 Nietzsche, lettre à Jacob Burckardt, 6 janvier 1889, in Friedrich Nietzsche, Dernières Lettres, Préface de Jean-Michel Rey, Traduit de l’Allemand par Catherine Perret, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 1989, p. 151 : « Ce qui est désagréable et embarrassant pour ma modestie, c’est qu’au fond je suis chaque nom de l’histoire ».
Pour citer cet article :Jean-Nicolas Illouz, "Spectres du nom & inventions de soi : la Généalogie fantastique de Gérard de Nerval", Acta Fabula, Editions, rééditions, traductions, URL :
http://www.fabula.org/revue/document6495.php