Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Y a-t-il un éternel féminin ?
Sarah Chiche
Petites princesses, garçons manqués, tendances desperate housewives ou femme queer… À l’heure où les modèles féminins se démultiplient, on continue de s’interroger sur les racines culturelles ou naturelles de la féminité. Pourtant ce débat est peut-être derrière nous.
Place Clichy, à Paris, une matinée d’hiver. Une femme fardée, les pieds chaussés d’escarpins à talons bobines, enlace sa petite amie, cheveux ras et jean baggy. Une autre traverse la rue en poussant un landau d’où s’échappe une minuscule main, un autre enfant, plus grand, accroché à elle, dans une écharpe de portage. Café dans une main, ordinateur portable dans l’autre, une blonde presse le pas sans jeter un œil à la mendiante assise devant le distributeur à billets, avant de s’engouffrer dans un immeuble de bureaux à côté duquel se trouve un fast-food devant lequel un groupe de jeunes Blacks, sanglées dans leurs jeans taille basse, grignotent des ailerons de poulet en riant. Il suffit d’observer les rues des grandes villes occidentales pour comprendre cette mystérieuse phrase de Jacques Lacan : « La femme n’existe pas. » Désormais, les visages de la féminité sont multiples. Mais comment cette féminité vient-elle aux femmes ?
Pour tout un courant des sciences sociales et pour beaucoup de féministes, les comportements dits féminins seraient donc avant tout une affaire de construction sociale. Dans l’Amérique puritaine des années 1930, les travaux de Margaret Mead (1) firent l’effet d’une bombe. L’anthropologue y affirmait que les caractères des hommes et des femmes sont conditionnés par le groupe au sein duquel ils évoluent. Ainsi, chez les Chambulis de Nouvelle-Guinée, les hommes ne pensent qu’à séduire et se laissent aller à de violents accès émotifs, tandis que les femmes font montre d’un esprit pratique et d’une rationalité à toute épreuve ; chez leurs voisins Arapeshs, douceur, empathie et amour des enfants sont des traits partagés par les deux sexes ; les Mungundors, hommes et femmes, ne seraient, eux, que colère et agressivité.
Si l’on reproche parfois aux travaux de M. Mead d’être plutôt proches du conte philosophique rousseauiste, ils ont le mérite d’avoir ouvert la voie à de multiples interrogations sur la construction des identités sexuées. Dès les années 1960, les féministes anglo-saxonnes puis françaises s’empareront de la question pour revendiquer l’égalité des droits entre hommes et femmes (2). Leur combat permettra à bien des femmes de connaître dans un certain nombre de pays une spectaculaire émancipation depuis les années 1970.
Les stéréotypes ont la vie dure
Reste que les stéréotypes dans les représentations sociales du masculin et du féminin ont toujours la vie dure. Dans Masculin/Féminin. La pensée de la différence (1996), l’anthropologue Françoise Héritier postule l’existence d’une « valence différentielle des sexes » : toute la pensée humaine s’est déployée à partir de la première différence observable, celle du corps des hommes et des femmes. Or, dit-elle, toute pensée de la différence aboutit à une classification hiérarchique. Pour F. Héritier, le caractère universel de la domination masculine participe d’une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier, la contraception marquant une rupture radicale en permettant aux femmes d’user différemment de leur corps. Le sociologue Pierre Bourdieu soulignera pour sa part que la domination masculine procède d’une « construction sociale naturalisée », les femmes ayant intégré des habitus – des modes de pensée et de comportements conscients et inconscients – de sexe, le principe de la perpétuation de ce rapport de domination étant savamment entretenu par des instances telles que l’école ou l’État.
D’autres travaux insistent sur l’extrême précocité des phénomènes de socialisation différenciée entre filles et garçons. Dans Le Sexe des émotions (1998), le psychiatre Alain Braconnier souligne que dans nos sociétés occidentales, les comportements des parents et des adultes proches de l’enfant s’adaptent souvent, inconsciemment, dès les premières semaines de la vie, en fonction du sexe de l’enfant. Si l’on rappelle souvent à l’ordre une petite fille turbulente en lui demandant d’être « bien élevée » ou « gentille », on rit plus volontiers aux facéties d’un garçon tout aussi colérique car « c’est bien, il ne se laisse pas faire ».
La sociologue Martine Court (3) a pour sa part analysé la façon dont les corps féminins et masculins se construisent au cours de l’enfance. Pour la chercheuse, ces différences sont observables dès la fin de l’école primaire chez des filles et des garçons d’une dizaine d’années, la famille, les médias et les pairs contribuant grandement à la fabrique d’une « vraie » fille ou d’un « garçon manqué ». Nuance intéressante, M. Court insiste sur le fait que l’on demande avant tout aux filles de se comporter comme « des filles de leur classe sociale ». Telle petite fille issue des classes populaires pourra être encouragée à « faire chanteuse » comme ses idoles de « La Star Academy » quand telle autre, issue d’une famille très bourgeoise, sera invitée à devenir une parfaite femme au foyer ou une brillante avocate.
Les hormones font-elles un destin ?
Mais M. Court montre aussi que cette socialisation genrée n’est en rien automatique. Les enfants ne sont pas – heureusement – de simples réceptacles des désirs parentaux ; d’autre part, les personnes dans l’entourage auxquels les enfants peuvent s’identifier sont multiples (un parent, un professeur, un adulte, un héros de la télévision), et offrent des modèles d’identification nuancés et contradictoires.
