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Catégories : Nerval Gérard de

SILHOUETTE

 

 

 

    Nerval fait partie des écrivains dont les portraits, du fait de leur rareté, sont les plus émouvants. Ils le sont aussi en raison des préventions que le poète entretenait à l'égard de la photographie. En 1853, il prend la pose devant Adolphe Legros (ci-contre) et le résultat le consterne : « La maladie m'avait rendu si laid, – la mélancolie si négligent. Dites donc, je tremble ici de rencontrer aux étalages un certain portrait pour lequel on m'a fait poser lorsque j'étais malade, sous prétexte de biographie nécrologique. L'artiste est un homme de talent, plus sérieux que Nadar, qui n'a que de l'esprit au bout de son crayon ; mais, comme notre ami aux cheveux rouges, il fait trop vrai ! Dites partout que c'est mon portrait ressemblant, mais posthume, – ou bien encore que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place. [...] Infâme daguerréotype ! tu pervertis le goût des artistes. »

   Ces préventions s'expliquent, comme celles de Baudelaire, par une condamnation du réalisme : implacable, l'objectif fixe l'image d'une enveloppe charnelle qu'elle invite à prendre pour la « réalité ».
« Je suis l'autre », écrira encore Nerval sur la gravure tirée de ce portrait.

Entre les mois d'octobre 1854 et janvier 1855, à quelques semaines de sa mort, Nerval reprend pourtant la pose, pour deux clichés (voir le second ici) devant Félix Nadar. Le résultat est cet étonnant  portrait (ci-contre) si chargé d'émotion, d'un homme prématurément usé (il a quarante-six ans), fixant néanmoins sur l'objectif un regard plein de bonté. De ce portrait, Albert Béguin, l'un des commentateurs les plus fraternels de Nerval, dira :

« Il reste ce visage de la photo de Nadar, qui est sans doute le portrait le plus révélateur d'un homme que la chambre noire ait jamais emprisonné dans sa nuit. Il reste que Nerval, c'est ce visage-là, ce regard intelligent, un peu inquiet, surtout bon et humble. C'est ce collier de barbe mal soignée, cette calvitie si peu ressemblante aux crânes chauves de la bourgeoisie Louis-Philippe, cette pauvreté si digne et cependant offerte si simplement au regard de qui veut la voir. Ce sont ces mains encore, oisives et lasses, posées sur les vieux genoux du vagabond, de ces mains dont on dit que l'ouvrier au repos « ne sait que faire ». Il a plein la tête de travail à donner à ses mains, des livres et des livres à écrire encore, dont il a dressé la liste; mais non, il reste là, immobilisé dans cet instant de pose devant le photographe, qui pourrait être n'importe quel instant, car quelque chose encore le fige, le fixe, quelque chose que sa langue, la plus subtile du monde, ne saurait nommer. L'infortune ? C'est trop dire. Le sacré ? C'est l'un de ces grands mots qu'une pudeur lui interdit. La mort ? Oui, elle est là, depuis longtemps, compagne de sa vie dès les années lointaines où il s'amusait de la surface du réel; elle ne l'a plus quitté, il en est venu à aimer ce compagnonnage avec la mort, bientôt il répondra à son appel. »

 

 A un portrait de Nerval, on préférera pourtant la silhouette qui part en quête de son passé mythique dans les forêts du Valois, ou hante les rues froides d'un Paris indifférent :

 

  Sous le ciel bas de ces nuits de novembre, Paris s'arrête aux plus hauts toits, prison de pluies et de brouillards. Les vieilles rues des bas quartiers, veines noueuses d'un corps de boue, sont crevées de loin en loin par les lueurs falotes des réverbères ou les gorges des bouges assoupis. Comme loin de là, il passe, étranger aux souffles rauques du vent d'hiver, à la faune bigarrée des tavernes où quelques filles quêtent les pas des passants. Un théâtre larmoyant et noir de suie où il entre, une scène étroite, un fauteuil usé où il prend place timidement parmi les rires et les jurons. Voilà des semaines qu'il se retrouve chaque soir, au milieu de cette assemblée indistincte, à attendre l'apparition d'un être dont il ne sait rien, ou presque rien, quelques mots murmurés qui sans doute veulent dire « Vous êtes bien fou », quelque regard transparent où va mourir un sourire ou un reproche, comme ceux qui hantent les forêts du Valois et les rondes sur les pelouses dans la pénombre des soirs d'été. Nerval est là, au creux de ces nuits noires et blanches, resplendissant rue de la Vieille-Lanterne, où il va, « si discrètement que sa discrétion ressemblait à du mépris –, délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver », comme l'a noté Baudelaire, au bout d'une corde qui est peut-être la ceinture de la reine de Saba.

Philippe Lavergne (extrait de André Breton et le mythe, José Corti, 1985)

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