Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
La broderie tient le boubou
22 mai 2013 à 19:06
grand angle Pour sauver une industrie traditionnelle en perdition, des Autrichiens ont tenté l’impossible : placer leurs étoffes ornées au Nigeria. Saga d’un miracle africain dans le Vorarlberg.
Avec ses maisons posées n’importe comment et ses usines plantées au milieu des champs, Lustenau, 20 000 habitants, a un petit air maussade de contrée désindustrialisée. Durant plus de deux siècles, ce bourg du Vorarlberg, minuscule Land des confins de l’Autriche, fut le cœur d’une industrie fort prisée des Autrichiens : la broderie. Au crochet, puis sur des étoffes dès le milieu du XVIIIe siècle et l’invention de machines permettant d’exécuter des motifs sur tissu. On brodait pour décorer les intérieurs, pour s’habiller les jours de fête. Au début des années 80, le textile représentait pas moins de 50% de la production industrielle du Land. Puis vint le déclin : le marché des costumes traditionnels autrichiens s’est tari tandis que celui du prêt-à-porter s’est tourné vers les tissus chinois, qui déferlent dès lors à bas prix. Les usines ferment les unes après les autres, le textile du Vorarlberg semble condamné. Pourtant, une trentaine d’entreprises survivent, sauvées par un petit miracle nommé Nigeria : Lustenau est devenu l’atelier de couture des nouveaux riches de Lagos.
En pleine guerre du Biafra
«Main-d’œuvre trop chère, manque de compétitivité… On allait crever la bouche ouverte, il fallait qu’on trouve une solution », se souvient Josef Blaser, bientôt 70 ans. Commercial pour plusieurs entreprises de Lustenau, c’est lui qui a eu l’idée, en 1967, de se tourner vers le marché africain. «On fournissait de plus en plus difficilement les marchés européens. Mais il se trouve qu’on avait un petit client libanais au Ghana. Comme on ne savait plus quoi faire, avec quelques copains, on est allé le voir. Il nous a dit que c’était bouché en Afrique de l’Ouest. Sur le chemin du retour, on avait une escale à Lagos et là on s’est dit : tiens, pourquoi ne pas chercher des clients ici ! Mais on n’y croyait pas.» Josef et ses amis débarquent en plein chaos : le sud-est du Nigeria fait sécession, s’affiche en «république du Biafra». C’est le début d’une guerre civile qui durera trente mois, jusqu’en juillet 1970, et fera plus d’un million de morts - de famine notamment. Autant dire que les commerçants occidentaux sur place sont rares. Les aventuriers autrichiens, qui baragouinent vaguement l’anglais, laissent quelques cartes de visite à des marchandes de tissus auxquelles ils parviennent à vendre deux ou trois de leurs modèles.
De retour en Autriche, Josef Blaser prend soin de maintenir le contact. Il reviendra même se montrer de temps à autre à Lagos. La demande frémit, mais voilà qu’en 1977, le président nigérian Obasanjo interdit les importations pour protéger les industries du pays de la concurrence étrangère. Les commerciaux de Lustenau décident de passer outre - « C’était ça ou mettre la clé sous la porte.» Ils payent des intermédiaires au Bénin voisin qui, grâce à leurs réseaux, vont graisser la patte des douaniers nigérians. Les broderies rentrent clandestinement et les aventuriers autrichiens ressortent avec des valises pleines de nairas, la monnaie du Nigeria, non convertible, qu’ils échangent sur le marché noir béninois en francs CFA. L’un d’eux, au passage, se fera prendre la main dans le sac et visitera durant quelques mois les prisons nigérianes.
« On a décroché le pompon grâce au boom pétrolier nigérian, raconte Josef Blaser. La guerre civile finie, une élite a émergé d’un coup à Lagos. Elle a tout de suite cherché à consommer des produits de luxe qui pourraient la distinguer. Nos tissus étaient les seuls à sortir du lot, la mode du boubou brodé au Vorarlberg était lancée.» Les ventes autrichiennes, alors engagées dans une plongée abyssale, doublent au Nigeria entre 1970 et 1980, sauvant l’industrie d’une issue fatale. En 1997, quand le Nigeria rouvre le robinet des importations, les brodeurs du Vorarlberg sont en position de force sur le marché, avec une longueur d’avance sur la concurrence.
Aujourd’hui, 300 tonnes d’étoffes partent chaque année de Lustenau vers le Nigeria, pour une valeur de 30 millions d’euros. D’immenses machines de 20 mètres de long contrôlées par ordinateur cousent des perles, voire des bijoux Swarovksi, et des milliers de nouveaux motifs sont développés pour la clientèle de Lagos. Les entreprises de la bourgade, pour la plupart familiales, se sont regroupées et spécialisées afin de mieux résister à la concurrence étrangère. La maison Bösch offre le plus vaste choix de coloris, 1 000 en stock. La société Josef-Hofer, créée en 1880 et tenue par Selma Grabher, l’arrière-petite-fille de son fondateur, fait dans les paillettes cousues : violettes, dorées, émeraudes, elles jonchent le sol de sa petite usine, donnant au bâtiment un petit air de réserve du Bonheur des dames. Etoffes étalées sur de grandes tables de coupe, catalogues de coloris, gestes immuables des couturières de retouche assises en rang d’oignon, plutôt âgées, vacarme routinier des machines : l’ambiance, désuète, est celle des enseignes installées. «Si mes quarante-cinq employés sont encore là, c’est grâce à nos riches clients africains, dit Selma Grabher, une quinqua à poigne. Avant, on vendait en Europe, aujourd’hui le marché nigérian représente 60% de notre chiffre d’affaires.»