Pourtant, un certain nombre de travaux récents, dans les champs de la neurobiologie, de la génétique ou de la psychologie cognitive, insistent sur la présence de différences innées, comportementales et cognitives entre les hommes et les femmes, différences dues à l’action des gènes, des hormones, voire à une organisation neuronale sexuée. La psychologue canadienne Susan Pinker soutient l’existence d’une nature et des qualités spécifiquement féminines. Dans Sexual Paradox (4), S. Pinker dresse un constat : dans son pays, les garçons ont deux fois plus de problèmes d’hyperactivité, quatre fois plus de troubles du langage et de l’apprentissage, dix fois plus de dyslexie. 70 % des filles ont leur bac contre seulement 59 % des garçons. Pourtant, remarque-t-elle, les hommes détiennent la plupart des postes à responsabilité et ont des salaires supérieurs. Pour quelles raisons ? Pour S. Pinker, il s’agit moins d’un effet de la domination masculine que de désirs différents des femmes face au travail et à leur façon d’appréhender l’existence. Et ces désirs seraient liés à des composantes biologiques. La testostérone rend les hommes plus vulnérables mais plus enclins à la prise de risque. L’ocytocine rend les femmes douces et empathiques. On ne compte désormais plus les études qui rebiologisent la différence des sexes, invoquant les structures cérébrales, les comportements sexuels, les soins aux enfants, les performances cognitives, chaque fois en tentant de prouver que les différences subsistent malgré toutes les variations sociales. Mais qu’en penser ? Pour la philosophe Peggy Sastre (encadré ci-dessous) : « S’agissant de la féminité, désormais on trouvera relativement peu d’études qui montrent que l’inné prime sur l’acquis, car ce n’est plus comme ça que les chercheurs travaillent, mais davantage en considérant que l’inné donne une tendance que façonne ensuite l’environnement, comme le montre l’épigénétique. »
Ainsi, par exemple, le débat autour de l’existence d’un instinct maternel. Dès 1980, dans L’Amour en plus, puis plus récemment dans Le Conflit, la Femme et la Mère, Élisabeth Badinter a souligné que non seulement être mère n’est pas au cœur du destin féminin mais que parler d’instinct maternel n’est absolument pas pertinent du point de vue biologique. Pour sa part, la sociobiologiste Sarah Blaffer Hrdy conteste à la fois l’idée de femmes biologiquement assignées à un rôle de « pondeuses », tout en prenant ces distances avec la thèse culturaliste qui fait de l’amour maternel une construction sociale. Pour S. Blaffer Hrdy, s’il existe d’importants soubassements biologiques (hormones de grossesse, odeur dégagée par le nourrisson, etc.) qui peuvent expliquer les mécanismes biologiques de l’attachement maternel, cet amour peut se développer ou non selon l’environnement.
Les hormones ne font pas un destin, l’environnement précoce non plus. Car, si l’on peut compliquer la boucle à l’envi – le biologique détermine le social qui redétermine le biologique etc. –, ce qui est très frappant dans ce débat, c’est l’évacuation complète d’un questionnement sur l’éventail des possibles que permet la féminité. On en retrouve paradoxalement les traces dans certaines formes extrêmes de constructivisme de la théorie queer, où des auteures comme Judith Butler et Beatriz Preciado contestent la fixité des normes sexuelles et ne négligent pas que la féminité est avant tout un concept érotique avec lequel on peut jouer, tout au long de l’existence.
NOTES
(1) Margaret Mead, Coming of Age in Samoa: A psychological study of primitive youth for Western civilisation, 1928.
(2) Martine Fournier (coord.), « Femmes. Combats et débats », Sciences Humaines, hors-série spécial, n° 4, novembre-décembre 2005.
(3) Martine Court, Corps de filles, corps de garçons. Une construction sociale, La Dispute, 2010.
(4) Susan Pinker, Le sexe fort n’est pas celui qu’on croit (Sexual Paradox), Les Arènes, 2009.
À savoir
◊ La théorie queer
Cette théorie propose de subvertir les normes de sexes
et leur fixité : masculin, féminin, transsexuel ou travesti…
Ces catégories peuvent être endossées selon les individus mais aussi selon les moments de la journée.
• Trouble dans le genre.
Le féminisme et la subversion de l’identité
Judith Butler, La Découverte, 2006.
Peggy Sastre, la néodarwinienne de choc
À 30 ans, Peggy Sastre est l’un des esprits les plus décapants de sa génération. Cette philosophe qui aime les pendentifs à tête de mort, Bach et les rats-taupes, a posé un regard absolument neuf sur des questions où les préjugés ont la dent dure et où la science a tôt fait d’être vue en ennemie. Dans son détonnant Ex utero, P. Sastre prend à rebrousse-poil la maxime hippocratique « tota mulier in utero » (toute la femme est dans son utérus) et démontre, philosophie, études scientifiques et références à la mythologie, à la littérature et aux films pornos à l’appui, que les femmes sont peut-être les premières responsables des injustices dont elles sont encore victimes. Proche des thèses de Sarah Blaffer Hrdy et de Marcela Iacub, juriste qui défend le droit à la prostitution et la procréation artificielle, P. Sastre se montre très critique vis-à-vis de la bioéthique et défend l’ectogénèse (le développement de l’embryon et du fœtus dans un utérus artificiel), laquelle permettrait de donner naissance à « une autre façon de penser le féminisme ». Car, dit-elle, « rien ne m’agace plus que cette idée selon laquelle le fait de posséder deux chromosomes X m’obligerait à me reconnaître et appartenir de facto à 50 % de l’humanité ». P. Sastre prépare actuellement un essai sur la virilité. Sa façon extrêmement novatrice de mêler histoire, sociologie et théorie scientifique déconcerte parfois, pour l’instant encore, le public français…
• Ex utero. Pour en finir
avec le féminisme
Peggy Sastre,
La Musardine, 2008.