Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
La deuxième vie des grandes expositions
Coney Island, 1952, Garry Winogrand. Crédits photo : The Estate of Garry Winogrand/Fraenkel GallerySan Francisco/Château de ClervauxLuxembourg
Au Luxembourg renaît, à l'identique, The Family of Man, événement photographique majeur de 1955. C'est
la troisième exposition qui fait, cette année, l'objet d'un tel remake.
(Envoyée spéciale au Luxembourg)
Cela ressemble à un château du Moyen Âge luxembourgeois, forteresse blanche posée sur un éperon rocheux dans la vallée de la Clerf, vers 1106, par la volonté du seigneur Gérard Ier de Sponheim. Erreur. En pénétrant dans ce fleuron rénové du patrimoine bâti du grand-duché du Luxembourg, c'est le MoMA de 1955 qui doit s'imposer à votre mémoire livresque (le même catalogue a été réédité). Cette année-là, le maître américain Edward Steichen (1879-1973) proposait sa vision de la photographie, mais aussi du monde, de la paix et de l'après-guerre renaissant de ses cendres. Kaléidoscope de 503 photographies de 273 auteurs originaires de 68 pays, choisies parmi quelque 4 millions d'images, The Family of Man était une exposition révolutionnaire et itinérante, conceptuelle dirait-on aujourd'hui, un manifeste humaniste et un pêle-mêle géant qui unissait la planète par les mêmes bonnes intentions.
Là voilà, strictement reconstituée à l'identique dans cette sage terre européenne où naquit Edward Steichen le Luxembourgeois, en 1879, à Bivange. Légende de la photographie pictorialiste, le jeune immigré du Michigan fut naturalisé américain dès 1900. Hommage contemporain et donc sans réserve à son accrochage alors inédit qui superposait les images comme dans un vaste pop up, les transformait en paravents, en rondes ou en fenêtres pour mieux vous envelopper d'émotion, susciter cette association libre chère aux freudiens et vanter l'espérance, vertu propre aux vainqueurs.
Trésors patrimoniaux
Ce Jupiter de l'objectif conçut au lendemain de la Seconde Guerre mondiale une exposition exportable et modulable, prête à s'adapter à de lointaines terres d'accueil, à leurs cultures, à leurs espaces. À Tokyo, il fallut ôter les photos de la Bombe de la vue de l'empereur et les bannir du bâtiment situé proche du Parc de la paix. Pouvoir sans égal, Steichen apporta les négatifs de certaines œuvres qui furent tirés sur papiers japonais, privilège qui semble impensable aux commissaires aujourd'hui.
De 1955 à 1962, «The Family of Man» fut exposée plus de 150 fois et attira 10 millions de visiteurs dans le monde, devenant un phénomène en soi. Sur les sept versions itinérantes, on retrouva quelques tirages fort abîmés dans une cave en Italie. En 1964-1966, le gouvernement américain fit don de la dernière version intégrale itinérante au Luxembourg. En visitant son pays natal, Steichen exprima le vœu que son grand œuvre soit exposé de façon permanente au Château de Clervaux. Dont acte. De 1994 à 2010, The Family of Man s'y installa définitivement. L'entreprise minutieuse de restauration des photographies historiques transforma ces tirages d'exposition éphémères en trésors patrimoniaux, immenses comme des polyptyques et patinés par les ans comme des photos de famille. À la veille de l'ouverture au public, la restauratrice travaille encore au fin pinceau sur ces fresques en noir et blanc d'un XXe siècle suranné.
Que penser de ce revival qui mise sur le respect, la fidélité, la nostalgie, l'histoire? Voici la mémoire photographique d'un temps donné, restituée telle quelle comme les effluves d'un flacon oublié, soit 490 photos sur 800 m² contre 503 sur plus de 1 100 m² au MoMA, en 1955. Le parfum détonant du passé se dégage de cet accrochage radicalement fidèle aux diktats de Steichen: ni cartels ni titres pour les images, ni lieux ni années pour les localiser… Tout s'efface derrière son message paternaliste et prosélyte (le visiteur comblera ce vide historique en suivant le parcours sur iPad). La vie, l'amour, la naissance, le travail, la résistance, l'espérance, voici les thèmes chers à Steichen qui a sélectionné in fine son éventail d'icônes de la photo et de clichés anodins, à partir des premiers choix de ses talent scouts, Dorothea Lange et Wayne F. Miller (cette figure de Magnum est morte le 22 mai).
Manque cruel d'utopie en nos temps de crise? «C'est justement ce message de paix qui nous intéresse, cet imaginaire qui sortait chaque image de son contexte et projetait la même culture universelle, et donc fausse, sur le monde désarmé», souligne Jean Back, directeur du CNA (Centre national de l'audiovisuel). Ce fin politique se dit «plus sensible» à la seconde moitié de sa reconstitution au Waassertuerm de Dudelange, Steichen, The Bitter Years sur la Grande Dépression, vue par Arthur Roinstein, Dorothea Lange et Russell Lee.
Là, l'humanisme n'est pas un vœu, mais une réalité âpre, plus proche de Dickens, le témoin extralucide.
«The Family of Man», à partir du 5 juillet au Château de Clervaux, Luxembourg. www.cna.lu