Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Figures féminines de l’initiation
Dans un beau récit autobiographique et dans cinq portraits bibliques, Erri De Luca rend hommage à la femme.
LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX
d’Erri De Luca
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Éditions Gallimard, 130 p., 15,90 €
LES SAINTES DU SCANDALE
d’Erri De Luca
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Éditions Mercure de France, 102 p., 15 €
On commettrait un contresens en rangeant les deux livres d’Erri De Luca dans des catégories distinctes : récit autobiographique pour le premier, essai d’exégèse biblique pour le second. L’écrivain est un conteur méditatif qui relie son intériorité aux paysages, à la vie des hommes, à leur histoire et à leurs combats. En même temps, son regard ne peut être perçant que s’il s’élargit, se détache des contingences. Il voit loin, en arrière. Parfois, les choses semblent même s’inverser. Les temps bibliques lui deviennent proches, tangibles, et ceux de sa propre vie mystérieux.
Dans Les poissons ne ferment pas les yeux, un homme raconte «le bout d’un été d’il y a cinquante ans». Il avait alors dix ans, et se trouvait en vacances sur une île, au large de Naples, avec sa mère. Cet enfant, le narrateur veut l’approcher, le comprendre. Non pas du haut de son «âge d’archive», mais en entrant dans la logique, les actes, les silences – surtout les silences – de cet enfant qu’il fut. Pour sortir « du cocon de l’enfance», grandir, passer à la «forme suivante », deux verbes vont le guider.
«Aimer» d’abord, ce mot qui fait «des ravages dans les romans», que les adultes poussent «jusqu’à l’exagération». «Maintenir» ensuite, son «verbe préféré», avec les deux manières de l’entendre : tenir une main amie, aimée ; rester fidèle, ne pas céder, résister, non en faveur de soi, mais de la justice. Pour le jeune garçon, l’initiation aura, elle aussi, deux visages : celui d’une «fillette» qui en sait forcément plus long que lui sur l’amour ; celui de la violence, incarnée par d’autres jeunes garçons qui, classiquement, se disputent l’attention de la belle.
Cet art d’entrer, sans effraction, en toute inconnaissance de cause et d’effet, dans la conscience d’une personne, d’un enfant, d’une jeune fille, et de ne pas s’y sentir à l’étroit, Erri De Luca le cultive avec une délicatesse rare. Et cela sans jamais verser dans quelque sentimentalisme. «La miséricorde est implacable», écrit-il. Cette phrase pourrait servir d’exergue à cinq Saintes du scandale que l’écrivain, familier des Saintes Écritures et de la langue de l’Ancien Testament, a prélevé dans la Bible.
Ce n’est pas son premier livre d’exégèse, mais celui-là a un accent particulier, combatif. La prose prend ici les allures d’un manifeste en faveur de la femme. Non pas la femme éternelle ou idéale, encore moins celle que «des traductions masculines» veulent punir, charger de tous les maux. Mais les femmes dont «l’élan est plus solide que celui des prophètes», qui «n’ont ni pouvoir ni rang» mais qui «président au temps». Ne cherchons pas à disputer Erri De Luca sur ses interprétations. Elles ont leur cohérence, leur beauté, leur profondeur. Et cela suffit à notre bonheur de lecteur.
PATRICK KÉCHICHIAN