Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Chagall l'inclassable
On associe volontiers Marc Chagall à l'avant-garde russe (1900-1930). L'exposition qui débute le 5 mars au musée de Grenoble est plus nuancée : on y découvre u n artiste marginal dans son temps, irréductible aux théories de l'art et bien plus passionnant ainsi .
Au début du XXe siècle, la Russie reste pour les Français un monde lointain et fermé. Repliée sur elle-même, elle n'est pas non plus curieuse des courants qui agitent l'art occidental. Seuls quelques frémissements laissent espérer un changement. En 1899, Diaghilev crée la revue Le Monde de l'art, qui se veut au fait des nouveautés de Berlin, Vienne, Munich et Paris et souhaite éveiller l'intérêt des milieux moscovites cultivés pour l'avant-garde artistique occidentale. A l'inverse, lors de la première période des Ballets russes, Léon Bakst électrise l'Europe et stupéfie le public français avec ses décors où se heurtent les stridences des bleus, des verts et des carmins. Mais plus que tout cela, l'action de deux collectionneurs, qui ont fait leur fortune grâce à la récente industrialisation de la Russie, fera connaître à Moscou les nouveautés de la peinture française : Serge Chtchoukine, qui possédera 26 Cézanne, 29 Gauguin, 37 Matisse et 54 Picasso, alors que chez nous, ces artistes rebutaient encore le public, et Ivan Morozov, qui visitait à Paris les ateliers des peintres et leur achetait leurs toiles à peine terminées. L'un et l'autre vont ouvrir une fois par semaine leurs collections au public et aux jeunes peintres russes. Matisse, avec ses couleurs « fauves », va influencer les plus novateurs, Michel Larionov et Natalia Gontcharova. Le voyage de Matisse à Moscou en 1911 ne fera qu'accentuer le prestige dont il jouit déjà là-bas.
Ces premiers échanges incitent les jeunes artistes russes à venir à Paris compléter leur formation. Ils arrivent dans un milieu artistique en pleine effervescence où triomphe le fauvisme, où tente de s'imposer le cubisme naissant, qui touche surtout les sculpteurs, Archipenko, le plus talentueux, mais aussi Lipchitz et Zadkine. Chagall, lui, arrive à Paris en 1910 et s'installe à La Ruche en 1912, où il est le voisin de Cendrars et où il fait la connaissance d'Apollinaire. Cette première vague d'artistes russes qui va se mêler à ce qui constitue alors l'école de Paris, s'en distingue pourtant par une conviction inébranlable : l'Occident les attire, mais aussi l'Orient, parfois revendiqué contre lui avec un étonnant chauvinisme. Ils n'oublient pas la Russie profonde, le folklore, le décor naïf et éclatant des isbas. Tous ont la volonté de créer un art national.
Le grand saut dans le vide de l'avant-garde russe
Les conséquences de cette prise de position aboutissent à la métamorphose la plus radicale de l'histoire de l'art du XXe siècle. On assiste à partir de 1913 à une précipitation des mouvements d'avant-garde dans le sens inverse de celui que l'on pouvait attendre : en moins de dix ans, l'influence des révolutions artistiques françaises est totalement assimilée, au point que Kandinsky, avec l'abstraction, et Malevitch, avec le suprématisme, ouvrent de nouvelles voies à l'imaginaire et poussent la tentative artistique au-delà du seuil où l'avait laissée Picasso, qui semble avoir hésité devant les conséquences de l'abandon de la figure. Les héros de la peinture abstraite, ce seront eux, Kandinsky et Malevitch. Ce grand saut dans le vide de l'avant-garde russe est peut-être l'expérience la plus déconcertante du XXe siècle. Dans son essai Le Monde sans objet, Malevitch parle du «désert de l'art non objectif, auquel on accède par une ascension ardue et douloureuse». On ne pouvait pas mieux dire.
