Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Werner Spies, le promeneur de l’art
Dans un volumineux coffret, les Éditions Gallimard ont rassemblé les textes de Werner Spies, spécialiste du surréalisme et grand défenseur des artistes allemands en France.
UN INVENTAIRE DU REGARD - Écrits sur l’art et la littérature
de Werner Spies, édité par Thomas W. Gaehtgens, avec la collaboration de Dorian Astor et Maria Platte, traduit de l’allemand (collectif)
Éd. Gallimard, dix volumes, 4356 p., 1500 illustrations, 159 €
Quelle traversée ! Au fil des dix tomes que les Éditions Gallimard consacrent aux principaux écrits de Werner Spies sur l’art et la littérature, une vie de passions se dessine. Auteur du catalogue raisonné des sculptures de Picasso et de l’œuvre de Max Ernst, directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou de 1997 à 2000, cet Allemand à la culture humaniste n’a cessé de rencontrer les plus grands artistes de son temps, de Samuel Beckett à Marcel Duchamp, d’Andy Warhol à Mark Rothko, de Gerhard Richter à David Lynch… Avec à la clé une moisson de textes où le regard aiguisé sur les œuvres s’entrelace avec les souvenirs.
Les sommes de référence consacrées à Max Ernst et à Picasso ouvrent le bal. Du premier, Werner Spies éclaire la profondeur des sources enfouies sous l’apparence fortuite des collages. Du second, c’est tout le continent secret des sculptures qu’il a révélé au public, mais aussi l’œuvre tardive, auscultée jusque dans ses ultimes sursauts érotiques. Bien sûr, nombre de ces pages avaient déjà été publiées en français, par exemple lors des expositions organisées par l’auteur au Centre Pompidou : la « Rétrospective Max Ernst » en 1991-1992, « Picasso sculpteur » en 2000 ou « La révolution surréaliste » en 2002.
Aussi, les quatre derniers volumes surprennent-ils davantage en traduisant notamment la palette d’articles publiés par Werner Spies dans le grand quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung . On y découvre un œil aussi attiré par l’art français du XIXe siècle que par les sculptures contemporaines ironiques d’Erwin Wurm, avec une ouverture pas si fréquente chez les historiens d’art. Remarquablement traduite, la langue imagée de cet érudit séduit, comme lorsqu’il moque la vogue du rembourrage molletonné sous le Second Empire, emblématique d’une époque qui « ménage ses arrière-trains » .
Les liens constants qu’il tisse avec la musique, la philosophie ou la littérature ajoutent au charme de ses analyses. Ayant commencé sa carrière de journaliste à Paris en commandant des pièces radiophoniques à tout le gratin du nouveau roman – Sarraute, Simon, Butor, Robbe-Grillet, Duras… –, Werner Spies n’a cessé d’éclairer l’art par les lettres et réciproquement. Il déchiffre Francis Ponge au prisme du cubisme, les vitraux de Richter à la lueur de Nietzsche, relie les figures renversées de Baselitz au sentiment du héros de Büchner, Lenz qui, face au déjà vécu, « n’éprouvait aucune fatigue, simplement parfois il trouvait pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête » …
Jamais professorales, ses chroniques divaguent ainsi au gré d’annotations sensibles. On goûte la tendresse affleurant dans certains portraits comme celui du vieil Aragon excentrique ou d’Henri Cartier-Bresson perché, dans son appartement de la rue de Rivoli « comme le guetteur du poème de Goethe, né pour voir » . Parfois l’on aimerait que l’auteur étaye et approfondisse davantage, plutôt que de butiner au gré de ses intuitions. Car ce promeneur romantique voit juste quand il décèle chez Cy Twombly « le deuil impuissant du passé qui mène à la profanation » ou dans les photographies d’Andreas Gursky, reproduisant à l’infini les mêmes objets stéréotypés, la perte de sens d’un monde étourdi dans la surconsommation.
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UN ARTISAN DE LA RÉCONCILIATION FRANCO-ALLEMANDE
Né en 1937 à Tübingen en Allemagne, « la ville de Hölderlin et Hegel », qui fut occupée par l’armée française après-guerre, Werner Spies aurait pu en concevoir une détestation de notre pays. C’est l’inverse qui s’est produit. « J’étudiais alors le français au lycée et j’ai voulu parler avec les soldats de la garnison qui m’ont fort bien accueilli , confie-t-il aujourd’hui. Et de manière assez naïve, j’ai idéalisé la France qui incarnait la pureté, la résistance face à l’horreur de l’histoire allemande. »
Après « un pèlerinage à Ronchamp » , il s’installe à Paris dès 1961, se marie à une Française, et n’a cessé depuis de resserrer les liens entre ces deux pays, faisant connaître des auteurs et des artistes français outre-Rhin via la radio ou ses chroniques dans la presse écrite. Dans l’autre sens, en 1978, son exposition Paris-Berlin au Centre Pompidou fit date en dévoilant au public hexagonal tout un pan de l’art allemand qui avait été occulté après la guerre. Un rôle de passeur qu’il a poursuivi à travers de nombreux articles et expositions dédiés à des artistes d’origine germanique, son grand ami Max Ernst en tête.
Cité récemment comme témoin devant la justice pour avoir authentifié sept tableaux de ce peintre qui se sont avérés faux, Werner Spies se défend en affirmant avoir été abusé par « des faussaires de génie » . Et relativise cette erreur au regard des 400 œuvres qu’il a écartées du catalogue raisonné de l’artiste, riche de près de 6 000 numéros.
SABINE GIGNOUX