Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Gardien de son frère
son commissaire hanté dans la région des fjords où il a grandi
6 février 2013 à 21:43
Critique Indridason replonge son commissaire hanté dans la région des fjords où il a grandi
C’est un tour de force, un sortilège. La disparition de son frère cadet lors d’une tempête de neige, alors qu’ils se tenaient la main, est la clé de voûte de la personnalité du commissaire Erlendur Sveinsson, ce personnage saturnien qui a installé son créateur, l’Islandais Arnaldur Indridason, au pinacle du roman noir. On sait de fait déjà tout avant d’ouvrir le livre : la météo qui soudain change, Erlendur qui promet à Bergur qu’il ne le lâchera pas, le froid qui rompt le pacte, le désespoir des parents, la mère qui plie mais ne rompt pas, le père qui sombre, et Erlendur terrassé par la culpabilité qui ne le quittera plus, qui fera de lui le plus buté des enquêteurs, obsédé par les morts et disparitions non expliquées, doublé d’un homme hanté, fantomatique, que n’apaise brièvement que la vérité rendue aux défunts ou volatilisés. Erlendur est un taiseux qui ne supporte pas que le silence et l’oubli fassent office de sépulture.
«Matin limpide». Tous ces éléments irriguent chaque roman de la série qu’il tracte de sa carcasse mélancolique et mal aimable, Etranges Rivages est la septième occurrence de ce cycle et sans aucun doute son acmé. D’ailleurs, une suite est-elle encore possible ? Le dénouement renforce le doute, ce «matin limpide» qui engloutit Erlendur dans une inhabituelle sérénité. Donc, on sait déjà tout, il n’y a même pas de mobile ou de coupable à découvrir, et pourtant tel l’enfant fasciné par le conte, sitôt la lecture finie, on voudrait s’y replonger. Etranges Rivages est un livre-sirène, au chant tragique magnétique.
Erlendur, une fois encore, est revenu dans la région des fjords de l’est où il a grandi. Rien de précis ne l’y attend ni l’y invite, c’est en squatteur qu’il occupe la ferme rachetée par une banque et désormais abandonnée. Mais alentour, personne ne trouve à y redire, tout le monde est au courant de ses retours rituels. Tel le chasseur du premier jour, qui aussitôt l’invite à partager son pâté fait maison : «Vous croyez encore pouvoir le retrouver.» Erlendur nie, mais tout à son flash-back intérieur sur le jour qui lui a enlevé son frère, il est pris de vitesse par la réalité. «Avant qu’Erlendur ait le temps d’interroger Boas sur la nécessité de tuer l’animal, le chasseur avait tiré et la bête était à terre.» Un renard, qui menaçait paraît-il un troupeau de moutons. Erlendur l’aimanté par le passé se souvient pour sa part que le renard fut le premier habitant d’Islande, «à la fin de la dernière glaciation». Et lui-même ne tient-il pas du renard qui, «tapi au fond de sa tanière, ronge un os ancien, dit le dicton» ?
Si la quête existentielle d’Erlendur occupe ici le premier plan, elle se double d’une enquête concrète. Pourtant en congé, il s’immerge dans le cas de Matthildur que lui rappelle le chasseur : pendant la Deuxième Guerre mondiale, cette jeune femme avait soudainement disparu, encore par un jour de tempête. Elle pourrait avoir été victime de la fatalité car «la vie est comme ça en Islande, les gens savent et comprennent que ce genre de choses arrive», une belle journée qui soudain vire à l’enfer, «arrivé à mi-chemin, on avait tout à coup la mort en face de soi». Mais elle pourrait avoir croisé le groupe de jeunes soldats britanniques qui s’étaient retrouvés pris au piège sur la lande. Des rumeurs ont aussi couru sur Matthildur et Ezra, le meilleur ami de son mari. Ezra a tout de l’inconsolable, et Erlendur va forer, obsessionnellement forer la peine du vieil homme comme les souvenirs de la sœur de Matthildur, les pousser dans leurs retranchements. Elle proteste : «Je commence à être fatiguée de tout cela. Vous feriez mieux de partir.» Erlendur implacablement excave, parfois même littéralement, jusqu’à en avoir honte.
Laconisme. On savait sa complexité et ses paradoxes, ce roman-là affine et aiguise le trait. A la fois sonar hypersensible du sentiment humain et très archaïque, Erlendur est aussi attachant et effrayant que cette nature dont il sait la cruauté mais dont il déplore la domestication par l’industrialisation. Toutes choses qu’Arnaldur Indridason fait passer avec des phrases d’un laconisme absolu. Griot de peu de mots, tragédien économe qui enserre le sanglot dans un manteau de bure.
Arnaldur Indridason Etranges Rivages Traduit de l’islandais par Eric Boury. Métailié «noir», 300 pp., 19,50 €.