Organdi, tulle, voile en coton, les étoffes se vendent en yard, l’étalon anglais de mesure en vigueur dans l’industrie mondiale du textile. Sachant qu’il faut environ 5 yards, soit un peu moins de 5 mètres, pour confectionner une robe, et que le tissu coûte au bas mot 20 dollars le yard (15,50 euros) et monte jusqu’à 250 dollars, on comprend que la broderie de Lustenau joue dans la catégorie haut de gamme. «Quand on raconte qu’on vend notre fabrication au Nigeria, les gens croient avoir mal compris», s’amuse Claudia Bösch, la trentaine. La jeune femme, qui vient de succéder à son oncle à la tête de l’entreprise, se rend tous les mois au Nigeria : «J’y fais les trois quarts de mon chiffre d’affaires et ça change si vite là-bas qu’il faut y retourner souvent.» Ne craint-elle pas de séjourner dans ce pays qui affiche l’un des plus forts taux de criminalité du monde ? «Je fais attention. Je sors peu. J’emmène ma production et les clientes viennent choisir les modèles qui les intéressent à l’hôtel. Elles sont très dures en affaires.»
Mégalopole bling-bling
Les clientes de Claudia Bösch et de Selma Grabher sont «les Ladys», comme on les appelle ici : une cinquantaine de grossistes, toutes issues de l’ethnie des Yorubas, surtout présente au Nigeria. Souvent, il s’agit des premières femmes d’hommes polygames qui ont pris leur indépendance financière à l’arrivée de la seconde épouse. Sur le marché aux textiles de Lagos entourant la mosquée Alashi ou dans le quartier de Surulere, elles vendent les tissus autrichiens brodés qui seront cousus en boubous appelés iro par les couturières des femmes des rois du pétrole, des ministres et des chirurgiens nigérians. Pour les mariages, les anniversaires ou les enterrements, il est d’usage que tous les invités - parfois 3 000 personnes - portent le même motif, une coutume qui fait le bonheur des brodeurs autrichiens.
Lustenau fabrique aussi des étoffes à la demande pour les nouveaux riches de la mégalopole bling-bling. «Vous voulez cela, vous l’aurez dans trois semaines, voilà ce qu’on leur dit, confirme Dagmar Hochmayr, de la maison Josef-Hofer, qui dessine les motifs brodés et connaît bien les désirs de la jet-set de Lagos. Les Nigérianes veulent que ça flashe tout de suite. On doit voir les motifs brodés de loin.» La styliste ne s’est jamais rendue là-bas mais feuillette régulièrement le tabloïd Ovation, copié du britannique Hello !, qui présente les photos de la haute société nigériane.
Echange Nord-Sud inversé
Theresia Anwander, ethnologue régionale et spécialiste des cultures alpines, monte actuellement une exposition (1) sur cette étonnante liaison entre les Alpes et le delta du Bénin, échange Nord-Sud allant en sens inverse de celui qui domine le commerce des produits manufacturés. Elle n’est pas autrement surprise du destin du Vorarlberg. «Les gens d’ici sont très ouverts aux changements parce qu’il y a une longue tradition d’immigration liée à l’industrie de la broderie, explique-t-elle. Autour du lac de Constance, on cultive le lin depuis le Moyen-Age et les Suisses sont venus ici exploiter la main-d’œuvre, moins chère, dès le XVIIIe siècle. Déjà, à cette époque, il a fallu que les artisans du Vorarlberg comprennent les désirs de patrons étrangers. Les femmes brodaient le soir en plus des travaux de la ferme et gagnaient souvent plus d’argent que leur mari. Le dimanche, elles partaient jouer aux cartes et fumer des cigares ! C’est pour cela qu’on retrouve beaucoup de femmes à la tête des entreprises, alors qu’en Autriche, c’est assez rare. Il y a ici une tradition d’indépendance et de labeur. Les hommes comme les femmes ne se tournent pas les pouces en attendant qu’on leur donne du boulot.»
Le destin africain de la broderie de Lustenau est devenu une telle fierté pour la région qu’une équipe de la télévision du Vorarlberg s’est rendue au Nigeria il y a quelques années. On y voit Alhaja Masha, l’une des vendeuses, expliquer pourquoi elle choisit de se fournir dans les Alpes. «Je n’ai que des clientes qui sont dans le haut du panier, avait-elle répondu. Elles abhorrent ce qui est ordinaire et elles ont vite identifié la broderie du Vorarlberg comme un produit d’excellente qualité.» «La broderie autrichienne est chère, mais elle est inusable, ajoutait Ronke Ashaye, curatrice du National Museum de Lagos. A chaque fois que j’en porte, je la lave, et dix ans après, elle paraît toujours comme neuve.» Une page de pub africaine pour l’Autriche.
Les brodeurs de Lustenau doivent affronter un nouveau défi, rançon de leur succès. A peine posées sur les étals africains, leurs étoffes sont copiées par les Chinois. Pour lutter contre ces contrefaçons, les Autrichiens envisagent de créer un logo infalsifiable, garantissant aux Nigérianes des boubous 100% made in Austria. Le nec plus ultra.
(1) Au musée du Vorarlberg, à Bregenz, à partir du 21 juin 2013.
http://www.liberation.fr/monde/2013/05/22/la-broderie-tient-le-boubou_904846