La guerre, puis la révolution russe vont ralentir les échanges entre les deux cultures. Replacée dans cette première moitié du XXe siècle, l'œuvre de Chagall, rétif à toute classification, est déroutante. L'usage veut que l'on associe toujours le peintre à l'avant-garde russe et, certes, il participe à la modernité jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, et même au-delà. Il assimile avec une aisance déconcertante les recherches des fauves, se révèle un coloriste éblouissant. Bakst lui en fera compliment «Maintenant, vos couleurs chantent», lui écrit-il. Quant au cubisme, il s'en inspirera dans quelques toiles avant de conclure : «Je laisse les cubistes manger à leur faim leurs poires carrées, mais très peu pour moi.» Très vite, Chagall répugne en effet à appartenir à un groupe, à s'inféoder à un système, à un mouvement pictural. Il restera indépendant, fidèle à sa seule inspiration, son «folklore», comme il disait, nourri de légendes russes et de thèmes bibliques que l'on retrouve de toile en toile comme un panthéon familier, loin, très loin des normes de l'art moderne. «J'ai apporté mes objets de Russie, et la France leur a donné la lumière», résumait-il.
La Russie, il y était né en juillet 1887, aîné de neuf enfants, dans une famille juive très pieuse de Vitebsk, en Biélorussie. En 1910, grâce à une bourse, il vient étudier à Paris, s'installe à Montparnasse, bientôt à La Ruche. Des personnages et des thèmes, qui deviendront récurrents, apparaissent dans sa peinture, le violoneux, le marchand de bestiaux, les couples d'amoureux, des isbas et coupoles à bulbes, la tour Eiffel. Irrationnelle et gorgée de couleurs, l'œuvre de Chagall apparaît bien alors comme «une explosion lyrique totale» (André Breton). Au printemps 1914, sans tenir compte des rumeurs de guerre, laissant à Paris la plupart de ses œuvres exécutées en trois ans, Chagall retourne à Vitebsk. Il pensait y passer trois mois ; il y restera jusqu'en 1922 et épousera Bella, son premier amour, sa muse. Il travaille beaucoup, expose à plusieurs reprises, ouvre une académie libre, qu'il abandonne presque aussitôt à cause d'un profond désaccord avec Malevitch. Il est vrai qu'on ne peut pas imaginer artistes plus différents que ces deux-là : Chagall, poète et rêveur, Malevitch, tourmenté et autoritaire. Entre eux, la bagarre est continuelle. Après un détour par Berlin, Chagall retrouve Paris en 1923. Il ne retournera jamais en Russie.
Une jonglerie insolite des couleurs et des formes
Il fait la connaissance du marchand Ambroise Vollard, qui lui propose d'illustrer Le Général Dourakine. Chagall refuse, il préfère LesAmes mortes, de Gogol, qui vont le retenir pendant deux ans, deux années heureuses au cours desquelles il connaît enfin un début de réussite et où, pour la première fois de sa vie, il jouit d'une certaine aisance. Les surréalistes, Max Ernst et Paul Eluard en tête, qui n'ont pas oublié ses toiles des années 1911-1913, tellement hors normes avec leur vision inspirée et leur chimie colorée, voudraient qu'il les rejoigne, mais Chagall est bien trop rebelle à tout embrigadement pour accepter. Il préfère s'atteler à l'illustration des Fables de La Fontaine, toujours à la demande de Vollard.
En 1937, il prend la nationalité française alors que le régime nazi décroche ses toiles des musées allemands. D'autres œuvres figureront à l'exposition « Entartete Kunst » (art dégénéré), à Munich. Après quelques mois passés en zone libre, Chagall s'embarque pour New York en 1941. A son retour, âgé de 60 ans, il jouit d'une immense célébrité. En 1950, il s'installe à Vence. Jusqu'au bout, son œuvre sera cette jonglerie insolite de couleurs et de formes, qui place le conteur merveilleux, qu'il est vraiment, à part. Il n'a jamais eu d'adeptes immédiats ni fait école, il n'a pas eu d'influence directe sur ses contemporains russes. Et s'il les observe avec bienveillance, le peintre n'aura jamais le désir de se rallier aux avant-gardes, préférant toujours ses propres inventions formelles. Il reste indépendant, farouchement fidèle à son répertoire familier que peuplent fleurs, animaux, saltimbanques, musiciens et amants. Pourquoi la vache est-elle rouge, et pourquoi le cheval s'envole-t-il dans le ciel ? demandent les détracteurs du peintre. «Quelle importance, répondait-il, mes formes sont là pour exprimer cet amour tumultueux que j'ai pour l'humanité.» La peinture de Chagall est un rêve éveillé, le songe d'une nuit d'été.
« Chagall et l'avant-garde russe », musée de Grenoble, 5, place de Lavalette, du 5mars au 13 juin 2011.
A voir aussi : « Chagall et la Bible », musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, 71, rue du temple, 75003 Paris, du 2 mars au 5 juin.