Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Mandelstam, le sang d’un poète
La passionnante étude de l’allemand Ralph Dutli et la réédition de plusieurs œuvres font entendre la voix d’un très grand poète russe du XXe siècle, longtemps méconnu hors de l’URSS.
MANDELSTAM, MON TEMPS MON FAUVE, UNE BIOGRAPHIE
de Ralph Dutli, traduit de l’allemand par Marion Graf, revue par l’auteur
Éd. Le Bruit du temps/La Dogana, 608 p., 34 €
LE BRUIT DU TEMPS
d’Ossip Mandelstam, traduit du russe et présenté par Jean-Claude Schneider
Éd. Le Bruit du temps, 108 p., 10 €
ENTRETIEN SUR DANTE précédé de LA PELISSE
d’Ossip Mandelstam, traduit du russe par Jean-Claude Schneider
Éd. La Dogana, 88 p., 18 €
Le 27 décembre 1938, mourait au fond de la Sibérie, dans l’enfer du Goulag stalinien, Ossip Mandelstam, l’un des plus grands poètes russes du XXe siècle. Il aura fallu l’écroulement de l’Empire soviétique pour qu’une édition – partielle – de ses œuvres soit réalisée dans son pays, mais rien n’aurait été possible auparavant sans le courage de Nadedja sa femme qui, en apprenant par cœur ses textes, en les faisant circuler clandestinement, leur permit d’échapper à la destruction. La très belle biographie de Ralph Dutli permet de suivre le parcours de l’écrivain et l’accueil de ses écrits dont très peu furent édités en URSS avant sa condamnation.
Ossip Mandelstam récusait le genre biographique, il déclarait qu’il n’avait pas envie de parler de lui, mais simplement « de tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps ». L’ouvrage de Ralph Dutli est exemplaire en ce que, respectant ce vœu, il privilégie l’œuvre tout en la reliant aux événements, aventures, catastrophes d’une vie dont les échos se font entendre, réfractés, dans ses livres.
Il rappelle la double hérédité d’Ossip, né en 1891 à Varsovie dans une famille juive et élevé à Saint-Pétersbourg : judaïsme du shtetl du côté paternel, judaïsme progressiste et urbain du côté maternel. Il vécut son adolescence et sa jeunesse dans la fièvre littéraire, la vitalité créatrice de l’intelligentsia russe au tournant du siècle, celle qui animait ses amis – Goumiliov, Anna Akhmatova qui restera toute sa vie sa confidente, Marina Tsvetaieva avec laquelle il eut une liaison orageuse.
Très jeune, il commence à publier et à participer aux discussions passionnées entre poètes. Aux symbolistes, restés attachés à une tradition esthétisante comme Zinaïda Hippius, ou plus mystiques comme Andreï Biély, s’opposaient les Acméistes – Akhmatova, Gorodetski, Goumiliov –, qui voulaient un retour à l’organique, au concret, une adhésion au monde.
Dès l’automne 1912, Mandelstam se rallie à eux, et s’oppose aux Futuristes qui, pour la culture, rêvaient comme Maïakowski d’une table rase. Tous aspiraient à un renversement du régime tsariste ou du moins à de profonds bouleversements et ils applaudirent les premières tentatives révolutionnaires. Ils allaient pour la plupart connaître l’exil, la misère, la peur, la faim, la déportation, la mort, d’inanition ou devant un peloton d’exécution.
Dans Le Bruit du temps , recueil de fragments de souvenirs revenant sous une forme poétique, composé en 1923, publié en 1925, Mandelstam appelle ce temps d’apprentissage « les sourdes années ». De cette époque, il évoque son enfance à Pavlovsk, Boris Sinani l’ami socialiste-révolutionnaire dont il subit quelques mois l’influence, Vladimir Hippius (le cousin de Zinaïda) son professeur, qui lui inspira ce qui allait dominer sa poésie, « la rage littéraire » qu’il définira plus tard comme « une relation animale à la littérature ».
Lors d’un voyage à Paris, en 1907, il suit les cours de Bergson et de Joseph Bédier. Le premier le délivre du positivisme matérialiste, le second lui révèle les chansons de geste et François Villon, qui seront présents dans de nombreux poèmes. Et puis à Paris il découvre Notre-Dame. La cathédrale gothique se retrouve au cœur de ses manifestes poétiques et de ses poèmes.
Dans les interrogations suscitées par son inquiétude religieuse, sa recherche d’une foi, d’abord du côté de Tolstoï et d’Ibsen, Mandelstam est fasciné par le catholicisme romain, puis par l’orthodoxie. À la mort de Scriabine en 1916, il écrit : « Notre culture de deux mille ans, en vertu de la grâce merveilleuse du christianisme, est une libération du monde pour le jeu, pour la joie spirituelle, pour une libre imitation du Christ. »
Il est pourtant difficile de retracer son parcours spirituel : pas plus que la confession, Mandelstam n’aime la continuité narrative. Il brasse comme des météorites des blocs du passé, fait surgir des voix d’époque différentes, il mêle nature et culture.
Dans son Entretien sur Dante, commencé en 1930, jamais publié de son vivant, alors même qu’il analyse La Divine Comédie , il tente de cerner sa propre démarche poétique, son travail sur ce qu’il appelle la « matière instrumentale » dans un nouveau champ d’action, dans un nouvel espace, où se déploie un torrent de forces, grâce à des télescopages de motifs, de rapprochements, de métaphores.
En fait, au fil des ans, les métaphores, les allusions, les comparaisons dissimulent un message politique. Longtemps il crut que la force de la parole pouvait venir à bout de la violence du régime en place, en ayant recours, au besoin, à la provocation. Malgré les conseils de prudence de Pasternak, il traite Staline de « corrupteur des âmes » et d’« équarrisseur des paysans » .
Dès lors, avec Nadedja, épousée en 1922, il ne connaîtra plus que la recherche épuisante d’un travail et d’un logement, les persécutions de la Tchéka, la peur, la faim, puis l’arrestation et le départ pour ce que Gustaw Herling devait appeler « un monde à part » . Ce que Nadedja racontera dans ses souvenirs (1), témoignage bouleversant, un des premiers à révéler l’ampleur de la catastrophe.
(1) Contre tout espoir , Gallimard 1972, nouvelle édition 2012.
FRANCINE DE MARTINOIR