Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
L'esprit de Jankélévitch à travers sa correspondance
Le Monde | 11.04.2013 à 15h00 • Mis à jour le 11.04.2013 à 17h36
Par Fabienne Darge
Le titre, déjà, donne envie de l'aimer, ce spectacle : La vie est une géniale improvisation. A peine lu, l'esprit part en vadrouille. A l'issue de la représentation, c'est l'émotion qui vous étreint. Au Théâtre des Mathurins, Bruno Abraham-Kremer met en théâtre la correspondance du philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Drôle d'idée, vous direz-vous peut-être.
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Vous pouvez laisser vos craintes au vestiaire. La Vie..., qui fait salle comble tous les week-ends, est un moment de théâtre rare, où la pensée de l'un des personnages les plus singuliers de la vie intellectuelle française s'incarne de manière vivante. Pendant soixante ans, "Janké" a écrit à son ami Louis Beauduc, qui avait été son compagnon de chambrée à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm à Paris, où ils étaient entrés en 1922.
A l'agrégation de philosophie, en 1926, Jankélévitch est reçu premier, Beauduc, deuxième. Leurs chemins divergent : le premier choisit la voie royale de l'écriture et de l'université, à Paris. Le second part pour Limoges, en tant que professeur. Ils ne cesseront pas de s'écrire, jusqu'à la mort de Louis Beauduc, en 1980.
Si le spectacle de Bruno Abraham-Kremer est si vivant, si humain, c'est d'abord que la forme de la correspondance le permet : c'est un Jankélévitch plus accessible, plus intime que dans les écrits théoriques qui s'exprime ici. Les lettres du philosophe du "je-ne-sais-quoi" et du "presque rien" n'en sont pas moins traversées par sa pensée sur la liberté, le temps, la mort, l'amour et la morale, et par son rapport à la musique, qui a occupé une place fondamentale dans sa vie et l'élaboration de sa philosophie.
LEÇON DE CONSCIENCE
On peut voir comment cette pensée se construit pendant la guerre, période dont sont issues certaines des lettres les plus émouvantes. 20 décembre 1940 : "Cher ami, je n'irai pas encore cette année à Limoges. Je suis, depuis quelques jours, relevé de mes fonctions, et l'heure n'est pas au grand tourisme. On m'a découvert deux grands-parents impurs, car je suis, par ma mère, demi-juif ; mais cette circonstance n'aurait pas suffi si je n'avais, de surcroît, été métèque par mon père. Cela faisait trop d'impureté pour un seul homme."
Réfugié à Toulouse, Jankélévitch survit de manière précaire, mais il n'en avance pas moins dans son Traité des vertus (1949). Quelque chose s'est noué là, pendant cette période de la guerre. Bruno Abraham-Kremer l'a bien compris, qui a choisi d'ajouter une lettre qui ne fait pas partie de celles échangées avec Louis Beauduc, et qui donne tout son sens à son spectacle.
Après la guerre, Jankélévitch n'a cessé de méditer sur le pardon, en affirmant son impossibilité devant les crimes de la Shoah. En 1980, interrogé dans l'émission radiophonique "Le Masque et la plume" sur sa rupture avec la musique et la pensée allemandes, il dit : "Les Allemands ont tué six millions de juifs, mais ils dorment bien, ils mangent bien, et le mark se porte bien." Un professeur de français en Basse-Saxe, Wiard Raveling, l'entend, et lui écrit cette lettre magnifique, que Jankélévitch saluera comme la grande leçon de conscience et de responsabilité qu'il aurait attendue de ses confrères allemands, et qui n'est pas venue.
Si tout ce qui se dit ici est aussi vivant, aussi saisissant, c'est d'abord grâce au talent d'acteur de Bruno Abraham-Kremer. Il n'incarne pas Jankélévitch lui-même, mais le mouvement de la pensée qui, chez le philosophe, était inséparable de celui de la vie. Et c'est bouleversant.
La vie est une géniale improvisation, d'après "Une vie en toutes lettres", correspondance entre Vladimir Jankélévitch et Louis Beauduc (éd. Liana Levi). Adaptation : Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco. Avec Bruno Abraham-Kremer. Théâtre des Mathurins, 36, rue des Mathurins, Paris 8e. Mo Havre-Caumartin. Tél. : 01-42-65-90-00. Samedi à 16 heures et dimanche à 18 heures, jusqu'au 28 avril. 26 €.